Title: L'heure décisive
Author: Henri Ardel
Release date: June 15, 2025 [eBook #76307]
Language: French
Original publication: Paris: Plon, 1899
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
HENRI ARDEL
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
Tous droits réservés
L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l’Intérieur (section de la librairie) en novembre 1899.
DU MÊME AUTEUR :
Cœur de sceptique, 1 vol. in-18. 5e édit. | 3 fr. 50 |
(Couronné par l’Académie française.) | |
Au Retour, 1 vol. in-18. 4e édit. | 3 fr. 50 |
Rêve blanc, 1 vol. in-18. 3e édit. | 3 fr. 50 |
Mon Cousin Guy, 1 vol. in-18. 9e édit. | 3 fr. 50 |
Renée Orlis, 1 vol. in-18. 5e édit. | 3 fr. 50 |
Tout arrive, 1 vol. in-18. 5e édit. | 3 fr. 50 |
PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE — 514.
L’HEURE DÉCISIVE
Un remous se produisit à travers la phalange des hommes massés dans l’écartement des portières. Presque tous tentaient d’apercevoir la chanteuse apparue en cet instant sur l’espèce d’estrade, élevée de deux marches, qui occupait l’une des extrémités de l’immense salon. Une balustrade basse, de vieux chêne ouvragé, l’enserrait et en formait une façon de petit sanctuaire, riche de tapisseries anciennes, harmonieusement pâlies, de meubles rares, de bibelots précieux, rassemblés par un collectionneur amoureux des belles choses et assez fortuné pour s’en pouvoir offrir…
« Le sanctuaire de l’art », l’avaient baptisé les intimes de Mme Arnales, non seulement à cause des trésors que son mari y avait groupés, mais encore parce qu’elle avait le talent d’y faire défiler, pour la distraction des invités de ses cinq heures, les artistes dont elle possédait le secret d’avoir la primeur…
Par les fenêtres larges ouvertes sur le jardin de l’hôtel, entrait librement la lumière blonde d’une belle après-midi de juin finissante. Un souffle chaud, par moments, agitait d’un frémissement les palmes découpées des plantes vertes, soulevait de petits cheveux légers au front des femmes, animant d’un frisson la dentelle de leurs robes d’été… Alors aussi s’épandait, plus forte et plus subtile, la senteur des roses qui, à profusion, se mouraient dans des aiguières de Venise.
A la vue de la chanteuse, un léger murmure avait couru dans la très brillante assemblée, panachée de femmes du monde, savamment élégantes, et de clubmen ; de personnalités connues des lettres et des arts que leur célébrité avait fait adopter par cette société assez snob pour daigner mettre à haut prix les gloires consacrées.
Devant Bertrand d’Astyèves, quelqu’un expliqua :
— Il paraît que cette Denise Muriel est une future étoile, une élève de Mme Delborde qui a, dit-on, une voix étonnante. Elle va chanter les Poèmes sylvestres de Vanore, qui sont encore à peu près inédits. Il n’en a donné aucune audition publique.
Des exclamations s’entre-croisaient fondues dans un murmure discret où palpitait le battement léger des éventails.
— Qui l’accompagne ?
— Vanore lui-même. Il s’intéresse beaucoup à elle.
— Ah ! Ah ! souligna une jeune femme qui, à travers sa face-à-main, examinait l’artiste.
— En tout bien, tout honneur, madame. Ne commettez point le péché de jugement téméraire… Vous savez bien que si Vanore est un emballé, c’est un emballé qui, du moins pour l’heure, ne prétend plus adorer d’autre divinité que la musique ! On dit qu’il veut lancer la jeune personne pour le théâtre…
— Diable ! jeta un voisin. Espérons-le… C’est une jolie fille, toute jeune… Il a bon goût ! Vanore. Si le ramage ressemble au plumage ! Comment trouvez-vous l’objet ? d’Astyèves.
— Mon cher, votre étoile est encore invisible à mes humbles regards.
— Approchez-vous, un peu… Vous restez campé dans votre indifférence de blasé et dans votre embrasure de fenêtre. Ah ! quel parfait diplomate vous êtes, toujours maître de votre impassibilité, et quelle puissance vous deviendrez quand votre ministre vous enverra jouer votre personnage dans quelque ambassade !…
Le jeune homme eut un sourire imperceptiblement railleur que voila sa courte moustache blond fauve.
— Mon ami, vous me comblez et, par suite, vous me plongez dans la confusion ! Faites-moi plutôt une petite place, afin que je jouisse moi aussi, du rayonnement de l’étoile, à supposer que les étoiles rayonnent !… Par tout ce que j’entends dire d’elle, je suis induit en violente tentation de l’entrevoir…
Tout en parlant, il avait fait un pas en avant et, à son tour, soudain, il aperçut la chanteuse que son regard de connaisseur en beauté féminine enveloppa toute… Très svelte, d’une sveltesse de jeune pin riche de sève ardente, elle se tenait immobile près du piano à queue, souple et droite dans les plis sobres de sa robe d’un rose pâle d’hortensia ; l’échancrure du corsage dégageant la nuque fine, la tête un peu rejetée en arrière… La claire lumière d’été baignait la chevelure châtain dont elle cuivrait les moires blondes, nimbait le visage si blanc que les cils y faisaient une ombre noire sous les paupières abaissées, que les lèvres y prenaient un éclat de fleur de sang ; de belles lèvres jeunes qui, au repos, avaient ainsi une singulière expression de gravité mélancolique, presque amère.
— Tiens, tiens !… Pas banale du tout, cette Denise Muriel ! murmura d’Astyèves avec une curiosité d’observer mieux la jeune fille qui, les yeux attachés sur la musique que tenaient ses doigts gantés de clair, attendait que Vanore, assis au piano, eût joué le prélude.
Lui, répondait à l’acclamation qui avait salué son entrée, inclinant sa tête blanchissante dont le masque tourmenté s’éclairait d’un sourire. Les choristes avaient fini de se masser derrière la chanteuse. Il les inspecta d’un coup d’œil aigu qui tendait leur attention. Puis il murmura à la jeune fille :
— Vous y êtes ? enfant.
Elle eut un léger signe affirmatif et abaissa le cahier de musique qu’elle relisait… Alors ses yeux apparurent très noirs, presque troublants par le mystère de leur iris velouté qu’on eût dit fait d’ombre brûlante, des yeux inoubliables qui semblaient absorber tout le visage dans leur splendeur sombre et, en cette seconde, ne voyaient personne, fermés à la contemplation du monde des êtres et des choses extérieures.
Vanore avait commencé le prélude, et les touches d’ivoire vibraient lentement, soudain évocatrices, de par le pouvoir de cet homme, qui était vraiment un maître. En leur langue sacrée, les sons chantaient l’hymne du jour naissant. La flûte du vieux Pan modulait le divin poème de la nature dont le chœur des faunes et des sylvains célébrait l’éternel renouveau… La forêt s’éveillait. Une rumeur de vie courait sous l’ombre verte des rameaux bruissants… Dans les sonorités caressantes de la mélodie, il y avait le frisson des battements d’ailes. Les notes claires appelaient des visions de verdure fraîche trempée de soleil. C’était l’universel épanouissement dans l’allégresse du jour ressuscité…
Un accord résonna pareil à un appel, l’appel des choses à la créature souveraine… Alors, réponse splendide, la voix humaine s’éleva, résonnant seule dans le silence subit des instruments, en une phrase lente, d’un rythme étrange… Et cette voix était si absolument belle, dans l’ampleur grave de ses notes profondes qui semblaient palpitantes d’une obscure passion, qu’un frémissement fit tressaillir jusqu’aux plus frivoles…
Dans tout son être de raffiné, vibrant à toutes les émotions artistiques, Bertrand d’Astyèves sentit l’écho de cette voix merveilleuse, pénétrante comme un philtre, si dominatrice qu’il ne songea même pas à tout ce qu’elle révélait d’étude et de science. Subitement, elle abolissait en lui tout jugement dans une sensation de jouissance aiguë.
Car c’était un vrai dilettante que ce clubman très intelligent, ce futur diplomate encore nonchalamment ambitieux, capable d’élans d’âme dont le scepticisme de son esprit se plaisait à avoir raison, comme d’une inquiétante flambée que la sagesse lui commandait d’éteindre dès qu’il n’en prisait plus la clarté, ou la jugeait dangereuse… Être de luxe qui eût pu être quelqu’un s’il n’avait eu contre lui une fortune de fils unique qui lui avait permis d’user et de mésuser de son indépendance au gré de ses curiosités, de ses fantaisies de toute nature, selon son bon plaisir… Bien moderne par sa complexité qui le faisait capable de subir puissamment les plus vives impressions sans rien perdre de sa froide liberté d’esprit, alors même que tout son être sensitif s’abandonnait, pour mieux savourer l’impression éprouvée.
Et c’est ainsi qu’il recevait, comme un trésor précieux, l’immatérielle caresse de la voix magnifique qui s’emparait de lui avec une force délicieusement impérieuse. Ce lui était une exquise sensation d’art d’entendre une telle musique chantée par cette bouche juvénile, fraîche comme une fleur, dans un cadre somptueux… En cette minute, vraiment, il n’existait plus pour lui au monde que cette jeune fille inconnue qui se révélait déjà une grande artiste.
Maintenant, elle n’était plus pâle. Une lueur rose flambait sur l’excessive blancheur de la peau et, dans la profondeur des larges prunelles sombres, le regard semblait une clarté de feu dans la nuit, tandis que la voix, alternant avec les chœurs, avec le chant de l’orchestre, suivait la marche harmonieuse de la symphonie qui s’épanouissait en sonorités rares, d’une originalité puissante.
Comme elle avait dit l’allégresse de l’aube printanière, la fête éclatante de l’été lumineux, elle disait aussi l’inexprimable mélancolie des crépuscules d’automne, des feuilles jaunies tombant comme des espoirs morts, la désolation de l’hiver glacé, l’horreur superbe des jours de tempête… Et tout cela, elle semblait l’éprouver, le sentir par chaque fibre de son être. Ce n’était pas la science seule qui pouvait donner à son chant cette intensité de vie ardente, c’était une âme de femme toute vibrante des espoirs, des rêves, des angoisses qui troublent les créatures jeunes… Et d’Astyèves pensa, entendant le cantique d’amour que jetaient maintenant, toutes palpitantes, les belles lèvres pourpres :
— Comme cette femme-là sait ou saurait aimer !
Un élan obscur l’emportait vers cette attirante inconnue, un désir de voir luire, pour lui seul, la brûlante clarté du regard, de jouir seul de la voix qui s’emparait de lui tout entier, ressuscitant, en son souvenir, les fantômes d’heures exquises du passé, lui donnant la soif d’en revivre de semblables, comme aussi la fièvre des désirs irréalisés…
Mais un bruit formidable d’applaudissements éclatait, l’enlevant à l’ivresse douce du rêve. Vanore venait de jouer le dernier accord. Il se levait du piano, le visage ravagé d’émotion, les deux mains tendues vers la jeune fille que, soudain, d’un geste spontané, il attira et embrassa, tandis que ses lèvres tremblantes articulaient :
— Ah ! ma petite, quelle artiste vous êtes ! Et quelle joie sans pareille pour un compositeur de rencontrer une telle interprète !… Comme vous venez de chanter cela !
Une acclamation avait salué le mouvement et les paroles de Vanore. Maintenant, une rumeur d’enthousiasme emplissait le hall, un bruit d’exclamations, de propos flatteurs ; et vers l’estrade, pour féliciter le maître et son interprète, montait le flot de tous ces mondains que le souffle de l’art avait un instant soulevés au-dessus d’eux-mêmes ; les hommes, très expressifs dans leur admiration pour la chanteuse ; les femmes, mettant dans leurs félicitations une imperceptible réserve qui maintenait les distances.
Mme Arnales triomphait avec une vanité de maîtresse de maison qui offre à ses hôtes un régal précieux auquel nul encore n’a goûté. Elle ne patronnait, d’ailleurs, que les gloires naissantes, autant par chic que par sagesse pratique, — malgré sa fortune princière. — Car on ne paye guère ces jeunes, envers qui l’on croit s’acquitter en révélant leur talent inconnu à un bel auditoire de mondains désœuvrés.
— Eh bien, êtes-vous content ? jeta-t-elle, en passant, à d’Astyèves qu’elle savait connaisseur.
— Moi ? je suis encore sous le charme. Votre chanteuse est tout bonnement admirable !
Elle approuva d’un accent de protection bienveillante :
— Oui, n’est-ce pas, elle est étonnante ! Je m’intéresse beaucoup à elle. C’est une contemporaine de ma fille aînée. Elles ont été au catéchisme ensemble. Elle est la fille de Paul Muriel, vous savez, l’agent de change…
— Ruiné par le krach des mines de cuivre, je crois ?
— Justement… J’étais même autrefois en relations de visite avec Mme Muriel, une jolie femme très élégante, très lancée. Mais je l’ai naturellement tout à fait perdue de vue. Elle vit hors du monde, et je crois qu’elle n’a guère autre chose à faire, sa position étant aujourd’hui des plus modestes.
— C’est cette jeune fille qui la fait vivre ? demanda d’Astyèves, avec une précision un peu brutale.
— Dans une large mesure, oui, je le crois. On m’a dit pourtant que Paul Muriel avait trouvé je ne sais quelle petite place, dont il s’arrangeait d’ailleurs fort mal… Pas plus que sa femme, il ne semblait créé pour vivre sans fortune ! Ce qui les remettrait le mieux à flot, ce serait que Denise entrât au théâtre, comme Vanore veut l’y pousser. Elle y ferait sûrement son chemin ; elle a tout ce qu’il faut pour y réussir !
Une bizarre sensation de révolte fouetta le scepticisme nonchalant de d’Astyèves, devant la paisible indifférence avec laquelle cette mère de famille émettait l’idée qu’une enfant de vingt ans devait être jetée dans la périlleuse carrière du théâtre, afin de rendre un semblant de luxe aux siens. Mais il connaissait trop bien ses devoirs d’homme du monde pour laisser rien transparaître de cette impression, et Mme Arnales n’aperçut pas la courte flamme railleuse de son regard, tandis qu’il répondait :
— Peut-être, madame, le chemin dont vous parlez ne serait-il pas absolument celui qu’il faudrait voir suivre à Mlle Muriel pour son bonheur…
Le visage artistement soigné de Mme Arnales prit une expression de banale compassion :
— Il est évident que les filles pauvres sont bien exposées, et que le théâtre est, pour elles, plein de dangers. Mais, comme il leur faut vivre, le choix n’est guère permis quand s’offrent certaines positions avantageuses !… Vanore et les différents compositeurs qui ont entendu Denise Muriel sont tous d’accord qu’elle ne doit pas hésiter… Elle n’a pas seulement la voix, mais aussi le physique… C’est une jolie fille, n’est-ce pas ?
— Elle est mieux que jolie, fit-il avec un singulier sourire, impatienté d’entendre cette poupée de salon, vaniteuse et nulle, parler ainsi d’une créature qui lui était supérieure de toute la richesse de son tempérament d’artiste.
Elle répéta, sans trop comprendre :
— Mieux que jolie ?… Qu’entendez-vous par là ? N’allez pas avoir de mauvaises intentions à l’égard de ma protégée. Je vous le défends bien… Ah ! quels mauvais sujets sont tous ces hommes !
Elle lui effleura l’épaule de son éventail, en souriant, car elle tenait en faveur particulière ce beau grand garçon, d’aristocratique allure, qui, pensait-elle, pourrait peut-être lui fournir un gendre de haute mine, au jour approchant où elle allait devoir mettre en puissance maritale sa plus jeune fille, Yvonne… Pas d’aussi grande fortune qu’elle l’eût souhaité, mais de vieille famille et destiné, selon les vraisemblances, à une brillante carrière dans les ambassades… Un parti très sortable, en somme…
Parce qu’elle en jugeait ainsi, elle avait eu, pour lui, le sourire réservé aux privilégiés. Puis, ressaisie par ses devoirs de maîtresse de maison, elle se détourna ; et, dans la brillante cohue qui remplissait le hall, disparut sa silhouette un peu alourdie par la quarantaine bien sonnée. D’instinct, Bertrand d’Astyèves évolua vers la chanteuse, avec une curiosité de démêler un peu ce qu’étaient l’âme et la pensée enfermées dans cette forme jeune, dont les yeux, la bouche grave, gardaient si jalousement le secret.
Devant lui, un groupe de jeunes gens exhalaient leur sentiment :
— Épatante, cette petite ! Quel gosier ! Quelle flamme !
— Vanore a fichtre raison de l’envoyer au théâtre ! Elle a été créée et mise au monde à cet effet !… Et à tous les points de vue !
— Tous les points de vue, comme vous dites ! Eh ! c’est une belle créature, et qui a l’air rudement bien bâtie ! Le peu qu’elle laisse voir promet !… Ce sera un savoureux morceau à déguster !
Ce qu’ils disaient là, d’Astyèves, obscurément, l’avait pensé aussi, tout au plus avec moins de brutale netteté. Pourtant, il eut un sursaut d’irritation à ces propos saisis au passage, une instinctive envie de jeter l’ordre de se taire à ces hommes qui, maintenant, détaillaient avec leur science masculine l’originale beauté de la chanteuse.
Elle, cependant, répondait aux hommages de toute sorte avec une grâce un peu hautaine, sans sourire presque, ayant, dans sa tenue, une telle réserve de fille du monde très bien élevée, que pas un de ceux dont elle venait d’ébranler tout l’être sensitif n’eût osé lui faire entendre un mot d’admiration trop vif. La lueur rose des joues était tombée ; la peau avait repris son pâle éclat de pétale immaculé, mais la bouche, aussi, son indéfinissable pli d’amertume mélancolique.
Un désir impérieux de se faire présenter à elle traversa la pensée de Bertrand ; et aussitôt, en homme habitué à toujours suivre sa fantaisie, il se prit à louvoyer parmi le flot des invités, évitant, par d’habiles manœuvres, de se laisser capturer au passage ; fuyant surtout la blonde Yvonne, dont il était le flirt favori. Et il se trouva devant Vanore, auquel il tendit les deux mains, reconnaissant de la jouissance goûtée :
— Maître, comment vous remercier des minutes exquises que je vous ai dues ?
— Mon cher ami, le meilleur de vos remerciements, ce n’est pas à moi qu’il faut le donner, c’est à cette enfant qui a fait jaillir pour vous l’âme même de ma musique. Ah ! si nous avions toujours des interprètes comme celle-là, qui est à la fois une vraie femme et une vraie artiste, dont la voix est un instrument si parfait que jamais je n’aurais osé en rêver un pareil, quand j’ai conçu mes Poèmes sylvestres ! Aussi, à cette heure, suis-je absolument résolu à ne donner au théâtre l’œuvre qui occupe en ce moment toute ma vie, que si je puis avoir Denise Muriel pour la chanter.
— Et qui vous en empêcherait ?
— Une toute petite et toute-puissante volonté de femme ! mon ami, celle de cette gamine qui se cantonne dans une horreur enfantine du théâtre. Comme si ce ne serait pas un crime d’enfouir une voix semblable, une telle puissance d’expression ! Mon cher d’Astyèves, à l’occasion, chapitrez-la donc.
Bertrand sourit de l’ardeur du maître, toujours pareil à lui-même, dès que son art était en jeu.
— Bien volontiers, s’il m’était possible, je joindrais mes instances aux vôtres. Mais je n’ai pas l’honneur de connaître Mlle Muriel.
Vanore se mit à rire, reprenant pied dans le monde réel.
— Mon cher d’Astyèves, sans but intéressé, seulement pour vous être agréable, je vais vous présenter, si vous le désirez.
— J’en serais très heureux.
— Alors, mon ami, approchons-nous.
Il se tourna vers la jeune fille qui, près d’eux, répondait de sa voix chaude, musicalement timbrée, même en parlant, aux compliments d’un interlocuteur empressé :
— Mon enfant, voulez-vous me permettre de vous faire connaître un fervent musicien, par conséquent un fervent admirateur de votre talent, le comte Bertrand d’Astyèves ?
Elle inclina légèrement la tête, en femme habituée à de pareilles présentations, sans qu’un sourire éclairât ses belles prunelles de vie ardente, demeurant enveloppée dans la réserve fière qui la séparait volontairement de l’élégant public qu’elle avait eu pour mission de distraire un moment. Et cette indifférence tomba sur d’Astyèves avec le cinglant d’un coup de fouet.
Mme Arnales, qui passait, lui jeta :
— Monsieur d’Astyèves, voulez-vous offrir votre bras à Mlle Muriel pour la conduire au buffet ? Je ne vois plus mon mari qui allait venir se mettre à sa disposition.
— Je vous remercie, madame, dit aussitôt la jeune fille. Je n’ai besoin de rien et je vais me retirer.
— Mais, du tout, mademoiselle, je tiens à ce que vous preniez quelque chose. Il fait si chaud ! Monsieur d’Astyèves, je vous confie Mlle Muriel.
Il s’inclina, puis, se tournant vers Denise, il demanda :
— Voulez-vous, mademoiselle, m’accorder l’honneur que Mme Arnales sollicite pour moi ?
Il s’adressait à elle aussi respectueusement que s’il eût parlé à une altesse royale ; mais ses yeux, qui interrogeaient, trahissaient la complexe impression qu’elle avait éveillée en lui. Elle ne parut pas le remarquer, et ses traits gardèrent leur expression sérieuse, tandis qu’elle répondait simplement :
— Si ce n’est pas abuser de votre obligeance, monsieur, j’irai volontiers au buffet boire quelque chose de frais.
— Pas trop frais ! protesta Vanore. Sapristi, mon enfant, prenez garde à votre voix ! D’Astyèves, ne lui laissez pas faire d’imprudence !
Il promit en souriant et emmena la jeune fille dont les doigts effleuraient à peine son bras.
— Votre compositeur, mademoiselle, est comme les heureux qui ont trouvé un trésor et vivent dans l’incessante inquiétude de se le voir ravir, parce qu’ils en savent tout le prix.
La bouche grave s’éclaira un peu.
— Encore faudrait-il que le trésor, — si vraiment trésor il y a, — fût exposé à être enlevé, et je ne sache pas qu’il coure pareille aventure.
— Heureusement pour le maître et pour nous. Êtes-vous très indulgente ? mademoiselle.
— C’est selon les droits de ceux qui sollicitent mon indulgence.
— Et leur humilité est le premier de ces droits, n’est-ce pas ? Alors, vous me permettrez bien, sans me renvoyer gracieusement sur mes terres, de venir, après tant d’autres, vous dire en toute simplicité que je vous ai dû aujourd’hui l’une des plus intenses joies artistiques qu’il me souvienne d’avoir jamais goûtées !
La jeune fille ne pouvait se méprendre à l’accent d’enthousiaste sincérité de Bertrand ; mais si elle y fut sensible, elle ne le laissa guère paraître, répondant seulement par quelques mots brefs de politesse à l’hommage qu’il lui adressait. D’ailleurs, ils atteignaient le buffet, aussi encombré que les salons, où l’entrée de la chanteuse excita une rumeur d’attention. Car les femmes, même les moins disposées à admettre pareille vérité, étaient bien contraintes, par l’évidence, de reconnaître que cette petite fille inconnue était de celles qui, nulle part, ne pourraient passer inaperçues. Comme les hommes, eux, l’avaient bien vite proclamé, c’était une créature singulièrement séduisante…
— Que dois-je vous servir ? mademoiselle.
— Peu importe. Un verre de sirop, ou mieux encore, une glace, s’il est possible.
— Une glace ? Et qu’en dira le maître ?
— Il n’en dira rien puisqu’il n’en saura rien, fit-elle répondant du même accent de badinage dont il avait parlé. Je vais attendre dans cette embrasure que vous ayez pu me procurer quelque chose. Le buffet me paraît inabordable.
Bertrand d’Astyèves sut pourtant s’y faire servir assez prestement pour revenir en moins d’une minute auprès de la jeune fille ; il n’avait nulle envie de se voir subtiliser son rôle de cavalier servant, par quelqu’un des admirateurs qui rôdaient autour d’elle, — sans oser toutefois l’aborder. Et il ne s’en étonna pas, tant son attitude trahissait la hautaine volonté de rester étrangère à ces gens du monde qui l’examinaient avec une curiosité discrètement impertinente. Debout devant la fenêtre grande ouverte, sa forme svelte s’enlevant toute claire sur l’horizon vert du jardin, avec ses yeux songeurs, elle avait un air de jeune sphinx dont le mystère distillait un charme troublant.
D’un geste lent, très souple, elle se prit à déguster la glace apportée. Une clarté rose de fin de jour baignait sa nuque dorée, ferme et ronde ; et d’Astyèves fut frappé de la fraîcheur juvénile de la peau, alors que, pourtant, la vie avait déjà mis son empreinte sur le visage, un léger pli vertical rayant le front entre les deux sourcils.
Il était resté debout devant elle pour empêcher toute importune invasion. Devinant qu’elle se fût dérobée à une conversation dont elle eût été le sujet, même indirect, il s’était remis à parler des Poèmes sylvestres qu’il analysait avec une sûreté de sens musical qu’elle ne s’attendait sans doute pas à rencontrer chez un homme du monde, car il y avait de la surprise un peu, dans l’attention de ses larges prunelles chaudement vivantes.
Elle écoutait, d’ailleurs, plus qu’elle ne parlait, répondant surtout, enfermée dans cette réserve qui lui donnait, pour d’Astyèves, une irritante saveur d’énigme…
A une réflexion qu’il faisait, particulièrement flatteuse pour le compositeur, elle répliqua :
— Je regrette que Vanore ne se trouve pas ici pour vous entendre, monsieur ; ce lui serait un plaisir très vif de voir combien peuvent être goûtés ses Poèmes sylvestres !
— Mais c’est un plaisir sur lequel il doit être fort blasé.
— Pas autant que vous le supposez. Les vraies dilettantes surtout peuvent l’apprécier. Sa musique n’est pas pour les profanes.
— C’est la foule du public que vous qualifiez ainsi ? Peut-être, en effet, n’en saisit-elle pas toute la riche, la savante originalité… Mais je défie bien les plus simples de n’en pas subir la beauté suggestive…, surtout quand elle est chantée comme elle l’a été aujourd’hui ! Ce n’est pas une musique intellectuelle que celle de Vanore ; elle est, au contraire, superbement physique, — pour rééditer le mot de Stendhal, à l’adresse de Wagner.
Sur les lèvres de la jeune fille, flottait le mystérieux sourire où il y avait une foule de choses que d’Astyèves eût aimé à démêler. Mais elle ne paraissait guère disposée à réaliser un tel désir. Sans discuter l’appréciation, elle dit seulement, coupant un petit morceau de sa glace :
— Vous aimez beaucoup la musique, n’est-ce pas ? En particulier, quand elle revêt une certaine forme…
— Laquelle ?
— Sa forme la plus séduisante, peut-être. Quand elle se fait humaine, qu’elle a corps et âme ; quand elle est à la fois physique, pour parler comme vous, et, comment dirais-je ?… idéaliste, les deux qualités s’amalgamant de façon à créer un tout, capable de vous satisfaire en vos goûts les plus divers.
Intéressé, il s’inclina, surpris d’être à ce point deviné.
— Vous êtes, mademoiselle, d’une pénétration… inquiétante ! Vous avez bien raison de penser que j’adore la musique ; mais c’est en profane, moi aussi ; car je ne suis pas grand clerc en harmonie, et s’il me fallait expliquer le pourquoi de mes sympathies, je ne pourrais, sans doute, le faire qu’en commettant force hérésies… Mais je la sens comme je la goûte, physiquement et « spirituellement », — au sens ecclésiastique du mot, — et elle m’ouvre un monde merveilleux, celui-là même où je vous dois de m’avoir conduit aujourd’hui de façon inoubliable !… Vous voyez que j’y reviens encore et toujours ! Mais vous m’avez donné une telle fête, que je ne résiste pas à la tentation de vous le répéter encore une fois, bien qu’il doive vous sembler d’une odieuse banalité, je le reconnais, d’entendre de nouveau ce qui vous a tant et tant été dit depuis un moment !
Le même sourire de sphinx reparut une seconde sur la bouche expressive.
— Il me semble, monsieur, que vous êtes fort affirmatif en ce qui concerne mes sentiments.
— Est-ce que je me trompe ?
— En quoi !… En supposant que peu m’occupe l’impression que je produis ?
— C’est cela, justement. Avouez, par amour de la vérité, que j’ai bien deviné.
Elle secoua la tête presque gaiement.
— Ce ne serait pas poli. Et non plus, ce ne serait pas tout à fait exact !… Comme une autre, j’ai ma petite vanité qui ne s’accommode pas trop mal d’un parfum d’hommage. Elle est seulement difficile sur la qualité de cet encens dont elle démêle très vite la valeur et qu’elle accueille en conséquence. La vérité, que vous invoquez, m’oblige à confesser que je ne chante pas souvent pour mon public, car j’ai reçu ce don, sans pareil, de pouvoir l’oublier dès que j’entends ma voix… Alors je suis prise toute par la musique et, moi aussi, j’entre dans le monde enchanté dont vous parliez.
— Parce que vous êtes artiste dans l’âme… Comme je comprends que Vanore ne veuille pas d’autre interprète que vous pour ses œuvres ! Vous sentez si merveilleusement sa musique !
— Je l’aime pour l’infini qu’elle enferme, pour ce que j’y trouve… Peut-être aussi pour ce que j’y mets, pour ce que je m’imagine y découvrir… Nous autres femmes, nous sommes toujours, plus ou moins, des imaginatives, des créatrices de chimères !
— Et c’est pourquoi, n’est-ce pas, nous pouvons espérer que vous réaliserez le rêve du maître, en incarnant l’héroïne de son nouvel opéra ?
Un léger pli rapprocha soudain les sourcils de la jeune fille dont une ombre voila le visage.
— Si vous ne craignez pas d’espérer en vain, faites-le ; rien n’est plus incertain que mon entrée au théâtre.
— Malgré le succès qui vous y attend ?
La violente sincérité d’accent de Bertrand donnait une singulière force à ses paroles, sous leur forme banale. La jeune fille ne parut pas s’en apercevoir. Un sourire de subtile ironie avait glissé sur sa bouche.
— Grâce aux circonstances, je possède déjà une sagesse de vieux sceptique et je ne tiens pas le succès pour un fruit auquel il soit aussi aisé de mordre. Et puis, je ne suis pas gourmande de gloire !… Maintenant, du moins. Qui peut répondre de l’avenir ? Ne savez-vous donc pas que l’ambition, en dépit des apparences, n’est pas un mot féminin ?
— C’est selon ce qui s’y trouve enfermé.
— Oh ! nous irions loin ainsi !… Et voici que j’ai fini ma glace…
— Eh bien, qu’importe ? fit-il avec une impatience de voir en elle la volonté de se dérober.
Avec une imperceptible hauteur, elle dit :
— Eh bien, il ne me reste plus qu’à vous remercier de m’avoir accompagnée et à vous rendre bien vite votre liberté.
— Que je n’ai nulle envie de reprendre !
Les mots lui étaient échappés, et leur spontanéité en faisait plus qu’une simple formule de courtoisie. Nulle femme ne s’y serait trompée. Mais celle-ci ne daignait accepter aucun hommage qui ne fût pas adressé à sa seule personnalité d’artiste. Sans paraître avoir entendu l’exclamation de Bertrand, elle demanda simplement :
— Voulez-vous bien me ramener vers Mme Arnales pour que je prenne congé d’elle ?
— Que vous preniez congé ? Est-ce que nous n’allons plus vous entendre ?
— Oh ! non. Je suis venue ici seulement pour chanter les Poèmes sylvestres. Maintenant, mon rôle est fini.
Elle lui tendait la petite soucoupe vide pour qu’il l’en débarrassât. Il obéit et revint lui offrir son bras, dans la conviction qu’il n’avait nul moyen de la retenir davantage. Mais, tandis qu’il la ramenait, il reprit encore :
— Alors, c’est bien vraiment qu’il faut perdre l’espoir de vous écouter de nouveau ? Pardonnez-moi de vous importuner de mon insistance, mais on prétend que les hommes sont de grands enfants. Or les enfants ne savent guère se résigner à n’avoir pas ce qu’ils désirent ardemment !
— Et pourtant, force leur est souvent de s’en passer. Bon gré, mal gré, il est tant de choses auxquelles petits et grands doivent apprendre à se résigner !
Une intense mélancolie, — un peu amère aussi, — vibrait dans son badinage. Elle s’arrêta. Ils étaient revenus dans le hall, et ses doigts quittèrent le bras du jeune homme.
Elle commençait :
— Encore une fois, monsieur, tous mes remerciements…
Mais il l’arrêta :
— Je vous en prie, mademoiselle, vous me rendriez confus… Veuillez croire que je vous suis infiniment reconnaissant de m’avoir fait l’honneur d’accepter que je vous accompagne.
Il s’inclina très bas. Elle répondit par un signe de tête d’une grâce un peu fière. Puis, elle se détourna et, dans la brillante cohue des invités, il la vit s’éloigner, seule, comme elle l’avait voulu. A peine un instant encore, il distingua le profil expressif, la nuque charmante, les cheveux sombres, moirés de lumières blondes… Puis, soudain, devant lui, il aperçut, campé, un de ses amis, le grand d’Estourville, qui lui chuchotait familièrement :
— Ah çà, d’Astyèves, serait-ce l’aube d’une grande passion ?… Diable ! prenez garde à vous ! Elle a des yeux, une bouche et une voix qui promettent, la jeune protégée de Mme Arnales !… Et si la fantaisie lui en prenait, elle vous mènerait loin son homme !
Bertrand eut un froncement de sourcils.
— Franchement, mon cher, vous avez trop d’imagination, du moins en ce qui me concerne !… Mais, quitte à encourir encore vos téméraires suppositions, j’avoue, à la face du ciel et de la terre, que je trouve Mlle Muriel une incomparable artiste !
— Et une femme délicieuse à accaparer dans les embrasures de fenêtre, n’est-ce pas ? Diable ! ne manifestez pas trop votre enthousiasme… Qu’en dirait votre flirt, la blonde Yvonne ? Les femmes n’aiment point que leurs chevaliers servent plusieurs couleurs.
D’Astyèves eut un haussement d’épaules et, machinalement, chercha des yeux Yvonne Arnales. Au passage, son regard effleura la foule de ces femmes et de ces jeunes filles qu’il jugeait avec une clairvoyance aiguë : créatures de serre, éternellement curieuses et lassées de plaisirs toujours les mêmes, fanées par leur vie de mondaines, — au moral autant qu’au physique, — parmi lesquelles les meilleures, celles qui étaient ou seraient les moins inquiétantes épouses, étaient encore les plus frivoles, les jolies et futiles poupées de salon…
Et, tout au fond de son âme, à lui qui, pourtant, était bien de même race, qui ne concevait pas la femme en dehors de cette atmosphère de luxe, de ce décor somptueusement raffiné, il y avait un impitoyable dédain pour ces filles du monde, — banales, artificielles ou obscurément perverses, — dans le nombre desquelles un jour, proche peut-être, il allait choisir sa femme ; puisqu’il en était arrivé à la lassitude de sa vie de garçon…
Enfin, il aperçut Yvonne Arnales. Au milieu d’un groupe, elle causait d’une voix haute, avec son aisance de très riche héritière. Un sourire sans lumière retroussait sa lèvre, et ses dents très blanches luisaient dans son visage quelconque de Parisienne blonde, gentiment mièvre sous l’envolement léger des cheveux qui moussaient autour du front étroit. Un peu raide de silhouette, dans la mollesse vaporeuse de sa robe d’été, elle se tenait debout près du piano à queue, à la place même où, une demi-heure plus tôt, se trouvait Denise Muriel. Et d’Astyèves, l’apercevant tout à coup, eut une seconde la vision de l’autre, de l’artiste toute pâle sous la clarté ardente de ses prunelles passionnées, tandis que ses jeunes lèvres chaudes frémissaient au cantique d’amour…
Il songea :
« Quel dommage que cette petite Arnales ne lui ressemble pas ! »
Et il se rapprocha d’Yvonne, qui l’appelait d’un geste coquet de son éventail.
Comme elle l’avait dit à d’Astyèves, Denise Muriel avait entièrement rempli son personnage d’artiste. Elle était libre, enfin, de quitter le superbe hôtel dont l’atmosphère lui était lourde à respirer ; et, prenant soin de ne pas attirer l’attention de Vanore, qui eût peut-être prétendu la retenir, elle se dirigea vers la porte ouverte, à l’extrémité du hall, sur le petit salon. Mais là, elle se heurta à Mme Arnales elle-même, qui s’était immobilisée une seconde pour un ordre à donner.
— Mademoiselle, où fuyez-vous donc ? Êtes-vous déjà lasse de vous entendre acclamer ? Nous ne le sommes pas, nous, de vous écouter, et je compte vous mettre encore à contribution…
Sous leur forme aimable, les paroles de Mme Arnales révélaient son intime pensée : profiter pleinement du talent de cette débutante remarquable. Denise Muriel était, ce jour-là, une façon de jouet précieux à son usage qui, douée d’intelligence, devait s’estimer bien heureuse d’avoir eu l’occasion de se révéler à un auditoire d’élite… Par conséquent, témoigner sa reconnaissance en chantant autant qu’on l’en prierait… Cela, Denise le comprit aussi clairement que si elle avait lu dans l’esprit de Mme Arnales, et une petite révolte contre cette indiscrétion mit quelque chose d’imperceptiblement bref dans son accent, tandis qu’elle répondait :
— Je serai toujours, madame, toute à votre disposition ; mais, pour aujourd’hui, je vous prierai de vouloir bien m’excuser… Je me sens un peu lasse et je craindrais de détruire l’impression favorable que j’ai pu produire, comme vous êtes assez bonne pour me l’assurer…
Et vraiment, ce n’était pas un prétexte que sa fatigue. Sur elle, pesait cette lourde mélancolie qui la meurtrissait souvent quand elle s’était donnée toute dans son chant pour distraire des indifférents. Mais Mme Arnales n’en crut rien, n’admettant jamais ce qui était en contradiction avec son bon plaisir ; et elle jugea tout à fait inconvenant que sa protégée ne se mît pas aussitôt à ses ordres quand elle exprimait un désir.
— Réellement, mademoiselle, vous ne consentez plus à nous faire de musique ?
— Je vous serais infiniment reconnaissante de m’en dispenser. D’ailleurs, voyez vous-même, madame, vos hôtes m’ont déjà oubliée, et j’aurais mauvaise grâce à imposer le silence pour me faire écouter.
— De cela, mademoiselle, vous m’accorderez que je suis meilleur juge que vous. Mais, enfin, je ne veux pas être indiscrète, reconnaissant que vous avez largement rempli le programme que vous aviez accepté. Je regrette seulement la malencontreuse fatigue qui nous prive de vous applaudir de nouveau. Il ne me reste plus qu’à vous remercier et à vous remettre ce dont je vous suis redevable pour l’audition que vous venez de donner.
— Oh ! madame, je vous en prie, rien ne presse.
Au fond du regard de la jeune fille, une flamme avait jailli, et la peau mate s’était un peu rosée.
— Du tout, mademoiselle, je ne sais si j’aurai l’occasion de vous revoir, je préfère m’acquitter dès maintenant. Ayez la bonté de me suivre dans la bibliothèque.
Elle n’attendait pas la réponse et soulevait la portière. Denise la suivit, redevenue vite maîtresse d’elle-même ; mais ses lèvres avaient repris leur gravité fière, et elle demeura à l’entrée de la pièce remplie de trésors artistiques, sans en remarquer aucun, regardant au dehors, vers le ciel dont les pourpres pâlissaient derrière les cimes odorantes des tilleuls.
Mme Arnales prit, dans son bureau, un petit portefeuille préparé :
— Voici, mademoiselle, la somme dont nous étions convenues. J’y joins tous mes remerciements, mes félicitations, avec mon espoir de vous entendre bientôt sur une vraie scène, digne de votre talent, qui, je l’espère, s’étant fortifié, vous permettra de chanter sans autant de fatigue.
Elle tendait, à la jeune fille, sa main où scintillait une clarté de diamants. Mais Denise ne parut pas s’en apercevoir ; elle s’inclinait dans un salut d’adieu et disait, avec une obscure ironie que l’étroite cervelle de Mme Arnales ne discerna pas :
— Vous êtes trop bonne, madame, de songer à m’adresser de tels vœux d’avenir. Quoique je me sente capable de porter le poids d’un rôle au théâtre, je ne sais encore si je posséderai jamais le courage ou le goût d’en essayer l’aventure.
— Mais vous auriez le plus grand tort d’hésiter ; vous pouvez m’en croire, moi qui, bien des fois déjà, ai vu débuter chez moi des artistes, lesquels se sont toujours fort bien trouvés, à l’occasion, d’avoir écouté mon avis. Vous êtes douée à miracle pour le théâtre !… Au revoir, mademoiselle, je pense que j’ai bien mis dans ce portefeuille la somme décidée ; vous voudrez bien vous en assurer et m’avertir si j’ai fait erreur.
Denise Muriel ne répondit pas. Peut-être n’avait-elle pas entendu, car Mme Arnales s’éloignait, écartant déjà la portière pour aller rejoindre ses hôtes ; et la rumeur joyeuse des conversations s’engouffrait dans le silence de la bibliothèque.
— Au revoir, mademoiselle. Vos affaires ont été mises à part au vestiaire. Je viens de sonner ma femme de chambre, qui va être à vos ordres ; la voici, d’ailleurs. Céline, veillez à faire donner à mademoiselle tout ce qui lui appartient.
Elle disparut dans le bruissement soyeux de sa jupe claire, après un dernier petit geste d’adieu. Alors, rapidement, Denise piqua l’épingle de son chapeau et s’enveloppa de sa longue mante qui lui donnait une silhouette pittoresque de femme du siècle dernier.
Dans le vestibule, les valets de pied formaient la haie, attendant l’ordre de faire avancer les voitures. Des visiteurs partaient déjà. Les femmes, devant le vestiaire, rattachaient leurs légers manteaux d’été ; des hommes causaient qui, en s’écartant et se découvrant sur le passage de Denise, l’enveloppaient d’un dernier coup d’œil. Ni aux unes ni aux autres, la jeune fille ne prit garde. Aussi souverainement élégante que ces femmes qui ne la tenaient point pour leur égale, elle descendit les marches du perron et gagna la voiture qui l’attendait.
Mais quand elle eut quitté la cour de l’hôtel, qu’elle sentit, sur elle, l’ombre verte d’une avenue paisible, un ardent soupir d’allégement lui échappa :
— Enfin, c’est fini !
Brusquement, cessait cette tension de ses nerfs qui lui permettait de dérober toutes ses impressions aux étrangers, et la sensation éprouvée de délivrance était si vive, qu’une buée humide voila ses yeux, une seconde.
C’est qu’elles lui avaient été si pénibles, ces heures passées dans un milieu tout plein, pour elle, de souvenirs de sa jeunesse heureuse. Dans le même hall où elle venait de chanter, payée pour distraire un public blasé, elle avait été reçue autrefois comme l’amie de Suzette Arnales, maintenant baronne Suzanne de Vire. Mais ni l’une ni l’autre n’avaient effleuré, d’une allusion même, ce passé mort, quand elles avaient échangé quelques paroles, après l’exécution des Poèmes sylvestres. Pas davantage, Mme Arnales ne paraissait se rappeler qu’elle avait jadis reçu en amie celle qui était alors « la belle Mme Muriel ».
Pourquoi donc, elle, Denise, quand elle était entrée dans le hall, avait-elle eu, tout à coup, si nette, l’ironique vision d’une visite de sa mère dans ce même salon, de l’accueil empressé de Mme Arnales ; comme aussi, du geste affectueux avec lequel Suzette, — son amie, en ces temps lointains ! — l’avait entraînée vers ce même jardin dont tout à l’heure, en chantant, elle avait contemplé les cimes vertes, richement feuillues…
C’était cinq ans plus tôt, alors que personne, — sa mère, ignorante comme les autres, — ne soupçonnait que la ruine fût si proche… Trois mois après, elle éclatait, brutale, complète, à la suite d’un gros krach qui avait achevé, pour Paul Muriel, le désastre secrètement amené par la témérité de spéculations avortées…
Oh ! quels mois avaient suivi ! tels que Denise en gardait encore une impression de cauchemar, bouleversée dans tout son être jeune par ce subit changement de vie auquel sa mère ne se résignait point, — et ne s’était jamais résignée d’ailleurs.
Élevée dans le luxe, habituée à en respirer la seule atmosphère, Mme Muriel s’était trouvée incapable d’accepter l’existence étroite, besogneuse, qui, d’un jour à l’autre, lui était rudement imposée. Cette privilégiée, frappée tout à coup, avait été brisée par l’épreuve, d’abord abattue dans la stupeur de se rencontrer face à face avec une destinée dont elle avait l’horreur, puis soulevée dans une révolte désespérée.
Du jour où avait été atteinte, en elle, la mondaine adulée, spirituellement bienveillante et gaie, épanouie à la façon d’une belle fleur de serre, elle était devenue une créature fantasque, irritable et amère, exaspérée par les incessantes difficultés nées de ressources exiguës. Jamais elle n’avait pu pardonner à son mari, — épousé surtout par convenances mondaines, — d’avoir attiré pareille catastrophe sur elle et sur ses enfants ; sur son fils surtout, un garçon de treize ans pour qui elle avait une prédilection exaltée. Pas plus, elle ne se faisait à l’idée que sa fille dût utiliser son admirable voix soit dans le professorat, soit dans une carrière d’artiste.
Contrainte par la nécessité brutale, elle n’avait pu s’y opposer ; mais elle en souffrait si fort, dans sa nervosité maladive, elle en supportait si mal les conséquences, que Denise avait fini par ne jamais lui parler des réunions et des concerts où elle remplissait son personnage de chanteuse. En silence, elle mettait l’argent ainsi gagné dans la bourse commune, sans que Mme Muriel parût en soupçonner la source et s’en informât.
Il n’y avait, d’ailleurs, nulle intimité morale entre cette mère et cette fille, si profonde que fût, cependant, leur mutuelle affection. Mais elles étaient trop différentes pour pouvoir mêler leurs deux vies ; nature de mondaine brillante et tempérament d’artiste, développé à une rude école… La mère, absorbée par le regret de son existence dévastée, obscurément froissée de voir sa fille accepter mieux qu’elle leur situation précaire, parce qu’elle considérait cette jeune vaillance comme un blâme de sa propre faiblesse, et, dominée par cette impression, n’admettant pas que Denise pût connaître les heures de défaillance… L’enfant dédaigneuse en effet des inutiles regrets ; sensible, sans en montrer rien, à la préférence témoignée pour son jeune frère, gardant le secret de ses tristesses et de ses joies que personne ne lui demandait ; repliée sur elle-même parce qu’elle savait ne pouvoir s’appuyer ni sur son père, ni sur sa mère qu’il lui fallait traiter en enfant gâtée dont elle s’efforçait, avec une délicate bonté, de respecter toutes les susceptibilités, bien que certaine qu’il ne lui en serait su aucun gré.
Et ce jour-là encore, songeant à Mme Muriel, elle pensa, après avoir quitté l’hôtel Arnales :
— Dieu merci ! elle ignorait où je chantais tantôt ! Elle en aurait tant souffert !
Pourtant, il fallait bien vivre !… Et voici que commençait cette saison d’été durant laquelle leçons, concerts, auditions, tout ce qui était sa seule richesse cessait. On lui avait proposé un engagement de chanteuse dans un grand casino de ville d’eaux. Mais Mme Muriel n’avait pas permis qu’elle acceptât. Devant son opiniâtre résistance, elle avait cédé. Alors ç’allait être encore ces mois pénibles d’excessive économie pour équilibrer le budget dont elle avait la responsabilité. Ah ! certes, tout autant que sa mère, elle étouffait dans cette étroite existence ; mais à quoi bon se plaindre ? Que pouvait-elle, sinon lutter énergiquement pour y échapper un peu, tout au moins…
Eût-elle mieux fait d’entrer au théâtre, comme tous l’y poussaient ? Vraiment, il y avait des minutes où elle pensait qu’elle eût dû maudire sa voix, source de ses plus intenses joies pourtant. Mais, douée moins richement, elle fût sans doute demeurée enfermée dans la phalange laborieuse des professeurs… Puisque, pour elle aussi, c’était le terrible problème du pain quotidien à gagner.
« Il faut aller au théâtre ! il le faut ! » Oh ! cette phrase tant de fois entendue déjà, comme elle la hantait, menaçante ainsi que le mot même de sa destinée, une destinée à laquelle, désespérément, elle cherchait encore à se dérober, malgré l’obscure conviction que toutes ses révoltes ne l’en sauveraient pas !
Car elle savait ce que c’est qu’une vie d’artiste. Sans illusion, elle en mesurait les difficultés, les tentations, les dangers ; elle en connaissait les inévitables promiscuités qui choquaient tous ses instincts de femme née, élevée dans un milieu raffiné. Et puis, elle avait peur aussi, non seulement de son horreur secrète pour un avenir de pauvreté, mais du grand souffle de passion qui jaillissait de l’essence même de son âme quand s’élevait sa voix… Peur plus encore de l’espèce d’ivresse qui l’envahissait toute lorsqu’elle sentait la triomphante domination de son chant sur les êtres dont les âmes, alors, vibraient par elle, comme des claviers sonores.
Tandis que la voiture l’emportait, elle revivait les dernières heures écoulées chez Mme Arnales. Dans sa rêverie, flottaient des visages de femmes, banalement aimables, curieux ou indifférents, des visages d’hommes hardiment admiratifs. Et sur la foule confuse de ces derniers, se détachait l’intelligente physionomie de Bertrand d’Astyèves. Mais, comme les autres, elle le jugeait avec un détachement sceptique, bien qu’elle sentît, à n’en pouvoir douter, avoir fait sur lui une de ces impressions violentes qui jettent les folles prières dans le regard, sur les lèvres des hommes.
Que lui importait ? Il n’était pas le premier et ne serait pas le dernier. Tout au plus, elle pouvait lui savoir gré d’avoir daigné la traiter en fille du monde en ne lui infligeant pas une trop vive expression de son sentiment. Parce qu’il avait cette délicatesse, elle s’était laissée aller, plus encore qu’elle ne l’aurait voulu, à causer un peu avec lui, car il l’intéressait, aussi bien par la sûreté de son goût en musique que par le mélange d’enthousiasme et de froideur, sceptique et nonchalante, qui semblait constituer sa personnalité.
Une minute, elle songea à lui, à leur brève conversation près de la fenêtre, à ce que son regard, plus encore que ses paroles, lui avait murmuré de flatteur. Mais elle s’en souvenait avec une mélancolique amertume, avec la notion railleuse de tout ce qui la séparait de cet aristocratique clubman qui, comme les autres, l’avait souhaitée au théâtre, — pour son plaisir.
Elle eut un geste d’épaules qui semblait rejeter loin en arrière l’image de Bertrand d’Astyèves, et son regard, plein d’une envie inconsciente, s’arrêta sur des enfants qui jouaient sur le trottoir. Que c’eût été bon de redevenir ainsi une petite chose joyeuse qui n’a nul souci de l’avenir ! Mais aussi quel souhait inutile et fou ! Et sa bouche eut un fugitif sourire de pitié pour elle-même qui se laissait effleurer par un pareil désir…
D’ailleurs, la voiture s’arrêtait dans la petite rue de la plaine Monceau où elle demeurait. Elle en descendit, puis s’engagea dans l’étroit escalier qui, après une montée de quatre étages, la conduisit devant sa porte.
Comme elle pénétrait dans l’antichambre, la voix de son frère appela gaiement :
— C’est toi ? Denise.
Et toujours prompt à laisser de côté son travail de collégien, il accourut au-devant de la jeune fille, très affectueux, souple et fin comme elle de silhouette.
— Tu rentres tard ! Comme ils t’ont gardée longtemps ! Ça a bien marché ?
— Oui, très bien.
Elle était entrée dans le petit salon auquel son goût d’artiste était parvenu à donner un aspect d’élégance originale, si modeste qu’il fût réellement, et elle rejetait son manteau, saisie par l’étouffante chaleur de la pièce exiguë. Son frère l’enveloppa d’un coup d’œil admiratif.
— Mâtin ! Denise, que tu étais belle ! Ce qu’ils ont dû t’applaudir !
Elle eut son indéfinissable sourire de détachement profond et répéta :
— Ils m’ont beaucoup applaudie ! Et Mme Arnales a été si flattée d’avoir pu offrir à ses invités une débutante à ce point remarquable, qu’elle a trouvé parfait de me payer incontinent ce qu’elle me devait.
Et elle sortit le petit portefeuille glissé machinalement dans son corsage quand Mme Arnales le lui avait remis.
— Maman ne m’a pas demandée ?
— Non, elle se repose dans sa chambre. Elle a, je crois, été faire des courses et elle est rentrée fatiguée. Va la trouver, si tu veux !
Denise inclina la tête ; mais avant d’entrer chez sa mère, elle devait remettre sa simple robe de maison, car Mme Muriel détestait la voir dans une toilette faite pour le public.
Intention inutile ! Au passage, Mme Muriel entendit le frôlement soyeux de la robe de la jeune fille dans le couloir et appela :
— Denise !
— Me voici, mère.
Elle pénétrait dans la chambre et vint embrasser le visage altéré que son apparition n’éclairait pas.
— A quoi songes-tu donc de rentrer à pareille heure ? Ton père va revenir pour dîner, et tu n’es pas même déshabillée !
— J’ai été retenue, mère, plus que je ne le pensais et le voulais…
— Ah !
Elle ne fit pas l’instinctive question de Robert au sujet de l’audition donnée, elle le savait, par sa fille, ce jour même ; mais d’un coup d’œil, elle l’enveloppa toute, son goût féminin flatté de la voir vêtue avec tant d’harmonieuse élégance.
— Ta robe n’est pas mal réussie ! Pour une ouvrière, cette Adèle n’est pas trop maladroite ! Ce qui se trouve bien, puisqu’il nous faut nous en contenter. Si je n’étais toujours tenaillée par cette idiote question d’économie, que de jolies choses, j’aurais achetées tantôt au Louvre ! Il y avait des foulards exquis ; j’avais envie d’en prendre un costume ; mais j’ai pensé que ta sagesse ne s’en trouverait pas satisfaite et je me suis abstenue, rapportant seulement une bonne migraine. J’étais parvenue à m’endormir. Ton coup de sonnette m’a réveillée.
— Je le regrette, maman.
— C’est un regret inutile. Il te fallait bien rentrer, j’imagine. Va vite ôter cette robe, tu m’as l’air déguisée en fille riche, et c’est une mascarade qui m’est odieuse et pénible !
Mme Muriel était décidément dans ses jours de nervosisme sombre. Denise savait que ces jours-là, le plus sage était de la laisser à elle-même. Sans lui répondre, elle passa dans la toute petite pièce qui était sa chambre, sa cellule comme elle disait, mais une cellule bien chère qui l’enveloppait de sa paix calmante aux heures difficiles, — troublées ou tristes, — toute vivante de sa pensée, de ses goûts, de ses affections, dont elle aimait l’horizon large, le balcon qui, à cet étage élevé, lui donnait parfois une exquise sensation de plein ciel… Peu de bibelots, mais tous de valeur ; des livres nombreux, empilés sur la table toujours fleurie, devant la fenêtre ; de rares portraits. Car elle n’avait pas d’amies, Mme Muriel ayant absolument rompu avec ses relations d’autrefois, et dans le milieu d’artistes que les circonstances faisaient le sien, elle gardait instinctivement son intimité fermée.
Sur la cheminée, pourtant, une photographie, celle d’une femme d’une cinquantaine d’années, dont la physionomie semblait faite d’intelligence hardie, de bonté et d’énergie. C’était l’écrivain qui signait Claude Champdray, dont l’affection l’entourait presque maternellement depuis trois années que le hasard d’une rencontre les avait rapprochées pour la première fois. Vers elle seule, Denise allait quand l’angoisse de sa solitude morale l’étreignait trop douloureuse…
— Denise, père est rentré ! Le dîner est servi, clama, à sa porte, la voix de Robert. Maman te fait dire de te dépêcher et de venir.
Vite, elle finit sa toilette de maison, puis s’en alla vers la salle à manger où l’unique servante, — un peu stylée, bon gré, mal gré, par Mme Muriel, — apportait le potage. Son père, qui fumait sur le balcon, vint à elle dès qu’il l’aperçut.
C’était à lui qu’elle ressemblait. Il avait, avec plus d’insouciance et moins de volonté, la même expression un peu hautaine, le même pli d’amertume dans la bouche, au repos, et sur tous les traits, ce reflet d’obscure passion qui lui donnait encore cette séduction qu’elle possédait si forte. Il avait été et, malgré tout, il restait de ceux qui veulent faire de la vie une agréable aventure ; et même dans sa situation présente, il s’y employait avec un égoïsme léger, aussi incapable que sa femme de se résigner aux conséquences de leur ruine qu’il gardait la volonté audacieuse de réparer, d’une façon ou d’une autre…
Très fier de sa fille, il l’attira affectueusement pour la questionner. De bonne grâce, il acceptait, lui, qu’elle tirât parti de sa voix.
— Eh bien, Denise, as-tu été contente tantôt ?… Pas trop d’émotion ?
Le sourire de mélancolique ironie souleva les lèvres fraîches :
— Je suis maintenant aguerrie. J’ai si souvent fait mes preuves cet hiver !
— Oui, tu commences à être connue. Tu étais annoncée aujourd’hui en grande pompe dans le Figaro, le Gaulois…
— Par des articles envoyés par Mme Arnales.
— Petite sceptique ! J’imagine, moi…
— Père, laissons tout cela. Voici maman…
Elle s’interrompit et lui ne poursuivit pas la causerie, les traits imperceptiblement durcis soudain. Mme Muriel entrait, de son allure lassée, et prit place à table, indifférente, semblait-il, à tout ce qui pouvait se dire autour d’elle, dès que ce n’était pas Robert qui parlait. Lui seul paraissait avoir le don de l’intéresser. Elle ne se mêla pas aux propos qu’échangeaient son mari et sa fille sur les menus événements du jour, ni à la discussion d’un article tout récemment paru de Mme Champdray ; elle avait perdu le goût des choses littéraires, qui lui paraissaient distractions oiseuses alors qu’on s’est trouvé aux prises avec la brutale réalité.
Elle reprit un peu de vivacité seulement pour s’impatienter après la jeune bonne, qui avait tardé à répondre à l’appel du timbre, et prit fort mal que son mari trouvât l’observation hors de propos. L’un près de l’autre, ils vivaient comme des étrangers de bonne éducation, qui s’efforcent de toujours conserver les dehors stricts de la politesse, mais dont le plus futile incident trahit le désaccord moral.
Le dîner fini, elle emmena son fils dans sa chambre, où elle voulait se reposer ; et, comme d’ordinaire, par les belles soirées d’été, Paul Muriel se prépara à sortir. Il offrit à Denise, qui regardait loin devant elle, vers la nuit étoilée :
— Tu ne veux pas, Denise, venir faire avec moi un tour aux Champs-Élysées ? Il fait si bon !
— Non, père, merci. Je suis un peu lasse. Je prendrai l’air suffisamment sur le balcon.
Il n’insista pas… Peut-être parce qu’il aimait mieux profiter à son gré de sa soirée.
Quelques minutes après avoir reçu son baiser d’adieu, elle le vit traverser la rue, son cigare aux lèvres, d’une allure flâneuse d’homme dégagé de tout souci. Sa mère, contente de la présence de Robert qui, sans enthousiasme, s’était remis au travail, ne songeait point à la réclamer auprès d’elle.
Librement, elle pouvait demeurer sur le balcon, seule avec elle-même, comme toujours… Le regard enfui vers les profondeurs mystérieuses de la nuit bleue, elle se laissa envelopper, songeuse, par le souffle tiède qui lui apportait la confuse rumeur de la grande ville, obscure sous la flambée scintillante des étoiles.
Dans la foule de ces maisons dont les fenêtres étoilaient l’ombre, combien y en avait-il d’âmes esseulées comme la sienne, de cœurs tourmentés dans de jeunes corps, que la belle nuit d’été caressante oppressait…
Oui, elle était vaillante, prête à la lutte, — puisqu’il le fallait ! — cette Denise Muriel que les hommes, troublés par son charme, s’étonnaient de trouver si hautainement indifférente à leurs hommages. De toute sa volonté, elle acceptait la loi du travail qui lui était imposée, si difficile et si rude fût-elle… Mais il y avait des heures, pourtant, où toute sa jeunesse protestait contre l’impitoyable nécessité qui murait sa vie dans un absorbant labeur ; des heures de défaillance dont elle gardait si bien le secret que personne au monde, sauf Mme Champdray, ne soupçonnait qu’elle pût les connaître.
Ce soir-là, une infinie mélancolie montait peu à peu en elle, tandis qu’elle demeurait, immobile, à réfléchir solitairement dans la douceur du soir, ses mains jointes sur la balustrade du balcon. Les yeux vers l’immensité paisible, elle murmura si bas, que ses lèvres à peine articulaient les mots :
— Ah ! qu’il est difficile de vivre ! Je me sens si faible et j’ai si peur de l’avenir !… Tout ce que je puis arriver à faire, c’est de cacher ma faiblesse !… Mais je voudrais tant être heureuse comme certaines le sont !… Je voudrais ne plus me sentir seule… Je voudrais être aimée… et aimer, aimer, aimer…
Son accent avait l’abandon suppliant d’une prière d’enfant. Elle répéta le dernier mot très lentement, comme s’il eût été lourd pour ses lèvres, parce qu’il enfermait un infini où son âme jeune avait soif de pénétrer et qui était, pour elle, l’Éden fermé. Car la divine ivresse d’aimer, en devenant l’élue, celle à qui l’on donne son nom, avec sa vie, son être, la goûterait-elle jamais ?… Cet avenir de suprême amour, elle le savait clairement, était pour elle mille fois plus irréalisable que pour la plupart de ses sœurs en pauvreté, qui, nées, grandies dans leur humble condition, n’avaient pas des goûts, des habitudes, des délicatesses de fille riche, ne pouvant faire le don d’elle-même qu’à un être de même race.
Et de ceux-là, dont les curiosités, l’attention, le désir la frôlaient sans cesse, parmi ces hommes du monde qu’attiraient sa voix et sa séduction de femme, y en avait-il même un seul qui eût songé à la vouloir sienne par le mariage ?… Ah ! pour tous, comme elle était bien seulement la chanteuse qu’on peut aimer, mais qu’on n’épouse pas !
Ainsi que les autres, il pensait cela, ce Bertrand d’Astyèves, qui s’était montré si empressé auprès d’elle, chez Mme Arnales ; et un léger sursaut de révolte la fit tressaillir. Dans la nuit, les sourcils rapprochés donnèrent au visage une indomptable expression de volonté et les lèvres prononcèrent comme une cinglante réponse aux muets désirs de son cœur de vingt ans :
— S’il le faut, soit, je suivrai mon chemin toute seule, sans que personne ait jamais le droit de dire un mot contre moi.
Et, fuyant résolument la belle nuit troublante, elle rentra dans sa petite chambre et alluma sa lampe de travail.
Nulle intuition ne l’avertissait qu’à cette heure l’élégant clubman, dont elle avait si profondément secoué la nonchalance de blasé, songeait à elle avec ses curiosités d’homme et de dilettante et se disait :
— Il faut que je revoie cette Denise Muriel !
Les plus malveillants mêmes se voyaient bien contraints, par l’évidence, de reconnaître que nulle femme n’était plus digne de respect que Mme Claude Champdray, quel que fût son dédain avoué pour les conventions et les préjugés du monde ; et, de même, force leur était de rendre hommage à son intelligence hardie, à sa prodigieuse puissance de travail comme à sa chaude bonté de cœur.
Jeune, elle avait été la dévouée collaboratrice de son mari, un érudit original et subtil. Ensemble, ils réalisaient vraiment l’union idéale, une seule vie en deux êtres. Mais dans sa pleine force, Albert Champdray avait été enlevé par la brutalité stupide d’un accident de voiture. Elle avait survécu à cet effondrement de son existence, parce qu’il y avait en elle la source vive de toutes les énergies, même celle de souffrir sans être, pourtant, broyée par sa souffrance. Mais désormais seule, morte au bonheur, fuyant la pitié, elle était sortie de l’affreuse épreuve, l’âme à jamais ouverte à la compassion de toutes les misères de ses frères en douleur.
Vingt années s’étaient écoulées depuis le jour où elle avait été frappée ; elle ne s’était pas consolée, mais le temps avait fait son œuvre de baume. Le travail aussi avait été pour elle un viatique. Tout d’abord, afin d’achever une œuvre commencée par son mari, elle avait repris l’ouvrage préparé ensemble ; puis elle avait continué à écrire dans l’instinctif besoin d’échapper à elle-même, à la déchirante hantise du bonheur fini.
Désintéressée de sa propre destinée, elle s’était prise à observer celle des autres avec une sympathie mélancolique, son esprit intuitif et pénétrant attiré par l’étude des âmes ; aussi bien des âmes contemporaines, que des âmes d’antan qui avaient animé des êtres disparus qu’elle évoquait en des études psychologiques d’une sagacité ingénieuse et profonde, sous leur forme singulièrement vivante ; études dont la savoureuse originalité lui avait fait très vite un nom parmi les lettrés.
Puis, la masse du public avait connu ce nom dont elle s’était servie pour discuter les questions littéraires, sociales, artistiques, qui avaient intéressé son esprit toujours en éveil. Hautement, avec une franchise fière, elle avait soutenu ou combattu les uns et les autres, se créant ainsi des ennemis sans en avoir cure, mais aussi des amis qui pouvaient dire ce qu’il y avait de délicate bonté sous le masque un peu frondeur de l’écrivain. Très accueillante pour ceux qui avaient besoin d’elle, aux autres elle n’ouvrait sa porte qu’à bon escient, trop ménagère de son temps pour le gaspiller avec des fâcheux, des indifférents ou des snobs.
Bertrand d’Astyèves savait qu’il pouvait se tenir pour un privilégié, d’avoir été récemment convié à venir chez elle lui présenter ses hommages, après qu’il l’avait rencontrée tout l’hiver chez de communes connaissances.
Mais ce n’était pas l’unique désir de quelques moments de causerie avec une femme très intelligente qui l’attirait chez Mme Claude Champdray, le mardi suivant la matinée Arnales. Dans le tréfonds de sa pensée, un désir flottait, désir compliqué de dilettante, d’entendre parler de cette Denise Muriel, qui avait si fort intéressé sa nonchalance et qu’Yvonne Arnales, incidemment, lui avait dit être très amie de Mme Champdray.
Jamais pourtant, il ne l’avait rencontrée chez l’écrivain, mais, confiant en sa bonne étoile, il espérait qu’un heureux hasard voudrait bien l’y amener, justement ce même jour ; et il ne lui resta plus qu’à dissimuler sa déception quand il put constater que la destinée ne s’était pas, cette fois, montrée bienveillante à l’égard de sa fantaisie.
Aucun des visiteurs qui se trouvaient dans le salon de Mme Champdray ne pouvait, à son goût, remplacer Denise Muriel : un vieil académicien à tête d’oiseau, qui écrivait des romans psychiques et assaillait de questions géographiques un grand et solide garçon, attaché militaire en Perse, venu à Paris en congé de quelques mois… Et encore, un fin critique, conférencier humoristique d’autant plus apprécié que son auditoire pouvait toujours se demander s’il se moquait ou non de lui. Puis, une vieille dame spirituelle, d’une élégance de douairière, qui avait signé un volume de pensées de son nom très aristocratique, et avec elle, sa belle-fille ; point femme de lettres celle-là, délicieux joujou pour amateur masculin, poudrée, parfumée, habillée pour la fête des yeux qui papotait avec une désinvolture gamine, sans perdre son allure de grande dame.
Et, dirigée par l’esprit alerte de Mme Champdray, animée par la sonorité claire de sa voix un peu mordante, la conversation, interrompue une seconde par l’entrée de d’Astyèves, reprit son allure capricieusement vivante, s’éleva de nouveau amusante d’imprévu, évocatrice d’idées, emplissant de sa rumeur, la grande pièce lambrissée dont les hautes fenêtres, à multiples carreaux, s’ouvraient sur le jardin d’un vieil hôtel voisin.
Une question jetée tout à coup par la jeune vicomtesse d’Auroche fit tressaillir d’Astyèves, le désintéressa net des pittoresques récits de l’attaché militaire sur les danseuses de Téhéran. A Mme Champdray, elle venait de demander :
— Étiez-vous au dernier cinq heures de Mme Arnales ? Je n’ai pu y aller et je l’ai regretté fort, car il paraît qu’on y a entendu, dans les Poèmes sylvestres, de Vanore, une jeune chanteuse qui est une merveille.
Les yeux gris de Mme Champdray s’éclairèrent d’un sourire.
— Cette chanteuse n’est autre que ma petite amie, Denise Muriel. Il m’est déjà revenu qu’elle avait été admirable dans la symphonie de Vanore, que je n’ai pu moi-même aller écouter, et je suis ravie de constater de nouveau que son succès a été très grand.
— Chère madame, il a été plus que grand. Il avait toutes les allures d’un triomphe ! Mon mari m’est revenu emballé de la chanteuse à m’en rendre jalouse. Et la chronique affirme que tous ces messieurs étaient, plus ou moins, dans cet état d’enthousiasme aigu. Monsieur d’Astyèves, faut-il déclarer ici que, — c’est la chronique qui parle, — vous sembliez tout particulièrement sous le charme et que vous vous êtes montré, au buffet, le plus courtois chevalier de Mlle Muriel ?
— Déclarez, madame, sans scrupule, et ajoutez que je suis, comme il y a quelques jours, tout prêt à proclamer cette jeune fille une artiste rare, d’autant plus puissante sur ses auditeurs qu’en elle semble brûler le feu sacré, le feu dévorant !
La petite femme se mit à rire :
— Destiné à dévorer qui ?… Elle ou ses admirateurs ?
— Les uns et les autres en une commune flambée, glissa philosophiquement le critique.
Mme Champdray, d’un geste qui lui était familier, secoua en arrière sa tête grise, dont les cheveux frisaient drus, rejetés autour du front large :
— Vraiment ! Vous imaginez cela ? Eh bien, mon ami, j’ai grand’peur pour le bien fondé de vos suppositions. A ma connaissance, Denise Muriel est une façon de petite salamandre humaine ; elle passe et, selon toute apparence, elle passera à travers le feu sans se brûler. Monsieur d’Astyèves, pourquoi y a-t-il un doute au fond de vos yeux ?
Il sourit :
— Chère madame, je ne me permettrais pas de placer un doute là où vous apportez une affirmation ; et j’en possède d’autant moins le droit que je n’ai pas l’honneur de connaître Mlle Muriel.
— Ah ! que vous êtes tous les mêmes, vous autres hommes… Parce qu’une femme a le secret de vous émouvoir tout entiers, d’ébranler en vous toutes les fibres sensibles, immédiatement vous regimbez dans votre orgueil masculin et vous vous redressez, émettant en principe qu’elle aussi, par un juste retour, est nécessairement fragile… à votre mesure…
— Ce n’est pas moi qui l’ai dit, madame, c’est un grand poète : « Femme, ton nom est fragilité ! »
— Bah ! les grands poètes ne sont pas toujours de grands psychologues ! Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ! Et ma petite amie Muriel m’a l’air d’humeur à considérer avec un détachement sceptique, dont je ne saurais trop la féliciter, les incendies qu’elle allume ! Vous pouvez lui faire l’hommage de votre respect, croyez-m’en. Elle n’a pas seulement l’incomparable tempérament d’artiste que vous lui reconnaissez justement, c’est de plus une fille de grand cœur, une vaillante et brave enfant que je plains avec toute ma sympathie pour les jeunes.
— Que vous plaignez ? répéta d’Astyèves interrogateur.
— Oui, parce que la vie ne sera pas aisée pour elle !
— Peut-on demander pourquoi ?
Mais Mme Champdray n’eut pas le loisir de répondre. Le timbre d’entrée avait annoncé un nouveau visiteur. Sur le seuil du salon, dont la porte venait de s’ouvrir, se découpait une svelte silhouette de femme. Et Bertrand songea que le destin était pour lui ! Il apercevait soudain, sous son regard, le jeune visage volontaire et passionné de Denise Muriel.
Les hommes s’étaient levés, même le vieil académicien, qui saluait d’un coup d’œil charmé cette fraîche apparition que la petite Mme d’Auroche considérait avec une curiosité sympathique.
Elle, tout droit, allait à Mme Champdray, lui présentant son front, d’un geste juvénile. L’écrivain l’embrassa maternellement avec un bon sourire :
— Ma chère petite fille, vous voulez donc donner raison au vieux proverbe : « Quand on parle des roses… » Frémissez si vous êtes de celles qui tiennent leurs amis pour redoutables… Au moment où vous êtes entrée, nous étions tous à potiner sur le compte d’une jeune chanteuse qui s’est couverte de gloire chez Mme Arnales.
Elle laissa tomber le compliment sans répondre, mais son regard se fit très affectueux :
— Je ne frémirai jamais, madame, quand je saurai que l’amie c’est vous ! Pour moi, vous êtes incapable de vous montrer autrement que l’indulgence même.
— En l’occasion, tout au moins, enfant, vous n’avez eu guère besoin d’indulgence, si je m’en rapporte à l’universel ouï-dire. Et je puis vous citer mes auteurs ! L’un d’eux même est ici présent…
Et elle désignait d’Astyèves qui, courtoisement, s’était effacé pour laisser prendre un fauteuil à la jeune fille, — un fauteuil en son immédiat voisinage d’ailleurs.
— Monsieur d’Astyèves qui, peut-être, vous a déjà été présenté…
La jeune fille attacha sur lui ce regard qui la faisait si lointaine.
— En effet, chez Mme Arnales… Je me souviens.
— Alors, ma petite, comme de juste, vous devez déjà soupçonner tout ce qu’il pense de votre chant… Ne froncez pas le sourcil, nous n’allons pas vous mettre sur la sellette, et je vous abandonne M. d’Astyèves s’il ne résiste pas à la tentation de vous remercier encore du régal artistique que vous lui avez offert ! Nous autres, pour être agréables à votre farouche modestie, nous retournons en Perse, vers les danseuses de Téhéran, dont M. de Vernes veut bien nous décrire les brillantes évolutions.
La conversation redevenait générale. D’Astyèves en profita :
— Ne craignez pas, mademoiselle, que je succombe à la tentation, si grande envie que j’en puisse avoir. Je me souviens trop bien que…
— Vous avez affaire à une personne aussi désabusée que le sage Salomon lui-même pour s’être pénétrée de la salutaire pensée émise par lui : « Vanité des vanités… » et le reste !
Elle parlait avec cette ironie légère qui éveillait chez d’Astyèves un désir aigu de l’arracher à son indifférence un peu dédaigneuse. Et se mettant à l’unisson, il demanda en souriant :
— Ne craignez-vous pas, mademoiselle, de commettre le péché d’ingratitude en exprimant de pareils sentiments, avec une pareille conviction ?
— Parce que…?
— Parce que vous n’avez pas le droit d’en être arrivée à un tel degré de pessimisme ou de sagesse.
— Je suis trop jeune, n’est-ce pas ? fit-elle avec une imperceptible raillerie mélancolique.
Hardiment, il répéta :
— Vous êtes trop jeune et vous avez reçu… beaucoup pour votre part…
Sans qu’il le cherchât, son accent avait fait de ses paroles un enthousiaste hommage. Un instant, elle attacha sur lui ses prunelles profondes, où passait un vol de pensées dont elle gardait le mystère ; mais elle savait déjà la valeur de ces admirations d’homme, et avec le même détachement sceptique, elle dit, obligeant sa belle voix musicale à prendre un ton de badinage :
— Je suis absolument de votre avis, je possède plus que beaucoup d’autres. J’ai un gagne-pain, une santé… de fer, un fonds d’énergie qui ne s’épuisera pas trop vite, j’espère… Je suis encore bien jeune, heureusement, et j’ai tout l’avenir devant moi… Un avenir que, sans doute, je ferai. Ce dont je suis un peu fière, — faute de mieux, allez-vous penser ! — parce qu’ainsi j’acquiers le droit de traiter de puissance à puissance avec ceux des hommes qui, ne trouvant pas leur route toute frayée, doivent la tracer eux-mêmes…
— Ceux-là seulement, n’est-ce pas, existent pour vous ?
— Pourquoi cette question ?
— Parce que j’ai la tentation de me révolter contre le dédain dont vous cinglez les infortunés à qui la destinée n’a pas imposé l’obligation de peiner tout le jour pour gagner leur pain quotidien, qui se trouvent réduits à n’être que des hommes du monde.
Elle sourit un peu.
— Mais je ne dédaigne nullement les hommes du monde ! Même, je les estime à leur valeur. N’imaginez pas que je condamne ceux-là surtout qui, sciemment ou non, se laissent dominer par le constant souci de donner à leur existence, l’harmonie, la séduction d’une œuvre d’art. Je crois bien même, au contraire, que j’envie ces privilégiés-là ! Seulement, comme entre eux et moi, il ne peut rien y avoir de commun, je les considère du même œil dont les petits, très sages, contemplent les brillants personnages d’une belle comédie dans laquelle ils n’ont à jouer que l’humble rôle de spectateurs. Je ne me sens en communion qu’avec les humbles travailleurs… Et je vais peut-être vous scandaliser…
— Ce serait pour moi une impression toute neuve dont je devrais vous être infiniment reconnaissant…
— Eh bien, il y a des jours… — j’avoue, n’est-ce pas ? — où je crains fort d’avoir une âme d’anarchiste, où je sens miens tous les découragements, les révoltes, les colères, que sais-je ? moi, de ceux qui, corps et âme, sont meurtris par la misère tous les jours de leur vie, pour arriver juste à ne pas mourir de faim ! Ah ! comme je comprends qu’ils supportent impatiemment certaines inégalités ! Moi non plus, je ne possède guère la vertu des humbles et des résignés, qui courbent la tête et acceptent sans plainte…
Elle parlait avec une apparente légèreté, mais aussi avec une aisance tranquille de femme indifférente à l’impression éveillée chez son interlocuteur ; et ainsi, s’avivait en elle une irritante séduction dont Bertrand subissait toute la puissance. Non, certes, elle n’était pas de la race de ceux qui demeurent écrasés sous leur destinée, cette jeune créature qui semblait pétrie de passion et de fière volonté.
D’un involontaire coup d’œil, Bertrand l’observait, tandis qu’elle faisait sa profession de foi avec une hardiesse paisible, de cette voix chaude dont la seule vibration était un chant. Dieu ! qu’elle était loin des misérables dont elle prétendait avoir l’âme, si élégante sous la blouse de linon mauve à plis, serrée à la taille par la ceinture de cuir blanc sur la jupe bleu sombre ; une toilette qui eût semblé insignifiante à un profane. Mais, à l’œil exercé de Bertrand, la seule forme impeccable du soulier, du gant de chevreau blanc, révélait la vraie femme de race.
Autour d’eux, on causait ; le vieil académicien à tête d’oiseau pérorait en longues périodes, tout juste coupées par les vives répliques de Mme Champdray, ou les réflexions fines de la douairière. La vicomtesse d’Auroche bavardait avec le conférencier, qu’amusait l’imprévu piquant de sa causerie, et qui, galamment, le lui laissait voir. Mais ses yeux vifs de mondaine clairvoyante observaient le groupe formé par Denise et d’Astyèves dont elle était trop loin pour suivre la conversation…
Bertrand reprit en souriant :
— Je crois bien que ceux dont vous vous faites généreusement la sœur considéreraient que vous appartenez à une aristocratie qui leur sera toujours fermée, celle de l’art…
— Oui, mais je vis de l’art, tout comme eux de leur travail…
— Avec cette capitale différence qu’il vous apporte des jouissances que ne leur donnera jamais leur labeur brutalement matériel.
Elle se mit à rire.
— De quel esprit subtil, vous êtes doué ! Je pourrais vous répondre que si, pour ma part, j’ai des jouissances esthétiques bien profondes qu’ils n’ont pas, j’ai aussi une part de tourments qu’ils ne peuvent connaître. Avouez-le…
D’Astyèves ne demandait pas mieux que d’avouer tout ce qu’elle souhaiterait, car il lui plaisait de voir s’émousser la réserve de cette séduisante créature qui prétendait si bien tenir son monde à distance. Mais ici un nouveau venu entrait, Gabriel Bollène, le critique d’art d’une grande revue qui, tout récemment, avait publié sur Denise Muriel un article très flatteur. De toute évidence, il la prisait comme femme autant que comme artiste ; car il ne dissimula pas son plaisir très sensible de la rencontrer. Tout de suite, il s’occupa d’elle, la félicitant de son interprétation des Poèmes sylvestres. Et, parce qu’elle répondait en femme qui sait la valeur de l’approbation donnée, d’Astyèves en éprouva un bizarre sentiment d’impatience où dominait le vif regret de ne pouvoir éconduire le fâcheux qui se mêlait d’accaparer à son profit l’attention de la jeune fille. Alors comme la musique était devenue le sujet de la causerie et qu’il était, lui aussi, un connaisseur délicat, il se lança brillamment dans la mêlée pour obliger Denise à lui répondre, comme à lui parler…
Le vieil académicien, point mélomane, n’en croyait pas moins devoir doctement exprimer ses opinions :
— C’est une marotte de ne vouloir plus, aujourd’hui, trouver de talent qu’aux compositeurs dont le premier mérite est de n’être pas Français !
Et se tournant vers sa voisine, la petite vicomtesse d’Auroche, il questionna :
— Me ferez-vous, par exemple, madame, l’honneur de me dire ce que vous adorez dans la musique du dieu Wagner ?
Elle eut un sourire fin :
— Moi, très profane, j’admire au petit bonheur, confiante dans le jugement des personnes compétentes.
— Mais, encore ? madame.
— Je m’incline surtout devant… la richesse de l’orchestration…
— Eh bien, madame, permettez-moi de vous le dire, vous n’êtes pas du tout wagnérienne ; vous devriez surtout être abîmée devant la beauté symbolique de l’œuvre, dans laquelle deux arts, la poésie et la musique, communient magnifiquement. Ah ! le symbolisme de Wagner ! ils me font rire, ceux qui en parlent sérieusement ! Je ne suis pas un imbécile, mais j’avoue très hautement que ce symbolisme me paraît digne des contes de la mère l’Oie. Les fameux sujets d’opéras devant lesquels le public se pâme docilement sont d’enfantines histoires que seules des cervelles de snobs imaginent d’affubler d’un sens métaphysique. Voilà pour le poème !… Quant à la musique…
— Quant à la musique ? répéta Gabriel Bollène tout prêt à se révolter contre la boutade rageuse du vieil académicien.
— Pour la musique, je déclare mon incompétence, mais quand il m’arrive de devoir entendre un opéra de Wagner, j’en sors plus profondément convaincu, chaque fois, que votre maître allemand, pour composer ses œuvres, prenait au hasard des poignées de notes et les égrenait sur le papier, au petit bonheur… Ce qui m’explique les sonorités stupéfiantes qui font hurler de douleur tous ceux dont le fanatisme et le snobisme — je répète le mot ! — ne sont pas en jeu.
Mme Champdray écoutait, amusée.
— Mon ami, vous doutez-vous que vous articulez des monstruosités et que ma petite Muriel — pour parler d’elle seule — vous considère en ce moment comme le dernier des mécréants… Mais elle ne veut pas la mort du pécheur, seulement qu’il se convertisse. Denise, ma mie, savez-vous ce qu’il faut faire ? Au lieu de traiter ce pécheur selon son crime de lèse-musique, travaillez à son amendement et chantez-lui quelque chose de ces maîtres étrangers qu’il anathématise.
Ce fut, dans le salon, une acclamation enthousiaste.
— Oh ! oui, mademoiselle, je vous en supplie ! pria la petite vicomtesse. Depuis que vous êtes ici, je ruminais l’idée de vous entendre et je n’osais prendre la liberté grande de vous demander de réaliser mon désir très vif !
Un peu interdite, Denise hésitait.
— Allons, enfant, soyez bonne ! insista affectueusement Mme Champdray. Accordez-nous la faveur que nous sollicitons !
— Accordez-la nous ! répéta d’Astyèves, presque bas, avec une ardente sincérité d’accent dans sa prière.
Elle ne lui répondit pas ; mais un sourire indéfinissable flottait sur sa bouche.
— Madame, que voulez-vous que je chante ?… du Schumann ?…
— Oui… les Amours du poète !…
— Soit, si vous le désirez.
— Qui vous accompagnera, Denise ?
— Oh ! moi-même, madame.
Elle enleva ses gants et s’assit au piano. Alors un grand silence se fit dans la haute pièce, si profond que, seul, s’entendait, presque fort, un gazouillis d’oiseau dans les rameaux feuillus que l’air chaud balançait devant la fenêtre ouverte… Puis, des notes vibrèrent, la voix de la chanteuse s’éleva…
Et une sensation d’ivresse, aiguë à en être affolante, ébranla Bertrand ; celle-là même qui avait étreint tout son être nerveux quand, pour la première fois, il avait entendu Denise Muriel. Comme ce jour-là, soudain, pour lui, n’exista plus que cette enfant dont l’art faisait une admirable créature de passion. A peine elle lui semblait la même femme, tant était devenue grave la belle ligne expressive du profil, et pâle le blanc visage sous l’ardente lumière jaillie de l’âme même qui palpitait dans la voix…
Oh ! cette voix ! profonde et veloutée, d’une ampleur incomparable, troublante comme un philtre versé par ces lèvres qui semblaient une fleur de sang… En lui, elle pénétrait de nouveau avec une puissance impérieuse qui ne laissait plus subsister que le seul désir, pareil à une soif, de l’entendre longtemps, toujours, pour s’enivrer de sa beauté !… Et le même mot : « Encore ! » dont tous l’imploraient quand elle eut fini la première mélodie, fut aussi celui qu’instinctivement il trouva seul à lui murmurer, ainsi qu’un pauvre demanderait une aumône sans prix pour lui…
D’ailleurs, elle ne se fit pas prier. Sans doute, elle se sentait en communion d’art avec ceux qui l’écoutaient dans la paix recueillie de la grande pièce silencieuse. Et, l’une après l’autre, elle chanta les mélodies qui racontaient l’éternel et douloureux drame d’amour dont elle faisait un vivant poème, frémissant des appels désespérés, des désirs, des regrets mélancoliques ou éperdus, des sanglots qui déchirent les âmes humaines, aimant en vain… Puis la voix se brisa sur les lèvres pâlies, les dernières notes modulèrent leur plainte poignante…
Alors elle se détourna et aperçut d’Astyèves debout près d’elle, une flamme dans le regard, et aussi Mme Champdray, les yeux voilés de grosses larmes.
— Oh ! madame ! fit-elle, saisie.
— Ma petite, vous êtes une preneuse d’âmes. Le jour où vous le voudrez, vous aurez à vos pieds une foule à qui vous ne laisserez pas un atome de liberté pour juger de votre talent… Ah ! quel don vous avez reçu ! enfant.
Une expression presque douloureuse contracta une seconde les lèvres de la jeune fille.
— Oh ! madame, ne me tentez pas et ne vous mettez pas contre moi ! C’est tout mon avenir de femme qui est en jeu…
— Mais, mademoiselle, vous êtes sûre de gagner la partie ! jeta la petite d’Auroche avec enthousiasme. Ah ! que je comprends l’emballement de mon mari ! votre voix fait perdre la raison ! Je suis sûre qu’elle me rendrait capable de toutes les folies… si j’étais homme ! En vous entendant, j’oublierais que, de par le monde, il existe d’autres femmes que vous, et je ne sais jusqu’où pourrait m’entraîner le charme que vous possédez !
Tous se mirent à rire de la sortie qui avait rosé le visage de Denise. Ce que la vive petite femme disait sous une forme plaisante, combien l’avaient éprouvé, combien même s’étaient cru permis de le murmurer à la trop séduisante chanteuse ! N’était-ce pas là l’impression violente qui mettait en déroute la sceptique sagesse de Bertrand d’Astyèves quand s’élevait la voix troublante ?…
Des rafraîchissements avaient été apportés et des groupes se formaient. Bertrand se rapprocha de la jeune fille, lui présentant un verre de sirop glacé.
— Voulez-vous m’accorder encore l’honneur de vous servir et, en même temps, de vous avouer très respectueusement que j’envie à Mme d’Auroche la liberté de vous dire ce qu’est votre chant pour ceux qui l’entendent ?
Il avait parlé avec une sorte d’emportement contenu dans l’accent, vibrant encore de l’émotion éprouvée, et elle sentit tout ce que l’hommage enfermait de complexe, s’adressant à la femme autant qu’à l’artiste. Imperceptiblement, ses lèvres se firent hautaines, alors qu’elle répondait pourtant avec un enjouement voulu :
— Prenez garde, vous allez me rendre bien orgueilleuse !
— Aucune femme ne pourrait, plus que vous, avoir le droit de l’être !
Une seconde, leurs regards se croisèrent, ceux de Denise pleins d’une gravité fière, ceux du jeune homme disant sa sincérité hardie. Mais elle ne répondit pas et se rapprocha de sa vieille amie.
Les visiteurs de Mme Champdray s’étaient dispersés, Denise partie l’une des premières ; et si Bertrand était resté, retenu en apparence par le seul attrait d’une causerie animée, c’est que la jeune fille lui avait laissé le besoin de parler d’elle encore ou d’en entendre parler.
Pourtant, maintenant qu’elle n’était plus là, le charme grisant qu’avait pour lui sa présence se dissipait et il redevenait le sceptique doucement railleur, indulgent aux enthousiasmes de sa personnalité sentimentale. A son tour, il prenait congé, resté seul visiteur après le départ de Gabriel Bollène, quand Mme Champdray l’arrêta par une soudaine question, qu’adressaient aussi ses yeux, habiles à fouiller les âmes :
— Vous m’avez fait une visite comme je les aime. Mais avouez une chose, mon ami. Tantôt, en venant me voir, vous espériez un peu, sinon rencontrer ma petite Muriel, du moins apprendre quelque chose d’elle.
Il s’inclina en souriant, maître de lui maintenant.
— En toute vérité, chère madame, je suis venu ici pour le très grand plaisir d’être reçu par vous. Mais ce ne m’est pas un motif de ne pas reconnaître l’impression que m’a produite votre jeune amie.
— Ajoutez l’impression très forte, pour être sincère jusqu’au bout. Eh bien, je vais vous rendre franchise pour franchise, et vous déclarer tout nettement que je vous préférerais moins enthousiasmé de Denise. En votre for intérieur, vous souhaitez la rencontrer encore, et vous vous y emploierez de votre mieux, je n’en doute pas. A quoi bon ? Elle n’est pas du nombre des femmes qui peuvent exister pour vous, n’étant ni de celles qu’on épouse ni de celles dont on s’amuse !
Mme Champdray parlait d’un ton léger en apparence. En réalité, il y avait un avis sérieux dans ses paroles. Bertrand savait bien qu’elle disait vrai, mais il trouva désagréable d’entendre articuler si clairement ce qu’il n’avait nulle tentation de s’avouer.
— Tout au moins, chère madame, Mlle Muriel est de celles qu’on admire. Vous me permettrez bien de dire cela, en ajoutant que j’admire avec le sentiment qu’éveille une belle œuvre d’art.
— Hum !… Encore faudrait-il que l’œuvre d’art ne fût pas une créature de vingt ans, toute vibrante de vie jeune, et singulièrement séduisante ! Mon cher ami, pardonnez-moi, mais je suis trop vieille pour croire bien possibles le désintéressement et le platonisme des admirations masculines quand leur objet est une jolie femme… Admiration qui, manifestée, est, à mes yeux, une mauvaise action, en certaines circonstances.
— C’est-à-dire…
— Quand elle s’adresse à qui ne peut la connaître ou la sentir sans danger.
— Chère madame, vous êtes très sévère, ou très indulgente, pour la fatuité masculine.
— Ni l’un ni l’autre. J’étudie simplement une pure question d’humanité à un point de vue général. Ah çà ! vous imaginez-vous qu’une enfant de vingt ans, parce qu’elle n’est pas une héritière, et est une honnête fille, n’a pas, elle aussi, le désir de goûter la saveur de l’amour ?… Supposez-vous que la sève ardente qui fait palpiter la jeunesse est morte en elle dans cette fameuse lutte pour la vie dont ceux-là seuls peuvent parler légèrement qui ne l’ont pas soutenue ? Vous figurez-vous qu’elle est tout bonnement une machine à gagner de l’argent ? Vous savez aussi bien que moi le contraire. Seulement…
— Seulement ?… répéta-t-il.
Mme Champdray eut un sourire de mélancolique ironie.
— Seulement, vous ne songez qu’à votre unique bon plaisir, vous autres hommes… Ayez donc, de temps à autre du moins, un peu plus de générosité à l’égard de ces petites, qui n’ont rien de bon à attendre de vous, et ne leur approchez pas des lèvres le fruit tentateur, puisqu’il leur est interdit d’y mordre !… Ne m’objectez pas que vous êtes honnêtement résolus à ne le leur présenter que sous la forme, soi-disant innocente, du flirt… Je répète soi-disant ! Si vous voulez flirter, faites-le avec les filles de votre monde… Elles, du moins, trouveront toujours à qui donner, ou même jeter, la fleur d’amour que vos soins intéressés auront fait naître en elles… Mais les autres ? Que voulez-vous que les pauvres petites éprouvent quand vous les avez grisées de rêve, et qu’un beau jour il leur faut voir en face, toujours grâce à vous, la pitoyable réalité !
Brusquement, Mme Champdray s’arrêta. Elle avait parlé avec cette conviction profonde qui la faisait comparer à un apôtre, quand elle défendait ou voulait propager une idée. D’Astyèves l’écoutait, attentif ; toute opinion vivement soutenue l’intéressait, et celle-ci avait pour elle la vérité.
— Eh bien, sont-elles si à plaindre d’avoir eu au moins le rêve, qui est peut-être, en somme, le plus précieux trésor que se soit vu accorder la pauvre humanité !
— Opinion de dilettante, celle-là, mon ami… Ah ! s’il dépendait de moi de préserver à jamais toutes ces petites des rêves irréalisables, de quel cœur je le ferais !… Je suis maintenant une vieille femme, mais je me souviens encore de ma jeunesse de fille sans fortune ! Et parce que je me souviens, je sais tout ce que peuvent enfermer de désirs angoissants, de détresses, d’espoirs naïvement fous, de confiance mélancolique, absurde, touchante, les âmes de ces jeunes, qui voudraient leur part de bonheur humain, d’amour !… puisqu’il faut toujours en revenir là… Sciemment ou non, les plus pures comme les autres, toutes, mon Dieu ! ont, à une heure quelconque, la nostalgie des mots, des regards qui caressent, de tout ce qui, en somme, fait qu’on peut pardonner à la vie même ses pires cruautés… Eh bien, laissez à ceux qui en ont le droit le soin de guérir cette nostalgie… Vous, les brillants clubmen pour femmes du monde, laissez tranquilles ces humbles ! Maintenant, en manière de conclusion, je passe du général au particulier, et je reviens au point de départ de ma petite conférence philanthropique, en vous disant : N’allez pas rôder autour de Denise Muriel…
— D’autant que ce serait en pure perte !… Chère madame, j’en suis convaincu autant que vous.
Presque autant, pensait son scepticisme. Mais il n’articula pas le mot de doute.
— Vous pouvez l’être, en effet, dit Mme Champdray, le regardant droit ; et vous vous tromperiez fort en vous figurant que je monte la garde autour de cette enfant ! Je vous répète encore que je la crois assez solidement trempée pour supporter même l’épreuve du théâtre…
— Y entrera-t-elle, décidément ? Vous ne l’en détournez pas, vous, madame, qui avez si grand souci de la santé morale de vos jeunes protégées ?
— Eh ! je sais bien que c’est la précipiter dans la fournaise, et je ne l’y enverrai pas… Mais si les circonstances l’y jettent, je l’estime d’âme assez forte pour y passer à son honneur… Il faut bien voir les choses comme elles sont. Que son père perde le petit emploi qui est tout leur revenu avec ce qu’elle gagne à l’aide de sa voix, c’est sur elle que retombera la charge de soutenir toute la famille ! La mère serait nulle en l’occasion et le frère n’est encore qu’un enfant.
— Elle sera sacrifiée, alors…
— Non, elle fera ce qu’elle doit, dit presque gravement Mme Champdray. D’ailleurs, il se pourrait qu’elle fût récompensée de son dévouement… Ne trouvez pas le mot trop fort, elle a une horreur du théâtre, inévitable chez une femme de sa nature… Il se pourrait que, devenue célèbre, s’étant fait un nom sur les planches, elle rencontrât quelque galant homme qui s’éprendra d’elle pour le bon motif et l’épousera, l’enlevant ainsi à une situation pour laquelle elle n’est pas née. Fait qui ne se produirait sûrement pas aujourd’hui qu’elle est encore presque une fille du monde, mais sans dot !
— Pourquoi non ? Tout arrive, comme dit l’autre, jeta d’Astyèves un peu âprement.
— Tout ! mais pas cela, vous le savez aussi bien que moi. Un homme est très capable de faire sa femme, envers et contre tous, d’une drôlesse quelconque qui a su le secret de l’affoler ; mais quant à ce qui est d’épouser une charmante fille sans fortune, combien en trouverez-vous qui en aient l’héroïsme ?
— C’est vrai, fit Bertrand, amer, nous sommes lâches ! Nous payons la rançon de notre fortune par le peu que nous valons. Elle nous rend incapables d’un effort ou d’un sacrifice qui nous atteigne dans nos stupides besoins de luxe. J’avoue, pour ma part, en toute humilité, que j’ai une horreur misérable pour les soucis matériels ! L’idée d’être obligé de compter m’est odieuse, me gâcherait mon amour pour une femme, sinon tout de suite, du moins quand l’ivresse première serait dissipée et que le moi qui raisonne reparaîtrait ressuscité et toujours vivace, pareil à lui-même.
— C’est-à-dire froidement sage et pratique ! Après tout, vous et vos pareils avez raison de penser que les héritières pouvant être aussi séduisantes que leurs sœurs pauvres, il est bien naturel de leur donner la préférence !
Bertrand sourit, et il y avait encore une amertume dans son sourire.
— Quels trésors de dédain renferme votre indulgence à notre égard ! Pourtant, je crois bien que, dans l’âme des plus positifs d’entre nous couve toujours la petite flamme qu’il suffit d’un souffle de passion bien vraie pour faire jaillir et qui réduit en cendres toutes les spéculations de notre piteux égoïsme ! Dites-moi charitablement, chère madame : « C’est la grâce que je vous souhaite, » et je vous présenterai mes respectueux hommages, en m’excusant de vous avoir fait une si longue visite.
Il se levait, s’inclinait devant elle. D’un ton mi-sérieux mi-plaisant, elle répéta :
— C’est la grâce que je vous souhaite. Faut-il ajouter que je ne crois guère à son opération ? Ni vous non plus, n’est-ce pas ?
Il eut un imperceptible geste d’épaules. Lui non plus, qui se connaissait bien, n’y croyait guère, en effet.
Avec les premiers jours d’août, Paris avait décidément pris sa vraie physionomie d’été. Certains quartiers, devenus tout à fait déserts, s’étaient ensevelis dans un silence morne de rues de province ; des maisons entières avaient leurs volets clos. Mais dans les centres où la vie continuait d’affluer, sur les boulevards, dans les promenades, dont les arbres se tachaient, çà et là, de rouille sous une gaze de poussière, c’était un défilé de silhouettes exotiques ou provinciales et, devant les magasins, des flâneries de touristes en tenue de voyage ou accoutrés de modes parisiennes qui détonnaient, comme des notes fausses, avec les types étrangers. Vers le Bois, aux heures plus fraîches des après-midi finissantes, les voitures n’emportaient plus de visages connus, fiacres, équipages de rencontre qui emmenaient des promeneurs curieux ou fatigués.
— Décidément, il serait temps de partir, Paris ne nous appartient plus, songea Bertrand d’Astyèves, qui suivait d’un œil distrait la marche paresseuse des voitures sillonnant l’avenue des Champs-Élysées à travers la brume d’une chaude journée d’été.
Avant d’aller dîner au Cercle, il rentrait un instant chez lui, par les Champs-Élysées, devenus paisibles autant qu’un jardin de sous-préfecture.
Pourtant au passage, tout à coup, une voix l’arrêta :
— Tiens, d’Astyèves ! Comment va, mon vieux ?… Vous êtes encore ici ?
— Comme vous-même, fit-il, serrant la main qui se tendait vers lui, celle d’un citadin convaincu.
— Oh ! moi, mon cher, vous savez, je ne puis vivre loin de mon asphalte et de tout ce qu’il supporte, comporte, apporte, etc. ! Bien juste, j’irai à Deauville pour la grande semaine, parce que mon vague instinct de sportsman m’y pousse… Autrement, sapristi non, je ne lâcherais pas mon Paris à l’époque juste où j’en peux jouir le mieux ! Vous ne bougez pas non plus ?
— C’est-à-dire que je me prépare, au contraire, à lui brûler la politesse, car, envahi par les barbares, il me paraît odieux, quoi que vous en disiez. Peut-être vais-je filer faire un tour dans les Vosges.
— Ah !… parce que ?
— Parce que j’ai reçu une invitation de Mme Arnales, tendant à me faire figurer dans sa prochaine série d’invités à Gérardmer.
— Honneur dont vous vous méfiez, attendu que Mme Arnales est animée d’un désir tout maternel de faire convoler en justes noces la brillante Yvonne ! Vous avez peur d’être harponné ? Vous avez tort. Elle n’est pas mal, la blonde Yvonne… Un peu maigrelette et acidulée !… Encore un peu pomme verte… Mais elle mûrira… Et puis, elle a le sac ! Si je ne me savais absolument sûr d’être blackboulé, je me mettrais sur les rangs.
— Différence capitale avec moi, qui ne prétends pas m’y mettre.
— Parce que vous êtes un sage qui laisse monter le vent et attend majestueusement, sous sa tente, qu’on vienne le prier d’en sortir…
— Est-ce que vous ne pensez pas que majestueusement est un peu excessif ? La vérité, mon cher ami, est que la blonde Yvonne éveillerait tout juste, en mon indifférence, un vague, très vague, goût de flirt… Je ne me sens pas encore assez développée la vocation matrimoniale pour être invinciblement attiré par les mérites… sonnants de Mlle Arnales !
Et, là-dessus, d’Astyèves échangea distraitement une poignée de main avec son frère en solitude et reprit son chemin.
Mais cette rencontre avait ravivé en lui la pensée d’un mot de Mme Arnales reçu la veille et dont quelques phrases étaient demeurées bien nettes en son souvenir. Les premières lignes étaient une invitation gracieuse pour qu’il vînt passer quelques jours dans la villa Belle-Rive, qu’elle occupait l’été à Gérardmer, y recevant par série des hôtes nombreux. Puis elle ajoutait, après avoir exprimé son désir d’une réponse favorable : « Arrivez-nous bientôt, vous qui êtes un fervent mélomane et un non moins vif admirateur, si je me rappelle bien, du talent de Denise Muriel. Vous serez à même de l’entendre souvent, car elle est ici pour la saison, en villégiature chez Mme Champdray, en même temps que Vanore, de plus en plus féru de l’idée de la faire débuter, l’hiver prochain, dans son nouvel opéra. Elle chante beaucoup dans notre colonie et, sans doute, l’air des Vosges lui est bon ; jamais sa voix n’a été plus belle ; depuis cet été, elle semble encore s’être développée étonnamment… »
Les yeux seuls de Bertrand avaient parcouru les dernières lignes du billet de Mme Arnales, sa pensée immobilisée sur la phrase concernant Denise Muriel. Et, sa volonté raidie contre un instinctif élan, il avait murmuré :
— Certes non, je n’irai pas là-bas ! ce serait fou !…
Et il en jugeait justement, instruit par cette clairvoyance aiguë qui ne lui permettait que de volontaires illusions. Oui, c’était absurde de s’exposer de nouveau au charme qu’exerçait sur lui Denise Muriel. Bien qu’elle appartînt au monde des artistes, il ne pouvait en agir avec elle comme avec quelque gamine sortie du Conservatoire, déjà brûlée par la vie, dont la destinée était fatale. De par sa naissance, son éducation, sa tenue même, elle demeurait une fille du vrai monde, à laquelle il était dû d’autant plus de respect qu’elle était moins protégée ; et un instinct chevaleresque, vivace chez Bertrand, lui faisait, — à cette heure encore, du moins, — condamner comme méprisable tout effort pour se faire aimer d’elle, en parfaite insouciance de l’avenir…
Mais il savait bien aussi qu’il avait cette sagesse surtout alors qu’elle était loin. Près d’elle, la tentation l’obsédait bien vite de troubler, à n’importe quel prix, cette indifférence fière dont elle s’enveloppait jalousement, de s’ouvrir cette âme close dont le mystère l’attirait avec une force de vertige.
Ensemble, ils avaient dîné chez Vanore, où il avait su se faire recevoir en même temps qu’elle. Placés à table l’un près de l’autre, ils avaient beaucoup causé, et dans ce milieu ami, où elle était entourée d’affection, aussi bien par le compositeur que par sa femme, elle lui était apparue une nouvelle Denise, très jeune, presque gaie, malgré la sourde amertume, la mélancolie subtile qui imprégnaient les paroles même qu’elle disait en riant. Et sa causerie avait une savoureuse allure de spontanéité et de caprice, de franchise un peu hautaine, une souplesse fine pour s’intéresser à tous les sujets, les comprendre tous, d’une façon qui la révélait une femme très intelligente, mûrie avant l’heure par les rudes souffles de l’épreuve, mais en qui vibrait aussi une vierge, délicieusement palpitante de vie jeune.
Ainsi elle ne ressemblait à aucune autre ; à ce point différente de celles qu’il côtoyait d’ordinaire, dans tous les mondes, qu’elle exerçait sur lui, si blasé, une séduction à laquelle il trouvait un goût rare. Vraiment, il avait pensé, rêvé, souhaité des choses insensées pendant cette exquise soirée où elle chantait, accompagnée par Vanore, d’étranges mélodies du maître, capiteuses autant qu’un parfum violent, dans leur charme tourmenté qui affolait les nerfs et faisait les cœurs frémissants sous leur immatérielle caresse.
Elle avait chanté la suite entière de ces mélodies, que tous lui demandaient, lui faisaient répéter, insatiables… Et quand d’Astyèves était sorti de chez Vanore, il sentait que jamais plus, il n’en pourrait entendre une seule note sans revoir Denise Muriel, debout auprès du piano, ses deux mains tombant, avec une grâce harmonieuse, dans les plis de sa robe ; pâle silhouette blanche dans la pièce obscure, éclairée par les seules bougies du piano, qui nimbaient de clarté le jeune visage grave et passionné. C’était cette vision-là qu’il conservait d’elle, plus vivante que toute autre, si nette qu’il eût pu dire de quelle ombre les jeux de la flamme voilaient la peau de fleur immaculée, soulignaient les lignes souples, presque caressantes, du profil découpé, tout lumineux, sur la profondeur obscure de la fenêtre, ouverte dans la nuit… Une amoureuse nuit d’été, qu’en chantant elle contemplait avec des prunelles de rêve, troublantes comme le timbre même de sa voix.
Ah ! qu’il lui avait su gré d’être une telle artiste !… Mais quelle tentation aussi l’avait bouleversé tout entier de voir, allumée par lui, une clarté d’amour dans ce regard d’ombre ardente qui, si détaché, rencontrait le sien !
Le lendemain de cette soirée, son ivresse dissipée dans la railleuse clarté du grand jour, il avait eu pourtant un sourire d’ironie à l’adresse de l’enthousiaste qui s’obstinait à vivre en lui, et il avait pensé, suivant des yeux la spirale légère échappée de son cigare :
— En vérité, je crois que si elle avait seulement deux cent mille francs de dot, je serais capable de l’épouser tout de suite ! il est vrai que si elle était une héritière, même aussi médiocrement pourvue, elle aurait toute sorte de chances pour ressembler à la phalange des poupées, — ou des demi-vierges, — qui nous sont destinées de par les lois de notre monde et nous apporteront ledit sac bien garni, objet premier de nos désirs matrimoniaux.
Ce sac bien garni, Yvonne Arnales le possédait assez précieux pour que d’Astyèves, pareil à tous les jeunes hommes, ses contemporains, hésitât, malgré tout, à refuser la très aimable invitation de Mme Arnales ; discrète insinuation qu’il ne serait point mal venu s’il se plaçait parmi les prétendants à la main de cette richissime petite fille à laquelle il semblait particulièrement plaire.
— Irai-je décidément ou n’irai-je pas ? songea-t-il de nouveau, ramené par sa rencontre à cette question qu’il fallait résoudre, et résoudre promptement, la politesse lui faisant un devoir strict d’envoyer sa réponse sans tarder.
Pourquoi, en somme, eût-il refusé ? Parce qu’il redoutait la séduction trop puissante de Denise Muriel ? Mais si vraiment il avait peur d’elle, peur de lui-même, il lui serait facile de la fuir… D’ailleurs enfin, même cédât-il un moment à l’élan qui l’entraînait vers elle, ne savait-il pas que le ressort de sa froide volonté ne manquerait point de l’arrêter en temps utile, quand la sagesse l’exigerait ?…
Avant d’aller au Cercle, il passa chez lui où son courrier l’attendait. Une lettre était arrivée de sa mère, installée depuis plusieurs semaines dans son château de Touraine. Il la décacheta, la lut, et tout à coup eut une petite exclamation, avec un bizarre sourire. A la dernière page de sa causerie, Mme d’Astyèves écrivait :
« Je ne te demande plus quand tu m’arrives, car il me revient que Mme Arnales compte te recevoir à Gérardmer, et je ne puis, mon cher grand nonchalant, que souhaiter, en mes ambitions maternelles, te voir répondre à une invitation qui n’est point pour être dédaignée. L’expérience te murmure que, bon gré, mal gré, l’heure du mariage sonne pour les plus endurcis célibataires comme pour les autres et que tu ne te trouverais pas mal de l’entendre tinter.
« Je crois, mon Bertrand, qu’elle ne pourrait t’annoncer plus souhaitable fiancée que certaine blonde héritière qui, me dit-on, te tient en sensible faveur ; et j’aurais mauvaise grâce, moi, à désirer une belle-fille plus accomplie ; jolie, fort bien élevée, voire même sérieusement élevée, instruite sans pédanterie et, — qualité d’un autre ordre, nullement à dédaigner — pouvant apporter à mon cher grand la fortune qu’exigent ses goûts et ses habitudes.
« Ce sont peut-être là rêves de fumée ; mais, de par le monde, il arrive parfois que la réalité est faite des rêves auxquels un peu de volonté a donné corps. Mon cher fils, comportez-vous en sage. Ne lassez point la chance si tant est qu’elle vous soit favorable et souvenez-vous de la bonne vieille allégorie de l’Occasion qu’il fallait adroitement saisir au passage, sous peine de la voir fuir sans retour. »
Le même sourire étrange, tout plein d’ironie, continuait à errer sur la bouche de Bertrand. Une minute, il resta songeur, considérant d’un regard distrait la lettre de sa mère.
Puis, une brusque décision culbuta soudain toutes ses hésitations.
— Tant pis ! Arrive que pourra. Je pars.
Et, du Cercle même, il envoya sa réponse à Mme Arnales.
Huit jours plus tard, il était dans le wagon qui l’amenait vers Gérardmer. Ses journaux rejetés de côté, il se laissait bercer par le mouvement monotone du train, regardant naître peu à peu, puis grandir, puis envelopper l’horizon de leurs sommets mollement arrondis, les Vosges toutes bleues, — d’un bleu vert sombre, — sous le ciel lavé par de chaudes averses. Et si Parisien qu’il fût, jusque dans les moelles, — peut-être parce que Parisien ! — il éprouvait une sorte de jouissance à se sentir tout à coup transplanté hors de l’atmosphère boulevardière qu’il n’était plus d’humeur à goûter. Il aspirait, avec une avidité gourmande, l’air vif qui balayait les derniers nuages déchiquetés en lambeaux et moirait, de larges ondulations, la floraison rose des bruyères dans les plaines que son regard contemplait avec un plaisir charmé.
Puis, soudain, le large horizon disparut ; le train s’engageait dans une vallée magnifiquement étroite, enserrée entre deux murailles de sapins, d’un vert sans reflet, marbré par les taches grises des roches éboulées sur leurs flancs ; des murailles si hautes qu’elles faisaient le ciel invisible, et que le train semblait courir dans une coulée de verdure, de mystérieuse issue, fuyant le long d’un ruisselet dont les eaux transparentes mouillaient leur lit de pierre presque au ras du sol.
Pourtant une éclaircie déchira, un moment, le sombre et superbe voile qui murait les deux côtés de la route, et découvrit quelques chalets groupés autour d’une minuscule station. Le train s’arrêta une minute, le temps de recueillir une bande de promeneurs, Parisiens et Parisiennes d’allures, qui s’engouffrèrent dans les wagons avec un bruit joyeux.
Brusquement, ils réveillèrent chez Bertrand le souvenir du milieu vers lequel il allait. Évoqué dans cette vallée sauvage, il lui apparaissait tout à coup si absurdement artificiel, qu’un instinctif désir jaillit en lui de retourner en arrière pour aller se réfugier devant quelque beau paysage solitaire dont il jouirait en paix, sans avoir à craindre les paroles dissonantes comme des notes fausses.
Désir absurde, auquel il répondit comme il convenait, se gourmandant railleusement :
— Quel animal romanesque je suis encore capable de constituer à l’occasion ! Allons, un peu plus de vaillance. Si la fastueuse hospitalité de Mme Arnales me devient à charge, il ne me sera pas bien difficile de reconquérir ma liberté et de me réfugier dans la solitude de quelque village pittoresque, primitif à souhait ! Peut-être, après tout, est-ce que je calomnie mes hôtes et leurs invités en les soupçonnant atteints de parisianisme aigu !
Si vraiment Bertrand d’Astyèves craignait de s’être ainsi rendu coupable de jugement téméraire, il put se sentir délivré de tout scrupule sur ce chef quand, trois heures plus tard, il descendit sur la terrasse où était groupée, avant le dîner, la brillante société, réunie à la villa Belle-Rive. Et une involontaire réflexion jaillit en son esprit :
— Ils ont l’air de jouer une pièce du Gymnase !
C’était bien là le monde qu’il s’était attendu à rencontrer, très choisi. Des invités triés parmi les ultra-nombreuses relations de Mme Arnales : femmes célèbres dans le tout-Paris mondain par leur fortune et leur chic, voire même par leur beauté consacrée ; auxquelles nulle scandaleuse aventure n’aurait pu être imputée, toutes en puissance maritale, sans être pour cela dépourvues du montant nécessaire pour tenir en galante humeur la colonie masculine… Celle-ci représentée, outre la phalange des maris, par Étienne Daloy le romancier, le peintre Stanay et, dans le clan des célibataires, par un groupe de clubmen, d’âge flottant entre trente et cinquante ans, tous pourvus de quelque mérite particulier qui faisait priser leur présence.
Peu de jeunes filles avec Yvonne ; une jolie perruche, nulle, bavarde et coquette, Marguerite d’Hennecour, qu’elle tenait pour son « amie de cœur », et sa cousine, Sabine Lozanne, une fillette de dix-sept ans, spirituelle et gamine, sous la tutelle d’une mère éprise de correction, très bonne avec une clairvoyance redoutable, flirt comme une jeune miss, sachant, d’instinct, user sans pitié du charme piquant de son irrégulière petite figure de brune.
Tous étaient, plus ou moins, des familiers pour Bertrand d’Astyèves. En les trouvant réunis, toujours pareils à eux-mêmes, absorbés par les mêmes préoccupations mondaines, ayant mêmes allures, mêmes conversations, il aurait vraiment pu s’imaginer n’avoir pas quitté Paris, n’eût été l’admirable décor sur lequel s’ouvrait la terrasse.
Elle s’allongeait sur le bord même du lac dont la belle nappe tranquille flambait sous les lueurs du couchant qui avait la splendeur d’une gloire ; et sur ce ciel empourpré, se découpaient, très nettes, les cimes effilées des sapins dressés d’un jet svelte à l’extrémité du lac, les silhouettes noires et fines des barques qui filaient avec de grandes ondulations larges vers les hautes masses boisées des montagnes, roussies par une clarté d’incendie sur l’une des rives, alors que, déjà, l’autre s’enfonçait, tout obscure, dans le crépuscule bleu. Mais avec Bertrand, le peintre Stanay était peut-être le seul à contempler les fantastiques jeux de lumière qui irisaient le lac éblouissant. Près de lui, Étienne Daloy flirtait en phrases quintessenciées et incisives avec Sabine dont il cherchait à provoquer les ripostes drôles et qui se dérobait malicieuse.
Du fond du rocking chair où elle se balançait nonchalamment, Yvonne appela :
— Monsieur d’Astyèves ! Peut-on sans trop de scrupule vous distraire de la contemplation de ce coucher de soleil ?
Contraint par la nécessité, il se rapprocha, courtois :
— On peut… Et ce sera même œuvre de charité, car cette généreuse orgie de lumière commençait, je crois, à m’hypnotiser !
— Oui, le coup d’œil est beau ce soir. Il y a là une étonnante richesse de tons !
Une telle indifférence était dans son accent, donnait une si franche banalité à ses paroles qu’un sourire d’ironie passa, imperceptible, sous la moustache de Bertrand.
— Votre enthousiasme ne semble pas excessif, mademoiselle !
— Je ne suis pas enthousiaste ! Et puis, avouez que n’arrivant pas en droite ligne de Paris, comme vous, j’ai le droit d’être blasée sur un pareil spectacle. Depuis des années, j’en jouis tous les étés, et c’est beaucoup pour une fervente citadine de mon espèce !
— Alors, la nature ?… la campagne ?… Non !
— La nature ? la campagne ?… Non, pas du tout ! J’avoue que je ne vibre pas sur ces cordes-là. A un Parisien convaincu comme vous, je puis bien confier mon intime opinion, sans être obligée, comme si je causais avec Étienne Daloy, de me livrer à des variations, par exemple sur le thème : « Un paysage est un état d’âme ! »
— En vous inspirant d’Amiel lui-même ?
— Amiel ? Qui ça, Amiel ?
— Celui-là même qui a écrit la pensée que vous exprimez.
Elle se mit à rire :
— Je suis charmée de rendre à César ce qui est à César. Mais j’avoue que j’ignorais complètement l’existence de votre Amiel, et n’en ai cure. Je vous ai tout bonnement servi au passage une phrase dont j’avais vague souvenance pour l’avoir entendu commenter par quelque docte professeur.
— J’aime mieux cela !
— Parce que ?
— Parce que, fit-il, avec une hardiesse qu’elle ne soupçonna pas, vous auriez autrement culbuté l’idée que mon esprit prend la liberté grande de se faire sur vos goûts…
— Vraiment ? Et serait-il très indiscret de vous demander quelle est cette idée ?
Elle avait cessé de se balancer dans son fauteuil et le regardait curieusement.
— Indiscret ? Certes non, mais… imprudent peut-être, car vous pourriez bien m’amener à vous confier des choses… un peu bien difficiles pour moi à formuler, un peu délicates pour vous à entendre, si vous entourez la modestie d’un culte spécial… Prenez seulement que c’est l’idée en question qui m’a enlevé de Paris pour m’amener ici même, ce soir, près de vous…
Elle était incapable de discerner toute l’ironie dont ce madrigal était saupoudré, et une lueur plus vive anima une seconde son regard un peu froid. Décidément, il lui plaisait, cet aristocratique garçon de hautaine allure, qui ne se livrait guère et qu’elle comprenait mal. Pourtant, elle jeta d’un ton léger, dissimulant son plaisir :
— C’est gentil, ce que vous dites… Surtout s’il s’y trouve un grain de sincérité ! Soyez tranquille, nous ferons de notre mieux pour que vous ne regrettiez pas trop Paris, notre Paris après lequel je soupire, moi, de toutes les fibres de mon cœur… Si je n’avais la crainte de vous paraître un recueil de citations, j’ajouterais que je soupire après le petit ruisseau de la rue du Bac, à la suite de Mme de Staël. Cette fois, je nomme mon auteur !…
— Alors, vraiment, c’est à ce point ?
— A ce point ! Aussi, pour me donner l’illusion de n’être plus loin de ma bonne ville…
— Comme eût dit le roi Henri lui-même !
— Que vous êtes moqueur !… Je continue… Pour me donner l’illusion d’être dans Paris, racontez-m’en tous les petits potins que vous jugerez dignes de m’être offerts ! Je les dégusterai ainsi que des bonbons… Avez-vous vu les Debiennes avant leur départ pour Villers ? il paraîtrait que…
Elle avait bien raison de dire qu’elle était gourmande de racontars mondains, des plus insignifiants détails sur les uns et sur les autres dont ardemment elle provoquait le récit, s’y intéressant avec une vivacité puérile, dont Bertrand fut tout à coup frappé comme jamais encore il ne l’avait été… Peut-être parce qu’il souffrait, ainsi que d’une note fausse, du désaccord entre la futilité pitoyable de ces propos de salon et la beauté recueillie de ce crépuscule d’été.
Comment n’avait-elle pas l’intuition de cette dissonance aiguë, ne subissait-elle pas un peu, rien qu’un peu même, la pénétrante poésie de cette nuit proche, qui transfigurait sa joliesse de Parisienne, mettait des profondeurs inattendues sur son visage mièvre, estompait l’élégance trop cherchée de sa toilette pour en fondre les détails en un seul ensemble harmonieusement pâle…
Tout en l’écoutant bavarder, en lui répondant sur un ton léger de flirt, il se prenait à l’observer, dans un dédoublement de pensée qui lui était familier. Qu’elle était donc banalement quelconque, cette héritière qui n’avait ni la candeur délicieuse des vierges naïves, ni le ragoût piquant des gamines trop libres, s’enfermant dans une rigoureuse correction de tenue par unique souci de sa réputation mondaine, sans sincérité dans sa réserve démentie souvent par le sourire, le regard, la discrète équivoque des mots !
Nettement, il avait l’intuition de la femme qu’elle serait. Une mondaine accomplie, à coup sûr, point sotte en son genre, assez intelligente même pour parler à l’occasion, tout comme une autre, le jargon du bel esprit, ayant été saturée de leçons, cours, conférences ; peu sensible, point passionnée, jamais oublieuse de son immense fortune ni des égards que cette fortune devait lui valoir ; coquette, peut-être ; par vanité surtout, sans rien perdre de sa froide raison qui ne lui permettrait ni une incartade dangereuse ni une généreuse folie, pas plus que jamais elle ne serait capable de haute envolée d’âme ou de pensée.
— Et pourtant, c’est peut-être elle que j’épouserai, songea-t-il railleusement. Il faut être pratique et prévoyant à l’heure présente !
La voix trop claire d’Yvonne le fit tressaillir par une soudaine exclamation :
— Tiens ! voici Denise Muriel !… Et, comme de juste, à sa suite, son fidèle chevalier !
En effet, sur la route qui passait au pied de la terrasse, une forme féminine s’avançait, très fine dans le crépuscule bleu ; à ses côtés, un homme de robuste stature marchait.
La brise apporta les lointaines sonorités d’une voix musicale et grave. D’Astyèves eut un frémissement. Une singulière impatience l’avait secoué aux dernières paroles d’Yvonne, qui continuait d’un accent détaché, un peu sec :
— Sans doute, elle revient de quelque excursion. C’est une promeneuse fanatique ; elle est toujours sur les routes. Si vous désirez la voir, c’est là que vous aurez le plus de chances pour la rencontrer, car elle fuit le monde autant qu’elle le peut. C’est une sauvage que cette jolie fille !
Il demanda, les yeux arrêtés sur la silhouette souple que l’ombre lui voilait peu à peu, sans qu’il eût pu distinguer le visage :
— Mlle Muriel n’est point d’humeur visiteuse ?
— Du moins, en ce qui nous concerne. Elle ne sort guère de la colonie Champdray et Vanore, qui, peu sociable, joue volontiers au petit cénacle. Nous n’avons fait qu’une commune excursion avec Denise Muriel et les Vanore, Mme Champdray s’étant dérobée. Et c’est même pendant cette excursion qu’il m’a été donné de constater que les admirateurs de la belle chanteuse, dont vous êtes, je crois, tout particulièrement…
Elle le regardait avec une sorte de coquetterie, renversée un peu dans son fauteuil :
— Particulièrement ? Qu’entendez-vous par là ?
Le mot lui était échappé, elle se reprit tout de suite, très correcte :
— J’entends que vous savez, dit-on, apprécier en connaisseur tout ce qu’elle vaut comme artiste, voire même comme femme… Toujours est-il que vous et vos pareils avez ici un rival sérieux…
— Si sérieux que cela ?
— Mon Dieu, oui ! Il serait emballé pour le bon motif que personne n’en serait autrement surpris ! C’est un brave Nancéen, cousin de Mme Vanore, possesseur de nombreuses manufactures dont il est très fier, se pavanant volontiers, mais un bon garçon ! du genre colosse… Denise Muriel paraît l’avoir complètement ahuri, pardon, je veux dire ébloui, par sa beauté… Pour son talent, il est incapable d’en juger, n’entendant rien à la musique. Il la contemple avec des yeux de caniche dévoué tout à fait amusants et la suit dans ses promenades dès qu’il en peut trouver l’occasion !
— Ce qui rentre dans son rôle de caniche.
— Pas tout à fait. Les caniches ont, d’ordinaire, pour charge de conduire les aveugles, et Denise Muriel a des yeux dont elle sait se servir !
— Ai-je le droit de demander encore, « qu’entendez-vous par là ? »
— Mais… tout bonnement ce qu’en entendent ces messieurs qui, plus ou moins, flambent tous en son honneur !
Il y avait l’écho d’une jalousie de femme dans la sécheresse presque dédaigneuse de l’accent. Et, sans permettre une réplique à d’Astyèves, elle continua, se balançant un peu, d’un mouvement capricieux :
— Je vous disais qu’elle ne nous gratifie guère de ses visites. C’est preuve de tact chez elle ! En somme, elle n’est plus de notre monde et si elle entre au théâtre, il est inutile qu’elle ait paru être de nos relations, puisqu’alors nous ne pourrons plus la recevoir avec nos amis. Seulement, comme maman était désireuse de la faire entendre dans notre cercle, — car elle a une voix étonnante ! — il a été convenu qu’elle viendrait ici chanter chaque semaine, en artiste…
Une révolte passa, comme un souffle d’orage, dans tout l’être de Bertrand, lui jetant aux lèvres une mordante réponse. Mais il ne l’articula pas. De quel droit l’eût-il fait ? Ce que disait si brutalement cette élégante petite fille, de sa voix claire et froide, c’était l’absolue vérité, au point de vue de la sagesse mondaine. Sans doute, ils en jugeaient tous ainsi, les privilégiés réunis sur cette terrasse fleurie, auxquels la destinée bienveillante avait épargné les angoisses d’un avenir matériel incertain, qui pouvaient jouir, dans l’ignorance du terrible souci d’argent, de ce beau crépuscule d’été…
Et, tout à coup, Bertrand songea qu’un seul des êtres groupés là connaissait l’amertume du pain péniblement gagné, l’institutrice d’Yvonne, une pauvre créature timide, par qui Mme Arnales venait de faire apporter un châle à sa fille. L’écharpe posée sur les épaules d’Yvonne, elle était restée à l’écart. Elle aussi contemplait le lac devenu pareil à une nappe immense de métal sombre, sous le ciel qui s’étoilait…
Pas plus que Bertrand qui réfléchissait, elle ne semblait entendre la rumeur des conversations ; et, comme lui, elle tressaillit au son de la cloche qui annonçait le dîner.
Denise cessa de ramer et permit à sa barque de dériver lentement sur l’eau miroitante du lac que le soleil piquait d’éclairs. Alors, la main arrêtée sur les rames immobiles, elle s’abandonna toute à l’allégresse de cette matinée d’août, se laissant pénétrer par la grâce pittoresque de ce joli pays vert, par le charme du ciel limpide que des vols d’hirondelles striaient d’ailes noires.
Grisée d’air vif, de chaude lumière, elle songeait seulement que c’est une douceur de vivre parfois, fût-ce un seul instant, dans l’oubli absolu du passé comme de l’avenir, et la pensée muette, de se perdre dans l’apaisante inconscience des choses. D’un regard voilé de rêve, elle contemplait la route qui fuyait à l’ombre des arbres, frôlant presque les eaux fraîches, et, sous les rameaux feuillus du quai, les promeneuses qui passaient en toilettes claires, prenant ainsi à distance des airs de grandes fleurs vivantes, jaillies de l’herbe des pelouses. Sur le lac, autour d’elle, des embarcations glissaient qui moiraient l’eau de leur sillage rapide ou lent ; périssoires effilées, lancées avec une prestesse de flèche, barques moins sveltes, souvent pavoisées d’oriflammes, qui, presque toutes, emportaient des êtres jeunes ; les hommes courbés sur leurs avirons, les femmes nonchalantes, amusées ou rêveuses, pailletant l’étendue bleue de la clarté de leurs corsages pâles, de leurs chapeaux fleuris sur les cheveux nimbés de lumière.
— Eh ! là-bas ! gare ! jeta une voix sonore.
Denise tressaillit, rappelée à elle-même. Sa barque, dérivant, s’en allait vers la petite flottille qui bordait le quai, et un canotier avertissait la promeneuse distraite. Vite, elle reprit les rames et ses mains nerveuses éloignèrent adroitement sa petite embarcation d’une grande qui arrivait, décorée du pavillon des Arnales, couleur d’or, comme les cheveux d’Yvonne moussant sous le chapeau de paille, enguirlandé de coquelicots. Denise distingua vite la jeune fille, assise auprès de ses deux amies, au milieu de son habituelle escorte masculine, augmentée d’un nouveau venu, en qui, tout de suite, elle reconnut Bertrand d’Astyèves, bien qu’il fût perdu parmi les rameurs. D’ailleurs, eût-elle hésité que le doute lui eût été aussitôt enlevé, car, dans le silence vibrant du lac, la voix haute d’Yvonne montait et appelait, avec un petit rire mordant :
— Monsieur d’Astyèves ? voulez-vous voir comment une belle artiste utilise ses loisirs en villégiature ? Regardez canoter la charmante Denise Muriel !
Elle n’entendit pas la réponse et ne put savoir qu’un tressaillement d’impatience irritée avait secoué Bertrand, certain qu’elle avait saisi le propos articulé avec une parfaite désinvolture.
Très profondément, il la saluait, tandis que Sabine lui lançait un amical :
— Bonjour, mademoiselle Denise !
Elle eut, pour la jeune fille, un léger sourire et passa inclinant un peu, très peu, la tête, pour répondre au salut des autres, dédaignant l’hommage de tous ces regards d’homme qui, si elle eût voulu les comprendre, lui disaient quelle vision charmante elle évoquait, souple et jeune, dans sa barque solitaire, le visage rosé par ses mouvements de rameuse, par le souffle vif de la brise qui illuminait la peau d’un éclat de belle fleur.
D’un élan sûr, elle dirigea son canot vers le quai, laissant derrière elle celui des Arnales et, en droite ligne, elle vint aborder au débarcadère.
Encore une finie, de ces promenades capricieuses qui étaient l’un des enchantements de ce séjour à Gérardmer que lui offrait l’affection de Mme Champdray ; un séjour qui avait pour elle la douceur d’un rêve très bon et d’une joie imprévue.
L’invitation de sa vieille amie lui était arrivée au moment où elle avait l’unique perspective d’un été solitaire et maussade à Paris, sa mère partie pour les eaux avec Robert dont il fallait occuper les vacances ; et les frais d’un inutile séjour à l’hôtel pour elle-même lui étant interdits par les ressources exiguës de leur budget d’été.
Aussi, elle avait tressailli d’un plaisir d’enfant, se voyant soudain enlevée à son isolement, transplantée dans une atmosphère de chaude sympathie où elle pouvait sans scrupule, comme tout l’y conviait, oublier que la vie lui était lourde de responsabilités et de difficultés.
Oh ! se laisser vivre ! quelle jouissance inattendue c’était pour elle ! Et comme elle la goûtait, dans tout son être jeune, ardemment reconnaissante à la femme délicate qui se faisait un maternel plaisir de la lui procurer ; touchée aussi des attentions dont l’entourait Mme Vanore, une excellente petite femme, mère de famille convaincue, guère artiste, admiratrice touchante de son illustre mari qu’elle adorait, sans idée même qu’il eût pu jamais lui être infidèle, ayant gardé une invraisemblable naïveté au milieu du monde d’artistes où elle vivait sans s’effaroucher de rien, grâce à sa merveilleuse candeur.
Lentement, pour jouir plus longtemps de la belle matinée bleue, Denise allait reprendre le chemin des Xettes, groupe de chalets et de fermes, sur le flanc de la montagne, parmi lesquels se dressait la villa de Mme Champdray.
Mais, sur le quai, elle s’arrêta ; la pâle institutrice d’Yvonne, Mlle Dusouy, y était assise, attendant le retour des promeneuses qui avaient jugé sa présence superflue. Et dans sa solitude, avec une expression songeuse sur son visage fané, elle avait un tel aspect de mélancolie, qu’instinctivement Denise interrompit sa marche, dans un désir d’offrir à cet isolement, la douceur d’un peu de sympathie. Cette pauvre fille, traitée chez les Arnales à la façon d’une utile machine, était la seule de cette brillante maison qu’elle trouvât plaisir à voir. Et, lui tendant la main, elle dit amicalement :
— C’est bon, n’est-ce pas, de jouir en liberté d’une matinée comme celle-ci ?
— Ce serait bon, corrigea l’institutrice avec douceur. Je ne sais pas beaucoup ce que c’est que d’être libre. Et il ne m’est pas permis de désirer l’apprendre. Je le saurai toujours trop tôt !
Les yeux de Denise interrogeaient, Mlle Dusouy expliqua avec la même simplicité résignée :
— Je vous étonne ? C’est que, pour posséder mon indépendance, il me faut être sans position, et rien ne peut m’arriver de plus fâcheux puisque je dois travailler pour vivre… C’est un malheur qui ne tardera guère à m’atteindre, je le crains, car, d’un jour à l’autre, Yvonne va se marier. Il en est sans cesse question… Alors, pour moi, ce sera une nouvelle place à trouver. Et si vous saviez quelle perspective c’est là ! Il y a tant de demandes et si peu d’occupations, en somme, pour y répondre !
Une détresse frémissait dans la voix de l’institutrice, quoiqu’elle parlât très calme, en femme qui, de longtemps, a compris la vanité des révoltes contre la destinée. Mais son angoisse qui vibrait ironiquement dans la triomphante joie des choses, lui était jaillie des lèvres parce qu’elle l’étreignait toute, et elle trouva un écho dans le cœur même de Denise. La jeune fille, elle aussi, connaissait le souci de l’avenir !
Presque affectueuse, elle lui dit :
— Oh ! oui, je comprends votre inquiétude. Mais ne vous alarmez pas trop à l’avance, cela sert si peu heureusement. Très souvent, les choses s’arrangent autrement et mieux que nous ne le pensons. D’ailleurs, peut-être, Mlle Arnales ne se mariera-t-elle pas aussi vite que vous le supposez. Elle est très difficile !
L’institutrice sourit :
— Il suffit d’une fois. La villa abrite tant de beaux messieurs tout l’été ! Il vient encore d’en arriver un nouveau, M. d’Astyèves, qui plaît particulièrement à Yvonne.
Denise revit le jeune homme assis dans la barque, non loin d’Yvonne, il est vrai, mais l’enveloppant elle-même au passage d’un regard auquel une femme ne pouvait se tromper. Elle demanda, sceptique :
— Et vous pensez qu’elle lui plaît aussi ?
— Les héritières comme elle paraissent toujours charmantes.
Il n’y avait pas une ombre de malice dans l’accent de Mlle Dusouy. En toute simplicité, elle reconnaissait un fait. Denise, à son tour, sourit.
— Vous avez raison, mademoiselle, mais vous parlez à la façon d’un vieux misanthrope. Voici vos promeneuses qui reviennent. Moi qui ne suis pas de leur monde, je me sauve avant leur arrivée. Au revoir et bon courage ! Si je puis vous être utile en quelque chose, je vous en prie, usez de moi sans cérémonie…
Et avec la même grâce amicale qu’elle avait mise dans son accueil, elle quitta l’institutrice pour s’engager sur la route des Xettes dont elle gravit lentement la côte assez rude, s’abandonnant de nouveau, avec une ivresse jeune, au charme que distillait en elle ce paysage de lumière.
Dans le salon, tendu d’étoffe persane, madame Champdray écrivait. Elle releva la tête, entendant le bruit léger des pas de Denise, et lui sourit.
— Vous voilà rentrée ? petite fille. Comme vous êtes rose ! Le canotage vous réussit. Vous n’avez pas eu d’aventure sur le lac ? Vous n’avez ni chaviré ni fait chavirer personne ?
— Personne ! ma grande amie. J’ai même savamment louvoyé autour du canot Arnales.
— La blonde Yvonne naviguait ?
— Elle naviguait, suivie de sa cour, à laquelle s’était jointe un nouvel admirateur de sa précieuse petite personne, M. d’Astyèves !
— Comment, d’Astyèves est ici ?… Celui-là, ma petite, m’a un peu l’air d’être votre admirateur plus encore que celui d’Yvonne.
— N’en croyez rien ! madame. Il a, pour chacune de nous deux, une forme particulière d’admiration et celle dont il me fait hommage est de telle qualité que mieux vaut n’en pas parler !
Une seconde, Mme Champdray considéra cette créature charmante dont la jeunesse avait dû apprendre déjà tant de scepticisme. Il y avait un peu d’amertume dans le léger sourire des lèvres, — ces lèvres désirables pour ceux-là mêmes qui restaient de froids dilettantes jusque dans la vivacité même de leur entraînement.
— Décidément, ma mie, vous êtes sage autant que clairvoyante… Je n’ose pas dire « trop sage ». Mais que je regrette de ne pouvoir vous prêcher l’illusion !… Enfin, laissons tout cela… Ah ! j’oubliais, il y a là une lettre pour vous.
Elle lui tendait une enveloppe timbrée de Vichy, où Mme Muriel faisait sa saison. Depuis une semaine qu’elle y était installée, pour la première fois, elle donnait signe de vie à sa fille ; et Denise, en recevant la lettre savait bien qu’elle n’y trouverait, sans doute, aucune chaude caresse de pensée ou même de mot…
Elle emporta la lettre dans le jardin, voulant la lire seule parce qu’elle était jalouse du secret de ses impressions. Une petite anxiété frémissait en elle devant cette enveloppe encore close, car bien souvent les lettres, comme les paroles de sa mère, l’avaient meurtrie ; et, une seconde, elle s’attarda instinctivement à respirer l’odeur fraîche d’un brin de réséda cueilli au passage, enviant la sérénité des choses qui, un moment, lui avait fait l’âme joyeuse.
Puis, elle rompit le cachet et lut :
« Ma chère Denise, comment t’es-tu si mal renseignée au sujet de l’hôtel où tu m’as envoyée ? Il est détestable à tous les points de vue, société, chambre, cuisine… Avec tes manies d’économie à outrance, tu en arrives par trop à oublier qu’un certain confort m’est indispensable. Aussi ai-je dû changer et me suis-je enfin installée beaucoup plus à ma convenance. Une autre fois, je saurai que je ne puis me fier à toi, quant à cet ordre de choses !
« Seulement, les conditions de mon nouveau gîte sont naturellement plus élevées que celles du petit hôtel où tu avais jugé bon de m’envoyer. Aussi, puisque tu es, de par ta volonté, la caissière de la famille, je te serais obligée de me faire parvenir, sans trop de retard, des capitaux. Je n’aime pas à courir le risque de me trouver à court, d’autant que je désire pouvoir faire faire quelques excursions à ton frère et que les cochers se montrent fort exigeants. Adresser pareille demande à ton père serait inutile, car il m’a l’air de s’être, à son ordinaire, mis dans les embarras d’argent… Ce qui me force à recourir encore à toi…
« A part ces ennuis pécuniaires, dont je ne puis me défendre de souffrir comme aux premiers jours de notre ruine, je suis satisfaite de mon traitement ; et ton frère, peu blasé, le pauvre enfant ! jouit beaucoup de son séjour ici… Mais combien je voudrais, moi, en être loin ! Je me sens enveloppée d’une atmosphère de vie facile et luxueuse, de gaieté, d’animation, — dans notre nouvel hôtel surtout ! — qui m’est insupportable. Je n’ai ni la santé ni la résignation de m’accommoder d’un pareil voisinage et j’ai hâte de regagner ma solitude de Paris où s’engourdit un peu l’amertume de ma vie gâchée !
« Donc, ma chère enfant, envoie-moi bien vite ce que je te demande et faisant ce sacrifice de tes sages principes d’ordre, puise dans ta réserve les quelques cents francs dont j’ai besoin absolument. Continue à jouir de ta villégiature auprès d’une amie qui a l’heur de te plaire beaucoup, en qui tu trouves sûrement une société plus gaie que la mienne. Ne t’imagine pas de vouloir jouer là-bas, encore, ton personnage d’artiste. Puisque, pour un instant, tu en as la possibilité, redeviens la vraie fille du monde que tu aurais dû être… Hélas ! hélas ! nulle mère ne peut souffrir plus que moi de la destinée qui est faite à son enfant !…
« Mais je ne veux pas t’attrister une fois de plus. Au revoir, ma Denise. Reçois les plus affectueux baisers de ta mère et amie,
« Germaine Muriel. »
Denise reposa la lettre sur ses genoux. Loin devant elle, c’était toujours le même horizon baigné de clarté blonde, le même frémissement léger des eaux bleues pointillées de voiles blanches ; dans l’air chaud, la même joyeuse rumeur de vie… Mais elle ne pouvait plus jouir de l’éblouissante fête de cette matinée d’été. Ses yeux regardaient sans voir. Et, amère, elle murmurait :
— De l’argent, où en trouverai-je ? Maman sait pourtant bien que, tout juste, nous avons la somme nécessaire pour traverser les mois d’été pendant lesquels je ne gagnerai rien. Si je lui envoie ce qu’elle demande, que ferons-nous ensuite ?…
Ah ! cette misérable question d’argent, sans cesse renaissante, puisque ni sa mère ni son père même ne savaient se plier aux obligations imposées pourtant par leurs ressources étroites, comme elle en connaissait le poids, elle qui avait la charge d’équilibrer le chancelant budget ! Elle avait justement pressenti que la lettre de sa mère lui ravirait sa fragile quiétude ! Obsédée par le souci de répondre à la demande de Mme Muriel, en même temps de lui rappeler, et avec combien de discrétion ! quelle rigoureuse économie leur était imposée, elle ne pouvait plus jouir de la belle journée d’été.
— Denise, ma petite, vous êtes devenue bien songeuse, remarqua affectueusement, un peu plus tard, Mme Champdray. N’oubliez pas que si votre vieille amie peut vous être utile pour une chose ou une autre, il faut recourir à elle tout simplement.
Mais le tourment qui troublait Denise était de ceux qu’elle jugeait devoir garder pour elle seule. Elle remercia Mme Champdray, et même, pour répondre à sa mère, après s’être livrée à d’énervants calculs, elle attendit que son amie fût partie en excursion. Alors seulement, sa lettre achevée, elle sentit moins pesante, la mélancolie qui s’était abattue sur elle. Quand elle revint à sa place favorite, dans le jardin, elle n’avait plus dans l’âme que le désir d’oublier ses préoccupations, si mesquines et si graves, dans la paix profonde des fins de jour dont le silence tombait sur elle, fait de calme et de douceur berceuse. Même, elle n’ouvrit pas le livre qu’elle avait apporté et qui restait abandonné sur ses genoux…
Mais, derrière elle, la cloche d’entrée tinta. Était-ce déjà Mme Champdray, qui revenait ? Non, à la grille, un visiteur parlait à la femme de chambre qui l’introduisait ; c’était Bertrand d’Astyèves. Il était si près d’elle que, l’eût-elle voulu, elle n’eût pu dérober sa présence. Elle n’y songea pas. Échapper à elle-même lui semblait, à cette heure, désirable par-dessus tout !
D’ailleurs, ce n’était pas pour elle un étranger importun que ce Bertrand d’Astyèves qu’elle savait pouvoir tenir pour un agréable causeur, supérieur en culture littéraire et artistique à la bonne moyenne des hommes du monde. Et puis, son scepticisme ne l’empêchait pas d’être bien femme ; et l’intuition que, si la fantaisie lui en prenait, elle pourrait réduire à sa merci ce beau garçon dédaigneux, l’animait d’une complexe sensation de revanche, d’ironie triste, et aussi d’indulgence pour la franchise hardie avec laquelle il la recherchait.
Voyant qu’elle avait eu vers lui un geste léger d’accueil, il s’approchait :
— Je vous fais toutes mes excuses de troubler ainsi indiscrètement votre solitude. Je venais présenter mes hommages d’arrivée à Mme Champdray, que l’on m’avait dit être, en général, chez elle, à la fin de l’après-midi.
— Elle ne tardera pas, en effet, à rentrer. Voulez-vous l’attendre ?
— Si vous daignez m’y autoriser.
Elle sourit un peu.
— Je pourrais vous répondre que je n’ai pas qualité pour vous autoriser ou non. Mais ce serait vraiment oublier que je suis traitée ici en enfant de la maison et me montrer très ingrate. Au nom de Mme Champdray, soyez donc le bienvenu. Je ferai de mon mieux pour bien pratiquer l’hospitalité en son absence.
Il s’inclina, envahi par une sensation de plaisir très vif. Le hasard lui était plus favorable qu’il n’eût jamais osé l’espérer.
— Je vous remercie et j’use de votre bonne grâce, au risque d’être un gêneur, car vous lisiez.
Elle eut, de nouveau, le fugitif sourire qui donnait au visage une délicieuse expression de toute jeunesse.
— J’aurais lu, peut-être, sans doute même ; mais quand vous êtes arrivé, je faisais, je crois bien, tout comme les petites filles, je rêvassais en regardant le paysage qui m’est un ami avec lequel je m’oublie en interminables conversations ! Avouez qu’il mérite tant d’honneur et que, si accueillant que soit le salon de Mme Champdray, le jardin où je vous retiens vaut mieux encore pour la vue dont on y jouit…
Et, du geste, elle indiquait l’horizon dont le large cercle enveloppait le lac, les montagnes noires de sapins, les coteaux veloutés par l’herbe haute, la petite ville souriante et, s’en détachant, la route étroite et blanche qui fuyait, dominée par la chaîne onduleuse des Vosges que le crépuscule bleuissait, toutes sombres sous le ciel rose du couchant.
Et Bertrand pensa tout à coup qu’il se souviendrait toujours du paysage évoqué par la voix musicale dont l’accent venait, une fois encore, de trahir une si forte intensité d’impression. En son dilettantisme, il goûtait tout à la fois la beauté des choses et l’effleurement de cette âme de femme, palpitante de vie ardente et jeune dans une forme charmante. Et, très sincère, il dit :
— Vous avez bien raison de planter ici votre tente ! Les minutes doivent s’y écouler exquises, surtout quand on a le secret d’y enfermer… tout ce que vous y mettez…
— Tout ?… Mais laissez-moi vous dire que vous ne savez guère quel est ce « tout » !
— Oh ! je le devine bien un peu.
— Vraiment ?… Quelle ambition grande ! M’expliquerez-vous d’où vous prenez le droit de l’avoir ?
Il se mit à rire.
— C’est la récompense de mes profondes méditations.
— De vos méditations… à mon sujet ?
— Si j’osais, je répondrais… oui. Ne m’en veuillez pas trop de mon audace. Elle vient de ce que… Mais faut-il vous avouer quelque chose ?
— Quoi donc ?… Avouez toujours, nous verrons ensuite…
— Eh bien, elle vient de ce que j’ai rarement rencontré de femme qui, autant que vous, m’induise en tentation de curiosité et d’investigations psychologiques !
Elle arrêta sur lui ses larges prunelles, dont la chaude lumière laissait pourtant les secrets de l’âme bien voilés. Une lueur d’amusement y brillait, tandis qu’elle interrogeait, un peu moqueuse :
— Et alors, ayant succombé à la tentation, vous êtes arrivé à la conclusion que vous pourriez, à merveille, démêler ce qui se passe dans mon cerveau, étant donné que, par discrétion, vous avez, bien entendu, laissé mon cœur de côté ?…
Du même ton de badinage qui atténuait ses paroles, il dit en souriant :
— J’ai, au contraire, constaté que vous étiez très difficile à connaître. Or le mystère attire fatalement les curieux de mon espèce.
Elle secoua la tête. Appuyée au dossier de son fauteuil de paille, elle regardait droit devant elle, et il apercevait seulement le profil souple, les lèvres un peu entr’ouvertes par une expression de scepticisme.
— Vous me faites trop d’honneur ! J’imagine que si les curieux pénétraient le mystère qui les tente, — surtout parce que c’est le mystère ! — ils se trouveraient alors fort déçus et s’aviseraient qu’ils se sont mis en bien inutiles frais d’imagination !
— Non, fit-il hardiment. De cela, je suis bien sûr !
— Parce que ?
— Parce qu’il y a en vous plusieurs personnes possédant chacune ses richesses propres et son imprévu…
Elle eut un imperceptible froncement de sourcils et le regarda bien en face, intéressée malgré elle, pourtant.
— Je ne comprends pas très bien. Aussi quoique je déteste me voir mise en jeu, je serai, pour une fois, indifférente à cette impression afin d’apprendre quelles sont les différentes femmes que vous avez découvertes en moi. Il est toujours bon de s’instruire, n’est-ce pas ?
— Du moins, les gens sages l’affirment. Mais je pense qu’en la circonstance, vous êtes savante à ne pouvoir désirer l’être davantage ! Ne vous moquez donc pas de ma petite science et des résultats de mon humble travail d’observation… La première vous que j’ai rencontrée chantait chez Mme Arnales, où, dédaigneuse, elle enthousiasmait un public de snobs, qui l’écoutait pourtant de son mieux ; sans mériter, d’ailleurs, pareille fortune, je le reconnais en toute conviction… Et cela est ma très modeste opinion !
Cette fois, elle riait franchement.
— Vous faites bien d’ajouter cette explication, car j’allais renier cette moi, si ridiculement juchée sur le piédestal de sa haute opinion d’elle-même.
— Vous l’eussiez reniée, soit ! Mais si vous daigniez livrer toute votre pensée, vous avoueriez que vous teniez en piètre considération, la partie peut-être la plus brillante de votre brillant auditoire, et que les hommages les plus respectueux étaient impuissants à monter jusqu’à vous !
Presque bas, elle murmura avec amertume :
— Les plus respectueux !…
— Oui, les plus respectueux ; il n’en est pas d’autres qui puissent s’adresser à vous…
De nouveau, elle le regarda bien droit et elle le comprit si sincère, — en cette minute-là, du moins ! — qu’elle eut envie de lui crier merci. Mais ses yeux seuls murmurèrent le mot qui scellait un lien fragile tendu tout à coup entre eux.
— Me direz-vous comment vous êtes arrivé à une telle conclusion quant à mes impressions chez Mme Arnales ?
— En vous entendant chanter chez Mme Champdray et chez Vanore. Vous étiez toujours la même admirable artiste, — laissez-moi vous le dire, c’est tout uniment la vérité…, — mais vous n’aviez plus à faire l’effort d’oublier votre public ; vous vous sentiez trop bien, chez Vanore, en union d’âme avec ceux qui vous écoutaient, des fervents de musique comme vous-même… Aussi, comme vous avez chanté ce soir-là ! Je crois que dans mes plus vieux jours, je posséderai encore vivant le souvenir de l’absolue jouissance artistique que je vous ai due pendant cette inoubliable soirée.
Son visage se rosa un peu, tant était expressif l’accent de d’Astyèves. Sans répondre, elle songea tout haut, très simple :
— Oui, je me souviens de la soirée dont vous parlez… La nuit était admirable !… Je me rappelle que, tout en chantant, je la regardais, et sa beauté opérait sur moi comme un charme… Encore une autre moi, celle qui subit si fort la magie des belles nuits d’été…
— La même qui, ce matin, trouvait exquis d’aller à la dérive sur le lac…
Sur sa bouche, glissa le mystérieux sourire, moqueur et caressant :
— Décidément, vous êtes un homme de grande perspicacité ! Comment avez-vous deviné que je goûtais autant mes promenades sur le lac ?
— Il suffisait de vous voir, vos rames abandonnées, pour vous sentir conquise toute par la beauté souriante de ce paysage de verdure et d’eau bleue…
Elle regardait, vers les montagnes lointaines, le lac qui se moirait de pourpre et d’or et, pensive, elle dit :
— C’est vrai, j’aime Gérardmer… Vous, pas ?
— Oh ! moi, je l’ai exploré, depuis mon arrivée, en trop mondaine compagnie pour avoir eu le loisir même d’en sentir le charme…
— Eh bien, si vous voulez être séduit en une seule promenade, si vous ne craignez pas les montées un peu abruptes, allez-vous-en, à votre heure favorite, sans importune société, en un lieu tout près d’ici, appelé les Gouttridos. Vous y trouverez une ferme isolée sur la hauteur d’une colline, au milieu d’une petite prairie qui dévale vers un creux de vallon tout boisé… Puis, par delà le lac, vous apercevrez un lointain de montagnes fuyant les unes derrière les autres, obscures ou presque pâles dans la lumière. Autour de vous, ce sera un calme vivant, un souffle d’air vif délicieux, pur comme l’eau des sources de ce pays !… Et tout cela vous fera rêver ou penser, — selon que vous avez une âme de poète ou de… philosophe… Tout cela vous charmera, si vous avez des yeux de peintre. Et tout cela vous laissera indifférent, si vous avez tout bonnement une âme mondaine de clubman !
— Espèce d’âme que vous méprisez de toutes vos forces ! Ah ! quelle artiste vous êtes aussi pour peindre la nature !…
De la sentir ainsi vibrante, le désir impérieux se ravivait en lui, — envahissant comme un flot, — de tenter de l’éveiller à l’amour qui ferait d’elle une incomparable créature, de conquérir son âme et sa pensée closes, pour obtenir le don entier de sa jeune beauté.
L’idée vague flottait en lui que l’heure avançait, que, peut-être, il eût dû prendre congé. Mais il ne se résignait pas à dire les mots qui rompraient le charme que tout son être subissait, surtout à cette heure exquise des fins de jour qu’il aimait entre toutes. Les paroles que les âmes entendent lui montaient aux lèvres. Il se tut, pourtant, mais sans avoir le mérite d’avoir résisté à la tentation. La cloche d’entrée vibrait de nouveau, et Mme Champdray apparaissait sur le seuil du jardin.
Dans son grand cabinet de travail, ouvert sur l’horizon du lac, où la lumière pénétrait doucement tamisée par les larges stores écrus, Mme Champdray écrivait. Elle s’arrêta, entendant sous sa fenêtre la voix de Denise et, repoussant un peu le feuillet que noircissait sa haute écriture, presque masculine, elle appela :
— Denise, vous sortez ?
La porte s’ouvrit.
— Oui, madame. Peut-on, sans vous déranger, entrer vous dire au revoir ?
— Entrez, enfant. Vous êtes toujours la très bien venue. Où courez-vous encore après avoir circulé toute la matinée ? intrépide petite promeneuse.
— Ce matin, je n’étais pas en route pour mon plaisir. J’avais la répétition du concert de charité au casino et de la messe en musique de dimanche. Vanore est sans pitié quand il s’agit de me produire. Toutes les occasions lui paraissent bonnes.
— Parce que, sachant mieux que personne tout ce que vous valez, petite, il est fier de vous et prépare, dans son affection pour vous et dans son amour pour la musique, votre avenir d’artiste dont vous ne vous souciez pas assez.
Une ombre voila le jeune visage souriant.
— Follement, j’espère toujours y échapper, quoique chaque jour me pénètre davantage de la conviction que j’espère en vain. Les circonstances seront plus fortes que moi, et le théâtre me prendra à un moment ou à un autre. Pendant que je suis ici, au moins, je veux l’oublier…
— Et moi, maladroite, je vous rappelle vos craintes, ma pauvre petite. Pourtant Dieu sait que je trouve sage de vivre pleinement dans l’heure présente quand elle n’est pas trop mauvaise… Fuyez-moi, ma chérie. Allez-vous-en jouir de cette belle journée… Où cela ?
— Aux Gouttridos. Mme Vanore y emmène goûter ses enfants et leurs amis.
— Une petite fête enfantine à laquelle leur père se dérobera, tandis que le bon Grisel y figurera allégrement dans la certitude de vous y retrouver. Ma mie, ayez donc un peu pitié de ce garçon et ne lui tournez pas absolument la tête comme aux autres…
— Aux autres ?…
Mme Champdray sourit :
— Je parle de la colonie masculine habitant la villa Arnales qui m’a l’air de brûler en votre honneur plus ou moins discrètement.
— Comme on brûle pour un modeste professeur de chant, puisque c’est surtout le personnage que je remplis chaque jour en ce moment chez Mme Arnales.
— Une vraie corvée que vous avez acceptée là, enfant. Il fallait confier à Vanore le soin de leur déclarer que les amateurs de leur qualité ne devaient point se mêler de chanter sa musique et laisser ces musiciennes, du genre perruches, patauger à leur aise dans les chœurs qu’elles ont la regrettable ambition d’exécuter !
Une amertume un peu mélancolique effleura la bouche fraîche.
— Ç’aurait été plus agréable pour moi évidemment, car j’ai le caractère si malheureux que le professorat me paraît sans nul charme ; mais ce n’eût pas été raisonnable. Et, bon gré, mal gré, je dois être sage !
Elle s’arrêta court, ne voulant pas s’abandonner à d’inutiles confidences sur ses soucis matériels. Ah ! oui, certes, elle n’avait que trop de motifs de ne négliger nulle occasion de parer aux dépenses inattendues provoquées par la façon de vivre de Mme Muriel, aux eaux. Mais cela ne devait regarder qu’elle seule. Et, sans permettre à sa vieille amie de lui répondre, elle poursuivit, s’obligeant à trouver un accent gai :
— D’ailleurs, ces séances musicales ne sont pas aussi absolument insipides que vous le supposez ! Elles se trouvent coupées par toutes sortes d’incidents pouvant être qualifiés d’amusants, quand on les regarde d’un certain côté. Ce sont les conseils et les appréciations de Mme Arnales sur l’effet des chœurs, les rappels à l’ordre adressés à Sabine qui bavarde, flirte hors de propos, et riposte aux observations avec sa désinvolture pittoresque, les impatiences contenues d’Yvonne, quand elle s’aperçoit trop bien de tout ce qui manque à sa voix, etc., etc… C’est une façon de vraie petite comédie qui se joue aux répétitions ! Les choristes masculins, heureusement, relèvent le niveau des chanteurs. Plusieurs sont vraiment bons musiciens…
— Surtout d’Astyèves, n’est-ce pas ? Ce garçon est décidément doué à merveille en tout. Il est né pourvu de ce qui peut constituer un séducteur moderne… Physiquement, il a pour lui son allure de gentilhomme, aujourd’hui on dit de clubman aristocratique… Au moral, il possède une très vive intelligence de raffiné, une discrète ambition, un égoïsme nonchalant et distingué d’homme de goût habitué à suivre sa seule fantaisie, à rechercher les choses finement délectables, pour sa propre satisfaction ; susceptible d’emballements violents que sa froide volonté saura toujours maîtriser, coûte que coûte, quand il le jugera sage, ayant juste assez de cœur pour réussir à jouer un personnage de charmeur, sans compromettre son propre repos… Une nature intéressante à étudier, en somme ; sinon à laquelle il faudrait se fier ! Cet homme, si chevaleresquement courtois pour les femmes, saurait, j’en suis sûre, se montrer cruel, — dans l’ordre sentimental, s’entend ! — non pas avec une inconscience, mais avec une insouciance parfaite !
Mme Champdray avait parlé d’un seul jet de pensée, avec la mordante vivacité dont elle était coutumière quand un sujet la préoccupait. Denise, droite devant elle, le regard enfui vers les lointains fleuris du jardin, l’écoutait attentive, devinant que ce jugement très net, qu’elle sentait si juste, lui était délicatement destiné. Car la femme clairvoyante qu’était Mme Champdray avait vite pénétré l’œuvre de séduction entreprise par Bertrand d’Astyèves, volontairement ou non…
Une seconde, le regard de Denise s’arrêta dans celui de sa vieille amie, avouant sans honte qu’elle avait compris le conseil ; puis, se penchant, d’un geste d’affection, elle embrassa Mme Champdray :
— Merci de veiller ainsi sur votre fille ! Mais ne craignez rien pour elle… Vous savez que les circonstances se sont chargées de la rendre aussi sceptique que votre prudence peut le souhaiter et qu’elle est bien résolue à ne pas se permettre de souffrir par le fait de M. d’Astyèves ni d’un autre…
— Et ce sera sagement à elle !… Sur cette double conclusion, sauvez-vous, ma chérie, vous serez en retard, et j’oublie, moi, tout à fait mes paperasses en bavardant avec vous.
Elle obéit et sortit.
Dehors, c’était toujours la fête lumineuse d’un été remarquablement beau. A travers les frondaisons vertes, l’air vibrait de chaud soleil et bruissait dans les aiguilles des sapins dont la senteur subtile flottait dans la brise… Et une fois encore, tandis que de son pas souple, elle descendait la côte des Xettes, toute la jeunesse de Denise lui monta au cerveau, la pénétrant de l’invincible besoin d’oublier tout souci dans la sérénité de l’heure présente. En bas de la côte, elle dut s’arrêter, au moment de traverser la route pour gagner le sentier qui grimpait aux Gouttridos. Dans un fin poudroiement de poussière, un mail arrivait, lancé au trot de ses quatre chevaux dont les sabots heurtaient la terre très sèche, celui des Arnales illuminé de visages jeunes, de robes claires, de chapeaux fleuris…
Un petit sourire de raillerie retroussa une seconde la bouche de Denise :
— Eux en haut ! moi en bas, dans la poussière, ainsi qu’il convient ! Comme c’est symbolique !
Les hommes s’étaient découverts pour la saluer, plus d’un, avec le regret ravivé qu’elle se fût refusée le matin à faire partie de la promenade. Bertrand d’Astyèves, lui, n’était pas parmi eux ; peut-être retenu auprès de sa mère, arrivée depuis plus d’une semaine à Gérardmer, et installée dans une villa où il habitait maintenant avec elle.
Il avait su la décider à ce voyage en lui laissant l’espoir que son séjour à Gérardmer, en même temps que les Arnales, pourrait favoriser le mariage avec Yvonne que souhaitait tout bas son ambition maternelle.
La vérité, c’est qu’il avait voulu reconquérir sa liberté d’action qu’il ne pouvait posséder, étant l’hôte de Mme Arnales, afin d’user à son gré de toutes les occasions de rencontrer Denise, sans être entravé par l’hospitalité reçue.
Et cela, elle l’avait bien deviné, avant même qu’il le lui eût hardiment avoué dans l’abandon soudain d’une causerie…
Oh ! ces causeries, comme elles avaient été nombreuses, nouant entre eux d’indéfinissables liens dont elle avait à peine conscience. Tout à coup, parce qu’elle regardait en arrière vers ces jours d’août qui s’étaient écoulés légers et doux, elle s’apercevait soudain de la place qu’y avait tenue Bertrand d’Astyèves. A peu près quotidiennement, elle l’avait vu, pendant des excursions faites en une même société ; aux brillantes réceptions de Mme Arnales où elle remplissait son personnage d’artiste ; et bien plus, bien mieux encore, durant d’exquises soirées musicales chez les Vanore et chez Mme Champdray. Ensemble, ils avaient parlé de toutes choses, en des conversations qui, jamais, ne se ressemblaient ; quelques-unes avaient été spirituellement gaies ; d’autres, presque graves, les meilleures peut-être… D’autres encore avaient ressemblé à des escarmouches dans lesquelles leurs deux personnalités, — masculine et féminine, — s’attiraient, se dérobaient, se heurtaient, se séduisaient ; dans lesquelles, sourdement, grondait la passion de l’homme…
Et, sans cesse, partout, elle lui avait senti la même curiosité, le souci constant d’elle, vers qui il était jeté par l’attrait violent dont elle avait eu l’intuition dès leurs premières rencontres. Elle avait reçu de lui ces mille soins délicats et discrets qui disent à une femme qu’elle est l’unique, fût-ce même pour un fugitif instant… Mais toujours aussi, avec sa clairvoyance de vierge qui sait, elle avait senti le frôlement d’un désir impérieux de la conquérir, de faire naître en elle, le même vertige qui l’entraînait, lui…
D’abord indifférente et sceptique, elle s’était dérobée, dédaigneuse de cette attention dont il lui faisait l’honneur ; autant qu’elle l’était des hommages des autres hommes rencontrés chez Mme Arnales, qui, tous, pour peu qu’elle parût y consentir, lui eussent volontiers murmuré qu’elle était mieux que belle, exquisement faite pour éveiller l’amour ! Pourquoi donc peu à peu, l’avait-elle distingué parmi les autres ? Comment avait-il su l’intéresser, l’étonner, la charmer même quelquefois ; faire qu’elle ne s’offensât pas d’être recherchée par lui avec une sorte d’audace passionnée qui contredisait bizarrement son apparence de froideur nonchalante…
Songeuse maintenant, elle avançait d’une allure plus lente, sa pensée, aiguisée par les dernières réflexions de Mme Champdray, fouillant dans son souvenir pour y chercher le pourquoi de l’intense et nouvelle sensation d’allégresse sans nom, dans laquelle il lui semblait délicieux de vivre. Était-il possible que le parfum d’amour dont Bertrand l’enveloppait en fût l’aliment ; qu’elle, toujours si bien gardée dans sa hautaine volonté de ne se permettre ni un rêve, ni un espoir, pût avoir laissé cet étranger se mêler même un peu à sa vie solitaire, alors que, jamais, il ne devait être rien pour elle !… Puisqu’elle n’était pas de celles qu’on épouse, elle ne devait pas s’exposer à ce qu’on pût la croire des autres…
Lui, Bertrand, comment la jugeait-il ?… Une rougeur passa sur son visage. Gravement, elle songea :
— Il me faut prendre garde à moi ! En ce moment, j’ai trop fort le désir d’aimer, le besoin d’être aimée. Et je n’en ai pas le droit…
Une impatience fière la secouait d’être faible ainsi, de ne pouvoir mieux étouffer la plainte sourde de son cœur de vingt ans. Certes non, elle n’aimait pas d’Astyèves ! Mais c’était déjà trop qu’il lui plût si fort, qu’elle goûtât vraiment sa présence, qu’elle éprouvât un dangereux plaisir à le sentir, près d’elle, tout vibrant du trouble où elle le jetait, non plus seulement par son chant, mais par son charme de femme. Si sûre d’elle-même qu’elle pût espérer l’être, la sagesse lui criait de se dérober — pour n’être pas tentée, — à la douceur grisante de se savoir la toute-puissante…
— Mademoiselle Muriel, peut-on vous accompagner ?
Elle tourna la tête, arrachée brusquement à sa rêverie. En bas de la rude côte qui montait aux Gouttridos, elle aperçut la figure ronde et souriante de Charles Grisel qui soulevait son chapeau de paille pour la saluer. Jeté sur ses larges épaules, des épaules de charretier, disait dédaigneusement Yvonne Arnales, il portait un filet gonflé de paquets.
En quelques enjambées, il l’eut rejointe et alors s’arrêta, pour tamponner son front moite, son cou vigoureux que le soleil avait tanné et qui luisait, avec des tons de cuivre, dans la blancheur du col de flanelle.
— Quelle chaleur ! Comment pouvez-vous trotter si vite, mademoiselle Denise ! Je vous voyais détaler avec tant de prestesse que j’ai eu peur un instant de ne pouvoir vous rejoindre. Vous êtes une sylphide… Auprès de vous, je me produis l’effet d’un éléphant !
Il parlait avec sa bonne humeur communicative, immobilisé pour reprendre haleine, sa large poitrine de garçon trop gros, se dilatant éperdument. Il était si serviable et de commerce si facile, qu’elle lui accordait une bonne amitié, lui pardonnant une inconsciente et naïve vanité de sa grande fortune de manufacturier, son manque de distinction qui n’atteignait, d’ailleurs, point la vulgarité, son absence totale de culture artistique, voire même littéraire, avec une intelligence très vive d’homme d’affaires.
A cette heure, où il troublait sa songerie, il n’était guère le bienvenu. Mais il paraissait si content de l’avoir rencontrée qu’elle n’eut pas le courage de se dérober et, résignée, elle interrogea, attendant de bonne grâce qu’il eût retrouvé assez de souffle pour entreprendre la montée :
— Mme Vanore est déjà partie avec les enfants ?
— Oui, des enfants, des gouvernantes et une voiture à âne, emportant les provisions du goûter.
— Y en avait-il donc tant que cela ?
— Mais… suffisamment ; j’y ai veillé et je crois que nous goûterons bien !
Il avait une telle conviction d’accent qu’elle se mit à rire, distraite, malgré elle, de ses préoccupations.
— Est-ce que vous seriez gourmand ?
— Très gourmand ! je l’avoue à ma grande confusion. J’espère qu’en vous faisant ma confession, je ne vous choque pas trop, vous qui avez l’appétit d’oiseau d’une Parisienne. Pour me pardonner ce défaut, si vous jugez que c’en est un, songez que dans notre province, les distractions chôment et que les bons repas finissent par en constituer une qui n’est pas à dédaigner. Ma table est célèbre dans notre région !
De toute évidence, il en était satisfait, — comme de tout ce qu’il disait ou faisait, — mais avec tant de candeur, qu’on eût été bien rigoureux de lui en vouloir. Instinctivement, Denise s’était remise à marcher. D’un pas lourd, il la suivit sur la route ensoleillée où, trop rarement, des bouquets d’arbres jetaient leurs découpures d’ombre. Il répliquait avec le même entrain :
— Je voudrais bien, mademoiselle, vous faire goûter de ma cuisine, car elle serait digne de vous, j’en suis sûr, et capable de vous rendre gourmande à votre tour ! Et puis, j’aimerais beaucoup à vous faire connaître ma maison et mes serres qui sont tout à fait remarquables, disent tous les connaisseurs, mes usines et mes terres qui les entourent, riches en bois superbes dont les chasses sont fameuses. Ne pourriez-vous…
Et soudain son accent devint presque timide, ses yeux bleu pâle prirent une expression de prière :
— Ne pourriez-vous venir avec les Vanore passer une journée chez moi ?… Je serais très heureux de vous faire les honneurs de ma maison. Elle ne vous déplairait pas, il me semble. Le salon est orné de belles tentures que m’a procurées un tapissier de Paris. Vous trouverez, par exemple, qu’il y manque un piano ; mais je ne suis malheureusement pas musicien du tout. Jamais je ne l’avais regretté avant cet été, quand j’ai vu comme tous trouvaient beau ce que vous chantez…
— Cela ne vous semble pas ainsi ? interrogea-t-elle, amusée de nouveau.
De son accent de bonne humeur, il avoua, sans façons :
— La musique de Vanore me paraît un bruit discordant et incompréhensible, qui me ferait volontiers hurler comme une bête ! Je puis le déclarer carrément, car il le sait et en rit. Et pourtant, croyez-moi, c’est la simple vérité que je vous dis ! Quand vous la chantez, elle me semble tout autre… Le son de votre voix est une caresse…
Un pli léger raya le front de Denise ; et, pour empêcher que la conversation n’évoluât vers elle, sans relever les paroles du jeune homme, elle reprit, la pensée un peu distraite :
— Vous ne devez guère avoir de loisirs pour regretter de n’être pas musicien ! Vos journées semblent remplies par tant d’occupations !
— Ah ! diable, oui, elles le sont ! bien plus encore, j’en suis certain, que vous ne pouvez l’imaginer ; tellement que je me sens tout désorienté quand je me vois, par hasard, comme ici, libre de disposer de mes heures pour mon seul plaisir !
— Cela ne vous paraît pas très agréable ?
— Agréable, oui, dans une certaine mesure… Mais, par moments, j’ai l’impression de commettre une mauvaise action en me déchargeant ainsi de mon travail, alors que mes ouvriers continuent à peiner pour moi ! C’est que, voyez-vous, mademoiselle Denise, je vis tellement mêlé à eux, que nous finissons par former tous une grande famille dont je me sens le chef, un peu le père… Et il n’est pas chic à un père de famille de prendre des vacances quand ses enfants en sont sevrés !
Une vraie sympathie éclairait le regard dont Denise enveloppa une seconde son robuste compagnon de route. Elle savait qu’il était réellement bon, que son exclamation n’était pas une phrase vaine, et elle eut un sourire très amical pour lui répondre :
— Je crois qu’en pensant ainsi, vous devez bien simplifier le problème, qu’on dit si difficile à résoudre, des rapports entre les patrons et les ouvriers !
— Bah ! il ne l’est pas autant que le prétendent tous les politiciens de malheur dont le terrible bavardage envenimerait toutes les situations ! Ah ! que je les exècre ! Autant que les écrivassiers qui, à tort et à travers, se mêlent de donner leur avis, au gré de leur imagination, sur ce qu’ils appellent la question sociale, alors qu’ils n’y connaissent rien, mais rien du tout ! en somme, parce qu’il leur manque l’expérience que nous autres, hommes d’action, pouvons seuls avoir… Sapristi ! qu’ils se taisent donc sur ce qu’ils ignorent ! S’ils veulent barbouiller du papier, qu’ils imitent la foule de leurs confrères qui se complaisent à couper des cheveux en quatre, à disséquer leurs soupirs et à présenter la vie humaine comme un écheveau d’inextricables difficultés… alors qu’en vérité, elle est si simple ! Ne trouvez-vous pas ?
Si simple ! En l’entière sincérité de son âme, il en jugeait ainsi ; et, une seconde, Denise l’envia, elle qui ne savait que trop combien, au contraire, peut être douloureusement compliqué le problème d’une destinée ! D’instinct, il s’était arrêté, mis hors d’haleine, autant par sa loquacité que par la rudesse de la côte, pénible pour sa corpulence ; et, d’un œil d’envie, il considérait le bouquet d’arbres qui avoisinait la ferme des Gouttridos, but de leur excursion. Elle, pensive, regardait l’horizon qui, superbement, s’élargissait à leurs pieds, moiré d’ombres et de lumières, enserrant de ses montagnes bleues la nappe étincelante du lac…
Secouant la tête, elle dit d’un ton léger, peu soucieuse de discuter avec Grisel :
— Non, je ne suis pas tout à fait de votre avis, ni sur la simplicité de la vie, ni sur la réprobation que méritent, d’après vous, les écrivains qui étudient uniquement nos pauvres âmes avec un intérêt que je comprends fort !… peut-être parce que je vis auprès de Mme Champdray, qui est une admirable psychologue. Songez que nos actes, surtout les plus graves ne sont, en somme, que la mise en œuvre de nos idées, de nos sentiments ! Comment ne pas s’intéresser tout d’abord à leur origine ?
La figure joyeuse de Charles Grisel s’était un peu assombrie. Il semblait perplexe, presque confus, et se remit à marcher, la tête penchée vers la terre, blonde de soleil :
— Vous trouvez, n’est-ce pas ? que je parle comme un ignorant, un idiot ! et que je ferais mieux de me taire que de juger de ce qui n’est pas de ma compétence…
— Mais du tout ! Je…
— Oh ! si, si ! Et vous avez raison ! Je suis un homme d’affaires, rien de plus ! Je ne me connais pas un brin aux choses de l’esprit, et les méditations philosophiques me sont impossibles. Elles m’endorment fatalement ! Pourtant, je ne suis pas tout à fait ennemi de la lecture. Je reçois cinq ou six journaux d’opinions contraires, afin d’éclairer mon jugement ; mais les romans ne sont guère mon fort. Puisque je vous fais mon humble confession, je vous avouerai que je n’ouvre guère ces sortes de bouquins-là que, par hasard, en chemin de fer. Ainsi, l’autre jour, en venant ici, j’en ai acheté un, qui ne m’a pas ennuyé, d’ailleurs, car il renferme des idées justes. Je l’avais choisi parce que je sais son auteur un de nos plus célèbres écrivains !
— Quel était ce roman ? questionna Denise intriguée.
— Le Maître de forges. Il est vraiment fait avec beaucoup de talent et je comprends que l’auteur ait tant d’admirateurs ! Vous l’avez lu ?
— Oui, je le connais…, dit-elle évasivement, redoutant un peu une digression littéraire de Grisel, qui n’eût pas plus hésité sur ce sujet que sur celui de ses machines ou de ses propriétés…
Mais si, volontiers, il eût développé son sentiment sur le roman en question, stimulé par le désir de ne point passer pour un complet illettré aux yeux de Denise, il n’en eut pas le loisir, car la ferme était atteinte ; et, dévalant à leur rencontre, accourait Jean Vanore, l’aîné des enfants, le fidèle chevalier de Denise, qui la saluait d’une exclamation de reproche :
— Comme vous arrivez tard ! Maman avait peur que vous ne veniez pas. Vous lui aviez promis d’être ici de bonne heure !
Prestement, Grisel riposta :
— C’est moi qui ai retardé Mlle Muriel, en lui demandant la permission d’être son cavalier… Et les gros individus de mon espèce ne montent pas vite ! Ne la gronde pas, mon garçon… Et puis, mets-toi bien dans la tête que, autant que toi, j’aime la compagnie de Mlle Denise… Chacun son tour d’en profiter !…
Tout en parlant, ils avaient laissé la route derrière eux et entraient dans la prairie qui, sous les arbres, s’allongeait tout autour de la chaumière du tisserand. Solitaire sur le flanc de la colline, elle y dominait le large horizon des sommets onduleux, des plaines vertes, des ravins boisés que mouillait la fraîcheur d’invisibles ruisselets, creusant, parmi les mousses, leur fin sillage.
Mais de cette beauté des choses qui, au premier regard, pénétrait Denise, si souvent qu’elle en eût joui déjà en ce lieu même, nul sûrement ne prenait souci à cette heure aux Gouttridos… Ni le tisserand qui, derrière sa petite fenêtre, travaillait sans jamais tourner la tête vers l’admirable paysage, courbé impassible sur son métier ; ni sa femme, absorbée comme lui par sa tâche, dans la pièce basse où s’épandait l’odeur forte des géromés empilés sur des claies, près du lit… Tous deux, enfermés dans l’humble monde de leur labeur quotidien, n’entrevoyaient rien au delà, ni au dehors, l’âme sans désir, la pensée muette, à peine distraits par la présence de ces étrangers qui venaient, pour une heure, leur demander l’ombre fraîche de leurs arbres ; indifférents à l’éclat de la gaieté des petits, dont les rires montaient, en sonorités claires, dans l’air chaud.
Toute rouge sous son grand chapeau de paille, tour à tour impatientée et amusée par les évolutions capricieuses des enfants autour d’elle, Mme Vanore s’affairait avec les gouvernantes dans les apprêts de leur goûter. Ils étaient une dizaine, fillettes et garçons, dont l’aîné se trouvait être Jean, qui employait ses quatorze ans à exciter les plus jeunes, malgré les prières de sa sœur, la sage Madeleine, et ses efforts pour maîtriser l’exubérance de Huguette, le numéro trois des Vanore, aussi garçon que son jumeau Robert.
— Denise ! voici Denise ! avaient clamé les voix enfantines à l’apparition de la jeune fille.
Car tous, elle les gâtait, l’âme tendre à ces petites créatures joyeuses ; et tous, en troupe folle, accouraient vers elle, entraînés par Huguette qui bondissait à sa rencontre, dans l’envolement soyeux de ses cheveux cuivrés, délivrant ainsi la pauvre Madeleine, dont l’exclamation trahit la détresse :
— Denise, heureusement, vous arrivez ! Vous allez savoir vous faire obéir, vous ! Ils ne m’écoutent pas !
— Vous voyez si vous étiez désirée, fit amicalement Mme Vanore, tellement qu’on surveillait votre arrivée ! Huguette vous avait aperçue de loin sur la route, flanquée d’un cavalier qu’elle prétendait être d’Astyèves.
— Parce que ? fit Denise avec un léger tressaillement.
La petite femme se mit à rire, tout en continuant à sortir des fruits d’un panier.
— Parce que, ce matin, mon mari, le voyant mis en goût par les perspectives alléchantes de notre lunch champêtre aux Gouttridos, l’a invité, en manière de plaisanterie, à venir en prendre sa part, si bon lui semblait. Et je crois que bon lui semblera ; notre société ne paraissant pas trop lui déplaire !
Denise ne répondit pas. Un sentiment bizarre d’impatience et de plaisir l’énervait soudain ; et, à peine, elle entendit Charles Grisel s’écrier gaiement :
— Je suis, en vérité, très flatté d’avoir été pris, par les bons yeux de Huguette, pour l’élégant Bertrand d’Astyèves !
— Mon ami, ne vous pavanez pas, la confusion n’a pas été longue ! D’ailleurs, j’ajoute tout de suite que la jeunesse n’a nullement regretté de vous voir apparaître en la place d’Astyèves, car elle sait votre complaisance à son égard. Et, là-dessus, pour prouver que vous méritez sa confiance, venez m’aider à lui donner la pâture et délivrer ainsi Denise… Tous, ils l’accaparent plus que de raison !
— Fichtre ! je le comprends ! Je voudrais bien, moi aussi, l’accaparer !
Entre haut et bas, il avait marmotté ces mots. Sa cousine le regarda un peu surprise.
— Bah ! Charles !… Vraiment ? Je ne m’en étonne pas ; mais, vous savez, si le cœur vous en dit, accaparez !
Il eut un haussement d’épaules :
— Je ne serais pas de force… Du moins, maintenant ! Les objets d’art ne sont pas encore à mon usage. Je ne suis ni un homme d’imagination ni un romanesque !
Elle n’insista pas, rappelée par le souci des enfants qui s’agitaient de plus belle autour des paniers entr’ouverts, dont Denise et les gouvernantes sortaient les richesses. Lui, la suivit, sans un mot de plus, se prêtant bientôt, avec une bonne humeur joyeuse, à tous les menus services qu’on réclamait de lui, bavard et gai, obligeant pour Mme Vanore, très attentif auprès de Denise. Elle aussi, tout à coup, semblait devenue franchement souriante, sans nul souci d’âme, jeune presque autant que les petits dont elle s’occupait avec une inépuisable complaisance, amusée de la naïve drôlerie de leurs réflexions, de leurs caprices, de leurs volontés.
Pourtant, par instants, elle avait un regard d’envie vers le vieux banc vermoulu, isolé près de la chaumière, devant l’incomparable horizon, au sommet du coteau dont les pentes vertes s’enfonçaient très bas dans l’épaisse frondaison des arbres de la vallée. Et tout à coup, comme une fois encore, elle tournait la tête vers le chemin désert, une pensée déchira son esprit, incisive :
— Je regarde ainsi vers la route, parce que je m’attends à y voir apparaître Bertrand d’Astyèves.
Un petit choc la secoua. Mais elle était trop fière pour se dissimuler la vérité. Soudain, elle en prenait pleine conscience ; depuis la minute où Blanche Vanore avait annoncé la visite possible du jeune homme, elle l’attendait, avec la certitude muette qu’il allait venir, venir pour elle… Ah ! qu’elle était folle ! Mais que cette folie avait de charme, et que c’eût été bon de s’y abandonner un moment, de ne pas lutter, toujours lutter ! contre elle-même, contre la destinée… Que Grisel était donc privilégié de pouvoir trouver la vie simple !
Résolument, elle détourna la tête, appliquant sa volonté à être occupée de la phalange d’enfants qui l’entourait, à aider Blanche Vanore dans son rôle maternel, à se distraire en écoutant les intarissables propos de Grisel, qui goûtait avec conviction, engloutissant, à belles dents, les tartines de pain bis, son appétit rival de celui de Jean.
Il eut fini le dernier, tandis que les enfants, avides de mouvement après leur immobilité pendant le goûter, s’éparpillaient en courses folles à travers la prairie. Alors, il s’allongea paresseusement au pied d’un arbre, alluma sa pipe et se mit à en tirer de lentes bouffées, laissant, cette fois, aux femmes, le soin de remettre un peu d’ordre dans les paniers dépouillés de presque tout leur contenu. En conscience, Denise remplissait la tâche qu’elle s’était imposée, fuyant sa pensée, sourde à l’obscur vœu qui palpitait toujours en son cœur de femme.
Derrière elle, une exclamation de Mme Vanore éclata soudain, amicale et familière :
— Eh bien, d’Astyèves, si vous venez pour goûter, vous arrivez trop tard, mon ami. Nous avons tout mangé !
Denise ne bougea pas, raidie contre le mouvement instinctif de tourner la tête vers lui. Il ne fallait pas qu’il pût même soupçonner la chaude sensation de plaisir qui passait en elle comme une large vague caressante. Elle l’entendit répondre du même ton qui l’avait accueilli, échanger quelques brèves paroles avec Grisel. Puis elle devina qu’il venait à elle.
— Êtes-vous donc si occupée que vous ne puissiez me faire même l’aumône d’un pauvre mot de bienvenue ?
Il était devant elle, lui tendant la main. Elle donna la sienne qu’il effleura des lèvres, pendant qu’elle répondait avec un badinage voulu :
— Je joue au naturel, aujourd’hui, les héroïnes de Gœthe ! Un peu plus tôt, vous auriez pu voir Charlotte faisant la légendaire distribution de tartines. Maintenant, la représentation est finie.
— Je sais ; Mme Vanore m’a déjà averti de ma malechance. Mais l’homme ne vit pas seulement de pain, et ce n’est pas pour réclamer ma part de goûter que je suis venu… J’aspire à plus et à mieux… Vous vous en doutez bien un peu ?
— Pourquoi m’en douterais-je ? Ne soyez pas trop ambitieux, si vous craignez les déceptions…
— Est-ce me montrer trop ambitieux que de souhaiter, — de toute mon âme, c’est vrai ! — jouir de la réalisation d’un rêve que vous avez fait naître, dès notre première rencontre dans le jardin des Xettes, vous souvenez-vous ?… celui de me trouver avec vous ici, devant ce paysage que vous m’avez appris à aimer, avant même que je l’aie connu, par la façon dont vous m’en avez parlé ! Seulement…
— Seulement…? répéta-t-elle, cherchant à fuir la caresse de son accent.
— Seulement, dans mon rêve, je vous avais toute à moi… Il est certaines présences dont je suis jaloux, à souffrir follement de devoir les partager ! Aussi, je vous préviens que, pendant ma montée solitaire jusqu’ici, j’ai combiné les plans les plus machiavéliques pour pouvoir, pendant le chemin du retour, à cette heure du crépuscule dont j’ai le culte comme vous-même, vous enlever sans pitié à Mme Vanore et à sa suite !
Un sourire léger flottait sur la bouche de Denise.
— Je vous disais bien que vous étiez très ambitieux. Et si je refusais de vous laisser ainsi disposer de moi ?
— Vous seriez une amie cruelle pour le plaisir de l’être…
— Nous ne sommes pas des amis et nous ne le serons jamais. Ne protestez pas, insista-t-elle, arrêtant les mots qu’elle lui devinait sur les lèvres. Vous savez aussi bien que moi que c’est chose impossible !… Du moins, tant que nous ne serons pas de vieilles gens, très rassis !
Elle disait vrai, bien vrai. Ce n’était pas une amie qu’il rêvait de trouver en elle ! Et une impatience le fit tressaillir de la voir si clairvoyante et, en même temps, si insaisissable. Ne connaîtrait-il donc jamais la douceur de ses lèvres ? Ne verrait-il jamais luire, dans ses yeux, l’expression dont il avait la hantise ?
Et, un peu amer, il dit :
— Quelle estime et quelle confiance, je vous inspire !
— Ne vous en offensez pas… Je n’ai confiance en aucun homme et n’ai foi qu’en quelques femmes, très rares…
— Vous êtes dure, si vous êtes sincère !
— Je le suis toujours… Ne vous en êtes-vous pas encore aperçu ?
— Oh ! si ! Comme je sais que vous êtes une farouche petite Valkyrie, à qui j’ose à peine livrer un peu de ma pensée… quand vous l’emplissez toute !…
Elle sourit un peu, mais son sourire avait une amertume mélancolique.
— Ne me reprochez pas mon scepticisme, j’en souffre la première ! Si vous saviez comme j’envie les femmes qui peuvent vivre encore dans l’illusion !… Ce n’est pas seulement la fortune que m’a prise notre ruine, c’est ma part de vraie jeunesse qui ne me sera jamais rendue. Ah ! quel regret fou j’en ai par moments ! Et comme j’ai soif, à certaines heures, de jouir, — même jusqu’à en être enivrée, — de la belle richesse de mes vingt ans, dont chaque jour m’enlève une parcelle… Gardez-m’en le secret, n’est-ce pas ? C’est déjà trop que j’aie le ridicule de vous laisser voir ainsi ma faiblesse !
— Le ridicule ! C’est vous, la sincérité absolue, qui osez dire cela ? Comme si vous ne soupçonniez même pas quelle joie vous m’apportez, quand vous voulez bien m’abandonner même un rien de votre vraie vous dont je suis avide !
Il avait dit les derniers mots presque bas, de cet accent qui fait les âmes plus proches. Denise le sentit si sincère qu’un frémissement la secoua. Machinalement, ils avaient marché vers le banc solitaire où personne ne venait les rejoindre. Grisel fumait toujours en silence, et Blanche Vanore, son dernier bébé dans les bras, surveillait les petits qui jouaient autour d’elle. Les grands exploraient les alentours de la chaumière où le tisserand continuait son travail monotone.
Lentement, une brume fine enveloppait le lointain bleu des montagnes. Les ombres se mouraient dans les lumières pâlies ; le ciel se rosait ; et, dans le creux des vallées, les bois devenaient obscurs, nappes sombres d’un vert sans reflet. Une immense paix tombait sur les êtres et les choses.
Denise regarda, une seconde, le paysage qui lui était cher ; puis, sans relever les mots échappés à d’Astyèves, elle demanda, très simple :
— Vous comprenez, n’est-ce pas, maintenant, que j’aime les Gouttridos ? J’y laisserai beaucoup de moi, car j’y ai beaucoup songé ; même, — écoutez ceci, puisque vous appréciez les confidences ! — j’y ai pensé des choses irréalisables, comme de m’enfouir dans une solitude pareille à celle-ci pour y connaître, au moins, la paix, à défaut de…
— De bonheur ? Ce serait un espoir bien inutile ! Vous n’y trouveriez sûrement pas cette paix à laquelle vous aspirez, parce que votre jeunesse se révolterait contre la mort dans laquelle vous prétendriez la jeter toute vivante. Laissez donc à ceux qui ont eu le temps d’être lassés par les années trop nombreuses, de rêver l’apaisement glacial de la solitude ! Vous, restez dans la vie ! demandez-lui ce qu’on ne lui demande que dans la jeunesse, ce que vous-même souhaitez… Goûtez-en la saveur qu’on n’oublie pas quand on l’a une fois sentie !
— Et qu’il est si douloureux de ne pouvoir plus retrouver quand on l’a perdue… Eh bien, je suis un peu lâche ! J’ai peur de souffrir, tellement qu’il y a des minutes où je voudrais pouvoir devenir une pierre inerte pour ne rien sentir ; d’autres, où j’envie les êtres très simples, très calmes et raisonnables qui, sans désir ni regret, acceptent paisiblement les jours comme ils se présentent à eux. J’ai envié, ici, à un point que vous ne pouvez comprendre, le tisserand qui passe toutes ses heures devant son métier, sans rien souhaiter d’autre que d’achever sa tâche quotidienne, n’ayant pas même la tentation de regarder parfois, pour se délasser, ce paysage qui me ravit. Lui est autrement heureux que moi, que tous les tourmentés auxquels je ressemble ! Il ne demande rien à la vie et la subit sans plainte, ni révolte, ni espoirs inutiles… Ce que je ne puis faire encore.
— Heureusement ! car alors vous ne seriez pas vous.
— Moi ! que suis-je, mon Dieu ! Une pauvre créature qui se débat contre sa destinée ! j’imagine que si je jouis à ce point de mon séjour à Gérardmer, ce n’est pas seulement parce que la campagne me grise de lumière et d’air vif ; c’est aussi parce que ce séjour est pour moi comme une halte — délicieuse et reposante ! — dans ma vie toujours surchargée de travaux, de préoccupations, de responsabilités… Voilà une sensation que vous ne connaissez pas, vous qui êtes du monde des privilégiés, de ceux qui peuvent considérer l’existence comme une pittoresque aventure à courir.
— Tant pis pour moi ! fit-il âprement. Me ferez-vous l’honneur de croire que j’estime à sa valeur le personnage que je joue en ce monde ? Le malheur est que je ne vois guère la possibilité d’en créer un autre et que j’ai seulement à envier ceux qui méritent d’être estimés par vous… Celui-là surtout dont vous accepterez le bonheur que je souhaiterais, moi, vous donner absolu, comme je le rêve !
Que voulait-il dire ? Elle cessa de contempler les lointains assombris doucement, et son regard, avec une gravité frémissante, chercha celui de Bertrand qui lui murmurait une folle prière.
Mais il ne prononça pas les mots que sa volonté défaillante ne cherchait plus à taire… Blanche Vanore approchait, leur jetant gaiement :
— Vous oubliez un peu, ce me semble, que les apartés sont interdits en société. Charles et moi, nous demandons la faveur de nous mêler à votre conversation…
Dans la coquette petite salle de théâtre du casino, brillamment remplie de spectatrices en toilettes claires, Charles Grisel, enfoncé dans son fauteuil, ne voyait ce soir-là en cette minute-là, qu’une seule femme, Denise, debout sur la scène, blanche autant que les roses glissées dans sa ceinture, blanche comme l’était pareillement sa robe de souple mousseline de l’Inde… Denise qui s’inclinait, répondant aux acclamations du public qui la rappelait pour la troisième fois.
Le concert de charité, dont la musique de Vanore était l’élément, avait superbement réussi. Mais violoniste, orchestre, choristes, auraient en vain tenté de se le dissimuler, le succès éclatant, souverain, triomphal, était pour Denise Muriel. Succès d’artiste, mais aussi succès de femme.
Ébloui, Charles Grisel la contemplait maintenant comme une merveilleuse inconnue dont il venait d’avoir la révélation ; bouleversé, non par la magie de la musique, mais par l’immatérielle caresse d’une voix que tous disaient destinée à devenir célèbre ! et surtout par la séduction qui émanait de cette jeune créature vibrante, par le caractère de beauté passionnée qui transfigurait le visage pâli où il ne voyait plus que les larges prunelles d’ombre ardente, et la bouche très rouge, fraîche autant qu’un fruit savoureux.
Et, comme les autres, il l’avait applaudie avec une fougue éperdue, tressaillant d’un complexe sentiment, fait d’admiration et, en même temps, d’impatience irritée, parce qu’elle était livrée ainsi à la curiosité d’un public, qui avait, autant que lui, le droit de la contempler et de l’entendre, de la juger, de goûter le charme de sa beauté de femme.
Il n’était pas le seul à éprouver cette impression qui, plus intense, aiguë à en être une souffrance, énervait d’Astyèves à quelques pas de lui ! Placé un peu en dehors du cercle des Arnales, il n’applaudissait pas, lui, exaspéré de la fumée d’encens dont cette foule enveloppait Denise, des acclamations, des réflexions dont elle était l’objet qui se croisaient autour de lui, des sourires sottement satisfaits de Mme Arnales, des froids éloges d’Yvonne, — sourdement envieuse, — de l’admiration trop vive des hommes qui détaillaient sa beauté avec des mots hardis, en lui jetant des fleurs qu’elle laissait s’écraser à ses pieds.
Et tandis qu’il gardait son masque de froide nonchalance, — la furieuse contraction de ses lèvres voilée par la moustache, — un désir jaloux et fou grondait en lui de saisir, d’emporter dans ses bras, comme un trésor précieux, cette vierge à laquelle jamais encore il n’avait osé adresser une parole d’amour, de lui murmurer enfin les mots qui, divinement, alanguissent l’âme des plus hautaines…
Une dernière fois, elle s’inclinait… Ce fut pour lui une délivrance de la voir disparaître. Le concert s’achevait par une marche sonore, et les dames quêteuses se plaçaient aux portes de sortie qui conduisaient vers l’espèce de hall où le bal allait avoir lieu… Parmi elles, était Denise. Ainsi maintenant encore, elle appartenait au public !… Peut-être même de toute la soirée, il ne pourrait la trouver seule un instant…
Du moins, il voulait se donner cette chance, pour la voir mieux, de l’aborder seulement quand la cohue aurait défilé devant elle. Et laissant passer le flot, il resta debout, la regardant, hanté par le rêve d’aller vers elle sans souci de rien ni de personne ; ce rêve qui l’avait fait tressaillir en ce jour d’été où il la rencontrait pour la première fois.
Ainsi qu’il l’avait souhaité en cette minute-là, il n’était plus un étranger pour elle, il avait su briser un peu sa réserve orgueilleuse de jeune sphinx et il avait entrevu quelle source vive de tendresse, d’énergie, de douceur et de passion enfermait l’apparence un peu hautaine. Guidé par le tact subtil que surexcitait en lui le souci de la femme qui lui plaisait, il avait, sans se l’avouer, entrepris et conduit, avec une sûreté délicate, l’œuvre de séduction ; attiré d’autant plus vers Denise, qu’il la sentait plus résolue à ne pas se laisser conquérir.
Par d’autres déjà, il avait connu la séduction des causeries qui sont une fête pour l’esprit, la révélation exquise d’une vraie âme de femme, enfermée dans une forme charmante… Pour d’autres, il avait éprouvé la même soif de la présence, le même besoin obsédant de la lumière d’un regard, d’un sourire, de la caresse d’une voix… Pas une, peut-être, ne lui avait en même temps inspiré cet involontaire respect, cette estime très haute qui arrêtaient sur ses lèvres les folles paroles d’aveu.
Mais comme, ce soir-là, était forte la tentation, tandis qu’à quelques pas de lui, il la sentait palpitante encore de l’émotion artistique éprouvée ! Maintenant qu’il connaissait toutes les expressions de son visage, il voyait, comme si la foule ne les eût pas séparés, le frémissement des lèvres, la flamme plus rose des pommettes, l’éclat des yeux, le frisson de tous les nerfs ; si maîtresse d’elle-même qu’elle se montrât, répondant aux hommages avec cette réserve presque grave qui ne permettait nulle équivoque sur sa personnalité de femme.
Devant elle, défilait la colonie Arnales : Mme Arnales bienveillante et protectrice, prodigue d’exclamations flatteuses ; les femmes de son cercle à l’unisson, quelques-unes enthousiastes avec sincérité, les autres aimables des lèvres, avec une secrète impatience d’un succès auquel il leur était impossible de prétendre et qui exaltait l’attention des hommes pour cette trop séduisante chanteuse.
En effet, très volontiers, ouvertement ou non, la plupart évoluaient vers elle, ou se massaient de façon à la contempler à leur guise dans son rôle de quêteuse, attendant qu’ils pussent se faire présenter, s’ils n’avaient acquis déjà le droit de la saluer.
Perdu à dessein dans la phalange masculine, le peintre Stanay crayonnait sa svelte silhouette, tout en expliquant à Étienne Daloy qui, lui aussi, observait la jeune fille avec sa curiosité de romancier psychologue :
— Avez-vous remarqué comme elle a le don de s’habiller ? Regardez-la auprès des autres femmes, même des plus « réussies » de cette brillante société ! Chez toutes, plus ou moins, vous sentez l’œuvre du couturier, greffée sur celle de la corsetière. Elle ! voyez comme elle a l’intuition de ce qu’il faut pour conserver, à sa forme jeune, cette souplesse de ligne qui est un délice pour les yeux !… Comme elle sait mettre d’harmonieuse originalité dans sa toilette, de telle sorte qu’elle en fait une délicate œuvre d’art dont elle est la vraie créatrice. Il faut que j’obtienne d’elle quelques séances. Telle qu’elle est ce soir, drapée plutôt qu’habillée dans cette étoffe vaporeuse, avec son visage de jeune muse grave, mais aussi de femme passionnément féminine, elle réalise un type d’une séduction rare…
— Oui, fit Daloy qui avait écouté la digression, son regard aigu, toujours arrêté sur Denise ; et vous avez raison de dire qu’elle est bien femme ! Quel merveilleux instrument d’amour, elle serait ou sera !
Stanay se mit à rire :
— Pas commode à faire vibrer ! paraît-il.
— Bah ! il suffirait d’un exécutant habile !
— Que j’aimerais fort à pouvoir être ! Mais je n’ai pas l’espoir. Et, comme disent les bonnes gens, m’est avis que beaucoup sont dans mon cas ! Son heure n’est pas encore venue !
Un remous dans la foule sépara brusquement les deux hommes. La salle maintenant était comble. Le murmure des voix se fondait en une rumeur joyeuse, dans l’air alourdi par le parfum des fleurs, disposées en corbeilles dans le hall. Des groupes se formaient. Mme Vanore, radieuse, recevait les félicitations auxquelles son mari se dérobait résolument. Avec un plaisir naïf, elle y répondait, un peu grisée par le succès de l’homme qu’elle adorait ; succès auquel, largement, comme tous, elle associait Denise, dont elle célébrait, la première, l’admirable voix de théâtre, exhalant son désir de lui voir accepter le rôle écrit pour elle par Vanore.
— Bon gré, mal gré, il faudra bien qu’elle se décide à le chanter ! répétait-elle, souriante. Aucune artiste ne pourrait le faire comme elle ! Déjà, elle serait engagée à l’Opéra-Comique, en de très brillantes conditions, si elle y avait consenti ; mais elle est une vraie enfant sur ce chapitre. Mon mari a déjà eu fort à faire pour la déterminer à aborder les concerts ! Demandez-lui ce qu’il pense de la sauvagerie de sa belle interprète ! Le voici qui veut bien reparaître !
Il circulait, en effet, causant avec M. Arnales, qui promenait un œil distrait et ennuyé sur ce décor banal de casino ; lui qui était un amoureux fervent des belles œuvres d’art et prenait de moins en moins son parti de dépenser dans le monde, de façon stupide à son gré, les heures qu’il eût pu voir fuir si douces, dans sa bibliothèque, parmi ses collections précieuses…
Mais il était trop courtois pour se dispenser d’accompagner sa femme et il se contenta de soupirer en constatant qu’elle ne paraissait nullement en dispositions de partir.
Avec son imperturbable aisance, elle avait su bien vite s’arroger les meilleures places, pour elle et ses amis ; et, à travers sa face-à-main, elle lorgnait de haut la foule qui l’entourait, s’interrompant pour envelopper d’un coup d’œil satisfait sa fille Yvonne, jolie silhouette ennuagée de rose, autour de laquelle s’empressait une cour masculine, soigneuse de se faire inscrire sur le petit carnet de bal.
— Sa robe est infiniment mieux réussie que celle de Marguerite, qui ressemble décidément à une vraie poupée ! remarquait-elle, observant « l’amie de cœur » de sa fille. Cette petite ne supporte pas l’examen !… Des yeux de porcelaine ! Un nez trop court ! Une bouche quelconque !
Marguerite d’Hennecour n’avait certes pas conscience de l’aimable jugement ainsi porté sur elle ; mais elle n’en était pas moins de méchante humeur, exaspérée de constater que le chef-d’œuvre qui l’habillait ne lui permettait cependant pas d’éclipser son amie ; ni surtout Sabine, dont la petite figure irrégulière rayonnait sous la clarté des yeux magnifiques. Toujours gamine, sinon de tenue, car le regard maternel la maintenait, du moins de langage ; coquette avec une audacieuse insouciance d’enfant, elle avait déjà le secret de tenir en éveil, autour d’elle, les hommes séduits par sa piquante drôlerie… Ce dont Yvonne lui en voulait un peu, ce que ne lui pardonnait pas Marguerite qui, en phrases poliment désagréables, la rabrouait sur sa juvénile admiration pour Denise. Mais la petite ripostait :
— Marguerite, ma chère, ne vous montrez pas si dédaigneuse pour le charme et le talent de Mlle Muriel, car les mauvaises langues pourraient murmurer : « Ils sont trop verts ! »
— Quelle stupidité ! Sabine. Que voulez-vous, grand Dieu ! que j’envie à votre étoile ?
— Dame ! je vois bien des choses dont vous et moi, nous ne sommes pas pourvues comme elle… Des choses qui font que ces messieurs frétillent avec ensemble en son honneur ! Oh ! ce qu’à sa place, je m’amuserais à les faire griller à petit et à grand feu !… Mais elle, point ! Elle les traite par le mépris… Ce qui, après tout, est peut-être encore le moyen le meilleur pour se faire adorer !
— Conclusion, elle est de l’espèce des grandes coquettes, jeta Yvonne de sa voix haute.
Sabine bondit, abandonnant le cavalier avec lequel elle commençait à flirter.
— Par exemple ! en voilà une invention !
— Une invention ?… Hum !… Monsieur d’Astyèves, qu’en pensez-vous ? Regardez-la donc, la belle Denise, causer avec ce gros garçon, le riche cousin de Mme Vanore, qu’elle a complètement subjugué ! Demain, il s’apercevra qu’il est amoureux fou d’elle ; alors, il mettra ses gants blancs et s’en ira lui offrir sa bourse et son cœur. Ce après quoi, nous irons assister à la célébration de leurs justes noces !
Un sursaut de colère fit bondir le cœur de Bertrand et sa réponse tomba incisive :
— Mlle Muriel ne me paraît pas femme à se vendre !
— Non…, mais il faut bien se faire une raison. Et, somme toute, je crois qu’il est plus agréable de devenir la femme d’un garçon riche que de gagner sa vie sur les planches !
Elle sentait bien qu’elle allait trop loin et ne serait pas suivie par cet homme-là même qu’elle souhaitait presque jalousement s’attacher. Mais sa vanité ne pardonnait pas à Denise un trop éclatant succès. Bertrand s’inclina avec une ironie discrète :
— De cela, mademoiselle, je suis mauvais juge, puisqu’il s’agit d’un sentiment tout féminin.
L’orchestre jetait les premières notes d’Estudiantina avec un bruit sec de castagnettes… Aussitôt, il y eut, vers la phalange des danseuses, un mouvement général de tous les jeunes hommes et des couples se levèrent, commençant à tournoyer. Yvonne s’était détournée pour répondre à l’invitation, respectueusement murmurée, d’un cavalier qui venait réclamer la valse promise. Bertrand, lui, n’avait encore formulé aucune demande, résolu à garder sa liberté…
Peut-être, enfin, il allait pouvoir approcher Denise. Jusqu’alors, il avait dû renoncer à l’aborder tant elle était entourée. Grisel avait été plus heureux, et le souvenir de la mordante réflexion d’Yvonne le fit tressaillir. Que ce garçon fût amoureux d’elle, rien de plus naturel ni de plus vraisemblable ; mais qu’elle en fût touchée, au point de se laisser épouser, elle, le jeune sphinx dédaigneux ?… Il haussa les épaules à cette perspective vague, soudain évoquée. Pourtant, une obscure inquiétude en restait en lui, irritante comme une épine dans la chair…
Tout à coup, il s’apercevait que la seule idée qu’elle pourrait être à quelqu’un lui était intolérable.
Il s’approcha d’elle qui s’était assise, lassée de son long rôle de parade, laissant, à quelques pas d’elle, Grisel causer avec Mme Vanore. Elle lui sourit, non pas seulement des lèvres, mais aussi de son regard que faisait si profond le cerne des yeux, ce soir-là.
Il s’inclina sur la main qu’elle lui tendait :
— Enfin, on peut arriver jusqu’à vous !
— Mais ce n’était pas chose si difficile ! Savez-vous qu’en vous voyant ainsi rester à l’écart, j’avais fini par croire que…
Elle s’arrêta. Un éclair de malice avait passé sur son visage, lui donnant un charme inattendu de petite fille rieuse.
— Que…
— Que je n’avais pas chanté à votre gré et que vous me fuyiez… par politesse, craignant ma pénétration.
— Est-ce que, par suite de je ne sais quel phénomène, vous seriez subitement devenue coquette ? Car vous n’avez jamais pensé pareille chose !
Elle se mit à rire.
— Si, vraiment, un peu.
— Alors, pour vous rassurer, bien que vous pratiquiez la sainte horreur des compliments, fussent-ils seulement la vérité même, je vous dirai…
— Que c’était bien ?
— Mieux que bien !
Son regard avouait tout ce qu’il n’articulait pas, ayant peur d’en trop dire. Elle le sentit et son visage, pâli un peu, se rosa :
— Ainsi je puis partir avec la certitude que, comme Vanore, vous êtes content de moi, vous, un vrai connaisseur ?
— Partir ! Vous n’allez pas partir encore si vite ?… Vous allez rester pour le bal ?
— Non, je suis fatiguée. D’ailleurs, les artistes ne peuvent se mêler à leur public, ce serait contre tous les usages.
Presque violemment, il jeta :
— Ne dites donc pas de pareilles choses ! Vous savez bien que vous êtes au-dessus de toutes les femmes, ici, et qu’il n’y a pas un homme qui n’en juge ainsi !
— Pas un homme, peut-être… Et encore ! Mais il n’y a pas que les hommes…
Elle disait cela avec un détachement si sincère qu’il n’eut même pas l’idée de protester. Il pria seulement :
— Vous allez partir, soit. Mais avant, accordez-moi une valse, je vous en supplie.
Un désir aigu, presque douloureux dans son intensité, l’étreignait de posséder un instant l’illusion qu’il l’emportait, appartenant à lui seul, comme il l’avait rêvé. Elle ne répondit pas. Une clarté étrange s’était soudain allumée dans les prunelles qu’elle attachait sur lui. Elle n’avait plus rien d’une petite fille. Elle était une vraie femme, l’énigme charmeuse dont le mystère l’affolait. Il répéta :
— Je vous en supplie… Vous voulez bien, n’est-ce pas ?
Mais elle secoua la tête, se ressaisissant dans un sursaut de sa volonté pour échapper au charme subtil. Devant eux, les couples valsaient et l’orchestre jetait dans l’air chaud la griserie de ses sonorités caressantes.
— Ce que vous me demandez n’est pas possible. Pour toutes sortes de raisons, je préfère ne pas danser. Il est plus sage, bien plus sage que je parte. Et si vous saviez à quel point j’ai soif de silence, d’ombre, de calme, vous auriez pitié de moi et n’essayeriez plus de me retenir ! D’ailleurs, voyez vous-même, on vient me chercher.
Mme Champdray, en effet, avançait vers eux, un léger pli d’ennui barrant son front entre les sourcils ; et, tout de suite, elle expliqua :
— Denise, ma petite, Grisel m’annonce un contretemps bien fâcheux, nous sommes sans voiture ; la nôtre nous a été subtilisée et il ne s’en trouve, en ce moment, aucune devant le casino. Les Vanore sont dans le même cas et s’effrayent aussi d’avoir à subir encore cette cohue dansante, sans savoir même quand ils auront chance d’en être délivrés.
Une exclamation jaillit des lèvres de Denise :
— Il fait si beau ! partons à pied, puisque vous ne craignez pas la marche.
— A pied ? Y pensez-vous ? enfant. Comment s’arrangerait votre voix de l’humidité de la nuit ?
— Ma voix ! Oh ! madame, vous savez bien que rien ne lui fait mal. Elle est aussi solide que moi.
C’était vrai. Pourtant Mme Champdray hésitait encore. Mais Blanche Vanore aussi était prête à partir pédestrement, tentée, non par la magie du clair de lune, mais par la pensée de retrouver plus vite ses enfants, quoiqu’elle demandât, un peu craintive :
— Est-ce que la route ne va pas être bien déserte ?
— Blanche, nous serons là pour vous défendre, soyez sans crainte, répliqua aussitôt Grisel.
— Mais Mme Champdray et Denise pensent comme moi…
— Mme Champdray, je l’espère, me fera l’honneur d’accepter que je l’accompagne jusque chez elle.
C’était d’Astyèves qui intervenait, résolu à ne pas se laisser enlever cette jouissance imprévue du retour dans la nuit auprès de Denise. Mme Champdray arrêta sur lui un regard pensif, trop clairvoyante pour n’avoir pas démêlé ce qui se passait en son faible cœur d’homme. Mais elle était de la race des joueuses qui ne craignent point les coups audacieux ; et, sûre de Denise, elle ne redoutait pas de voir s’aviver le sentiment qui jetait d’Astyèves vers la jeune fille…
Lentement, elle répondit d’un ton qui ne refusait pas :
— Ne serais-je pas indiscrète en vous enlevant à toutes les jeunes filles qui, sans doute, vous attendent comme danseur ? Les Vanore sont assez nos voisins pour qu’ils puissent nous ramener au logis sans dérangement.
— C’est un soin dont je me permets de réclamer la faveur, car je serais infiniment heureux de me le voir confié ! Le bal ne va pas s’achever si vite que je n’aie tout le temps d’y remplir mes devoirs de politesse, après avoir eu le plaisir de vous escorter.
Mme Champdray fit un geste d’acquiescement.
Denise, elle, n’avait pas dit un mot, comme si elle n’entendait pas le débat. Mais, obscurément, une pensée vague flottait en elle, qu’elle aimerait à marcher, dans la belle nuit paisible, auprès de cet homme qu’elle sentait à elle, ce soir-là, tout à elle ! Ses nerfs détendus soudain, une étrange soif de repos, de protection, de tendresse l’envahissait…
Avec un abandon d’enfant très lasse, elle se laissa envelopper par lui dans sa mante de drap rose dont le capuchon, ourlé de dentelle, nimbait son visage.
Devant le casino, sous le couvert des rameaux épais, s’allongeait l’avenue baignée d’ombre avec de fugitifs sillages de lumière d’argent ; les cimes des arbres, pâlies par la clarté de lune qui descendait du ciel immense. C’était bien la nuit qu’elle avait espérée dont la sérénité tomba comme un baume sur sa fièvre. Et instinctivement, dans un besoin impérieux d’en jouir à son gré, sans conversation importune à son oreille, elle laissa les groupes se former et fit quelques pas en avant…
Mais bien vite près d’elle, s’éleva la voix tentatrice :
— Ne vous enfuyez pas ainsi toute seule ! Laissez-moi marcher près de vous… Laissez-moi jouir d’un bonheur tellement inespéré qu’il me semble le posséder en rêve seulement…
Il lui parlait du même accent de chaude prière qu’un moment plus tôt au bal.
Elle dit, la voix un peu lente, tressaillant d’un sourd frémissement qui avait la douceur d’une joie :
— Je ne m’enfuyais pas. Je me sentais seulement d’humeur trop silencieuse pour infliger ma société à quelqu’un. Cette nuit est pour moi apaisante comme une berceuse… Je voudrais pouvoir longtemps ainsi en être enveloppée !
— Moi aussi, puisqu’elle me permet d’oublier le reste du monde et m’apporte l’illusion d’avoir enfin le droit d’aller près de vous, qui semblez devenue l’âme même de ma vie…
Pour la première fois, il lui parlait ainsi… Mais pour l’enhardir, lui, pour la rendre faible, elle, il y avait l’envoûtement de la nuit amoureuse, le mystère troublant de l’obscurité à travers laquelle ils avançaient, oublieux déjà de ceux qui les suivaient…
Pourtant, elle avait eu un léger mouvement. Il eut peur de la voir se dérober. L’heure, pour lui, était bien passée où, par un chevaleresque scrupule, il cherchait à se détourner d’elle, ayant pleine conscience de ce qu’il avait à lui offrir en retour de ce qu’il souhaitait d’elle. Aujourd’hui, il était prêt à une folie pour la conquérir… Mais, aussi, il savait bien quelle femme elle était ; qu’un mot, un geste lui eussent irréparablement enlevée, prononcés ou tentés avant la minute suprême où la volonté défaille… Et sa voix se fit suppliante pour implorer :
— Soyez très bonne, très indulgente ! J’irai près de vous, si vous le préférez, sans vous parler, sans vous demander même le don de votre voix, de cette voix dont la magie a fini par me faire perdre toute ma raison… Je vous jure que je mérite que vous vous montriez généreuse, car j’ai si peur de vous déplaire, — et ainsi, de vous perdre ! — que cette crainte m’a donné le courage, dont je ne me serais jamais cru capable, de vous taire… ce que vous semblez ne pas vouloir entendre… Et pourtant si vous saviez — écoutez ceci comme une confession que j’ose parce que je ne vois pas vos yeux sévères — quels rêves je fais, j’ai envie de vous murmurer, comme une prière très humble… Des rêves qui me hantent depuis que je vis près de vous, avec l’espoir insensé que votre cœur enfin sera entraîné par le mien !
Presque bas, elle dit avec une sorte de supplication grave :
— Ne parlez pas ainsi, il ne faut pas…
— Pourquoi ? Au contraire, il faut que vous sachiez. La vérité a toujours le droit d’être entendue, parce qu’elle est la vérité… Demain, vous ferez de mon aveu ce que vous voudrez, vous oublierez toutes les paroles que, ce soir, je n’ai plus la sagesse d’enfermer dans ma pensée ! Demain, je recommencerai à me taire si vous l’exigez… Mais laissez-moi, une fois au moins, vous dire un peu ce que vous m’avez jeté dans l’âme… Jamais encore aucune femme n’avait exercé sur moi cette incessante et irrésistible attraction qui, tous les jours, me ramène vers vous avec l’espérance qu’enfin je découvrirai le secret de vous toucher…
Elle répéta encore, un peu d’une voix de rêve :
— Il ne faut pas dire ces choses, que je ne devrais pas écouter…
Mais il ne parut pas l’entendre ; pas plus qu’il ne s’apercevait maintenant que, l’obscure avenue traversée, la route montait vers les Xettes dans la blanche clarté que versait le disque pâle, suspendu très haut dans la nuit.
Il ne savait plus qu’une chose, c’est qu’il marchait à côté d’elle, si près qu’il avait aux lèvres la senteur d’œillet, qui était son parfum ; qu’à chaque pas, il frôlait les plis du manteau qui emprisonnait tout entier son jeune corps svelte… Ainsi que sa fière volonté gardait, bien caché, le mystère de son cœur.
Et, de cet accent très doux que l’âme écoute, il continua :
— Vous avez bien accepté les fleurs que vous jetaient les autres, dont l’admiration m’était un supplice, vous pouvez bien me permettre de vous offrir l’aveu de ce que j’ai dans le cœur pour vous qui vous êtes emparée dédaigneusement de moi, non pas seulement par votre merveilleux talent, mais par… tout ce qui fait de vous une femme ne ressemblant à aucune autre !
— Oh ! si, pareille à toutes les autres ! murmura-t-elle, secouant la tête.
— Pas pour moi… Vous êtes l’unique !… Vous êtes entrée dans ma vie dès le premier jour où je vous ai vue, là-bas, chez Mme Arnales ; entrée si victorieusement que j’ai eu peur de vous, parce que je vous devinais trop puissante… J’ai hésité à venir ici, sachant que je vous y trouverais et je prévoyais quelle tentation serait pour ma faiblesse ce bonheur délicieux de sentir quelque temps ma vie effleurer la vôtre, sans avoir le droit de vous en dire merci… Ce bonheur, je l’ai goûté, mais il ne me suffit plus !… Je ne puis plus me résigner à vous entrevoir seulement, lointaine et indéchiffrable, à jouir seulement comme les autres du timbre affolant de votre voix, des clartés et du mystère de votre regard, de vos sourires et de vos silences, de vos pensées dont vous livrez juste assez pour qu’on désire passionnément les pénétrer toutes ; de la grâce jeune de vos gestes, de vos fiertés, de vos froideurs, qui sont une séduction devant laquelle je ne puis plus me défendre… J’ambitionne tous ces trésors pour moi seul… J’ai la soif de trouver les mots qui m’ouvriront votre âme close, qui me mériteront de pouvoir enfin vous donner tout bas le nom qui est le vôtre dans ma pensée, ma Denise.
Elle n’essayait plus de l’interrompre. Ce qu’il lui disait là, depuis bien des jours, elle en entendait l’aveu silencieux. Mais les mots qui le lui murmuraient soudain, dans la douceur recueillie de cette nuit tiède, distillaient une ivresse qui, délicieusement, brisait sa volonté.
Elle avançait maintenant, envahie par la sensation de se mouvoir en un rêve charmeur, le regard perdu vers les lointains, voilés d’une gaze de brume, de ce paysage vaste dont la clarté de lune faisait un paysage de songe ; où, à leurs pieds, frissonnait un lac d’argent entre des montagnes d’ombre. Elle avait oublié ceux qui marchaient derrière elle, sur la route blanche ; bien seule avec cet homme qui la berçait de l’éternel cantique d’amour, dont le murmure fait tressaillir divinement l’âme de toutes les jeunes, quand elles ont aux lèvres le goût chaud de la vie.
A travers la nuit silencieuse, elle entendait monter vers elle sa voix soudain changée, assourdie et profonde, dont les sonorités passaient sur elle comme une enveloppante caresse, et, plus que les paroles mêmes, lui révélait quel émoi bouleversait l’orgueilleux dilettante jusqu’alors si maître de lui-même. Tout son être, à cette heure, criait vers elle ; et elle éprouvait une sorte de joie étrange à le sentir vaincu ; à se sentir, elle, la toute-puissante, la femme dispensatrice suprême d’un bonheur dont, seule, elle possédait pour lui la source vive… Elle ne le jugeait plus ; pas plus qu’elle ne songeait à se dérober, ni ne raisonnait, emportée par le grand souffle de passion dont il l’enveloppait impérieusement… Elle n’était plus que l’aimée écoutant celui qui l’aime, et elle eût voulu que cet instant ne s’achevât pas encore, où chantait en tout son être l’allégresse divine…
Pourtant, le terme en était venu. La côte était gravie et devant eux, c’était la maison de Mme Champdray. Machinalement, elle s’arrêta. Lui, comme elle. Sous la pâle lueur d’argent, il la vit, silhouette souple dans son grand manteau rose, son jeune visage ébloui, avec des prunelles profondes où flottait la même mystérieuse expression d’ivresse grave qui entr’ouvrait les lèvres et les faisait trembler…
Alors, comme un torrent, la tentation jaillit en lui de l’attirer dans ses bras, de meurtrir de baisers les yeux dont il adorait le regard, la bouche désirable qu’il avait soif de sentir brûler sous la sienne…
Pourtant, il ne fit pas un geste vers elle… Un instinct lui criait que s’il s’abandonnait ainsi, il la perdait !
Mais la tentation était si violente que, cette fois, avec une sensation de délivrance, il vit approcher Mme Champdray, qui avait monté la côte au bras de Grisel. La voix sourde, il dit :
— Denise, vous me pardonnez de vous avoir ainsi parlé ?… Je vous aimais trop, je ne pouvais plus me taire…
Sans un mot, elle inclina la tête et resta immobile, la bouche close, tandis que les adieux s’échangeaient autour d’elle ; et, à peine, il effleura la main dégantée que la sienne avait implorée, tant elle la déroba vite. Mais nulle parole ne lui eût été plus précieuse que le regard rencontré une seconde dans la double étoile des yeux…
Il la vit lentement, aux côtés de Mme Champdray traverser le jardin, puis elle disparut dans la maison…
— Bonsoir, petite, allez vite dormir maintenant et ne rêvez pas trop à vos succès ! dit Mme Champdray, embrassant le jeune front qui se tendait, comme chaque soir, vers elle.
Dormir ! Un bizarre sourire passa sur les lèvres de Denise. Une fièvre semblait la brûler ; et, seule dans sa chambre où la lune découpait un carré de lumière, elle rejeta instinctivement son manteau, avec l’impression d’une flamme qui lui dévorait le visage. Mais elle ne s’approcha pas du cadre de la fenêtre ouverte sur la nuit enchantée, comme si elle eût eu peur de retrouver là d’Astyèves, lui murmurant les mots que toute sa jeunesse souhaitait entendre encore… Ah ! ces mots, éternellement les mêmes, éternellement charmeurs, comme ils avaient pénétré dans son cœur de vingt ans, son pauvre cœur de femme créé pour se donner, qui étouffait dans la fière solitude où elle l’enfermait !
— Il m’aime ! mais moi, moi, pourtant, je ne l’aime pas ? pensa-t-elle avec une sorte d’épouvante.
Alors pourquoi l’avait-elle écouté ?… Comment avait-il pu jeter en elle cette ivresse qui la dominait peu à peu quand il lui parlait sur la route solitaire…
Pourtant, elle n’était pas une fille romanesque et elle savait bien de quel alliage était fait l’amour dont elle venait d’entendre l’aveu. Il l’aimait, comme d’autres déjà l’avaient aimée ! Non pour l’épouser et pour l’arracher ainsi à son avenir de travail, à cette vie de théâtre dont elle était menacée !… Alors, pourquoi ne lui avait-elle pas répondu comme aux autres, dédaignant leur injurieux hommage ?… Pourquoi, à cette heure où elle descendait dans l’intimité de son âme, y découvrait-elle que s’il fût venu à elle lui demandant d’être sienne à jamais, la petite graine d’amour qu’il avait déposée en son cœur, que de toute sa volonté elle avait empêchée de germer, se fût épanouie en une plante superbe dont le fruit les eût divinement enivrés…
Oh ! être aimée ! Être la vie, l’âme, le tout d’une autre créature, quelle douceur ! En était-il une comparable à celle-là, même ne donnât-elle qu’une illusion de bonheur ? D’où venait donc que tout à coup, elle le sentait ainsi avec cette intensité douloureuse ? D’où venait qu’à cette heure tout son être jeune appelait cette caresse du regard, de la voix, des lèvres qui fait défaillir l’âme dans une félicité sans nom dont le souvenir demeure vivant même au cœur des aïeules…
Ah ! Dieu, était-ce donc qu’elle aimait d’Astyèves ? qu’il l’avait vaincue parce que son amour, dominateur et suppliant, l’avait enveloppée alors que, pour un moment, nul souci matériel, nulle préoccupation de la vie quotidienne ne la maintenait de force hors du rêve… Parce que cet amour s’était révélé à elle dans l’enchantement des jours d’été, des crépuscules tièdes, des soirs étoilés, dans le silence vibrant des beaux bois où l’ombre était parfumée, où l’air bruissait comme un chant dans les aiguilles des sapins…
Les mains jointes d’un geste d’angoisse, elle songeait, toute brisée, inconsciente des minutes qui s’enfuyaient, son regard fixe arrêté sur le vaste ciel limpide. La lune était maintenant très haut et la nuit claire épandait son calme infini sur les montagnes obscures estompées par la brume, sur les bois silencieux, sur les métairies blanches où les êtres reposaient dans la mort bienfaisante du sommeil…
Discrètement, sa porte s’entr’ouvrit.
— Denise, ma chérie, êtes-vous souffrante ? Depuis que vous êtes rentrée dans votre chambre, je ne vous ai pas entendue remuer. J’ai frappé et vous ne m’avez pas répondu.
C’était Mme Champdray qui, devant l’obscurité de la pièce, s’arrêtait surprise.
Denise tourna la tête et son blanc visage alors apparut très grave sous le reflet de lune qui, seul encore, éclairait la pièce. D’un mouvement de créature qui s’éveille, elle se dressa. Une ombre de sourire glissa sur sa bouche et, la voix lente, elle dit :
— Ma chère grande amie, c’est ma sagesse qui est malade ! Il me vaudrait mieux, je crois, repartir pour Paris. Je me croyais bien forte et je découvre que je suis faible autant que les autres… Ah ! je désire trop être aimée !
A peine, vraiment, elle avait conscience qu’une âme entendait ce cri jailli de la sienne. Elle songeait tout haut, certaine d’être comprise, quel que fût l’aveu qui lui échapperait.
Mme Champdray l’attira doucement :
— Pauvre enfant ! sûrement, vous l’aurez, votre part d’amour… Mais il faut l’attendre de qui seulement peut vous la donner ! Ne vous fiez pas aux autres hommes. Ils vous feront souffrir quand vous leur aurez abandonné votre cœur…
— Je le sais…, sans illusion… C’est pourquoi je n’ai aucune excuse pour montrer cette misérable lâcheté !
— Enfant, il ne faut pas être si sévère pour vous-même ; demain, vous retrouverez toute votre vaillance et je vous y aiderai de mon mieux, si vous le désirez. Ce soir, petite Denise, vous avez mal aux nerfs ; vous avez trop chanté de musique capiteuse, trop entendu de paroles qui grisent… Et aussi trop regardé le clair de lune ! Il faut maintenant que l’enfant soit sage, qu’elle ferme sa fenêtre, allume prosaïquement sa lampe et s’en aille bien vite dormir sans plus rêver ni penser…
Il y avait une autorité apaisante dans l’accent de Mme Champdray ; et de lui trouver cette délicate tendresse de mère, une reconnaissance infinie pénétra Denise. Comme une enfant fatiguée, elle appuya sa tête sur l’épaule de son amie.
— Oh ! madame, que vous êtes bonne, et que toute mon âme vous remercie…
— De bien peu de chose, ma chère petite fille… Allez vite vous reposer. Et que la paix soit avec vous…
D’un geste affectueux qui ressemblait à une bénédiction, elle avait posé la main sur les cheveux de Denise. Puis, doucement, comme elle était venue, ayant elle-même allumé la lampe, elle sortit de la pièce…
D’Astyèves arrivait à la Schlucht. Il laissa souffler son cheval qu’il avait rudement mené depuis Gérardmer, dans sa crainte de ne pouvoir rejoindre Denise si elle avait commencé l’ascension du Hoheneck. Vanore, le matin même, lui avait incidemment appris que sa femme emmenait la jeune fille et les enfants, sous l’escorte de Grisel, en excursion à la Schlucht ; et, sans hésiter, il avait dirigé sa promenade de ce côté, cédant à ce désir impérieux de voir Denise que chaque jour avivait en lui, sans qu’il en prît désormais souci.
Dans son égoïsme d’homme violemment épris, il allait maintenant droit devant lui où son désir le poussait, insouciant de ce qui en résulterait pour elle, comme pour lui, dans une détente consentie de sa froide volonté. Il était comme un homme qui s’enivre, avec la conscience du danger couru, mais trouve l’ivresse si douce qu’il s’y abandonne corps et âme, dominé par la magie de l’heure présente… Toujours ainsi, il avait suivi son bon plaisir, avec un orgueilleux dédain des conséquences…
Il avait tout juste aperçu Denise, depuis le soir où il s’était trahi. Et dans leurs brèves rencontres chez Vanore d’où elle sortait quand il arrivait, chez Mme Arnales où elle était apparue seulement un moment pour chanter, il l’avait retrouvée insaisissable comme aux premiers temps où il la voyait ; libre d’esprit, ne semblant avoir nul souvenir de l’aveu dont pourtant il avait bien senti l’écho frémir en elle. Et, à son exemple, il ne s’était pas même permis une allusion.
De la part d’une autre, il eût pu croire à une manœuvre de coquette, mais elle était incapable de pareils calculs, il en avait la certitude, si sceptique fût-il… Alors pourquoi semblait-elle résolue à se faire « lointaine » comme jadis ? Oh ! ce « pourquoi ? » Combien de réponses il lui avait cherchées tandis que, pour aller à elle, encore, il lançait son cheval sur la belle route boisée que ses yeux ne voyaient pas…
Maintenant la dernière côte était gravie ; il arrêta la bête ruisselante.
Mais son regard ne chercha pas le décor magnifique de la vallée de Munster qui s’allongeait à l’horizon. D’un coup d’œil, il enveloppait un groupe de touristes arrêtés devant l’hôtel unique, dressé en cette solitude ; puis la silhouette de ceux qui s’éloignaient sur la route vers les roches du Kruppenfels, ou s’engageaient dans les sentiers coupant la frontière pour monter au Hoheneck… Mais aucune n’était celle de Denise. L’idée lui traversa l’esprit que, peut-être, il ne parviendrait pas à la rencontrer et il tressaillit d’une anxiété d’homme altéré, qui craint de voir lui échapper la source d’eau vive.
Il se dirigea vers l’hôtel et demanda :
— N’avez-vous pas eu à déjeuner une dame avec trois ou quatre enfants et une jeune fille brune, accompagnées d’un homme grand et très fort ?…
— Oui, monsieur, mais cette société-là est partie pour le Hoheneck.
— Il y a longtemps ?
— Une demi-heure à peu près.
— Savez-vous par quel sentier, français ou allemand ?
Le domestique donna l’indication approximative ; et Bertrand, ayant laissé son cheval, s’engagea dans le chemin indiqué qui montait doucement sous la ramure des arbres. Il espérait bien que les promeneurs n’auraient pas sur lui grande avance, car il savait combien Mme Vanore et Grisel marchaient lentement et il songea :
— Mme Vanore aura, sûrement, demandé à se reposer au point de vue des Rochers de la Source… Je vais les y trouver…
Le sentier tourna. Une fois encore, la destinée était pour lui. Sous le dôme léger des branches, il aperçut Mme Vanore retenant Huguette à ses côtés, puis Grisel qui fumait, paresseusement allongé sur l’herbe ; et enfin, entre Jean et Madeleine, elle, Denise, contemplant les sauvages profondeurs de l’admirable ravin boisé, hérissé de roches, qui dévalait à pic, cerné à l’horizon par les crêtes onduleuses des Vosges. La petite Huguette l’aperçut tout de suite.
— Ah ! monsieur d’Astyèves !
Les autres tournèrent la tête avec des exclamations. Mais, en cette minute, lui ne voyait que Denise. Leurs regards se rencontrèrent. Elle comprit pourquoi il était là, et victorieuse de sa volonté, une douceur ardente s’épandit en elle, pareille à une joie, cette joie qui pénètre les plus fières quand elles se sentent l’aimée…
Mme Vanore s’écriait, accueillant d’Astyèves d’un sourire de bienvenue :
— C’est une bonne surprise de vous voir surgir ainsi ! Est-ce le hasard qui vous amène, ou saviez-vous que nous étions ici ?
Il ne daigna pas éviter une franche réponse.
— Je le savais ; j’ai rencontré ce matin Vanore qui me l’a dit ; et, en dirigeant ma promenade de ce côté, cette après-midi, j’espérais bien avoir quelque chance de vous retrouver.
Naïvement, elle approuva :
— C’est gentil, cela ! Une excellente inspiration que vous avez eue là ! Alors vous recommencerez avec nous l’ascension du Hoheneck ?
— Si je ne suis pas indiscret…
— Pas du tout. Quelle idée ! N’est-ce pas ? Denise. Seulement, je ne vous promets pas que Charles et moi nous monterons jusqu’en haut, car nous ne sommes, ni l’un ni l’autre, des spécimens d’alpinistes. Je vous confierai les enfants, du moins les grands, je garderai Huguette. Cela dit, je ne vous offre pas de vous asseoir, car il faut nous remettre en route. Jean ne tient plus en place.
Elle se levait sans enthousiasme, vaincue par les appels réitérés de son fils, et, lentement, elle se reprit à marcher dans le sentier qui, en pente insensible, s’élevait vers les hauteurs du Hoheneck. Mais elle ne paraissait pas songer à rendre la liberté à Bertrand et continuait à bavarder avec lui. Il l’accompagnait, secoué d’une furieuse impatience en voyant, devant lui, avancer Denise, escortée de Grisel, avec qui elle causait, sans qu’il pût entendre une de leurs paroles.
Mais, tout à coup, il dressa la tête, tout son être attentif au caquetage de Mme Vanore. Elle disait :
— Je suis ravie que nous ayons pu faire aujourd’hui cette excursion à la Schlucht, afin que Denise en profite avant son départ.
— Avant son départ ?…
— Mais oui ; vous ne saviez pas ?… Mon mari ne vous a pas raconté ?… Sa mère la réclame et elle est sous le coup d’une lettre qui lui dise quel jour elle est attendue. Nous en sommes tous désolés, à commencer par Mme Champdray qui espérait la garder jusqu’en octobre.
Il demanda encore :
— Mlle Muriel savait qu’elle pouvait ainsi être rappelée ?
— Oh ! de la part d’une femme fantasque comme sa mère, rien ne doit la surprendre beaucoup ! Pourtant, elle ne prévoyait pas ce brusque rappel dont elle a eu l’annonce hier matin. Mais vous savez comme elle est dévouée ! Du moment qu’on la demande, elle est prête à partir, à sacrifier toute la fin de ses vacances, même pour satisfaire un caprice.
Bertrand n’écoutait plus. Une pensée avait chassé toutes les autres de son cerveau : elle allait partir, lui échapper…
Sa volonté se cabra en une révolte aveugle.
— Je ne veux pas la perdre !… Je ne veux pas !
Ce devenait pour lui un supplice de devoir continuer à marcher courtoisement auprès de Mme Vanore, de lui répondre, de ne pouvoir aller vers Denise dont la présence allait lui être enlevée… Comment n’avait-elle pas pitié de lui, ne sentait-elle pas que le regard, les mots de bienvenue dont elle l’avait accueilli étaient une goutte d’eau pour sa soif d’elle, que, impérieusement, il appelait par toutes les fibres de son être…
Mais, enfin, le sentier finissait devant l’étendue des prairies qui s’élevaient maintenant jusqu’au sommet du Hoheneck. Les arbres disparaissaient, même les buissons de hêtres, courbés par les vents, écrasés par les neiges. Dans l’herbe courte, des gentianes jaunes fleurissaient.
Denise s’arrêta, enfin !… Sans doute, pour mieux contempler l’horizon ; un de ces larges horizons qu’elle adorait, enveloppant la terre de Lorraine et ses lacs dont les eaux luisaient dans la noire verdure des sapins ; la terre d’Alsace, baignée par son large fleuve qu’enserraient et les cimes bleuâtres de la forêt Noire et les sommets arrondis des Vosges, marbrés d’ombres par les nuages que le vent emportait en lourdes masses floconneuses, à travers l’immensité du ciel.
Bertrand s’approcha. Elle le devina plus qu’elle ne l’entendit et tourna un peu la tête vers lui.
Dans les yeux, elle avait cette expression qui illuminait le visage comme une flamme. Avant qu’il eût parlé, elle dit :
— C’est beau ici, n’est-ce pas ?… Plus encore qu’aux Gouttridos !
— Et vous en jouissez comme on jouit de ce qu’on va perdre ! Est-ce donc vrai que vous allez partir ?
La question lui était échappée irrésistiblement.
— Oui, c’est vrai.
— Vous partez…, pourquoi ?
Elle eut l’intuition qu’il craignait un rapport entre ce départ inattendu et l’aveu qu’il lui avait fait. Alors, arrêtant sur lui son regard clair, elle expliqua simplement :
— Parce que ma mère est rentrée à Paris, très fatiguée de sa saison d’eaux et qu’elle a besoin de moi.
Ainsi c’était vrai, bien vrai. Cette chose si naturelle à laquelle il n’avait pas songé, vite habitué à l’effleurement délicieux de sa jeune vie, cette chose allait s’accomplir ! Elle allait s’éloigner, disparaître dans la foule des êtres que le grand Paris absorbe. De nouveau, une révolte gronda en lui, l’animant d’une volonté invincible de ne pas la laisser lui échapper. Soudain, il lui paraissait impossible d’accepter de ne plus la voir chaque jour, de ne plus la sentir vivre près de lui, de renoncer à l’espoir de l’enivrer enfin du parfum d’amour dont il l’enveloppait… Et une prière inconsciente lui jaillit des lèvres :
— Ne partez pas encore ! Restez, je vous en supplie…
— Rester…, pourquoi ? Je ne puis pas. N’avez-vous pas compris que je suis attendue le plus tôt possible ?…
Comme elle regardait droit devant elle, il ne vit pas qu’au fond de ses yeux, s’allumait la mystérieuse clarté dont, un soir unique, il avait vu déjà le rayonnement. Il entendit seulement l’accent résolu de la belle voix grave, et une sorte de colère le bouleversa de la voir calme ainsi, alors qu’elle avait soulevé en lui un souffle de tempête.
— Soit, il faut, en effet, que vous partiez… Et peu vous importe !… Avec quelle sérénité d’âme vous acceptez de faire souffrir en vous éloignant…
— De faire souffrir ? Oh ! non, je ne ferai souffrir personne. Vous me supposez trop de puissance. Tout au plus, pourrais-je peut-être laisser quelques regrets, parmi de très bons amis… Mais, heureusement, ces regrets-là n’ont rien de douloureux !
— Denise ! ah ! Denise, est-ce vous, la sincérité même, qui pouvez parler ainsi !
Il avait jeté les mots presque violemment. Elle tressaillit et, d’instinct, leva les yeux vers lui. Mais ce ne fut qu’une seconde, elle avait peur du charme tout-puissant qui, une fois déjà, l’avait divinement vaincue…
— Denise, pour dire… ce que vous dites, vous n’avez donc pas senti ce que vous êtes devenue pour moi, tellement l’âme même de ma vie, que je ne puis plus concevoir l’existence sans vous, loin de vous ; que l’idée de vous laisser partir, ou de ne pas vous suivre, me paraît monstrueuse, insensée, impossible enfin à accepter… Car, lorsqu’on est un pauvre homme fait de chair, de sang, de passion, non pas un saint ! on n’accepte pas ce qu’on sait être pour soi un supplice…
Oh ! Dieu, pourquoi avait-il cette ardente sincérité d’accent qui faisait ses paroles si dangereuses, distillant le vertige… Ah ! heureusement, elle allait partir… Alors, elle redeviendrait sage… Et lui, il oublierait, quoi qu’il en dît…
Comme s’il avait l’intuition de son scepticisme, il demandait, avec une sorte d’autorité suppliante :
— Denise, vous ne me croyez pas ?
— Oh ! si je vous crois… Je ne doute pas qu’en ce moment vous… n’aimiez la femme séduisante que vous imaginez voir en moi, mais…
— Mais vous n’en prenez guère souci… Ah ! quel cœur avez-vous donc pour rester ainsi… indifférente et froide !… quand vous devez vous sentir aimée follement, au point que, si vous daigniez le vouloir, vous feriez votre chose de l’homme qui n’a plus que vous en lui…
Elle devint très pâle et, machinalement, regarda autour d’elle, comme un être ébloui qui cherche un appui… La grande solitude des sommets l’entourait. Elle avait continué à monter, et bien loin en arrière, étaient Blanche Vanore et Grisel, qui se reposaient de nouveau. En avant, Jean avait entraîné sa sœur, et les cheveux d’or blond de Madeleine ne formaient plus qu’une petite tache lumineuse… Elle était toute seule avec le tentateur, encore une fois, n’étant protégée que par sa science triste de la vie.
Frémissante, elle dit :
— Vous ne vous étonneriez pas de me voir tant de scepticisme, tant de sagesse, si vous saviez combien déjà j’ai entendu de telles paroles ! combien j’ai pu mesurer la valeur de ce qu’elles enfermaient !… C’est pour cela que, maintenant, tous peuvent inutilement me parler d’amour.
— C’est parce que, comme moi, les autres ignorent les mots qui ouvriront votre cœur… Ah ! vous le gardez bien…
— Oui, de toutes mes forces, de toute ma volonté !
Et la voix musicale s’éleva avec une gravité passionnée :
— Je ne le donnerai, je l’espère, que quand je pourrai le faire, non seulement avec amour, mais encore avec foi ; quand ce sera pour tout l’avenir, pour être la femme, porter le nom de celui qui me dira qu’il m’aime… Et cela, je sais, sans illusion, qu’à cette heure, ce n’est pas un honneur auquel il me soit permis de prétendre !… Aussi, tout ce qu’il peut y avoir en moi de raison, je l’emploie à me défendre, autant contre les autres que contre moi-même… Car je ne suis ni froide, ni indifférente, hélas ! Je ne suis pas arrivée encore à me rendre insensible comme je m’y applique, c’est vrai, autant que j’en ai le courage… Et je me le reproche ! Mais toute la volonté du monde ne peut faire qu’à mon âge, on atteigne aussi aisément au paisible détachement d’une vieille femme…, ne peut faire qu’on n’ait plus dans l’âme la soif, — ah ! bien douloureuse, quelquefois ! — de connaître le bonheur de celles qui sont aimées, et d’être ainsi heureuse, à ne plus rien demander à la vie !… Vous voyez que je suis franche ! Seulement…
Elle s’arrêta une seconde, tant son cœur battait à coups pressés dans sa poitrine.
— … Seulement, grâce à Dieu ! j’ai aussi l’horreur invincible de tout ce qui salit et l’orgueil de croire que je vaux plus que ce qui m’est seulement offert ! Et c’est cet orgueil, sans doute, qui me rend forte comme je veux, comme je dois l’être !
Avec le meilleur de lui-même, vraiment, il l’avait écoutée, sans un geste même pour l’arrêter ou la prier. Cette fois, elle venait de lui ouvrir toute, largement, comme il l’avait tant souhaité, sa jeune âme de passionnée, mais aussi de droite et fière créature. Et, en lui, soudain, avait pénétré, avec la certitude que, jamais, elle n’accepterait un amour qui serait une insulte, l’intolérable sensation de s’être conduit vis-à-vis d’elle comme un voleur qui cherche à détrousser une créature que nul ne défend…
Mais aussi combien elle lui apparaissait désirable, d’autant plus qu’elle ne voulait pas se donner !… Et, soudain, un irrésistible élan abolit en lui sa volonté, un de ces élans qui élèvent un être au-dessus de lui-même, l’entraînent aux généreuses folies dans lesquelles sombrent les misérables calculs de l’égoïsme humain… Les mots que criait toute son âme lui échappèrent :
— Denise, je vous aimerai comme vous voulez l’être… Soyez mienne… Devenez ma femme…
Il y eut un silence. Une seconde, elle ferma les yeux, blanche jusqu’aux lèvres. Puis, elle répéta d’un ton bas :
— Que je sois votre femme ?… Moi ?… c’est là ce que vous me demandez ?…
Elle s’était arrêtée ; lui aussi. Ils se regardaient dans la solitude de la montagne, qui les isolait du reste de la terre. Leurs âmes s’interrogeaient, palpitantes, à cette heure décisive où s’engageaient leurs destinées…
Elle dit, d’une voix qui tremblait :
— Pourquoi essayez-vous de me tenter ? C’est mal !
— Denise, je vous veux toute, comme je vous aime toute !
— Vous voulez que je devienne votre femme… Vous le voulez…, depuis quand ? depuis un moment ?…
Il n’y avait ni amertume ni ironie dans son accent. C’était une question solennelle de créature loyale, en un instant où la vérité seule devait être dite.
— Depuis la minute où j’ai compris que, par-dessus tout, je voulais votre chère présence pour la vie entière…
Et il était sincère. Le monde était loin, si loin que ses préjugés, ses ambitions, ses exigences, lui apparaissaient comme des ombres vaines ; aussi insignifiantes que le semblaient les lointaines maisons dispersées dans la vallée qui, vues de ce sommet, étaient pareilles à de minuscules jouets d’enfants… La seule réalité, exquise, divine, c’était cette jeune créature qui, tout à coup, lui paraissait l’incarnation même de son bonheur humain ; dont, à cette heure, il n’adorait plus seulement la grâce de femme, la forme charmante, les prunelles d’ombre, la bouche hautaine et caressante, mais aussi l’âme de vierge, orgueilleusement gardée…
Elle ne répondait pas. L’angoisse de ne pas l’obtenir étreignit Bertrand.
— Denise, pourquoi vous taisez-vous ? Je sais bien que je ne suis rien pour vous, à peine plus qu’un étranger… Aussi, ce que je vous demande, c’est seulement de vous laisser aimer, en attendant que j’aie conquis votre cœur, pour que nous soyons heureux follement… Et c’est si bon d’être heureux ! Denise, ne réfléchissez pas, ne me repoussez pas ! Donnez-moi votre vie pour que j’essaye d’y mettre du bonheur en vous adorant…
Elle répéta, suppliante :
— Ne me tentez pas !… Soyez généreux puisque je vous ai avoué que j’étais faible, que, moi aussi, — comme toutes les jeunes, je suppose, — je trouverais… si bon ! de me donner toute en me sentant le tout d’un autre être !
— Alors, Denise, soyez confiante, laissez-moi vous apprendre cette joie que vous ne connaissez pas et que votre jeunesse appelle…
Oh ! la redoutable puissance des mots qui effleurent comme des caresses, qui jettent dans l’âme l’enivrante certitude d’être l’élue, celle pour qui les sacrifices sont des joies… Pourquoi donc ne pouvait-elle s’y abandonner, sans regret, sans crainte, sans pensée, dans l’allégresse d’un bonheur suprême venu à elle tout à coup ? Pourquoi ne pouvait-elle, comme lui, oublier l’existence d’un monde tout-puissant, hostile et ironique, prêt à se dresser contre elle si elle se permettait d’oublier les lois qu’il formule pour parquer les êtres en castes, selon leur fortune…
D’un geste d’angoisse, elle serra ses deux mains :
— C’est un rêve irréalisable que vous essayez de me faire faire !
— Irréalisable, pourquoi ?
— Parce que tout nous sépare…, tout ! et que demain, peut-être même dans un moment, vous en aurez conscience aussi clairement que moi, vous vous apercevrez de tout ce que vous m’avez sacrifié !
— Et vous pensez que je regretterai d’avoir voulu être infiniment heureux par vous ?… Ah ! Denise, comme vous me jugez !… Vous raisonnez parce que vous n’aimez pas ! Vous ne parleriez pas ainsi, si j’avais pu éveiller en vous une ombre même de la passion que vous m’avez jetée dans tout l’être !
La voix lente, elle dit un peu bas :
— Pour que j’aime, il faut que je puisse croire… presque comme on croit en Dieu, en s’abandonnant à lui, dans une foi sans limite…
— Et cette foi, vous ne l’avez pas !
— Je voudrais tant l’avoir ! Ah ! mon ami, pardonnez-moi, si je vous fais injure… C’est si cruel pour moi, cette crainte qui m’obsède, qui m’empêche d’aller à vous, comme vous le souhaitez…
— Laquelle ? Dites-la-moi, même si en parlant, vous allez vous montrer dure…
Elle le regarda. Il y avait dans ses yeux une expression que jamais encore il n’y avait vue, de douceur infinie et tendre, de prière triste :
— Ne me jugez pas encore insensible, mauvaise… Que sais-je ? Oui, je crois, je suis certaine que je vous suis chère en ce moment, à vous faire oublier tout ! pour que nos deux existences se confondent… Mais, en même temps, j’ai… si forte !… la conviction décevante que vous m’avez parlé dans un élan que vous regretterez quand je serai loin, que vous aurez repris l’entière possession de votre jugement… Je crois que vous m’aimez avec tout votre être, sauf avec votre raison… Et j’ai peur de votre raison…
Oh ! cette clairvoyance aiguë qui fouillait les obscurs bas-fonds de son âme d’homme, y découvrait l’éternelle présence de l’égoïsme étouffé sous une rafale de passion… Il avait pâli. Pourquoi lui disait-elle ces choses que, confusément, il sentait trop vraies ?… Alors que, lui-même, tout bas, redoutait, autant qu’elle, le réveil de la froide sagesse, quand il ne subirait plus le charme triomphant de sa présence qui enlevait en lui toute autre pensée que celle de la retenir toujours… Pourtant, est-ce qu’il pourrait regretter ou souhaiter quelque chose de meilleur au monde, s’il lui était donné de la tenir entre ses bras, sous ses lèvres, sienne à jamais de corps et d’âme !… Et il supplia :
— Denise, ne parlez pas ainsi… Ayez pitié de nous… N’écoutez pas votre scepticisme. Dites que vous consentez à être ma femme et vous ferez de moi un autre homme qui ne méritera plus que vous doutiez de lui… Ne vous refusez plus… Laissez-nous essayer d’être heureux, comme tous deux nous en avons soif ! Vous m’apprendrez à être ce que vous voulez que je sois, à valoir plus que je ne vaux, à obtenir votre foi, votre amour, vous, mon unique…
Elle tressaillit ! Et s’il disait vrai ? Si la sagesse était de faire du bonheur avec la fragilité d’un caprice ?… Ah ! si elle eût ignoré ses ambitions, ses goûts et ses besoins de luxe, si elle eût été son égale en fortune devant le monde, comme elle se fût enfin confiée à lui, délicieusement conquise ! Mais sa délicate fierté de fille pauvre lui scellait les lèvres pour accepter si vite qu’il lui sacrifiât son avenir d’homme. Et, avec une douceur profonde et grave, elle dit lentement :
— Toute ma vie, quelle qu’elle soit, je me rappellerai comment vous êtes venu à moi, me recherchant pour moi seule, qui suis pauvre, sans relations dans votre monde qui n’est plus le mien, puisque j’appartiens maintenant à la classe de celles qui gagnent leur pain. Mais pour cela, justement, je ne puis aujourd’hui, oh ! non, je ne puis vous promettre d’être votre femme comme vous me le demandez… Je ne le dois pas… Ce serait mal !
— Denise, prenez garde ! C’est peut-être notre bonheur à tous deux que vous jouez en ce moment par orgueil !
— Peut-être… Mais je ne veux pas avoir conquis le mien par surprise ! Mon ami, de toute mon âme, je vous remercie de m’avoir parlé comme vous l’avez fait… Écoutez-moi, et je vous en supplie, comprenez-moi…
Elle s’interrompit encore, l’émotion brisait sa voix. Elle sentait bien qu’il avait raison, qu’elle jouait son avenir, mais elle était incapable de passer outre le scrupule qui la dominait…
— Denise, que pensez-vous ?
— Ceci. Demain ou après, je vais partir… Vous resterez des semaines sans me voir, selon toutes prévisions. Puis, la vie de Paris vous reprendra comme elle m’aura déjà reprise, alors…
— Alors ? Denise.
— Alors, si, à ce moment, je suis encore pour vous… la même, si vraiment vous souhaitez que je devienne votre femme, malgré tout ce qui est entre nous ; après que vous aurez bien réfléchi à ce tout !… alors, vous pourrez venir me chercher… Je ne me défendrai plus d’aimer et je l’apprendrai de vous de tout mon cœur…
Il allait parler. Elle l’arrêta d’un faible geste :
— Laissez-moi vous dire tout ce que je pense… Si, au contraire, vous en venez à trouver, comme moi, que trop nous sépare, je ne m’en étonnerai pas, car je vous considère comme libre, autant que moi-même, après mon refus aujourd’hui ! Je me souviendrai seulement de cette heure-ci comme d’un rêve très bon dont je suis réveillée et que je vous resterai reconnaissante de m’avoir donné… oh ! bien reconnaissante, mon ami…
Ce qu’elle disait là lui semblait, à lui, poignant comme un adieu. Il eût voulu la supplier de l’enchaîner à jamais par une de ces promesses qu’un homme d’honneur ne peut rompre… Pourtant ses lèvres ne prononcèrent pas les mots qui eussent imploré, quoiqu’il jugeât son silence misérablement lâche, alors que nul effort ne lui eût paru trop pénible pour qu’elle fût à lui en dehors de tout lien ! Et le mépris qu’il éprouvait de lui-même lui arracha un cri d’une sincérité amère :
— Ah ! vous avez raison de ne pas vouloir vous confier à moi ! Je ne mérite guère une femme telle que vous… Et c’est tout ce que vous valez qui nous met loin l’un de l’autre, bien plus que les misérables questions auxquelles votre générosité a songé !
Il ne poursuivit pas. D’un mouvement rapide, elle lui imposait le silence ; tout près d’eux, arrivait Blanche Vanore.
Il regarda la jeune femme avec stupeur. Il avait si bien oublié son existence, — comme celle de tous les êtres, hors un seul, — que son apparition lui semblait un fait anormal dont le sens lui échappait…
Et la voix joyeuse, un peu haletante, qui appelait « Denise ! » sonna à son oreille comme une note discordante. Derrière elle, arrivait Grisel qui tenait Huguette par la main, puis d’autres promeneurs, dont les paroles vibraient dans l’air vif.
Elle s’arrêta hors d’haleine, si absorbée, heureusement, par sa fatigue, qu’elle ne remarquait même pas l’étrange expression qui flottait sur le visage de Denise ni la contraction des traits de Bertrand. Gaie, elle s’exclamait :
— Eh bien, vous connaîtrez le panorama du Hoheneck ! Vous a-t-il assez fait disserter ! Charles et moi, nous finissions par être tellement intrigués de vous voir ainsi immobilisés à la même place, que la curiosité nous a rendu des forces pour venir voir à notre tour ce qui vous intéressait tant !
Denise dit machinalement :
— La vue est magnifique ici… Il semble qu’on y soit en plein ciel !
Elle y avait aperçu l’entrée de l’éden dont, volontairement, elle s’était fermé la porte. L’arrivée de Blanche Vanore la rejetait dans la réalité des choses ; et, presque, elle eût pu croire sortir d’un rêve si elle n’avait vu le visage altéré de Bertrand dont les yeux lui murmuraient encore la même prière éperdue : « Laissez-vous aimer… Oubliez votre mortelle sagesse ! »
Charles Grisel les rejoignait, laissant échapper Huguette qui voulait courir vers son frère, aperçu un peu plus haut encore, sur le faîte du Hoheneck. Lui aussi se chargeait de rompre le charme redoutable. Avec un rire sonore, il interrogeait :
— Eh bien, on ne monte plus ?… Est-ce Mlle Denise qui vous arrête ? Blanche. Diable ! quelle ascension, j’en suis époumoné ! Si jamais l’on m’y reprend…
— Allons, Charles, un peu de courage… Nous sommes presque arrivés à notre but… Il faut bien aller voir ce que deviennent les enfants. Jean a entraîné sa sœur, comme toujours… Pourvu qu’elle n’ait pas eu froid… L’air est si vif à cette hauteur ! Charles, voulez-vous mettre le manteau de Huguette ?… Oh ! pardon, Denise, de vous en donner la peine…
La jeune fille, en effet, avait pris le petit collet, trop heureuse d’avoir un prétexte pour se dérober à ceux qui l’entouraient. Mais sa tâche remplie, les laissant achever l’ascension, elle continua de monter seule ; et son pas vif l’enleva bientôt au bavardage de Blanche Vanore, aux prosaïques réflexions de Grisel, surtout à la muette supplication de Bertrand que tout son cœur entendait…
Là-haut, c’était la paix sereine des sommets. Dans le cirque majestueux des montagnes, s’allongeaient des vallées paisibles, des bois, des prairies d’herbe veloutée, sous le ciel immense dont l’infini bleu s’épandait dans la déchirure des grosses nuées que le vent amenait. A ses pieds, bien loin, elle apercevait des villages, des petites villes perdues dans la brume fine de l’horizon, où vivaient des êtres qui, eux aussi, sans doute, connaissaient les heures de doute sur la route à suivre… Et elle songea encore, meurtrie par l’angoisse :
— Ai-je bien fait ou ai-je mal fait ?
Éperdument, elle s’interrogeait. Mais toute son âme vibrait encore des paroles de Bertrand et elle ne pouvait plus bien lire en elle-même…
D’ailleurs, tous déjà la rejoignaient. Les enfants et Grisel s’emparaient d’elle. Et, la pensée absente, elle devait écouter, répondre, causer ; même, pour satisfaire Jean, regarder la table d’orientation qui donnait aux touristes curieux les noms des montagnes dressées à l’horizon.
Mais cette contrainte lui était si dure, qu’avec une sensation de délivrance, elle entendit Mme Vanore demander à redescendre, craignant le froid pour Huguette. Bertrand avait fait un mouvement pour se rapprocher d’elle.
Soit hasard, soit intention secrète, la jeune femme l’arrêta par une question et, comme au départ, se prit à causer avec lui, l’obligeant ainsi à cheminer près d’elle. Bientôt même, elle lui demanda son bras, rappelant qu’elle était une pitoyable marcheuse :
— A mon tour de vous accaparer, lui dit-elle en riant, à celui de Charles de profiter un peu de la présence de Denise que, jusqu’ici, vous avez gardée pour vous tout seul ! Mon cher ami, il est heureux qu’elle s’en aille, vous finiriez par la compromettre. Vous savez que Grisel était tout à fait déconfit de vous voir tant bavarder tous les deux si longuement, sans que nous pussions nous mêler à votre conversation, qui avait l’air, d’ailleurs, fort intéressante.
Intéressante ! Presque un sourire passa sur les lèvres de Bertrand. Cette jeune femme était donc à ce point aveugle qu’elle ne soupçonnait rien ?…
Peut-être, Grisel avait-il été plus clairvoyant. Il n’avait pas son habituel entrain et descendait, silencieux, avec Jean, après avoir marché d’abord auprès de Denise. Mais la jeune fille, qui s’était prêtée de son mieux au désir de conversation qu’il manifestait, lui avait, de nouveau, échappé et cheminait, en avant de tous, la petite main d’Huguette glissée dans la sienne, Madeleine l’escortant de l’autre côté…
Que pensait-elle ? De la voir s’éloigner ainsi, devant lui, sans se retourner, de ce pas rapide qui, à chaque seconde, mettait entre eux une plus grande distance, l’impression décevante s’emparait de lui, qu’ainsi elle s’éloignait de sa vie ; ombre exquise qu’il n’avait pas su retenir…
Ce fut seulement devant l’hôtel de la Schlucht qu’il se retrouva près d’elle enfin, mais dans le milieu bruyant des touristes dont on attelait les voitures pour redescendre vers Gérardmer.
Grisel s’agitait pour faire préparer celle de Mme Vanore, occupée du goûter des enfants. Il se rapprocha, les nerfs tendus jusqu’à la souffrance.
— Denise, pourquoi m’avez-vous fui ainsi ?
— J’avais besoin d’être seule, mon ami ; mais j’ai tant pensé à vous, à nous, que vous ne deviez pas me sentir loin…
— Vous êtes loin, toujours trop loin !
Il mordit ses lèvres pour arrêter les vaines paroles prêtes à s’en échapper… Mais ses yeux disaient ce que sa bouche n’articulait pas… Une seconde, elle lui abandonna les siens, tout pleins d’une infinie douceur, bien qu’ils fussent pensifs et graves, dans leur chaude clarté. Puis elle murmura, pour elle-même plus que pour lui :
— Que c’est donc étrange un amour d’homme.
— Pourquoi ?…
Elle eut un geste lent d’épaules. Mais elle ne répondit pas ; Jean arrivait, lui annonçant que la voiture était attelée et que sa mère l’attendait.
— Je viens tout de suite, Jean. Voulez-vous prendre mon manteau dans le vestibule de l’hôtel ?
Il disparut. Elle tendit la main à d’Astyèves.
— Adieu, mon ami.
— Pas adieu, au revoir ! Vous viendrez ce soir chez Mme Arnales.
— Non… Il y a soirée dansante, et je vais chez elle seulement pour chanter ! Vous y êtes un invité ; moi pas…
Il avait eu un tressaillement, comme sous le coup d’une secrète blessure.
— Un jour viendra où c’est vous qui choisirez parmi ces snobs ceux que vous daignerez recevoir.
— Peut-être… Mais ce jour n’est pas encore tout proche, je crois. Au revoir…
Très bas, il s’inclina et baisa la main qu’il avait gardée jalousement emprisonnée dans la sienne.
— Au revoir, en attendant que vous me permettiez de vous dire : « A toujours… »
Jean reparaissait :
— Denise, j’ai votre manteau. Vous venez ?
— Oui, Jean, me voici.
Elle le suivit. Mme Vanore était déjà montée dans le break où elle s’affairait pour envelopper ses filles, car la fraîcheur tombait avec le soleil, qui s’embrumait au couchant. Grisel fumait, considérant les chevaux d’un œil distrait.
— Vite, Denise, voulez-vous monter ? Il est déjà tard. Nous ne serons à Gérardmer qu’à la nuit.
Elle obéit. D’Astyèves, correct, échangeait les propos d’adieu avec Mme Vanore et Grisel, expliquant :
— Je vais vous suivre de bien près. On prépare mon cheval.
Le break s’ébranlait. Avec toute son âme, Denise regarda le paysage superbe que, peut-être, elle ne reverrait jamais et devant lequel son avenir de femme s’était décidé, sans doute. A cette terre d’Alsace, elle laissait de sa vie… Même quand des années et des années auraient passé, elle se souviendrait encore des lointains bleus qu’elle contemplait tandis qu’elle entendait l’aveu inoubliable…
Les chevaux l’emportaient. De plus en plus petite, se découpait sur l’horizon clair, la silhouette haute et mince de Bertrand d’Astyèves, debout au milieu de la route, immobile à la place où il lui avait dit adieu. Puis la distance le fit invisible…
La voiture filait avec un roulement sonore sur la terre très sèche, suivant la même route que le matin Denise avait parcourue avec une gaieté d’enfant. A peine, maintenant, elle en remarquait le décor pittoresque. Ses yeux, indifférents pour la première fois, voyaient fuir les sous-bois obscurcis, les allées vertes allongées entre les fûts sveltes des sapins, les ravins au fond desquels, sous le ciel rose, s’endormaient les prairies et les grands lacs paisibles. Immobile, elle songeait. Blanche Vanore s’étonna.
— Denise, êtes-vous fatiguée ? Vous ne causez pas !
Elle fit un effort pour répondre.
— Excusez-moi, Blanche, le crépuscule me rend volontiers silencieuse ! C’est mon heure de prédilection et je résiste mal à la tentation d’en jouir en silence.
— Comme vous voudrez, ma chérie. Avez-vous assez chaud ? Votre compositeur ne me pardonnerait pas si je vous ramenais enrhumée !
Presque comme la voiture atteignait Gérardmer, un cavalier la rejoignit ; d’Astyèves qui, ayant été retardé à la Schlucht, avait mené son cheval un rude galop pour regagner le temps perdu. Mais dans la nuit venue, il ne pouvait même plus distinguer les traits du visage cher… Non plus, il ne lui était plus donné d’aller à elle pour la supplier de ne pas persévérer dans son fier refus !
Alors, exaspéré de sentir l’impuissance de sa volonté, il continua solitairement sa route, laissant le break derrière lui.
Seuls, maintenant, les enfants y causaient. Blanche Vanore somnolait ; près du cocher, Grisel fumait ; Denise, elle, rêvait, la nuit tentatrice réveillant en elle, tout bas, la soif éperdue de se laisser emporter vers l’amour…
Quand elle entra dans le salon des Xettes, Mme Champdray lui tendit une lettre ; quelques lignes de sa mère lui disant qu’elle était attendue le surlendemain…
Le train courait dans la nuit, approchant de Paris.
Sous la tremblante lueur de la lampe, Denise regarda sa montre. Une demi-heure à peine restait avant que son voyage de retour fût achevé.
Quelques heures seulement avaient passé depuis qu’elle avait vu disparaître les belles montagnes sombres, les horizons boisés de Gérardmer… Et pourtant, comme elle se sentait loin de ce petit pays des Vosges, où elle venait de vivre des jours qui demeureraient parmi les meilleurs qu’eût connus sa jeunesse sevrée de quiétude et de joie… Si loin déjà, qu’un regret nostalgique lui serra le cœur quand elle eut, de nouveau, le sentiment aigu de cette fuite rapide d’un passé qui tombait derrière elle, tout palpitant de sa vie…
Alors, d’instinct, elle ferma les yeux pour pouvoir l’évoquer plus présent, avant que la réalité l’eût définitivement rejeté en arrière. Le bruit monotone du train sur les rails berçait sa rêverie ; et, à sa volonté, les journées mortes ressuscitaient, les souriantes, les joyeuses, les inquiètes, mais les autres aussi, plus proches, si troublantes que toute son âme tressaillait encore au seul effleurement de leur souvenir. Elle revivait son retour le soir du concert sous le clair de lune d’argent, puis les inoubliables minutes de la Schlucht, et le même jour encore, l’instant où, dans la nuit bleue du crépuscule, elle avait senti un regard d’homme fouiller éperdument l’ombre pour la revoir encore… Enfin, sa dernière journée là-bas, — la veille même ! — l’adieu ému de Grisel et surtout celui de Bertrand, rendu correctement banal par la présence de Blanche Vanore…
Si elle l’eût vu seul pendant le suprême moment qui les rapprochait, quel eût été l’avenir ?… Elle avait bien lu dans ses yeux, qui l’imploraient avec la même ferveur brûlante, qu’elle demeurait pour lui l’élue ; d’autant plus chère, qu’elle se fait plus lointaine. Alors, pourquoi l’impression lui avait-elle traversé l’âme qu’il l’enveloppait de ce regard profond, douloureux, presque violent dans son acuité, dont on contemple ceux que l’on n’est pas certain de retrouver jamais ? Et la foi divine n’était pas entrée en elle quand il lui avait murmuré :
— A Paris, maintenant. Au revoir, Denise…
A Paris, où l’attendaient les rudes devoirs, les difficultés de toute espèce, un instant oubliées ; à Paris, où il allait lui falloir recommencer la lutte pour la vie, sans le viatique d’une chaude tendresse autour d’elle pour la soutenir… Était-il possible que le rêve jeté en elle par un caprice d’homme devînt la réalité même ?… Quelle folie d’espérer ! alors qu’elle savait si bien combien c’est chose vaine, — autant que de se plaindre…
Pourtant, malgré tout, elle espérait… Pourtant, une supplication inconsciente jaillissait de tout son être jeune pour que cet avenir dont elle avait peur ne lui fût pas trop rude. Elle ne demandait même pas qu’il devînt, comme pour d’autres, lumineux et bon ; — les années d’épreuves lui avaient appris à n’être pas exigeante, et enseigné le courage ; — mais seulement qu’il ne la meurtrît pas trop rudement…
Au dehors, la nuit s’étoilait des lumières grandissantes de Paris, noyé dans la brume d’une petite pluie fine, une pluie d’automne, pénétrante et froide. Les feux des signaux flambaient dans l’ombre, allumant des éclairs sur les rails humides ; de lourdes silhouettes de wagons s’allongeaient de chaque côté du train qui courait d’une allure haletante vers la ville immense dont les hautes maisons montraient leurs façades trouées par la lueur des fenêtres éclairées. Puis, lourdement, il entra en gare.
Denise se dressa et sauta sur le quai, parmi la cohue indifférente que déversaient les wagons. Elle suivit le flot, cherchant à distinguer un visage ami parmi ceux que baignait l’aveuglante clarté des lampes. Un besoin éperdu la poignait, de sentir la chaleur d’une affection à cette heure où elle faiblissait devant les tristesses pressenties, pénétrée toute par l’intense mélancolie de ce retour dans la nuit froide, sous la pluie maussade…
— Denise ! Denise ! par ici ! Nous sommes là !
C’était la voix joyeuse de son jeune frère.
Près de lui, en même temps, elle reconnaissait le visage fatigué, — toujours séduisant, — de son père qui lui souriait, lui souhaitant la bienvenue. Tous deux semblaient vraiment heureux de la revoir, et elle se reprocha sa détresse dans le wagon solitaire.
— Eh bien, ma fille, tu n’es pas trop lasse ? Non ? Ta mine, d’ailleurs, répond pour toi. Tu nous reviens toute rose ! L’air des montagnes vous a réussi, mademoiselle.
Il la considérait d’un regard charmé où s’amalgamaient, de façon bizarre, l’orgueil du père et l’instinctif plaisir de l’homme à la vue d’une très jolie femme. Elle demanda tout de suite :
— Comment est maman ?
Brièvement, il répondit, le visage aussitôt assombri, devenu presque dur :
— Pas mal, mais toujours très nerveuse, se faisant des monstres de tout ! Elle a eu des ennuis de domestiques.
Il s’interrompit comme pour s’occuper des bagages ; mais quand tous trois furent dans la voiture qui les conduisait vers la rue de Vigny, il laissa son fils répondre aux nouvelles questions de Denise sur Mme Muriel, sur le séjour à Vichy et celui fait ensuite chez une vieille amie à la campagne… Puis bientôt même, il interrompit le petit garçon, et, à son tour, interrogea la jeune fille sur Gérardmer. Elle lui donna tous les détails qu’il désirait ; mais, à mesure qu’elle parlait, la sensation l’envahissait, que cette Denise dont elle racontait la vie souriante et facile, dans un pays très beau, était une autre qu’elle-même, une étrangère heureuse avec qui elle n’avait rien de commun.
Son regard dépaysé cherchait les lointains charmants des sentiers, l’éternelle féerie du lac, l’ondulation molle des montagnes bleues, et il ne rencontrait que des rues grises dont les magasins avaient, presque tous, leurs façades closes, et, sur les trottoirs mouillés, des passants qui filaient vite sous les parapluies ruisselants ; car la pluie, maintenant, s’abattait en une grosse averse cinglante. Quelquefois, la lueur d’un réverbère illuminait l’obscurité de la voiture. Alors, elle remarquait l’expression sombre et fiévreuse du regard de son père que n’adoucissait plus le sourire de l’arrivée. De nouveau, il se taisait, absorbé, laissant Robert questionner sa sœur avec une curiosité gaie. Elle n’osait plus parler de sa mère, pressentant qu’elle arrivait dans un de ces moments de crise qu’elle connaissait trop bien, où les rapports devenaient si difficiles entre ses parents…
Et seulement quand, avec Robert, elle monta l’escalier étroit, elle interrogea :
— Pourrai-je voir maman ce soir ?
— Oh ! je pense que oui ! Elle s’endort si tard… Elle a bien recommandé que tu ailles dans sa chambre aussitôt arrivée !
« Madame attend mademoiselle » ; ce fut le premier mot de la servante inconnue qui lui ouvrait la porte, la débarrassant de ses bagages dans la petite antichambre qui lui apparaissait minuscule comparée au grand vestibule clair de la villa des Xettes.
— Maman, voici Denise ! annonça joyeusement Robert, entrant dans la chambre où sa mère était couchée.
— Ah ! enfin !… Il n’est pas trop tôt !
Était-ce un cri affectueux ou un reproche ? Denise ne se le demanda pas. Elle se pencha vers la mince forme blanche qui se soulevait pour l’accueillir, et, très tendre, elle murmura :
— Mère, pourquoi m’as-tu caché que tu avais besoin de moi ? J’aurais pu revenir à Paris, même avant ton arrivée, pour que tu ne t’y trouves pas seule !…
Mme Muriel renversa un peu sa tête sur l’oreiller, d’un mouvement lassé :
— A quoi bon, puisque tu étais bien là-bas et que tu t’y amusais ! Robert, va vite dormir maintenant. Il est si tard ! Ta sœur va me tenir compagnie. Nous avons bien des choses à nous dire…
Le petit garçon obéit, et Denise s’assit tout près du lit. Habituée maintenant à la faible clarté de la chambre où un abat-jour épais voilait la lampe, elle restait saisie de l’altération du visage de sa mère qui semblait d’ivoire jaune, creusé de rides, les cheveux blanchissant sur les tempes. Alors, inquiète, elle interrogea doucement :
— Maman, es-tu contente de ta saison ?
— Elle m’aurait fait assez de bien si j’avais pu être délivrée de mes soucis. Mais ils se font, au contraire, plus lourds encore ; trop lourds pour moi ! Vois-tu, Denise, jamais je ne m’habituerai à végéter pauvrement comme nous le faisons depuis des années ! C’est au-dessus de mes forces ! Cela me tue !…
Denise tressaillit et, dans l’ombre, ses mains se serrèrent dans un geste de détresse… Plus vite encore qu’elle ne l’avait prévu, les tourments s’abattaient sur elle, dès le premier instant de son retour… Avant même qu’elle eût dépouillé sa tenue de voyageuse ! Le cri d’angoisse de sa mère l’avait bouleversée. Du même accent de tendresse profonde, elle dit, de toute son âme :
— Ma pauvre chère maman ! que je voudrais n’être pas ainsi impuissante à te rendre l’existence qui devait être la tienne !… Accorde-moi un peu de temps… Peut-être nos plus mauvais jours sont-ils passés… Peut-être, grâce à ma voix, parviendrai-je à te donner une vie moins étroite, moins maussade et pénible ! Sois patiente encore !
Mme Muriel caressa d’un geste léger les mains de sa fille, jointes près des siennes sur le drap.
— Tu es une bonne enfant, Denise. Je voudrais être patiente, comme tu dis, mais je ne puis plus… Je suis à bout de résignation. Ce que j’ai souffert à Vichy, tu ne peux l’imaginer, toi qui t’arranges si bien de notre pitoyable position ! Cette incessante nécessité de calculer m’exaspérait tant, que j’ai fini par renoncer à compter… De même, depuis mon retour… Aussi, je ne saurais guère te dire en quel état est notre budget. Tu auras, je le crains, un peu à faire pour l’équilibrer et ce n’est pas sur ton père que tu pourras compter pour t’y aider. Il ne songe qu’à laisser ses occupations actuelles pour se lancer Dieu sait en quelles spéculations !
— Mère, oh ! ce n’est pas possible…
Une véritable épouvante la saisissait à l’idée que son père était capable d’une pareille folie, qu’il était homme à renoncer au poste qui était, avec son propre travail, leur unique ressource, pour courir l’aventure hardie de recommencer une fortune ; cela, sans être arrêté par la crainte d’échouer.
Un sourire amer avait contracté la bouche de Mme Muriel.
— C’est, au contraire, tellement possible, que je m’attends d’un jour à l’autre à apprendre qu’il a repris sa liberté d’action dont il ne peut plus se passer et rejeté un emploi qui lui est odieux. J’ai reçu de lui, à ce sujet, depuis mon retour, des déclarations qui m’ont édifiée et auxquelles j’ai répondu en lui exprimant ma pensée sur cette conduite insensée ; sans espoir, d’ailleurs, d’être entendue, Ah ! j’ai passé, depuis une semaine, par des scènes qui n’étaient pas faites pour me réconcilier avec ma destinée ! Maintenant, je n’en puis plus !… Ton père s’est irrité quand je lui ai dit que je n’avais plus confiance dans le succès de ses entreprises financières… C’est vrai, littéralement vrai !… Je suis, vois-tu, Denise, broyée par l’idée, la certitude, qu’il échouera encore… Alors, pour nous, ce ne sera même plus la gêne, ce sera la misère ! Car ce n’est pas avec ton chant que tu nous feras tous vivre. Comprends-tu qu’une pareille perspective me torture jour et nuit ?
Elle jetait les mots, d’un ton bas et martelé, avec un emportement contenu, dans un besoin aveugle de crier à quelqu’un la crainte qui, sans relâche, meurtrissait son être nerveux. Denise sentit que sa mère avait dû, en effet, souffrir beaucoup pendant ces dernières journées, toujours face à face avec ses inquiétudes trop fondées… Cela, tandis qu’elle-même, au contraire, vivait, un instant, en plein rêve !
En cette minute, bien plus encore que dans la voiture, elle avait l’impression que les lumineuses semaines écoulées à Gérardmer avaient été vécues par une autre femme avec laquelle elle n’avait rien de commun. Ce n’était certes pas à la pauvre Denise, contrainte de se débattre dans les difficiles soucis d’argent, que Bertrand d’Astyèves adressait, devant un admirable paysage, sa fervente prière d’amour, écoutée par un cœur, frémissant d’espoir… Ah ! qu’il était donc loin, ce passé, vieux de deux journées seulement, et pourtant pareil déjà à quelque page d’un roman délicieux qu’elle ne pourrait pas relire… Que la réalité était autre, regardée en face, dans cette chambre sombre, au bruit de la pluie d’automne qui battait les vitres, auprès de cette femme découragée dont il fallait soutenir la faiblesse !
Le cœur plein de pitié, elle murmura :
— Maman, je t’en supplie, ne t’agite pas ainsi. Confie-toi à moi… J’obtiendrai de père qu’il soit patient jusqu’à ce que je gagne assez pour que nous n’ayons pas matériellement à souffrir s’il ne réussit pas malgré ses espérances… J’espère avoir un bon hiver ; je commence à être connue. Vanore doit me faire chanter au Conservatoire, à Colonne…
Elle s’interrompit, ne voulant pas faire allusion même, à l’impérieux désir du compositeur de la voir au théâtre. Si elle y entrait, rendrait-elle donc à sa mère l’aisance qui lui manquait si péniblement ? Était-il possible que ce fût pour elle le devoir de se sacrifier toute à ce point ?… Comme il lui avait semblé être le devoir de ne pas consentir à devenir, dans le présent, la femme de Bertrand d’Astyèves… Quelle fiancée elle eût donnée à ce brillant clubman, lui apportant sa pauvreté, ses responsabilités, ses charges de famille !
La voix de sa mère s’éleva :
— Denise, à quoi songes-tu silencieusement ?
— A tout ce que tu me dis, à ce que tu m’apprends, mère.
— Je suis égoïste ! J’aurais dû te donner le temps de te réhabituer à l’atmosphère de tristesse qui est désormais la nôtre. Par bonheur, tu es une vaillante, toi, tu sais tout supporter !
Une expression d’indicible amertume crispa une seconde la bouche de Denise. Quelle ironie de s’entendre dire qu’elle était vaillante, au moment même où son énergie faiblissait, alors que des larmes alourdissaient ses paupières, qu’un besoin de sangloter follement, comme font les enfants, l’étreignait jusqu’à l’angoisse !… Mais elle ne devait pas trahir sa détresse. Et, la voix seulement un peu assourdie, elle dit, se penchant avec un baiser vers sa mère :
— Je fais de mon mieux pour être brave, mais il faut que tu le sois aussi, maman, pour ne pas m’enlever mon courage… Ce soir, nous avons assez causé de toutes ces choses qui t’agitent… N’y pense plus puisque me voici revenue pour t’alléger un peu ta grosse part de tourments. Demain, j’essayerai de voir clairement où nous en sommes…; mais, à cette heure, il faut, l’une et l’autre, nous reposer… Je vais te dire bonsoir, si tu le veux bien…
— C’est vrai, il est tard ! Tu dois être fatiguée de ton voyage. Va dormir, Denise, puisque tu le peux… A moi, c’est une consolation qui est refusée ! Bonsoir, mon enfant.
Et les lèvres de Mme Muriel effleurèrent le front que lui tendait sa fille.
C’était un commencement de novembre doucement humide, presque tiède encore aux heures brèves où le soleil allumait une flambée d’or sur le pourpre des rameaux, sur la jonchée frissonnante des feuilles roussies qui s’écrasaient sur la terre humide.
Bertrand avait toujours aimé ce somptueux décor d’automne. Mais, cette après-midi-là, revenant de chasser dans les bois qui s’étendaient derrière le château d’Astyèves, il ne songeait pas, pourtant, à remarquer qu’il semblait avancer à travers un paysage de légende, où les arbres étaient d’or. Il se demandait, distrait, quels visiteurs annonçait le sillon nouveau creusé par les roues sur le sable de l’allée menant au perron d’entrée. Il fit encore quelques pas. Alors, il aperçut, immobilisé dans un angle de la cour, dite d’honneur, l’équipage bien connu des Arnales.
Encore eux ! Sans cesse, depuis quelques mois, il les trouvait sur sa route ; Yvonne, tentation brillante et coquette, redoutable pour un homme qui avait, aussi dominateurs, des besoins, des goûts, des habitudes de luxe, dont il ne se sentait ni le désir ni la volonté de se défaire.
Et parce qu’il se connaissait bien et savait la mesure de sa fragilité, qu’il devinait autour de lui la double complicité de sa mère et de Mme Arnales, il voulut se dérober à cette visite et se dirigea vers une petite allée qui fuyait discrètement sous la voûte d’or fauve de ses branches pressées.
Trop tard ! Du haut de la terrasse sur laquelle s’ouvraient les appartements du rez-de-chaussée, une voix claire, d’une froide sonorité de cristal, lui jetait :
— Impossible de vous sauver ! Monsieur d’Astyèves, je vous ai aperçu…
Il s’arrêta, levant la tête et vit Yvonne qui le saluait d’un sourire coquet. Habillée d’un costume sombre, artistement taillé, son visage menu coiffé d’une toque à grandes ailes, ennuagé par le long boa de plumes d’un gris de perle très pâle, elle incarnait ainsi une jolie vignette de Parisienne blonde dont les yeux connaisseurs de Bertrand furent flattés. Tout de suite, elle discerna le muet éloge et une sensation de plaisir anima sa physionomie sans charme.
Lui répondait, se rapprochant, vaincu par les circonstances :
— Je désirais me dérober parce que ma tenue de chasseur me fermait la porte du salon. Mais si vous voulez bien excuser mon accoutrement, j’aurai l’honneur de me joindre à ma mère pour recevoir votre très aimable visite.
— Prenez garde, monsieur d’Astyèves, si vous étiez femme, on pourrait justement vous accuser de coquetterie.
— Parce que…?
— Parce que…, — prenez ma déclaration pour ce qu’elle est, la simple constatation d’un petit fait, — parce que votre accoutrement, comme vous dites, ne vous donne vraiment pas le droit de fuir vos semblables, fussent-elles même réunies dans un salon.
Bertrand s’inclina :
— Vous êtes infiniment indulgente, mademoiselle.
Ils étaient demeurés sur la terrasse. Du salon, une voix s’éleva, celle de Mme d’Astyèves :
— Bertrand, est-ce toi ? Entre donc et ramène Yvonne, elle va avoir froid.
— Me voici, ma mère. Je m’excusais auprès de Mlle Yvonne d’avoir à me présenter en tenue de chasseur et j’ai le même pardon à solliciter de Mme Arnales.
— N’importe comment, vous savez que vous êtes toujours le bienvenu. C’est pourquoi nous trouvons que vous vous êtes fait un peu rare à la Saulaie depuis notre retour ! Vous allez avoir à vous prodiguer, si vous souhaitez faire oublier votre négligence à vos amis et voisins.
— Madame, je m’y emploierai de mon mieux.
Elle lui tendait sa main qu’il baisa. Sous sa voilette, amincie par le costume tailleur bleu foncé, elle semblait vraiment beaucoup plus la sœur aînée que la mère de sa fille. Il le lui fit délicatement entendre, et ce discret compliment parut lui être très sensible. C’était décidément un parfait gentilhomme que ce Bertrand d’Astyèves, et elle ne pouvait s’étonner qu’il plût si fort à sa fille, que celle-ci parût s’être, sérieusement, mis en tête de ne pas vouloir d’autre époux.
— Bertrand, une tasse de thé ? proposa sa mère qui avait noté la petite scène. Je vais t’en verser.
— Ma mère, je vous en conjure, ne vous dérangez pas, je me servirai fort bien seul.
— Hum ! tu sauras bien user de mon samovar ?
— Madame, voulez-vous me permettre de vous remplacer et d’offrir du thé à M. d’Astyèves ? proposa Yvonne, se levant de la petite banquette où, attentive, elle écoutait en silence les propos échangés.
— Mademoiselle, vous me remplissez de confusion. Ne prenez, je vous en prie, nul souci de moi. Ma mère me fait injure en me croyant incapable de me servir d’un samovar.
— Bah ! le dérangement ne vaut même pas la peine qu’il en soit question, et verser le thé rentre dans mes attributions de jeune fille.
Elle s’était rapprochée de la table où luisait l’éclair d’argent de la théière, sur la nappe ourlée de guipure ; et sa main dégantée versait le liquide brûlant, offrait le sucre.
— Un morceau ? deux ? trois ?
Près de la cheminée qu’embrasait une joyeuse flambée de bois, les deux mères causaient, liées plus encore par leur commun séjour à Gérardmer. Une même arrière-pensée flottait en leur esprit, tandis qu’elles échangeaient de menus propos de salon. De la même voix haute, qui était si désagréable à Bertrand chez Yvonne, Mme Arnales expliquait :
— Ce que fait mon mari ? chère madame. Il est en Italie, attiré par sa passion de collectionneur, pour assister à je ne sais quelle vente de bibelots anciens qu’on lui a annoncés comme fort précieux. Il en est fanatique, comme sa fille l’est, du reste, de peinture, surtout depuis quelques semaines. Elle prétend que les nuances d’automne sont un véritable régal pour les yeux et que les chrysanthèmes valent, pour elle, toutes les roses de juin !… Et, à ce propos, il paraît que vous avez une admirable collection de chrysanthèmes ?
— Oui, assez réussie, en effet. S’il vous était agréable de la voir…
— Chère madame, je vous avoue que je crains beaucoup l’humidité, mais Yvonne serait ravie de contempler vos fleurs.
— Bertrand est tout à ses ordres pour lui en faire les honneurs, si vous l’y autorisez et si Yvonne le désire.
— J’accepte bien volontiers pour ma fille ; n’est-ce pas ? Yvonne. Monsieur d’Astyèves, je vous la confie. Ne la laissez pas s’éterniser dehors. En cette saison et à cette heure, un rhume est vite attrapé.
Ravie, Yvonne l’était aussi profondément que le lui permettait sa froide nature, et bien plus encore que sa mère ne le supposait. D’un pas léger, elle descendit les marches de la terrasse auprès de Bertrand, qui n’avait pas eu un mot pour appuyer l’offre de Mme d’Astyèves.
Un souffle humide les enveloppa d’une averse de feuilles mortes. Au passage, Yvonne en saisit une et se mit à rire :
— Ne vous moquez pas de moi, la légende veut qu’une feuille d’automne ainsi prise au vol porte bonheur.
— Le bonheur ? Mais je pense que vous êtes de celles qui n’ont pas à le désirer…
Elle glissa vers lui un regard rapide.
— Qu’en savez-vous ?
— Rien, en effet, si je ne m’en rapporte aux apparences.
— Dans quelques années, je vous dirai si les apparences étaient justes ou non, pour peu qu’il nous soit encore donné de cheminer ainsi solitairement, par une tiède après-midi d’automne.
Bertrand mordit sa lèvre avec impatience. Quelle lubie prenait à la futile Yvonne de se montrer sentimentale après avoir laissé afficher un instant plus tôt ses ridicules prétentions à la qualité d’artiste… Elle, artiste ! Éprise de peinture ! Quelle comédie jouait-elle là ?
Une envie mauvaise lui traversa l’esprit de répondre par une de ces ripostes qui, sous leur forme courtoise, écrasent les rêves, de telle sorte que jamais plus ils ne peuvent renaître. Mais il l’aperçut à ses côtés, si élégamment svelte et blonde, que, l’œil charmé de nouveau, il désarma.
Tournant vers lui son visage souriant, elle interrogeait :
— L’automne est votre saison favorite, n’est-ce pas ?
— Du moins, je l’ai en sympathie particulière pour tout ce qu’elle renferme de poésie mélancolique, pour son charme triste d’adieu, pour ses lumières voilées et l’harmonie incomparable de ses feuillages…
Il songeait tout haut, insoucieux d’être entendu par l’étroite cervelle de cette petite mondaine. Mais, d’instinct, elle répliqua, cherchant à se mettre à l’unisson :
— Oui, les bois sont étonnants de couleur à ce moment… Et puis, c’est joli ce petit bruit de feuilles qui s’écrasent sous les pieds… Joli et amusant ! je dois me hâter de jouir de cette fête de l’automne, car nous ne tarderons plus beaucoup à regagner Paris.
— Perspective qui vous est fort agréable ?
— Comme vous dites ! d’autant que je compte bien profiter de mon dernier hiver d’entière liberté.
— Votre dernier hiver ?
Hardiment, elle expliqua, les yeux arrêtés sur la pointe effilée de sa bottine :
— Mon dernier hiver de jeune fille. Mon père trouve qu’il m’a donné un assez long crédit pour me décider à fixer mon avenir… conjugal ! Qu’enfin il me faut faire un choix…
— Et cela vous effraie ?
— Un peu !
Pour éviter un silence, il demanda machinalement :
— Pourquoi ?
— Parce que j’entends être heureuse à ma guise, que je vois comment je puis l’être, mais que je ne suis pas sûre d’obtenir jamais la réalisation de mon désir ! Je sais ce que je veux, mais il ne suffit pas toujours de vouloir…
Presque une émotion vibrait dans la voix trop claire d’Yvonne ; et son visage coquettement mièvre, avait une vie inaccoutumée, tandis qu’elle avançait dans l’allée sur la jonchée d’or rouge que foulaient ses pieds menus. Il s’étonna ; et, si indifférente lui fût-elle, il se demanda, avec une curiosité détachée, quel pouvait bien être le rêve de cette parfaite poupée de salon, de cœur sec, d’esprit frivole, que ses lèvres minces trahissaient de volonté tenace pour réaliser ses désirs comme ses fantaisies.
Sincère, il dit :
— Vous n’avez guère non plus, je le crois, le droit de craindre que ce que vous souhaitez ne puisse s’accomplir…
— Le croyez-vous…, vraiment ?
— Je le pense, du moins.
Une seconde, elle demeura silencieuse ; puis, d’un accent singulier, elle dit :
— J’accepte l’augure. Mais n’allez pas trop, je vous en prie, imaginer, parce que votre parc encourage, par sa poésie, aux belles rêvasseries, que je suis devenue une langoureuse créature ! Personne n’est moins sentimentale que moi…
— Vous le regrettez ?
— Non. Je tiens le sentiment comme de trop fragile qualité pour tenter d’en faire du bonheur.
— Ce qui est infiniment sage de votre part.
Un sourire d’ironie crispait la bouche de Bertrand. Elle ne s’en aperçut pas. Ils arrivaient devant le massif de chrysanthèmes qui lui arrachaient une exclamation charmée.
En son genre, le jardinier de Mme d’Astyèves était un artiste, et il avait créé là une admirable symphonie de couleurs, une floraison presque fabuleuse de pétales soyeux, contournés, touffus, qui composaient de grandes fleurs étranges, pareilles à des fleurs de rêve.
— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous offrir quelques-uns de ces chrysanthèmes, puisqu’ils vous plaisent ? Avez-vous une couleur préférée ?
— Le jaune d’or, si vraiment je ne suis pas indiscrète de dépouiller ainsi madame votre mère.
Des chrysanthèmes d’or ! C’était bien ceux-là, en effet, qu’il fallait à une aussi riche héritière. Il lui en cueillit une superbe moisson, tandis qu’elle s’exclamait en phrases d’admiration puérile, un peu mignarde, exprimée avec des termes de peintre. L’éblouissante gerbe enserrée à peine par ses mains gantées de blanc, elle la contemplait ; contente, bien moins des fleurs que de l’attention qu’il avait eue de les lui offrir, de sa solitude avec lui dans ce grand parc majestueux dont les lointains embrumés les isolaient du reste du monde. A travers le ciel gris, de rares oiseaux passaient. Autour d’eux, les branches frissonnaient sous leur feuillage de légende. Elle vit qu’il regardait les rameaux empourprés ; et, aussitôt, dit en souriant :
— Vous préférez, n’est-ce pas, ces feuilles rousses aux aiguilles vertes des sapins de Gérardmer ?
Mais la réponse se fit attendre un peu et la voix d’Astyèves semblait s’être tout à coup assourdie, quand il dit d’un indéfinissable accent :
— J’aimais tout à Gérardmer… J’y ai passé des semaines que je n’oublierai jamais, de celles qui vous hantent plus tard quand on a la certitude de n’en plus pouvoir revivre de semblables !
Elle ne pouvait savoir que ce seul nom de Gérardmer vibrait en tout son être, évoquant aussitôt, au plus intime de son âme, la vision de la jeune fille qui était le fantôme exquis et redouté de ses heures de solitude… Elle ne pouvait savoir. Et, revenant auprès de lui, vers la terrasse, elle réveillait légèrement le souvenir des jours d’été. Tout à coup, très naturelle, elle nomma Denise, expliquant :
— Maman pense reprendre ses quinzaines musicales dès janvier et y faire figurer assez souvent Denise Muriel, qui est, paraît-il, en train de passer étoile. Elle est annoncée aux concerts du Conservatoire et aussi à Colonne. Vous allez pouvoir vous offrir, de nouveau, le plaisir de l’entendre…
— Ce n’est pas chose certaine, car j’ai toute sorte de chances pour n’être pas à Paris cet hiver…
Elle le considéra saisie, tellement qu’elle s’arrêta.
Il avait toujours son masque de froideur nonchalante, et, comme il regardait devant lui, elle ne vit pas l’amertume sombre, presque douloureuse de ses yeux.
— Où serez-vous donc ?
— Je l’ignore encore. Je n’en suis qu’à la période des négociations pour être attaché à quelque ambassade.
Alors rien n’était perdu ! Elle respira plus librement et se reprit à marcher. Tout haut, elle dit, redevenue bien maîtresse d’elle-même, d’un simple ton de politesse :
— Vos amis ne doivent guère souhaiter que vous réussissiez dans vos négociations.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils préfèrent vous garder à Paris.
— Vous me faites trop d’honneur, mademoiselle. Je vous assure que je ne mérite pas tant…
Elle ne répondit pas, cette fois. A quelques pas d’elle, venant à leur rencontre, apparaissaient Mme d’Astyèves et sa mère. Celle-ci s’arrêta et s’exclama d’un accent de reproche aimable :
— Monsieur d’Astyèves, vous abusez de ma confiance en ne me ramenant pas Yvonne ! Je viens vous l’enlever. Il est déjà quatre heures et nous n’aurons pas regagné notre home avant la nuit…
Il s’excusa courtoisement. Devant le perron, en effet, les chevaux étaient avancés, fouillant le sable d’un sabot impatient. Mme Arnales, d’ailleurs, ne paraissait nullement contrariée, et, très gracieuse, tout en se dirigeant vers sa voiture, elle retint Bertrand à causer près d’elle. Devant eux, avançait Yvonne dont Mme d’Astyèves avait, d’un geste amical, glissé le bras sous le sien.
— Alors, monsieur d’Astyèves, c’est entendu, nous comptons sur vous à dîner, jeudi prochain. Madame votre mère a bien voulu me donner sa promesse. J’emporte aussi la vôtre, n’est-ce pas ?
Il s’inclina, avec quelques mots d’acceptation polie, mais un pli presque dur s’était creusé entre ses sourcils. Les adieux s’échangeaient. Mme Arnales, prodigue de démonstrations sympathiques, Yvonne correcte, remerciant encore des fleurs qu’elle emportait.
— Il faudra revenir en chercher si vous les trouvez jolies, ma petite amie.
— Oh ! madame, vous êtes trop bonne…
Et, avec une révérence de jeune fille bien élevée, elle s’inclina sur la main que lui tendait Mme d’Astyèves. A Bertrand, elle dit adieu en dernier ; puis, appelée par sa mère, elle monta en voiture.
L’équipage s’ébranla. Sur la robe sombre, rayonnaient les chrysanthèmes d’or, la lumineuse nuque blonde dont les cheveux moussaient dans le duvet pâle du boa… Puis la vision s’enfonça dans la brume qui voilait maintenant la clarté grise tombée du ciel d’automne…
Mme d’Astyèves, frissonnante, était vite rentrée dans la tiédeur du salon. Elle s’étonna, voyant que son fils ne l’avait pas suivie. Immobile sur la terrasse, il songeait, sa pensée enfuie très loin, car il tressaillit quand elle l’appela :
— Bertrand ! tu restes dehors à rêver ?
— Rêver ! Mère, vous savez bien que les diplomates, de mon espèce du moins, ne rêvent pas !… Ce sont des gens d’un prosaïsme… pitoyable, qui leur donne, d’ailleurs, un très juste mépris pour eux-mêmes, dès qu’ils en ont conscience.
Mme d’Astyèves regarda son fils avec surprise. Pour ne pas la retenir au froid, il était rentré dans le salon, et, adossé à la cheminée, l’œil distrait, il parlait d’une voix brève et mordante.
— Mon Dieu, Bertrand, quelle sévérité ! Et quelle misanthropie ! Heureusement, mon cher grand, tous, — et toutes surtout ! — ne vous jugent pas à cette impitoyable mesure…
— C’est que ceux-là — et celles-là ! — ne me connaissent pas comme je me connais…
Mme d’Astyèves ne pouvait savoir à quel point il était sincère ; et, un peu impatientée, elle dit :
— Voyons, Bertrand, assez plaisanté. Tu sais très bien, humilité à part, que tu as l’heur de plaire… très fort ! non pas seulement à Yvonne, mais encore à sa mère qui vient de me le laisser très clairement entendre, il y a un instant, tandis que vous étiez dans le parc.
Bertrand avait eu un léger mouvement qui rejetait son visage dans la pénombre, et Mme d’Astyèves n’en vit pas la soudaine altération.
— Et quand cela serait ? ma mère.
— Cela est, Bertrand ! A ce point que, si tu le veux, Yvonne Arnales est à toi… Et c’est une fiancée telle qu’il ne t’en sera pas souvent offert de semblable…
— Au point de vue dot, je vous l’accorde. Le malheur est que je ne me sens nulle disposition pour essayer, en ces conditions, de la vie conjugale.
Il s’exprimait avec une sorte de résolution froide, âprement ironique, qui lui était si étrangère dans ses rapports avec sa mère, qu’elle le regarda de nouveau, étonnée, un peu inquiète ; son beau visage d’aristocratique douairière s’était soudain assombri.
— Yvonne ne te plaît pas ?
— Elle m’est trop absolument indifférente pour me déplaire. Si, comme vous le désirez, je l’épousais, ce serait sans nul espoir de bonheur conjugal, uniquement pour faire un brillant mariage ! Et vous m’accordez que la perspective n’a rien d’engageant !…
— Je ne la trouve pas, moi, si terrible ! En vérité, Bertrand, tu es inouï. On t’offre une jolie fille, dotée de neuf cent mille francs, que tous recherchent inutilement… Et tu n’as même pas une bonne raison à articuler pour te dérober !
Il ne répondit pas. A peine, il avait entendu. Les yeux arrêtés sur l’horizon obscurci des bois, il songeait à la femme qui avait été la tentation vivante de ces jours d’été dont le souvenir était, pour toujours, entré dans sa vie. L’image qu’il gardait d’elle n’avait pas perdu son charme troublant et délicieux ; mais elle lui semblait lointaine, pareille à une vision de rêve. Pourtant l’écho vibrait encore en lui, bien puissant, de la passion qui lui avait jeté aux lèvres une folle demande, folle mais si douce…
Il savait bien qu’aucune femme ne serait pour lui ce qu’était celle-là…
Soudain, un regret d’elle l’étreignit, aigu à en être une souffrance. Si elle eût été près de lui, il l’eût suppliée de ne plus le repousser, car il comprenait qu’elle lui était précieuse comme nulle autre ne le serait jamais…
Mme d’Astyèves l’observait, anxieuse :
— Bertrand, à quoi songes-tu ? Si tu refuses Yvonne Arnales, est-ce… parce que tu lui en préfères une autre ?
— Et s’il en était ainsi ?
Un peu pâle, elle se redressa, et sa main cessa de jouer avec le gland du coussin sur lequel elle s’accoudait :
— Veux-tu me dire qu’il y a une femme, une jeune fille que… tu aimes ?
— Que j’aime autant que je suis capable d’aimer, avec toute la passion, tout l’égoïsme, toute la fragilité d’un homme ?… Oui, peut-être !
Sa voix résonnait ironique et dure. Un lourd silence s’abattit dans la pièce. Mme d’Astyèves avait peur de la réponse qu’allait amener la question qui lui montait impérieusement aux lèvres :
— C’est une fille du monde que tu pourrais m’amener, certain que je serais heureuse de l’accueillir ?
— Si vous renoncez à tout rêve ambitieux, oui, vous serez heureuse… Autrement, non ; la jeune fille dont je parle, qui appartient à notre monde par la naissance et l’éducation, est pauvre ; pauvre à devoir travailler pour gagner sa vie…
Il ne finit pas, « elle est artiste ». Car, s’il était possible, il ne voulait pas qu’à cette heure encore, sa mère devinât que Denise Muriel était en jeu. Bouleversée, elle le regardait.
— Qu’est-ce que cette folie ? Bertrand.
— Une folie ? Pourquoi ? ma mère.
— Parce qu’avec ton caractère, tes besoins, tes habitudes, ton ambition, tu souffrirais tous les jours, en la moindre occasion, d’avoir sacrifié ta vie entière à un caprice sentimental, si séduisant fût-il !
Pas plus que Denise, sa mère n’avait foi en lui. Aprement, il jeta :
— Vous me jugez bien lâche !
— Dis que je juge de la situation avec mon expérience de mère et de vieille femme qui sait que, neuf fois sur dix, un homme qui engage tout son avenir dans une heure de passion n’a souvent pas assez de jours ensuite pour le regretter !
Elle parlait avec la force de sa conviction, très maîtresse d’elle-même en apparence. Mais son cœur battait à grands coups dans sa poitrine et ses pommettes se tachaient de rose dans la pâleur ivoirine du visage. Ambitieuse pour ce fils unique à qui son veuvage prématuré l’avait donnée toute, elle l’était jalousement ; et la brusque révélation la meurtrissait d’une angoisse aiguë qu’il voulût vraiment une pareille union…
— Enfin, Bertrand, quelle est cette jeune fille ?
— A quoi bon vous dire son nom puisqu’elle refuse d’être ma femme !
— Elle refuse !
Il semblait à Mme d’Astyèves qu’elle échappait à un abîme, et une sensation irraisonnée de délivrance lui dilata le cœur.
— Elle refuse… Mais alors ?…
— Alors, je garde l’espoir de vaincre son refus auquel je ne me résigne pas, parce qu’on ne se résigne pas à perdre son bonheur !
— D’autant, n’est-ce pas, — sois franc ! — que ce refus n’a pu être qu’une suprême habileté de sa part… Une fille pauvre ne repousse pas un parti comme celui que tu lui as follement offert !
Ses lèvres tremblantes martelaient les mots presque avec violence. Bertrand devint livide comme si l’insulte eût été lancée contre lui-même.
— Ma mère, je vous en supplie, ne prononcez pas des paroles dont vous ne pouvez mesurer la monstrueuse injustice ! C’est d’abord parce qu’elle est sans fortune qu’elle s’est refusée à moi… Puis aussi, hélas ! parce qu’elle me juge comme vous-même venez de le faire, qu’elle n’a pas eu confiance dans la sincérité, ni dans la durée de l’amour qui m’amenait à elle…, pourtant avec tout ce qui peut exister de meilleur en moi !
— Et… depuis ce moment… tu ne l’as pas revue ?
— Non.
— Eh bien ? Bertrand.
— Eh bien, vous comprenez qu’ayant dans tout l’être la pensée et le regret d’une femme, je ne me sens pas le courage de me laisser jeter dans une aventure matrimoniale où je ne serais qu’un corps sans âme !
Doucement, elle répéta :
— Oui, je comprends.
Son intuition de femme l’avertissait que la sagesse était, à cette heure, de ne pas entrer en lutte avec son fils, de laisser l’absence accomplir son œuvre dissolvante. Rien n’était perdu encore puisque cette mystérieuse inconnue avait été assez imprudente pour n’accepter aucune promesse…
En silence, comme lui, elle réfléchissait, n’essayant plus de poursuivre, — à cette heure, du moins, — une conversation trop délicate… Un domestique entra, apportant les lampes.
Alors, il se leva aussitôt, prétextant qu’il avait à s’habiller, et elle ne chercha pas à le retenir.
Sur le seuil du magasin de musique, tandis que l’employé fermait la porte derrière elle, Denise demeura une seconde immobile. D’un œil presque dur, elle contemplait ce Paris qui l’avait reprise, pauvre petite unité, dans le nombre formidable des créatures. Elle regardait ce décor de grande ville qui lui était si familier, les hautes maisons aux façades monotones, la perspective fuyante des rues, des boulevards dominés par la coupole de Saint-Augustin ; et sur la place, devant l’église, la course incessante des voitures, des tramways bruyants, des lourds omnibus ; comme sur le trottoir poudreux, la marche capricieuse des passants, hâtée par l’âpre morsure du froid.
Une rafale courba les branches dévastées des arbres du boulevard, et Denise frissonna. Alors elle jeta un dernier regard, à travers les vitres du magasin, vers la haute affiche blanche sur laquelle son nom s’étalait au programme d’un des premiers grands concerts de la saison. Puis, elle reprit sa marche, de ce pas vif qui illuminait son visage d’un éclat de fleur rose.
Mais elle ne pensait plus à cette audition prochaine qu’elle allait donner, lourde pour elle de préoccupations, de fatigues, d’incertitudes énervantes que le succès même ne pourrait lui faire oublier… Et, non plus, elle ne songeait pas, en ce moment, aux soucis de toute sorte, qui faisaient son foyer si sombre…
Toutes ses tristesses s’étaient soudain confondues en une seule impression de mélancolie, devant cet horizon morne qui éveillait en elle la nostalgie des lumineuses journées d’été à Gérardmer ; journées d’apaisement, de liberté, d’insouciance joyeuse, dont les meilleures, — elle le savait clairement aujourd’hui ! — avaient été celles-là mêmes où elle sentait un cœur d’homme appeler souverainement le sien, son faible cœur que troublait l’ardent murmure d’amour.
Bientôt trois mois passés de cela, trois mois que Bertrand lui avait dit adieu au seuil du salon des Xettes… Et, depuis, elle ne savait rien de lui. Un silence que rien ne semblait plus devoir rompre était tombé entre eux. Incidemment, Mme Champdray avait dit devant elle qu’il voyageait, puis qu’il chassait dans la propriété de Sologne des Arnales…
En rien, il n’avait tenté de se rapprocher d’elle, et elle ne s’en étonnait pas. Elle avait déjà, par la force des choses, une expérience de femme, et surtout elle avait trop bien compris quelle sorte d’amour l’amenait vers elle…
Alors pourquoi avait-elle dans l’âme tant d’amertume et de révolte quand le souvenir lui revenait de l’aveu, le soir, sur la route blanche, de la prière passionnée dont il l’enivrait sur le sommet solitaire du Hoheneck ?… Pourquoi, aux premiers jours de son retour à Paris, avait-elle vécu avec un obscur espoir qu’elle ne s’avouait pas ? Pourquoi avait-elle attendu le courrier avec une sorte de petite fièvre d’anxiété ? Pourquoi, chaque fois qu’elle rentrait du dehors, avait-elle dans l’esprit, l’idée instinctive qu’elle allait trouver sa carte ?… Pourquoi donc enfin, avait-elle désiré, aux heures silencieuses où, dans l’ombre, l’âme rêve, qu’il l’aimât comme elle voulait l’être, qu’elle connût ce bonheur de lui être reconnaissante parce qu’il venait à elle, malgré tout ce qui creusait entre eux une séparation si profonde…
Oh ! ce tout ! comme elle en avait l’impitoyable conscience ! Que c’était triste, affreusement triste de vivre ainsi, sans espérer rien, et qu’elle se sentait seule pour suivre son chemin… Comme elle les enviait, les aimées, celles qui sont la joie, la vie, l’être même d’un autre être auquel elles se confient toutes et qui, blotties contre lui, enveloppées de son amour, s’en vont la tête haute, dans l’ivresse de leur bonheur consacré !…
— Eh bien, eh bien, petite, on passe ainsi, sans même regarder ses vieux amis ?
Et Vanore, qui arrivait au-devant d’elle, l’arrêta, lui tendant affectueusement la main, sa grosse tête tourmentée éclairée d’un sourire. Elle aussi sourit un peu, ramenée de bien loin…
— Je ne vous voyais pas, maître, pardon.
— Eh ! parbleu, je m’en apercevais bien, ma petite amie, est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ? Vous aviez, en marchant, une mine grave à décourager tous les coureurs d’aventures… Il faut être un vieux brave comme moi pour trouver l’audace de vous arrêter !… Plaisanterie à part, mon enfant, je suis bien aise de vous saisir au vol, car j’ai à vous parler.
— A me parler ?
— Oui, j’ai vu, hier, Martens, le directeur de l’Opéra-Comique…
— Ah !
Instinctivement, elle avait eu un léger mouvement en arrière. Vanore, tout à son idée, ne s’en aperçut pas. Il continuait :
— Ce diable d’homme m’a encore reparlé de vous, car vous occupez rudement sa cervelle de directeur depuis qu’il vous a entendue à la maison. Il m’a dit qu’il désirait beaucoup vous revoir, causer avec vous et finalement m’a déclaré que mon opéra passerait vers la fin de l’hiver et qu’il était tout disposé à accepter l’interprète qui me semblerait incarner le mieux mon héroïne !
Denise ne répondit pas. D’un regard qui ne voyait pas, elle contemplait un petit enfant qui jouait devant une nourrice enrubannée. Autour d’eux, les passants circulaient. Les hommes la regardaient, l’œil attiré par sa jeune beauté. Il y eut une seconde de silence entre elle et Vanore. Puis, lentement, elle interrogea, une flamme lointaine dans ses prunelles :
— Et cette interprète, c’est…
— Vous ! fit-il presque impérieusement. Je ne veux que vous parce que vous êtes, non pas seulement l’artiste, mais la femme même qui réalisera le personnage que j’ai rêvé !… parce que j’ai plus que l’espérance, la certitude absolue que le rôle rempli par vous serait notre triomphe à tous deux ! J’en suis sûr, vous entendez, mon enfant, sûr comme de vous tenir en ce moment sous mes yeux, avec le désir de vous pénétrer de la foi que j’ai en vous.
Presque sévère, elle dit, avec des lèvres qui tremblaient :
— C’est un rôle de tentateur que vous jouez près de moi !
Il secoua sa crinière blanche d’un mouvement de défi :
— Ah ! si vraiment je réussissais à vous tenter comme j’ai la volonté d’y arriver, quelle belle partie nous jouerions tous deux ! Croyez-vous donc, enfant, que quand on a reçu le don d’une voix telle que la vôtre, d’un pur tempérament d’artiste comme celui que vous possédez, on ait le droit d’enfouir une pareille richesse ? Allons donc !… et ne vous imaginez pas que ce soit seulement pour mon bien que je parle ; c’est aussi pour le vôtre, pour vous que je sais de taille à remplir la destinée que vous souhaite ma sincère affection… Votre avenir maintenant dépend de votre seule volonté !
Cette fois, elle ne protesta pas. A quoi bon ? Elle avait eu raison de dire qu’il était un tentateur. Il la bouleversait dans toute l’âme avec la perspective qu’il évoquait et qui éveillait en elle une effrayante sensation de vertige… Et elle eut un élan de douloureuse envie vers deux jeunes femmes qui passaient d’une allure de promeneuses, avec des visages gais.
Mais, après tout, savait-elle si quelque mystère d’angoisse ne se cachait pas derrière leur masque souriant ? Est-ce qu’elle-même, en cette minute où une conversation mettait en jeu tout son avenir de femme, n’avait pas l’attitude même qu’elle eût gardée pour parler d’un chiffon de toilette, trouvant une ombre de sourire pour répondre ?
— Peut-être bien, maître, vous illusionnez-vous sur mon compte ?
— Non, non, ma petite. Croyez-en ma vieille expérience qui me permet de juger les cantatrices sans crainte d’erreur. Mais ce n’est pas ici le lieu de vous convaincre et le boulevard Haussmann n’est pas un endroit précisément commode pour traiter pareille question. Ces jours-ci, j’irai, si vous le voulez bien, causer sérieusement avec vous et faire de mon mieux pour dissiper vos appréhensions d’enfant qui m’étonnent… Pourquoi ne pas accepter simplement la situation qui vous est offerte, en des conditions plus que brillantes pour une débutante, qui vous délivrerait, vous et les vôtres, de tout souci matériel ?… Vous êtes pourtant parmi les braves qui ne craignent pas la lutte, puisque leur destinée est de lutter… Je le remarquais, il y a trois jours encore, avec quelqu’un qui, soit dit en passant, me paraît s’intéresser à vous de façon particulière.
— Qui donc ?
— Bertrand d’Astyèves.
Avant qu’il eût dit le nom, elle avait la certitude que ce serait celui-là qu’il prononcerait. Pourtant, elle tressaillit comme sous un choc violent.
— Ah ! M. d’Astyèves est à Paris ?
— De passage, je crois ; je l’ai rencontré l’autre soir à l’Opéra où nous avons occupé, à causer, les loisirs d’un entr’acte. Le fait est qu’il ne se connaît vraiment pas trop mal du tout en musique ; il est étonnamment artiste même, pour un homme du monde ! Nous avons aussi parlé de Gérardmer. Voilà un beau garçon, ma petite fille, qui me paraît fort de vos admirateurs et je ne jurerais pas que…
Elle l’interrompit, incapable de supporter même un badinage qui rapprochât son nom de celui de Bertrand.
— Maître, je vous en prie, ne jurez pas et n’imaginez rien ! Vous savez aussi bien que moi la somme d’importance qu’il faut accorder à l’enthousiasme des clubmen, fussent-ils des dilettantes.
Il l’enveloppa d’un coup d’œil aigu, frappé de l’ironie âpre de son accent. Mais il n’insista pas ; et, avec une bonté délicate, il changea de ton :
— Enfant, vous êtes la sagesse même ! Et vous avez le droit de me dire que je suis un vieux fou de vous retenir ainsi au froid quand, tout le premier, je devrais songer à votre précieuse gorge. Au revoir, petite ; et à bientôt, n’est-ce pas ?
— Au revoir, maître, à bientôt !
Il serra affectueusement les petits doigts gantés, et reprit sa route de cette allure dominatrice qui le distinguait de la foule banale des passants. Elle aussi se remit à marcher. Dans son cerveau, les idées se heurtaient. Surtout, une bizarre et complexe sensation, faite de douceur et de souffrance, la poignait parce que Bertrand avait parlé d’elle, mais parlé, semblait-il, comme d’une artiste pour qui le premier venu même peut exprimer son admiration… Non pas comme de la fiancée qu’on espère tout bas…
Il était à Paris et le hasard seul le lui apprenait. C’était donc qu’elle l’avait bien jugé tel qu’il était ! Sa fierté lui avait épargné la blessure de le voir regretter une prière insensée. Sans doute, il s’était reconquis et, pour avoir mesuré sa faiblesse, il se tenait à l’écart, afin de se dérober à une irréparable erreur, acceptant un refus qui lui rendait, heureusement, sa liberté compromise.
Tout arrivait comme elle l’avait prévu…
Mais cette clairvoyance ne pouvait empêcher qu’elle ne portât en elle, depuis que Vanore lui avait parlé, l’écrasante sensation d’une mort sans résurrection possible, qu’elle n’eût l’âme douloureuse à crier d’angoisse, broyée par une désespérance infinie… Alors qu’elle se rappelait tout à coup tant de détails qui lui avaient révélé la séduction qu’elle exerçait, mystérieuse caresse des mots, des sourires, des regards qui implorent et appellent jalousement l’élue…
Rêve que tout cela ! La réalité, c’était la vie que Vanore voulait lui donner. Le cercle se resserrait autour d’elle. Puisque celui qui avait dit l’aimer par-dessus tout ne l’arrachait pas à sa destinée de travail, en lui donnant son nom, fatalement, elle appartiendrait au théâtre ! Elle y était entraînée par l’invincible force des choses, par l’influence autoritaire du maître, par l’insouciance de son père, par l’égoïsme maladif de sa mère que Vanore gagnerait vite, en lui offrant l’espoir d’échapper ainsi à la position précaire qui, chaque jour, la faisait davantage souffrir…
Tout et tous étaient contre elle. Comment, combien de temps pourrait-elle résister ? Et puis, pourquoi résister ? A quoi bon ?…
Un lourd soupir lui échappa. Mais elle ne pouvait même plus s’abandonner à sa douloureuse songerie. Voici qu’elle arrivait chez elle et qu’il lui fallait dissimuler l’amertume désespérée qu’elle avait plein le cœur.
Elle sonna. Une exclamation accueillit son apparition.
— Ah ! c’est mademoiselle ! Madame a bien recommandé que mademoiselle aille la trouver aussitôt rentrée.
— Est-ce que ma mère est souffrante ?
— Oh ! non, je ne crois pas. Madame est peut-être un peu fatiguée, seulement, parce qu’elle a reçu la longue visite d’un monsieur.
Denise ne fit aucune question ; mais un frémissement la secoua, bouleversée par une pensée folle, oh ! bien folle, sans doute. Dans sa chambre, où elle était entrée pour ôter ses vêtements de sortie, elle s’aperçut un peu pâlie, avec une petite lueur de fièvre soudain allumée au fond de ses prunelles. Alors elle eut un sourire railleur pour la romanesque créature qui s’obstinait à vivre en elle. Puis, elle alla frapper chez sa mère.
Celle-ci, à son ordinaire, était sur sa chaise longue.
— Denise, comme tu reviens tard ! Je commençais à croire que tu ne reparaîtrais pas avant le dîner… Et j’avais besoin de te parler… tranquillement…
Une animation inaccoutumée colorait le visage de Mme Muriel ; et le cœur de Denise se mit à battre à coups rapides.
— Voyons, Denise, assieds-toi. Ne reste pas là à m’examiner comme si j’étais, tout à coup, devenue un phénomène ! Je désirais causer avec toi, en toute intimité parce que j’ai reçu tantôt une visite qui t’était destinée beaucoup plus qu’à moi… Et c’est même à ton absence que j’ai dû d’apprendre un… détail de ton séjour à Gérardmer que tu avais jugé à propos de nous cacher…
Denise arrêta ses larges prunelles, imperceptiblement dilatées, sur le visage énigmatique de sa mère.
— Un détail ? Je ne comprends pas très bien, maman, ce que tu veux dire…
— Je veux dire qu’étant donné ton parti pris de me tenir en dehors de ce qui te touche le plus, tu n’as pas jugé à propos de m’apprendre que tu t’étais acquis un profond admirateur pendant ton séjour dans les Vosges. Il a fallu la visite de cet admirateur, que j’ai reçue par hasard, pour que je sache ce qu’il en était.
Une seconde, Denise attendit pour répondre ; il ne fallait pas que sa voix trahît les battements éperdus de son cœur. Avait-elle donc calomnié Bertrand en doutant de lui ?… Ah ! s’il en était ainsi, comme elle saurait se donner à lui pour qu’il ne pût regretter rien !…
— Je pense, mère, que tu attaches trop d’importance à quelques hommages sans portée…
— Vraiment ? Tu es trop modeste, Denise. Des hommages sans portée ! On ne peut guère appeler ainsi ceux d’un homme qui vient offrir son nom à la femme qu’il aime et qui sollicite humblement la faveur de le lui dire !…
Humblement ! d’Astyèves, humble ! Ah ! ce n’était pas lui qui pouvait être qualifié ainsi ! De qui donc parlait Mme Muriel ? Qui donc avait songé à lui offrir, non pas seulement son amour, — de ceux-là, il s’en rencontre, — mais son nom ?
— Eh bien, Denise, quel mutisme ? Tu ne me dis pas ce qu’il te semble de la proposition ?
— J’attends que tu la précises, mère. Il me paraît si invraisemblable qu’une demande en mariage me soit adressée, à moi, une chanteuse de concert, sans autre fortune que sa voix !
Elle s’arrêta une seconde encore, pour conserver, un instant de plus, l’involontaire espoir qui s’était allumé en elle, flamme vacillante qu’un mot éteindrait, ou ferait jaillir superbe. Mais elle se ressaisit aussitôt et interrogea, résolue :
— Pourquoi, mère, ne nommes-tu pas l’homme extraordinairement généreux dont tu parles ?
— Parce qu’il me semblait que tu devais savoir aussi bien que moi de qui il s’agissait. Mais tu demeures fidèle à ton système de silence. Bref, puisque tu tiens à une déclaration officielle, tu es demandée par un parent de Mme Vanore, un M. Charles Grisel, sur qui tu as fait à Gérardmer une impression assez forte pour que, me trouvant seule tantôt, il m’ait avoué ses sentiments à ton égard ; ajoutant que sa fortune lui permettait de t’offrir un luxe digne de toi… Ce sont ses propres paroles.
Denise n’entendit même pas les derniers mots de sa mère, pas plus qu’elle ne remarquait le bizarre mélange de satisfaction et de dédain que trahissait son accent. La même sensation de mort qui l’avait accablée quand elle marchait seule après avoir quitté Vanore, l’envahissait de nouveau, tellement intolérable que ses mains se crispèrent d’angoisse… Cependant elle n’avait pas vraiment cru que Bertrand revenait ainsi à elle ; tout son scepticisme lui avait, dès la première minute, crié l’inanité d’un tel rêve…
Comme elle était assise loin de la lampe, Mme Muriel ne vit pas la contraction douloureuse qui, tout à coup, creusait son visage.
— Eh bien, Denise, interrogea-t-elle, un peu impatientée, tu as donc achevé de perdre l’usage de la parole ?
La jeune fille respira profondément, comme pour retrouver un souffle devenu rare.
— Je suis surprise, maman. Cette demande est pour moi tellement inattendue…
— A ce point ? Il me paraît difficile d’admettre que tu ne soupçonnais pas l’impression que tu avais produite sur un homme aussi… expansif que M. Grisel !
Elle eut un geste lassé.
— J’avais, en effet, remarqué vaguement que M. Grisel semblait me trouver à son gré ; mais quelle importance aurais-je attaché à cela ? Est-ce que, tous les jours, il n’arrive pas aux artistes de se découvrir des admirateurs qui, certes, ne songent point à offrir leur nom, — tout au plus leur bourse ou leurs phrases… Voilà tout ! Et réellement, j’aurais été bien naïve ou bien présomptueuse d’espérer jamais plus !
— Denise !
— Quoi ? mère. Pourquoi te révoltes-tu parce que je constate une vérité que tu connais aussi bien que moi ? Ce qui est, est… A quoi bon protester, mon Dieu !
— Parce que, justement, tu n’as pas le droit de parler ainsi quand un honnête garçon te fait la demande que je te transmets, comme je l’ai reçue. Lorsque, à mon immense surprise, sur laquelle je ne reviens pas, M. Grisel m’a tout à coup révélé la place que tu avais prise dans son existence, lorsqu’ensuite il m’a fait connaître sa brillante situation de fortune, je lui ai aussitôt rendu franchise pour franchise et déclaré que nous étions aussi absolument ruinés qu’il était possible de l’être ; que c’était une fille sans dot qu’il recherchait. Il m’a répondu que sa fortune lui permettait de choisir la femme qui lui plaisait, sans avoir aucune autre préoccupation.
Sa fortune ! Comme ce seul mot qu’il prononçait trop souvent dressait, vivant, dans la pensée de Denise, ce gros garçon joyeux, bavard, vaniteux et bon, à qui elle avait accordé une sympathie vague et qui, la jugeant un bibelot précieux, voulait l’acheter parce qu’elle l’avait tenté, lui aussi… Mais du moins, il était plus généreux et plus galant homme que d’Astyèves, si inférieur lui fût-il par l’éducation et l’intelligence ; épris d’elle, il avait souhaité qu’elle devînt sa femme, non pas seulement sa maîtresse, comme l’autre le rêvait, dans les obscurs bas-fonds de sa nature d’égoïste viveur… Pourtant, épouser Charles Grisel lui paraissait aussi impossible que de se donner au premier passant venu…
Avec une gravité ardente, elle interrogea :
— Mère, qu’as-tu dit à M. Grisel ?
— Que je te ferais part de sa demande.
— Dont tu penses… Quoi ?
Les paupières de Mme Muriel voilaient son regard.
— Qu’elle est tellement inespérée qu’il serait bien déraisonnable de la rejeter…
— Même si je me sens incapable, malgré mon… estime pour M. Grisel, de l’aimer comme une femme doit aimer son mari pour que l’un et l’autre aient quelque chance de bonheur ?
— Pourquoi ne l’aimerais-tu pas ?
— Pourquoi ? Oh ! maman, me connais-tu donc si peu que, après avoir causé avec M. Grisel, tu ne pressentes même pas qu’entre lui et moi, il n’y a de commun ni éducation, ni goûts, ni habitudes, ni idées… rien, enfin, rien ! me comprends-tu ? et qu’il me paraisse insensé de songer même à lui livrer ma vie, toute ma vie, de me murer ainsi, à mon âge, dans une existence dont rien ne pourra ensuite me délivrer, même si j’y étouffe !
Mme Muriel eut un geste irrité, et ses doigts nerveux tordirent l’étoffe de sa robe.
— Prends garde, Denise, tu tombes dans le roman ! Ne gâche pas ton avenir pour une enfantine raison sentimentale. Le brave garçon qui te recherche aujourd’hui n’est peut-être pas, en effet, l’homme qui, spontanément, pouvait te plaire. Je n’avais pas attendu tes déclarations pour m’en douter. Il ne me semble guère, c’est vrai, posséder les mérites, — ni les dehors, — que tu parais surtout priser… Et après ? C’est une telle illusion d’espérer que deux êtres atteindront jamais l’unisson absolu. Vouloir mettre de l’amour dans sa vie, ma pauvre Denise, c’est un rêve de pensionnaire ! C’est y semer de la douleur en germe… Pas autre chose !
— Mère, ne sois pas aussi décevante ! Laisse-moi espérer que même les pauvres, dont je suis, peuvent avoir leur part de bonheur humain, la meilleure, celle qui console de tout…
Les mots lui étaient échappés dans une protestation de toute sa jeunesse. Sa mère la regarda surprise, tant c’était chose inaccoutumée qu’elle s’abandonnât ainsi. Et dans ses yeux, une pitié amère passa.
— Denise, tu parles comme une enfant… Non comme la femme que tu es par la force des circonstances, sachant bien quelle est la réalité. Moi aussi, quand j’avais ton âge, j’ai souhaité de vivre en plein roman ! Tu vois ce qu’il en est advenu de mon roman… Tout à l’heure, tu t’effrayais de la vie qui serait la tienne si tu épousais M. Grisel ! Pourtant, est-elle même comparable à l’existence mesquine et besogneuse dans laquelle tu te débats comme nous, comme moi qui y étouffe autant que dans un misérable vêtement trop étroit,… une existence qui ne te promet d’autre avenir possible que le théâtre ?…
— Mère, je t’en supplie ! interrompit-elle, frémissante.
— Pourquoi, — c’est toi-même qui le disais il y a un moment, — ne pas regarder les choses telles qu’elles sont ? J’ai eu le loisir de réfléchir pendant mes nuits sans sommeil et je n’ai plus d’illusions. Oui, tu n’as pas d’autre avenir que le théâtre, je le répète, si tu ne veux te résigner à la monotonie stupide des leçons à donner ou continuer dans les salons et les concerts tes exhibitions de chanteuse qui ne te mènent à rien, en somme ! Tu ne peux compter ni sur ton père ni sur moi pour t’aider à gagner ta vie… Tout juste, nous reste-t-il à souhaiter de n’être jamais pour toi un embarras et un fardeau !… C’est pourquoi je te dis qu’il te faudrait une bien grave raison pour repousser un mariage inespéré avec un homme honnête et bon qui te ferait indépendante, libre des mortels soucis qui sont ta part aujourd’hui et semblent devoir continuer à l’être… Ah ! ma pauvre Denise, ne rejette pas la délivrance par une absurde sentimentalité de petite fille romanesque ! Parce que tu es très jeune encore, tu ne comprends pas les misères, les dégoûts, les dangers d’une existence de femme pauvre !… Si tu les connaissais, tu n’hésiterais même pas…
Oh ! les cruelles vérités que Mme Muriel venait de dire là ! En les entendant, Denise avait souffert comme si elles tombaient sur son cœur même à vif. Mais son instinctive horreur du mariage que lui conseillait la désespérance de sa mère restait en elle aussi invincible.
Ah ! certes, oui, l’avenir lui apparaissait difficile, bien difficile ! Oui, elle avancerait dans son chemin de labeur bien souvent froissée, meurtrie, quelquefois même tentée… Mais enfin, elle y avancerait libre, pouvant garder, dans l’intimité de son âme, l’espoir d’un bonheur inconnu…
Et pour être délivrée de tout souci matériel, — seulement pour cela ! — elle se marierait sans amour, sans espérance possible d’aimer jamais, se refusant, pour toutes les minutes de sa vie, le droit de goûter sans honte à la source vive dont toute sa jeunesse avait soif !…
Elle épouserait un honnête homme qui aurait, lui, le droit de la vouloir toute, puisqu’elle se serait donnée toute, volontairement.
Une révolte secouait tout son être, à l’idée seule de cette espèce de marché. Oui, même pour lutter, pour souffrir, elle voulait demeurer libre, — libre de faire le don d’elle-même, seulement quand elle aimerait… Mais il était bien inutile qu’elle prononçât un tel aveu. Elle ne serait pas comprise ; elle et sa mère, à cette heure, ne parlaient pas la même langue. Et, simplement, elle dit :
— Mère, je connais déjà beaucoup des épreuves auxquelles tu fais allusion… Les autres…, les autres, je les devine bien. Mais, vois-tu, je sens que, pour moi, la pire, la plus dangereuse, celle que je redoute plus que toutes les autres, ce serait d’être mariée avec un homme à qui je demeurerais moralement étrangère !… Celle-là, je t’en supplie, maman, ne l’attire pas sur moi, en voulant, au contraire, mon repos. J’espère n’être pas aussi romanesque que tu me le reproches… Je réfléchirai encore à tout ce que tu m’as dit… Mais si, ensuite, ma réponse à M. Grisel ne peut être ce que tu souhaiterais, il faudra me le pardonner… C’est qu’en ma conscience j’aurai compris que je ne pouvais pas agir autrement…
Et la sincérité grave de son accent lui donnait tant d’autorité, que Mme Muriel n’essaya pas de la contredire, dominée par sa jeune et loyale volonté.
A travers la phalange pressée des musiciens de l’orchestre massés sur la scène, Denise s’avançait jusqu’à la rampe, encouragée par l’exclamation de Vanore :
— Allez bravement, ma petite, et gagnez notre partie comme vous savez le faire !
« Notre » partie ! Il parlait justement ainsi, puisque c’était un fragment des Poèmes sylvestres qu’elle allait chanter à ce concert dominical, devant une salle comble, et de son succès d’artiste dépendait peut-être son avenir…
Mais, en cet instant, elle n’y songeait guère, les nerfs tendus par cette sorte de fièvre qui l’envahissait toute, quand elle sentait le contact du grand public et qui donnait, au jeune visage, l’inoubliable expression.
Quand elle s’arrêta sur le bord de la scène, svelte et fine dans la gaine sombre de sa robe noire toute perlée de jais, dont le corsage s’échancrait sur la chaude pâleur des épaules, les manches longues suivant étroitement la ligne souple du bras, des lorgnettes, de tous côtés se braquèrent sur elle, détaillèrent la silhouette harmonieuse, les traits expressifs sous la lumière des yeux, graves comme les lèvres de pourpre sanglante, devenues un peu hautaines… Car toute sa fière volonté ne pouvait maîtriser un tressaillement de révolte devant cette curiosité dont elle était l’objet.
Mais, du moins, elle avait appris à ne rien trahir de son impression ; et, pour se dominer, tandis que l’orchestre préludait, elle regarda son auditoire. Il était brillant. Dans la profondeur rouge des loges, sous la ruisselante clarté des lustres, c’était un joli spectacle de femmes parées avec leur coquette élégance de Parisiennes. Une vraie salle d’hiver, animée de visages connus, peuplée de gens du même monde, la plupart mélomanes convaincus, pour qui la reprise des auditions dominicales était une véritable fête. Et parmi cette foule dont l’attention était tendue vers elle, Denise distinguait des physionomies qui lui étaient familières, visages de critiques, d’amis, d’ennemis aussi, — rivales envieuses, admirateurs éconduits, — tous attendant les premières notes qu’allait donner sa voix presque célèbre déjà.
Mais elle ne vit pas Charles Grisel qui, assis dans l’un des premiers rangs de fauteuils, la contemplait comme un fervent lève les yeux vers sa madone. Tout à coup, par hasard, dans l’obscurité d’une baignoire, elle venait d’apercevoir Yvonne Arnales qui parlait en souriant, la tête un peu penchée, avec un mouvement d’une grâce familière, à un jeune homme assis derrière elle. Il avait le visage dans l’ombre. Mais Denise n’hésita pas une seconde. C’était bien Bertrand d’Astyèves…
Imperceptiblement, ses doigts se crispèrent dans le tulle scintillant de sa robe. Comme un torrent, passait en elle le souvenir des jours d’été inoubliables, de l’heure où cet homme, si attentif aujourd’hui auprès d’une riche héritière, lui avait passionnément demandé d’être sa femme… Alors c’était ainsi qu’elle devait le revoir ?…
L’orchestre continuait le prélude, celui-là même qui, quelques mois plus tôt, montait dans le salon de Mme Arnales, le jour où, pour la première fois, elle s’était trouvée en présence de Bertrand d’Astyèves. Une seconde, elle songea à cette après-midi-là ; elle revit l’expression d’admiration ardente qui luisait, ce jour-là, dans ses yeux d’homme. Aujourd’hui encore, il la contemplait comme si jamais, il n’eût dû pouvoir détacher d’elle son regard.
Et elle eut l’intuition que, lui aussi, se rappelait ces heures mortes, qu’il subissait le charme de la musique évocatrice, des harmonies qui chantaient la poésie mystérieuse de la forêt. Toute sa froide sagesse ne pouvait abolir en lui la pensée de ce qui avait été, de ce qui aurait pu être — et que, peut-être, il regrettait, — des jours d’été enfuis…
Irrémédiablement enfuis ! Elle en prenait tout à coup l’impitoyable conscience, dans ce seul fait qu’elle était là, debout, sur une scène de théâtre, payée pour procurer une jouissance artistique, non seulement à une foule étrangère, mais à cette petite fille blonde qui la considérait, à travers sa lorgnette, avec une impertinente aisance, à cet homme dont l’amour l’avait humblement implorée un jour et qui, redevenu maître de lui-même, ne daignait plus voir en elle qu’une artiste à écouter… Elle n’était pas de leur monde. Ils en jugeaient ainsi autant qu’elle-même.
Comme un éclair dévorant, cette impression lui traversa le cœur, y allumant une soif de se sentir, une fois au moins encore, toute-puissante sur cet homme qui eût fait d’elle la bien-aimée, si elle n’avait été pauvre…
Le prélude se mourait avec des modulations pareilles à des appels lointains… Puis, tous les instruments se turent. Alors la voix humaine s’éleva en un chant grave, si émouvant de vie ardente et douloureuse, que les âmes tressaillirent, sans que nul, — pas même d’Astyèves, dont tout l’être frémissait, — pût soupçonner le drame muet qui se jouait dans le cœur de cette jeune femme, si exquisement pâle, droite sous les mille regards que ses prunelles d’ombre ne semblaient pas voir.
Aucun ne pouvait savoir qu’elle revivait un passé très doux, qui était mort. De nouveau, elle marchait sous l’ombre fraîche des arbres, elle goûtait la senteur des sapins dont elle voyait les ombres bleues moirer l’eau scintillante… Elle entendait la rumeur cristalline des sources… Mais surtout, elle écoutait, une dernière fois, le murmure d’amour dont s’était enivrée sa jeunesse, le murmure, charmeur et décevant, si tôt étouffé, que, désespérément, pleurait son pauvre cœur de femme…
Et, pour tout cela, son chant ne ressemblait à nul autre ; plainte poignante et passionnée, palpitante de sanglots, cri de révolte d’une créature injustement meurtrie… Jamais plus, peut-être, elle ne devait chanter le poème de la Forêt comme elle le dit ce jour-là, non pas seulement en cantatrice merveilleuse, mais en femme qui a vu l’abîme des divines et mortelles tendresses…
Quand elle se tut, vibrante jusqu’à la souffrance, au bruit affolant des applaudissements d’une salle soulevée d’enthousiasme, quand ses prunelles, dilatées dans son visage pâle, s’arrêtèrent sur Bertrand d’Astyèves, elle comprit que son obscur désir s’était accompli. Elle seule, une fois encore, existait pour lui ! Livide, il la regardait avec cette expression qu’elle avait voulu revoir, qui, jadis, avait brisé son scepticisme, dans l’aube délicieuse d’une espérance. Mais elle s’était reprise…
Elle s’inclina encore, répondant aux bravos qui l’avaient rappelée et la sacraient solennellement grande artiste. Yvonne, comme sa mère, applaudissait d’un geste coquet. Mais lui, d’Astyèves, ne bougeait pas, les yeux toujours rivés vers elle, les traits contractés. Leurs regards se croisèrent une seconde, demeurèrent perdus l’un dans l’autre, pleins de tant de choses !… Puis elle se détourna, sans avoir même remarqué Charles Grisel, à demi soulevé de son fauteuil pour la mieux applaudir.
Au sortir de la scène, Vanore l’attendait, aussi frémissant qu’elle-même, et, près de lui, Martens, le directeur de l’Opéra-Comique, qui, aussitôt, vint à elle, les deux mains tendues… Mais, comme s’il eût parlé à une autre, elle l’écouta lui dire qu’il était prêt à signer avec elle tel engagement qui lui plairait, lui demander la permission d’aller, dès le lendemain, en causer avec elle. Machinalement, elle répondait, acceptait le rendez-vous, dont elle donnait l’heure, avec la sensation d’être une fragile épave qu’emportait un flot impossible à remonter…
Très entourée, elle parlait à tous… Mais, un instant, elle cessa d’entendre ce que lui disait Gabriel Bollène, le critique. Une haute silhouette, d’aristocratique allure, entrevue soudain, l’avait fait tressaillir…
Elle s’était trompée, ce n’était pas d’Astyèves. De nouveau, par son absence, il lui signifiait qu’il ne songeait pas à ressusciter le passé mort.
Elle entendit la rumeur lointaine de l’orchestre qui recommençait à jouer. Le concert continuait. Elle y avait rempli son rôle. Maintenant, elle n’avait plus qu’à disparaître.
Elle tendit la main à Vanore.
— Vous partez ? enfant.
— Oui, je me sens affreusement lasse…
— Et vous avez bien gagné votre repos, car vous vous êtes donnée toute dans votre chant ! L’avenir est à vous, petite… Vous avez le don de Dieu… Ah ! que d’Astyèves a raison quand il dit que vous prenez tout entiers ceux qui vous écoutent, jusqu’à abolir en eux toute pensée qui n’aille pas à vous !
Un bizarre sourire effleura les lèvres frémissantes de Denise.
— N’en croyez rien ! M. d’Astyèves est un homme de beaucoup d’imagination… Cela seul est vrai… Au revoir, maître.
— Denise, attendez une seconde, je vais vous mettre en voiture.
— Oh ! c’est inutile, merci. Je n’ai pas l’habitude d’être accompagnée. Ne vous dérangez pas à cause de moi.
— Me déranger ! Petite, vous perdez la tête. Allons, l’enfant a décidément, comme elle le dit, besoin de repos ! Enveloppez-vous bien dans votre manteau et venez. Remontez surtout votre col. Il fait un froid de Sibérie !
Avec des soins prévenants, il dressait lui-même le col très haut ourlé de plume qui enveloppait doucement la charmante tête brune. Elle se laissait faire, sans un mot, brisée par une impression aiguë de détachement, d’infinie lassitude, — morale ou physique, elle ne savait plus, — qui lui emplissait la gorge de sanglots ; sans que Vanore, d’ailleurs, s’étonnât de son silence, vivant trop parmi les artistes pour ne pas connaître cet abattement qui suit les grandes tensions nerveuses.
Il sortit pour faire lui-même avancer la voiture. Elle attendit, la pensée vide.
Tout à coup, elle tressaillit, quelqu’un venait de l’appeler un peu bas :
— Mademoiselle Denise !
Elle se détourna, une ondée de sang aux joues… Et, devant elle, alors, elle vit Charles Grisel…
Lui ! Ah ! pourquoi était-ce lui ?…
Comment était-il là, non pas au loin, comme elle le croyait, en Lorraine ! Il devina cette surprise et parla vite, un peu gauche, presque timide.
— J’espère que je ne vous ai pas offensée en venant vous écouter. J’ai vu dans un journal l’annonce de votre concert, et je n’ai pas résisté à la tentation de profiter de cette circonstance pour vous revoir…
Il demeurait toujours tête découverte, et la lumière d’un lustre éclairait bizarrement la forme trop ronde du crâne, le front découronné, les moustaches longues, un peu hérissées sous les pommettes saillantes, la lourde et haute stature.
Comme s’il eût eu peur de ce qu’elle allait répondre, il poursuivit hâtivement :
— Je m’étais promis que je ne vous parlerais pas, que je respecterais le désir — si naturel ! — de réfléchir longtemps à ma demande, que m’a exprimé madame votre mère dans la lettre qu’elle a bien voulu m’écrire tout récemment encore !
— Ma mère vous a écrit cela ?
Il ne prit pas garde à l’accent de son exclamation où il y avait, non seulement de la surprise, mais aussi une sorte d’indignation. Il ne pouvait savoir qu’une colère secouait un instant sa fatigue devant la nouvelle que sa mère n’avait pas transmis son refus, comme elle l’en avait priée. Il expliquait :
— Oui, madame votre mère a eu la bonté de me dire qu’il vous fallait du temps pour vous habituer à l’idée d’accepter la vie hors de Paris…
Elle le regardait avec des yeux profonds.
— Et vous attendez ainsi, sans vous révolter contre tant d’exigence de ma part ?
— Me révolter ? Comment en aurais-je le droit ? Je comprends si bien, surtout maintenant, qu’une femme faite pour être, comme vous, admirée de tous, hésite à aller s’enfouir dans un pays perdu, pour la satisfaction d’un seul ! Tout à l’heure, quand j’ai vu toute cette foule, enthousiasmée par votre chant, vous applaudir furieusement, quand j’ai entendu répéter, par des centaines de personnes, que vous étiez une artiste rare, alors j’ai pensé que j’étais fou de prétendre vous enlever à la vie brillante qui vous attend. Je me suis, pour la première fois de ma vie, peut-être ! jugé d’une témérité stupide, moi qui suis incapable de rien comprendre aux beautés de la musique que vous chantez, qui ne suis et ne serai jamais qu’un vulgaire manufacturier, bon seulement à gagner de l’argent, et n’ayant à vous offrir que sa grosse fortune…
Elle l’écoutait, songeant, l’esprit enfiévré :
— « Cet homme-là m’aime, lui ! Il ne me dédaigne pas parce que je suis pauvre ; il m’offre un avenir d’indépendance… Et, cependant, il me demeure aussi indifférent que ces étrangers qui s’agitent autour de moi… L’idée seule d’être sa femme me paraît monstrueuse ! Mais il est bon, je ne voudrais pas le faire souffrir… Comme tout est compliqué ! »
Elle aurait souhaité le détromper, lui dire qu’il n’avait pas à espérer en elle… Mais ce n’était ni le lieu ni l’heure d’un pareil aveu. Vanore revenait. Elle tendit à Grisel sa main glacée et dit doucement :
— Je ne vous trouve pas téméraire, moi, mais très généreux… Merci de tout cœur de ce que vous m’avez offert… Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, si je ne puis l’accepter ? C’est moi qui aurai le plus à souffrir de ce refus…
Vanore était là. Il n’osa rien dire. Depuis qu’il l’avait vue acclamée par toute une salle, il se sentait timide devant elle, ayant perdu confiance en lui-même, dans le prestige de sa fortune. Quand il vit la portière de la voiture retomber derrière elle avec un bruit sec, il eut l’idée qu’elle était perdue pour lui…
D’un petit geste de la main, elle salua encore les deux hommes, immobiles sur le trottoir ; puis, le cheval en marche, elle s’adossa dans la voiture, abîmée dans une sensation d’immense fatigue qui ne lui laissait que le seul désir de ne plus penser… A travers la vitre relevée, elle contemplait les passants qui allaient et venaient, silhouettes d’ombre dans la brume d’hiver. Certains marchaient, rapprochés par la nuit complice ; et sa rêverie vague lui rappela un retour de promenade à Gérardmer, d’Astyèves assis, en voiture, près d’elle, lui parlant un peu bas dans le silence du crépuscule, attentif à ce qu’elle fût bien enveloppée dans son manteau…
Rêve d’été… La réalité, c’était Bertrand d’Astyèves empressé auprès d’une brillante héritière, écoutant avec un plaisir de raffiné la musique chantée par une artiste que sa dédaigneuse fantaisie lui avait un jour fait distinguer…
La voiture s’arrêtait. Elle tressaillit, ramenée tout à coup de bien loin…
— Il y a au salon une visite qui attend mademoiselle.
On l’attendait ! Qui ?…
Ah ! le faible cœur qui s’obstinait à espérer contre toute espérance !
Elle entra, sans prendre le soin d’enlever sa mante…
Et, devant elle, près du feu, elle aperçut l’institutrice d’Yvonne qui était assise, immobile, la tête un peu penchée, les yeux arrêtés sur les braises, si absorbée que le bruit de la porte la fit tressaillir.
— Oh ! mademoiselle Denise, je vous demande pardon d’être venue vous importuner un jour où vous chantiez… Je ne le savais pas. Quand je l’ai appris ici, il y a un quart d’heure, on m’a annoncé en même temps que vous alliez revenir, et comme j’avais grand besoin de vous voir, je me suis permis de vous attendre.
— Vous avez très bien fait, dit Denise, frappée de l’expression triste de ce pâle visage. Vous souhaitez me parler ?
Elle s’asseyait, son manteau rejeté, et les flammes du foyer allumèrent des éclairs sur sa robe perlée.
— Oui, je désire vous parler, car j’ai grand besoin d’aide. Ce que je redoutais égoïstement, arrive… Yvonne se marie ; il me faut chercher une position nouvelle. Et c’est si difficile à trouver !
A peine, Denise entendit l’exclamation désolée de la pauvre fille. Avec le regard de l’âme, elle voyait Yvonne penchée familièrement vers Bertrand, assis derrière elle, dans la pénombre de la loge. D’un accent un peu assourdi, elle répéta :
— Ah ! Yvonne se marie ?
— Oui, ce n’est pas encore officiel. Aussi, je vous prierais de n’en rien dire. Mme Arnales m’en a avertie afin que je puisse, dès maintenant, me mettre en quête d’une situation. J’avais prévu juste cet été… Car vous devinez, n’est-ce pas, qui elle épouse ?
— Bertrand d’Astyèves ?
Sa voix montait presque dure.
— Oui, M. d’Astyèves. Yvonne était vraiment éprise de lui et, entre nous, c’est elle qui a voulu ce mariage. Ils se sont beaucoup vus cet automne. M. d’Astyèves était sans cesse au château. Ensemble, ils montaient à cheval, jouaient au tennis, se promenaient. Lui a fini par se laisser convaincre que ce n’était pas bien terrible d’épouser une jolie héritière qui l’aimait…
— Elle lui donnera, en effet, le bonheur qu’il est fait pour goûter.
Machinalement, elle passa la main sur son front comme pour en chasser la pensée. Elle ne souffrait pas cependant ; toute sensibilité semblait disparue en elle. Pourtant, tout à coup, elle eut un frisson douloureux. L’institutrice, lui répondant sans qu’elle y prît garde, venait de prononcer le nom de Gérardmer…
Gérardmer ! la Schlucht ! le jour de rêve où cet homme qui la dédaignait, comme un caprice oublié, lui avait dit qu’il ne pouvait plus imaginer même la vie sans elle…
L’ombre d’un sourire d’ironie crispa sa bouche. Mlle Dusouy poursuivait, sans soupçonner rien, un peu troublée, toutefois, par son silence, par l’expression indéfinissable du visage, que la lueur du foyer baignait de clartés fugitives.
— Je vous demande pardon d’être venue tout de suite à vous dans mon inquiétude. Mais vous avez été si bonne pour moi cet été, si compatissante, que je me suis permis de penser à vous comme à une amie… J’ai espéré que vous pourriez peut-être me recommander de côtés et d’autres, vous qui avez tant de relations !
— Parmi les artistes ; non parmi les gens du monde dont je ne fais plus partie.
Elle avait parlé avec une espèce d’âpreté, et l’institutrice la regarda, inquiète, craignant de l’avoir blessée en quelque chose. Timide, elle dit :
— Je vous demande pardon si j’ai été indiscrète en vous occupant ainsi de moi. Mais les soucis matériels me font perdre la tête ; ils sont si graves de conséquences pour moi qui suis l’aînée de la famille et qui ai charge d’âmes ! Ce que je gagne est indispensable, tout à fait indispensable à la maison ; et c’est pourquoi je suis si tourmentée de l’idée d’être sans place ! Vous m’excusez, n’est-ce pas, d’être venue me recommander à vous ?…
Une infinie pitié souleva Denise au-dessus de sa propre misère. Elle que la désespérance broyait, elle aurait voulu trouver, pour cette pauvre créature angoissée, les mots qui réconfortent, écarter d’elle l’épreuve, tout au moins, lui en promettre la fin prochaine. Et de se sentir impuissante, misérable atome humain dont se jouait la mystérieuse force des choses, des larmes lui brûlèrent les yeux. Elle tendit ses deux mains à la jeune fille :
— Vous avez bien fait de voir en moi une amie. Je m’emploierai de mon mieux pour vous ; et s’il dépend de ma volonté, je réussirai. Est-ce…
Elle s’arrêta un peu.
— … Est-ce bientôt que vous quittez Yvonne ?
— A la fin de décembre. Mme Arnales m’a dit qu’elle n’aurait plus besoin de mes services pendant les semaines qui précéderont le mariage, car elle-même, alors, accompagnera partout Yvonne.
— Et le mariage aura lieu quand ?
— Pas avant février, je crois, car M. d’Astyèves souhaite avoir sa nomination d’attaché d’ambassade avant d’épouser Yvonne. Il tient absolument à quitter Paris, paraît-il ; et sa fiancée ne s’en effraie pas. D’ailleurs, tout ce que désire M. d’Astyèves lui plaît. Vous ne la reconnaîtriez pas, tant le bonheur la rend gaie. Elle est transformée ! Lui est beaucoup plus froid ; mais c’est un vrai gentilhomme de ton et de manières. Il sera le mari très brillant qu’elle rêvait, par qui elle sera fière d’être accompagnée dans le monde… Mme Arnales aussi le juge ainsi. C’est pourquoi elle lui pardonne de n’avoir pas une aussi grande fortune qu’Yvonne…
Denise répondit par un vague signe de tête. Un besoin grandissant de solitude s’emparait d’elle, aigu à devenir une souffrance. Mlle Dusouy, la voyant si pâle, la crut fatiguée et se leva, confuse, s’excusant encore de sa visite.
Très douce, Denise dit :
— Il faudra revenir et me tenir au courant de vos démarches. De mon côté, je penserai beaucoup à vous, et dès que j’entreverrai la possibilité de vous aider, je vous avertirai…
Elle reconduisit l’institutrice jusqu’au seuil de l’appartement. Quand la porte retomba, un soupir de délivrance souleva sa poitrine. Enfin, elle pouvait abandonner son masque, et seule, au moins, — puisqu’il n’y avait pas une âme à qui elle pût confier la sienne, — regarder en face sa destinée…
Denise s’éveilla du sommeil, lourd de rêves, qui l’avait prise enfin après de longues heures d’énervante insomnie.
Une maussade aube d’hiver blanchissait à peine l’obscurité de la chambre. Il devait être tôt, très tôt. C’eût été bienfaisant, pour sa pensée meurtrie, de reposer encore dans cet oubli du sommeil, pareil à une mort…
Mais elle reprenait conscience d’elle-même, avec le sentiment d’avoir subi l’étreinte d’un cauchemar ; et, dans l’effort instinctif qu’elle faisait pour se rappeler, sa pensée se ranimait, chassant le sommeil. Les visions confuses du réveil se précisaient. Non, ce n’était pas un rêve mauvais qui lui avait jeté dans l’âme la sensation de désespérance absolue dont la blessure se ravivait à mesure qu’elle retrouvait le souvenir…
Elle n’avait pas rêvé le concert de la veille, la présence de Bertrand d’Astyèves dans une loge de théâtre, auprès d’une petite fille blonde qui était sa fiancée, à qui il allait répéter les mêmes mots d’amour qu’il lui avait dits à elle-même… Elle n’avait pas rêvé, non plus, la visite qui lui avait brutalement appris le dénouement si simple de son roman… Ni, le même soir, la terrible scène qu’un incident futile avait provoquée entre son père et sa mère, durant laquelle s’étaient prononcées les paroles qu’on ne pardonne pas ; une scène qui lui avait fait mesurer à quel point sa mère, aigrie et malade, était devenue incapable de supporter les conséquences de leur ruine…
Tout cela, c’était la réalité même, une réalité qui s’imposait à elle si impérieusement, qu’elle n’essayait plus de s’y dérober. Avec cette clairvoyance aiguë qui éclaire la pensée aux heures décisives, elle avait compris qu’elle n’avait plus qu’à subir la destinée que les circonstances lui créaient.
Mais, quel que fût l’avenir, elle n’oublierait jamais sa veillée, cette nuit-là, si douloureuse, que le seul souvenir l’en faisait frissonner… Désespérément, elle avait eu soif de soutien, de tendresse, soif des mots qui consolent et sont un viatique ! Comme font les petits, elle avait sangloté, écrasée par une impression d’isolement qui brisait son énergie. Elle s’était révoltée contre la tâche qui s’appesantissait lourdement sur ses jeunes épaules, contre le devoir qui s’imposait à elle, sous cette forme étrange, faire aux siens le sacrifice de se donner au théâtre !
Follement aussi, elle s’était reprise à vivre, encore une fois, les jours d’été de Gérardmer, un paradis fermé où elle n’entrerait plus. Avec un mépris amer, où il n’y avait point de désillusion, elle s’était rappelé la prière ardente que cet homme, qui la rejetait afin d’épouser une héritière, lui avait murmurée pour qu’elle acceptât son amour.
Son amour ! Ce qu’il avait rêvé, c’était seulement obtenir sa beauté de femme. Mais, par malheur pour lui, elle l’avait mise à trop haut prix pour qu’il pût satisfaire son caprice et, sagement, il y avait renoncé… Alors qu’elle-même, tout bas, — en entendant annoncer son mariage, elle l’avait bien compris ! — s’obstinait à espérer en lui, bien qu’elle l’eût jugé…
Eh bien, elle s’était leurrée comme eût pu le faire une niaise petite pensionnaire. A elle, il n’était pas permis d’oublier qu’un homme riche n’épouse pas une fille qui ne l’est pas, fût-il même assez absurdement épris d’elle pour s’oublier une minute jusqu’à lui demander de devenir sa femme… Seul, un Charles Grisel était capable de cet héroïsme !
Elle ne devait songer qu’à gagner son pain quotidien, à travailler pour donner aux autres le bien-être dont ils ne pouvaient se passer. L’heure décisive tant redoutée était venue ; il ne lui était plus possible d’hésiter ; mais quelle que fût sa destinée au théâtre, elle ne l’avait pas cherchée ; la vie avait été plus forte qu’elle…
Alors, vaincue par le sentiment de l’inévitable, d’un seul jet, elle avait écrit à Vanore pour lui dire qu’elle acceptait le rôle écrit pour elle.
A la clarté morne du jour embrumé, elle distinguait, sur sa table à écrire, le buvard où était enfermée cette lettre que, dans quelques heures, elle-même allait faire partir, quand elle sortirait pour se rendre chez Mme Champdray qui l’attendait, dans la matinée. Mais à cette résolution si grave, elle songeait maintenant sans émotion même, comme si, dans la tourmente qui l’avait abattue, toute sensibilité était morte en elle.
La tête abandonnée sur l’oreiller, lasse infiniment, elle regardait, avec de grands yeux sombres, la lumière envahir peu à peu sa petite chambre. L’heure avançait ; il fallait se reprendre à vivre. Des bruits de pas résonnaient dans l’appartement. Elle entendait son frère se préparer pour le collège. L’instant des rêveries, des réflexions était passé ; elle devait recommencer à agir. C’était chose si vaine de s’apitoyer sur son épreuve ! Tous les pleurs, toutes les révoltes, toutes les prières n’empêcheraient pas que sa destinée ne fût ce qu’elle était…
Comme elle finissait de s’habiller, et, debout devant la glace, mettait son chapeau, un coup fut frappé à sa porte. Le courrier lui était apporté.
Elle prit les lettres et les posa sur la cheminée, les éparpillant d’un doigt distrait. Mais, tout à coup, une lueur flamba dans ses yeux ; sur une enveloppe, son nom était tracé par une écriture d’homme qui ressemblait… oh ! qui ressemblait si fort à celle de Bertrand d’Astyèves…
D’un geste brusque, elle arracha le papier et lut :
« Vous souvenez-vous encore, là-bas, à la Schlucht, dans cette heure dont le souvenir me hante toujours, je vous ai dit que je n’étais pas digne de vous ? Maintenant, seulement, je puis mesurer à quel point c’était la vérité, puisque j’en suis arrivé à commettre cette suprême lâcheté de me marier — comme je me marie ! Si bas que vous me mettiez dans votre pensée, dans votre cœur que j’ai adorés, — je n’ai plus le droit de dire que j’adore ! — vous ne me jugerez jamais avec un mépris plus sincère et plus absolu que je ne le fais moi-même.
« Et pourtant, vous pourriez m’accorder un peu de pitié ! Je paye chèrement ma lâcheté. Si j’en avais douté, je l’aurais senti tantôt quand j’ai revu votre visage, vos yeux surtout, quand j’ai de nouveau entendu votre voix… Votre voix qui me jetait vers vous irrésistiblement, pour être votre chose, si vous le vouliez, et qui me prenait ma raison… Qui me l’a prise encore, puisque je fais cette folie de vous écrire pour que vous n’appreniez pas par d’autres ce que je vaux ! Et puis, je n’ai pu résister à la tentation d’aller à vous encore une fois.
« Je devrais vous dire adieu ; le mot m’est impossible à écrire ! Denise, il y a des rêves dont on ne se réveille jamais ; quand on les a faits un instant, ils demeurent en vous, en votre pensée, votre âme, votre chair, quoi que vous tentiez désespérément pour les en arracher, tant ils vous torturent ! Celui dont vous étiez la vie est bien de ces rêves-là… S’il existe un enfer, comme le pensent les croyants, on n’y doit pas plus souffrir que je n’ai souffert aujourd’hui, par ma faute !
« A n’en pouvoir douter, je sais maintenant que jusqu’à ma dernière minute, vous serez toujours pour moi, malgré tout, ma Denise. »
Elle écarta la lettre et se vit dans la glace avec un visage de cire blanche où luisaient des yeux brûlants de fièvre. Dans son cœur, il y avait bien le sentiment qu’il avait prévu, un mépris si intense que la pitié en devenait facile, cette pitié dont on fait l’aumône à ceux qui ont failli.
Il était tout entier dans cette lettre, bien pareil à lui-même, comme elle l’avait jugé. A cette heure encore, de tout son être, il la souhaitait, il la regrettait, il souffrait de la perdre… Et cependant, libre d’aller à elle, alors que rien, — sauf une dot ! — ne les séparait, assez riche pour s’accorder la fantaisie d’épouser une femme sans fortune ; de par sa froide volonté d’ambitieux, dans son égoïsme féroce de jouisseur, il s’était détourné et passait, oublieux de sa demande absurde, pour s’en aller vers l’héritière qui assurait le luxe de son avenir !
Sans relire même une ligne de la lettre, elle la déchira lentement, puis elle en jeta les quatre morceaux dans les braises incandescentes du foyer… Une flamme jaillit, mordant le papier, qui se tordit, devint roux…
Les traits rigides, elle regardait. Une lueur, une seconde, illumina, sur la feuille presque consumée, son nom, Denise, qu’il lui avait donné, dans la montagne… avec quel accent ! Puis, de la lettre de Bertrand d’Astyèves, il ne resta plus que des cendres…
Alors elle abaissa son voile, prit ses gants, après avoir glissé dans son manchon le mot pour Vanore, et elle sortit.
Le brouillard faisait invisibles les lointains, mouillait les pavés, imprégnant l’air d’une humidité glaciale. Denise frissonna. Mais elle n’en eut pas conscience. C’était au cœur qu’elle avait froid, qu’elle sentait la tristesse morne de cette matinée d’hiver qui semblait née dans les larmes… Et elle s’en alla droit devant elle à travers le flot des passants.
Parce que sa pâleur avivait étrangement l’éclat de ses yeux, de sa bouche très rouge, beaucoup la remarquaient au passage, si simplement qu’elle fût vêtue, d’un costume de couleur foncée. Des regards d’hommes s’attachaient à elle, cherchant ses yeux qui ne voyaient personne, tournés vers l’invisible monde de la pensée.
Désintéressée infiniment d’elle-même à cette heure de crise où elle se mouvait avec le calme sombre de ceux qui n’ont plus rien à perdre, elle songeait à toutes les misères qui ne sont pas consolées… Combien y en avait-il de désolés, d’inquiets, de meurtris comme elle parmi ces inconnus dont la vie l’effleurait ce matin-là, parmi ces humbles qui la coudoyaient, accomplissant leur tâche quotidienne, subissant comme elle, plus lourdement peut-être encore, la loi du pain à gagner…
De quel droit eût-elle été, plus que tant d’autres, heureuse, riche, aimée ?… Plus que cette pauvre Henriette Dusouy qu’angoissait l’incertitude de l’avenir ?… Plus que la pâle fillette qui marchait là devant elle, transie sous son mince vêtement d’ouvrière ?… Plus que la mendiante infirme qui marmottait sa demande d’aumône, pauvre loque humaine inerte sur le pavé ?…
Elle, du moins, possédait sa belle jeunesse, son talent, son charme de femme si puissant — et si faible, puisqu’il éveillait seulement ce qu’il y a de plus bas dans l’amour… De quoi se plaignait-elle ? En la mesure seulement de ses forces, elle était atteinte.
Comme elle approchait de Saint-Sulpice, elle croisa deux religieuses qui cheminaient, les yeux indifférents aux choses extérieures. Oh ! les heureuses ! les bienheureuses ! De toute son âme douloureuse, elle les envia, ainsi qu’un jour elle avait envié Grisel, qui trouvait la vie très simple. Mais même eût-elle souhaité une telle existence de paix recueillie, sa place était marquée ailleurs. Sa mission n’était pas d’aller, sereine de cœur et de pensée, instruire des petits ou soigner et consoler des souffrances, elle avait un autre devoir…
Et l’ombre d’un sourire d’amertume infinie passa sur ses lèvres. A travers la brume froide, elle apercevait une colonne bariolée d’annonces de spectacles… Un jour donc allait venir où elle serait de celles dont les passants lisent les noms sur des affiches de théâtre. Rien ne l’en sauverait puisque Bertrand d’Astyèves l’abandonnait et qu’elle ne voulait pas se vendre en épousant Grisel…
Elle songea, avec une ironie désespérée :
— « Je me suis déjà habituée à tant de choses ; à être pauvre, à dépendre du bon plaisir des autres, à être à la merci du public, une artiste qu’on paye, qu’on lorgne, qu’on discute, que certains même pensent pouvoir acheter… Peut-être, il arrivera aussi un temps où je ne souffrirai plus d’être une femme de théâtre, de chanter maquillée, costumée sur des planches, de vivre dans un monde pour lequel je n’étais pas faite et qui me semble odieux — parce que je n’en suis pas encore venue à me dépouiller de tous les préjugés que je tiens sans doute de mon éducation d’enfant… Maintenant, à la grâce de Dieu ! »
Ces derniers mots étaient sortis de son cœur même, comme une muette prière. Elle les répéta une seconde fois, de toute son âme. Elle était presque à la porte de Mme Champdray, devant un bureau de poste…
Une seconde, elle demeura immobile, avec le sentiment très net que ce petit fait, si simple, déposer sa lettre dans la boîte, était pour elle l’acte qui scellait sa destinée ; un acte sur lequel elle ne reviendrait pas, en ayant mesuré, devant sa conscience, les conséquences qu’elle acceptait. A tout ce qu’avait désiré, attendu, espéré, rêvé son cœur de vierge, à sa vraie jeunesse, en cet instant, elle disait adieu… Puis d’un geste lent, sans hésitation, elle prit l’enveloppe, et la laissa tomber dans la foule anonyme des lettres…
FIN
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Mademoiselle de Circé. 5e éd. | 3 fr. 50 |
La Mongautier. 4e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Pauline Fossin. 5e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Rolande et Andrée. 4e édit. | 3 fr. 50 |
Fiançailles tragiques. 5e éd. | 3 fr. 50 |
Drapeaux ennemis. 5e édit. | 3 fr. 50 |
Don Rafaël. 5e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Aveux de femme. 10e éd. 1 vol. | 3 fr. 50 |
La Vénitienne. 6e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Pervertis. 8e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Défroqué. 14e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Mon frère et moi. 6e édit. | 3 fr. 50 |
Le Mari. 10e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
La Maison de Graville. 7e éd. | 3 fr. 50 |
J.-H. ROSNY | |
Un autre monde. 3e éd. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Une Rupture. 4e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
L’Impérieuse Bonté. 4e édit. | 3 fr. 50 |
Renouveau. 4e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Résurrection. 4e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Profondeurs de Kyamo. 3e é. | 3 fr. 50 |
L’Autre femme. 5e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Un double amour. 5e édit. | 3 fr. 50 |
Eyrimah. 4e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
L’Indomptée. 5e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
Vamireh. 5e édit. 1 vol. | 3 fr. 50 |
ANDRÉ LICHTENBERGER | |
*Mon petit Trott. 4e édit. 1 v. | 3 fr. 50 |
*La petite sœur de Trott. 4e é. | 3 fr. 50 |
Paris. — Typographie de E. Plon, Nourrit et Cie, 8, rue Garancière. — 514.