*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 52431 *** Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. [Illustration: Treize chiens tiraient le traîneau, mais un seul servait de guide.] VOYAGES EN SIBÉRIE RECUEILLIS PAR N.-A. KUBALSKI NOUVELLE ÉDITION [Logo] TOURS AD MAME ET CIE, IMPRIMEURS-LIBRAIRES 1856 AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS. Bien que découverte il y a trois siècles, la Sibérie commença fort tard à être explorée, et aujourd'hui elle n'est encore connue que par des notices dispersées dans divers recueils scientifiques ou littéraires. Pour rendre plus complète la connaissance de cette contrée, si vaste et si intéressante sous plusieurs rapports, nous avons jugé à propos de réunir en substance les relations publiées, dans le courant du dernier siècle, par des hommes distingués qui y avaient séjourné soit comme voyageurs, soit comme prisonniers politiques. Le volume que nous offrons aux jeunes lecteurs contient les résultats de ce travail; il présente les principaux détails sur l'état physique de ce pays et sur ses malheureux habitants. On y trouvera donc une étude utile et agréable, sans avoir besoin de recourir à ces documents épars dont l'authenticité est souvent problématique. [Déco] VOYAGES EN SIBÉRIE CHAPITRE I VOYAGES DU PROFESSEUR GMELIN, MEMBRE DE L'ACADÉMIE DE SAINT-PÉTERSBOURG, DANS LES ANNÉES 1733-1737. Originaire d'Allemagne, mais établi en Russie comme professeur de botanique, le docteur-médecin Gmelin fut, en 1733, chargé par le gouvernement d'explorer toute la Sibérie, y compris la presqu'île de Kamtchatka. Accompagné de deux autres naturalistes nommés Muller et de Lille de Coyère, ses collègues à l'Académie de Saint-Pétersbourg, et dont le dernier appartient à la France, il consacra à ce voyage plus de quatre ans, et en publia une relation en allemand. Nous donnons ici les principaux détails de cette relation, d'après une traduction française, sur les provinces de Tobolsk et d'Irkoutsk, l'auteur ayant été empêché, ainsi qu'on le verra par son récit, de visiter les autres parties de la Sibérie. Cependant les deux chapitres suivants comblent en partie cette lacune. I PROVINCE DE TOBOLSK Catherinenbourg (ville).--Mines et fonderies.--Tobolsk (capitale).--Fêtes de carnaval.--Carême.--Noce tatare.--Courses de chevaux.--Pâques.--Fêtes des morts.--Gouvernement et habitants de la province.--Irtisch (fleuve).--Steppe.--Yanuschna (fort).--Un lac salé.--Mines.--Obi (fleuve).--Kusnatzk, Tomsk, Jeniseisk et Krasnojarsk (villes). La première ville remarquable de la Sibérie est Catherinenbourg. Cette ville, fondée en 1723 par Pierre Ier, fut achevée en 1726, sous l'impératrice Catherine, dont elle porte le nom. On peut la regarder comme le point de réunion de toutes les fonderies et forges de Sibérie, qui appartiennent au collége suprême des Mines; car ce collége y réside, et c'est de là qu'il dirige tous les ouvrages de Sibérie. Toutes les maisons qui la composent ont été bâties aux dépens de la cour; aussi sont-elles habitées par des officiers impériaux, ou par des maîtres et des ouvriers attachés à l'exploitation des mines. La ville est régulière, et les maisons sont presque toutes bâties à l'allemande. Il y a des fortifications que le voisinage des Baskirs rend très-nécessaires. L'Iser (fleuve) passe au milieu de la ville, et ses eaux suffisent à tous les besoins des fonderies. L'église de Catherinenbourg est en bois; mais on a jeté les fondements d'une église en pierre. Il y a dans cette ville un bazar bâti en bois et garni de boutiques, mais on n'y trouve guère que des marchandises du pays; il y a aussi un bureau de péage dépendant de la régence de Tobolsk; les marchandises des commerçants qui y passent dans le temps de la foire d'Irbit, y sont visitées. La durée de cette foire est le seul temps où il soit permis aux marchands de passer par Catherinenbourg. Pour s'instruire à fond dans la matière des mines, forges, fonderies, etc., il suffit de voir cette ville. Les ouvrages y sont tous en très-bon état, et les ouvriers y travaillent avec autant d'application que d'habileté. On empêche sans violence ces ouvriers de s'enivrer, et voici comment: il est défendu par toute la ville de vendre de l'eau-de-vie dans d'autres temps que les dimanches après midi, et l'on ne permet d'en vendre qu'une certaine mesure, pour ne pas profaner ce jour. Dans la nuit du 31 décembre (1733), nous fûmes régalés d'un spectacle russe où nous ne trouvâmes pas le mot pour rire; notre appartement se remplit tout à coup de masques. Un homme vêtu de blanc conduisait la troupe; il était armé d'une faux qu'il aiguisait de temps en temps; c'était la Mort qu'il représentait; un autre faisait le rôle du Diable. Il y avait des musiciens et une nombreuse suite d'hommes et de femmes. La Mort et le Diable, qui étaient les principaux acteurs de la pièce, disaient que tous ces gens-là leur appartenaient, et ils voulaient nous emmener aussi. Nous nous débarrassâmes d'eux en leur donnant pour boire. Au commencement de janvier, l'auteur, accompagné de Muller, alla visiter les mines de cuivre de Polewai, situées à cinquante-deux werstes (la werste russe équivaut à 1 kilomètre 77 mètres) de Catherinenbourg. Nous entrâmes, dit-il, dans la mine de cuivre qui est dans l'enceinte des ouvrages élevés contre les incursions des Baskirs. Le rocher n'est pas inattaquable; cependant il faut pour le briser de la poudre à canon. La mine ne s'y trouve pas par couches; elle est distribuée par chambres, et donne, l'un portant l'autre, trois livres de cuivre par quintal. La terre qui la tient est noirâtre et un peu alumineuse. Comme la mine n'est pas profonde, on a rarement besoin de pousser les galeries au delà de cent brasses de profondeur; aussi n'est-on pas beaucoup incommodé des eaux, qui d'ailleurs sont chassées par des pompes que la rivière la Polewa fait agir. De la mine nous allâmes aux fonderies, où l'on voit tous les fourneaux nécessaires pour préparer la pierre crue et le cuivre; dans le même endroit sont les forges avec les marteaux. Tous ces ouvrages sont mis en mouvement par la Polewa, qu'un batardeau fait monter. Il ne se passa rien de remarquable à Tobolsk avant le 17 février. La semaine du _beurre_ (c'est ainsi qu'on appelle ici le carnaval), qui commença ce jour-là, mit en mouvement toute la ville; les gens les plus distingués se rendaient continuellement des visites, et le peuple faisait mille extravagances; on ne voyait et l'on n'entendait jour et nuit dans les rues que des courses et des cris; la foule des passants et des traîneaux y causait à chaque instant des embarras. Une nuit, passant devant un cabaret, je vis beaucoup de monde assis sur un tas immense de neige, qu'on avait élevé exprès. On y chantait et l'on y buvait sans relâche; la provision finie, on renvoyait au cabaret. On invitait tous les passants à boire, et personne ne songeait au froid qu'il faisait. Les femmes se divertissaient à courir les rues, et elles étaient souvent jusqu'à huit dans un traîneau. A Pechler, j'entrai dans une maison de Tatares. Ceux du district de Tobolsk ne sont nullement comparables aux Tatares du Kazan pour la politesse et la propreté. Ces derniers ont ordinairement une chambre dans laquelle toute la famille vit pêle-mêle avec les bœufs, les vaches, les veaux, les moutons. Cette malpropreté provient vraisemblablement de leur pauvreté: c'est par la même raison qu'ils ne boivent que de l'eau. Autant la ville avait été tumultueuse dans la semaine du beurre, autant elle paraissait tranquille dans les fêtes qui la suivirent. On voyait tout le monde en prière. La dévotion éclata surtout dans une cérémonie qui se fit le 3 mars à la cathédrale, et qui fut célébrée par l'archevêque du lieu. Elle commença par une espèce de béatification de tous les czars morts en odeur de sainteté, de leurs familles, des plus vertueux patriarches, et de plusieurs autres personnages, du nombre desquels fut Jermak (Cosaque), qui avait conquis la Sibérie; ensuite on prononça solennellement le grand ban de l'Église contre les infidèles, hérétiques et schismatiques, c'est-à-dire contre les mahométans, les luthériens, les calvinistes et les catholiques romains, supposés auteurs du schisme qui sépare les deux églises. Pendant tout le carême on n'entendit point de musique; il n'y eut aucune sorte de divertissement, ni noces ni fiançailles. Si nous n'eussions eu des Tatares à observer, nous aurions été réduits à la plus grande inaction. Le 15 mars, nous eûmes avis qu'il se faisait une noce tatare au village de Sabanaka; nous fûmes curieux de la voir, et nous nous rendîmes sur les lieux. On compte de Tobolsk à Sabanaka sept werstes anciens. Nous allâmes droit à la maison des nouveaux mariés; nous fûmes conduits, avec d'autres étrangers qui avaient eu la même curiosité que nous, dans une chambre particulière où l'on avait rangé des chaises pour nous recevoir. Nous y trouvâmes aussi des bancs larges et bas que nous avions vus jusqu'à présent dans toutes les chambres tatares, et ils étaient couverts de tapis; on y avait servi un gâteau, de gros raisins et des noix de cèdre. Comme nous arrivions dans la chambre, on nous présenta de l'eau-de-vie à la manière russe, et ensuite du thé. On nous prévint qu'on avait rassemblé à Tobolsk quelques chevaux qui viendraient en course pour disputer les prix. C'est un ancien usage dans toutes les noces tatares de donner le spectacle de ces courses avant de commencer la noce. Or, afin qu'il se trouve toujours des cavaliers et des chevaux pour les courses, il y a des prix proposés, tant de la part du marié que du côté de la mariée, et le plus considérable est adjugé à celui qui atteint le premier le but. Le prix donné par le marié était une pièce de kamka (étoffe) rouge, une peau de renard, une pièce de chamvert, une pièce de tschandar (ces deux dernières étoffes sont de coton et tirées de la Kalmoukie), et une peau rousse de cheval. De la part de la mariée, il y avait une pièce de kamka violet, une pièce d'étoffe de Bukharie rayée rouge et blanc, moitié soie et moitié coton, qu'on nomme _darei_; une peau de loutre, une pièce de kitaika rouge, et une peau rousse de cheval; ce qui faisait en tout dix prix destinés pour les meilleurs coureurs. Ces prix étaient attachés à de longues perches, et étalés devant la maison des mariés. Vers les onze heures, on vit arriver trois cavaliers. Ce furent deux jeunes garçons russes qui remportèrent les trois premiers prix. Quelque temps après il en arriva plusieurs autres, qui étaient presque tous de jeunes Tatares ou de jeunes Russes. Les prix furent donnés aux dix premiers; mais nous apprîmes qu'on les distribuait quelquefois avec un peu de partialité, et qu'ici particulièrement il y avait eu de la faveur. A peu de distance, il y avait deux tables, sur chacune desquelles était un instrument de musique tatare, consistant en un vieux pot sur lequel était un vieux cuir bien tendu, et sur lequel on frappait comme sur un tambour. Cette musique n'était pas merveilleuse; cependant il y avait une si grande foule de Tatares empressés de l'entendre, qu'on avait de la peine à en approcher. Après la distribution des prix, nous passâmes dans la chambre du marié, qui était dans la cour de la maison où demeurait la future. Cette chambre était remplie de gens qui se divertissaient à boire. Deux musiciens tatares étaient de la fête: l'un avait un simple roseau percé de trous avec lequel il rendait différents sons; l'embouchure de cette espèce de flûte était entièrement cachée dans sa bouche; l'autre raclait un violon ordinaire. Ils nous jouèrent quelques morceaux qui n'étaient pas absolument mauvais; nous fûmes surtout invités à la chanson ou romance de Jermak, qu'ils nous assurèrent avoir été faite dans le temps que ce guerrier conquit la Sibérie, et que leurs ancêtres furent soumis à la domination russe. De là nous repassâmes dans la première chambre, d'où nous vîmes le marié, conduit par ses paranymphes et par ses parents, faire trois fois le tour de la cour. Lorsqu'il passa la première fois devant la chambre de la mariée, on jeta des fenêtres de celle-ci des morceaux d'étoffe que le peuple s'empressa de ramasser. Le marié avait une longue veste rouge avec des boutonnières d'or; son bonnet était brodé en or, et de la même couleur. De la cour il se rendit dans une chambre où l'aguns (prêtre égal en dignité à un évêque), deux abuss ou abiss, et deux hommes qui représentaient les pères du marié et de la mariée, étaient assis sur un banc. Il y avait dans cet endroit une grande foule de spectateurs accourus pour voir la cérémonie. Les deux paranymphes entrèrent dans la chambre avant le marié, et demandèrent à l'aguns si la cérémonie se ferait. Après sa réponse, qui fut affirmative, le marié entra; les paranymphes lui demandèrent si lui _N._ pourrait obtenir _N._ pour femme. Alors l'abiss envoya chez la mariée pour avoir la réponse. Son consentement étant arrivé, et les pères et mères des futurs conjoints ayant aussi donné le leur, l'aguns récita au marié les lois du mariage, dont la principale était qu'il ne prendrait jamais d'autre femme sans le consentement de celle qu'on allait lui donner. A toutes ces formalités le marié gardait un profond silence; mais les paranymphes promirent qu'il ferait tout ce qu'on exigerait de lui. L'aguns, pour lors, donna sa bénédiction, et il finit la cérémonie par un éclat de rire qui fut imité par plusieurs des assistants. Pendant tout ce temps, les parents et les amis des mariés apportaient des pains de sucre pour présents de noce. Après la bénédiction nuptiale on cassa ces pains en plusieurs morceaux; on sépara les gros des petits, et on les mit sur des assiettes. Les plus gros furent distribués au clergé, et les autres aux assistants; nous eûmes chacun environ deux onces de sucre. On quitta cette chambre pour aller se mettre à table, et nous fûmes servis dans l'endroit où l'on nous avait reçus d'abord. Le repas était composé de riz, de pois, de bœuf et de mouton. A une heure après midi nous nous retirâmes, et nous revînmes à Tobolsk. Nous sûmes depuis que la noce avait duré trois jours, pendant lesquels on n'avait cessé de boire et de manger. Nous ne vîmes rien de remarquable à Tobolsk jusqu'au 14 avril, jour où finit le carême. Les cérémonies de Pâques usitées chez les Russes parmi le peuple sont ici les mêmes. Le 15, nous eûmes à peu près le même spectacle qu'on nous avait donné à Catherinenbourg, si ce n'est qu'il se fit en plein jour: ce fut la représentation d'une pieuse farce toute semblable à nos anciens mystères, et distribuée en trois actes. Il y eut ce même jour à Tobolsk une autre solennité dont Muller seul fut témoin: «A un werste de la ville, il était entré dans une maison située sur une éminence et qui paraissait ne contenir qu'une seule chambre. Il y descendit par quelques marches basses, et il y trouva beaucoup de cercueils remplis de corps morts, et qu'on pouvait aisément ouvrir. Ce sont des cadavres de gens qui sont morts de mort violente ou sans sacrements, et qui ne peuvent pas être enterrés avec ceux qui les ont reçus ou dont la mort a été naturelle. Près de ces bières il y avait un grand concours de monde, soit parents des morts, soit inconnus, qui venaient prendre congé des défunts; _car_, disent-ils, _quoique nous ne soyons pas parents, les morts peuvent dire un mot en notre faveur_. Ce n'est pas qu'ils croient que ceux qui ne sont pas morts dans les règles ne puissent pas être sauvés: ces morts, d'après les idées religieuses du pays, ne restent pas au delà d'un an dans cet état, et quelques-uns même n'ont pas aussi longtemps à attendre. Suivant cette opinion, tous ceux qui meurent dans l'année entre les jeudis antérieurs à celui qui précède les fêtes de la Pentecôte, restent sans être inhumés jusqu'à ce dernier jeudi, et sont gardés dans ce dépôt de morts. S'il arrive que quelqu'un meure le jeudi même, il faut qu'il attende une année entière pour être enterré. Si au contraire il ne meurt qu'un seul jour auparavant, il l'est dès le lendemain. Ce jeudi est appelé _tulpa_ en langue russe; mais la plupart le nomment _sedmik_, parce que depuis le jeudi saint jusqu'à celui-ci il y a sept semaines. Ce même jour l'archevêque de Tobolsk fait une procession solennelle avec son clergé jusqu'à cette maison; et, après avoir récité quelques prières, il absout les morts des péchés dont ils se sont rendus coupables par leurs négligences, ou qu'ils n'ont pu expier à cause de leur mort subite. La semaine de Pâques se passa gaiement en visites réciproques. La populace la célébra par beaucoup de divertissements à sa manière; mais ces extravagances n'approchaient pas, à beaucoup près, de celles qui se firent dans la semaine du beurre. Tobolsk, capitale de la Sibérie, est située sur le fleuve Irtisch. Elle est divisée en ville haute et en ville basse. La ville haute est sur la rive orientale de l'Irtisch; la basse occupe le terrain qui est entre la montagne et le fleuve. Elles ont l'une et l'autre un circuit considérable; mais toutes les maisons sont bâties en bois. Dans la ville haute, qu'on appelle proprement la _ville_, se trouve la forteresse, qui forme presque un carré parfait. Elle renferme un bazar de marchandises bâti en pierres, la chancellerie de la régence et le palais archiépiscopal. Près de la forteresse est la maison du gouverneur général. Outre le bazar de marchandises, il y a dans la haute ville encore un magasin pour les vivres et pour toutes sortes de menues denrées. La ville haute a cinq églises, dont deux construites en pierre, enclavées dans la forteresse, et trois bâties en bois, outre un couvent. La ville basse a sept paroisses, et un couvent bâti en pierre. La ville haute a l'avantage de ne point être sujette aux inondations; mais elle a une grande incommodité, en ce qu'il y faut faire monter toute l'eau dont elle a besoin. L'archevêque seul a un puits profond de trente brasses, qu'il a fait creuser à grands frais, mais dont l'eau n'est à l'usage de personne hors de son palais. La ville basse a l'avantage d'être proche de l'eau; mais elle n'est pas à l'abri des inondations. On nous dit à Tobolsk que cette ville éprouvait tous les dix ans une inondation qui la mettait sous l'eau. En effet, l'année précédente (1733), non-seulement la ville, mais tous les lieux bas des environs avaient été submergés. Je n'ai pas connu d'endroit où l'on vît autant de vaches qu'on en rencontre à Tobolsk. Elles courent les rues, même en hiver; de quelque côté qu'on se tourne on aperçoit des vaches, mais surtout en été et au printemps. La ville de Tobolsk est fort peuplée, et les Tatares font près du quart des habitants. Les autres sont presque tous des Russes, ou exilés pour crimes, ou enfants d'exilés. Comme ici tout est à si bon marché qu'un homme d'une condition médiocre peut y vivre avec le modique revenu de dix roubles par an, la paresse y est excessive. Quoiqu'il y ait des ouvriers de tous métiers, il est très-difficile d'obtenir quelque chose de ces gens-là; on n'y parvient guère qu'en usant de contrainte et d'autorité, ou en les faisant travailler sous bonne garde. Quand ils ont gagné quelque chose, ils ne cessent de boire jusqu'à ce que, n'ayant plus rien, ils soient forcés par la faim de revenir au travail. Le bas prix du pain cause en partie ce désordre, et fait que les ouvriers ne pensent pas à épargner; deux heures de travail leur donnent de quoi vivre une semaine et satisfaire leur paresse. Du gouverneur général de Tobolsk relèvent tous les gouverneurs particuliers (woiwodes); cependant il ne peut pas les destituer ni les choisir lui-même; il est obligé de les recevoir tels qu'on les lui envoie de la prikase ou chancellerie de Sibérie, qui réside à Moscow. Il reçoit, ainsi que les sous-gouverneurs et les autres officiers de la chancellerie, des appointements du trésor impérial. Il y a deux secrétaires à la chancellerie de ce gouvernement qui sont perpétuels, quoiqu'on change les gouverneurs. Ces secrétaires, par cette raison, sont fort respectés; les grands et les petits recherchent leur protection, et ils gouvernent presque despotiquement toute la ville. Le gouverneur célèbre toutes les fêtes de la cour; il fait inviter ce jour-là tous ceux qui sont au service de la couronne, et même tous les négociants de la ville. Tout ce qu'il y avait à Tobolsk de personnes destinées pour le voyage du Kamtchatka, reçut de pareilles invitations. Nous étions toujours placés à la même table avec l'archevêque, les archimandrites, quelques autres ecclésiastiques d'un ordre inférieur, et les officiers de la garnison. Le dîner était servi à la manière russe; on y buvait beaucoup de vin du Rhin et de muscat. Ordinairement après le dîner, hors le temps de carême, on dansait jusqu'à sept à huit heures du soir; d'autres fumaient, jouaient au trictrac ou s'amusaient à d'autres jeux. Ces repas, quelque multipliés qu'ils soient, ne sont rien moins que ruineux; car aucun des négociants ne quitte la table sans laisser un demi-rouble ou un rouble; et c'est à qui fera le mieux les choses. Les Tatares établis dans cette ville descendent en partie de ceux qui l'habitaient avant la conquête de la Sibérie, et en partie des Bukhars, qui s'y sont introduits peu à peu avec la permission des grands-ducs, dont ils ont obtenu certains priviléges. Ils sont en général fort tranquilles, et vivent du commerce; mais il n'y a point de métiers parmi eux. Ils regardent l'ivrognerie comme un vice honteux et déshonorant; ceux d'entre eux qui boivent de l'eau-de-vie sont fort décriés dans la nation. Je n'eus aucune occasion de voir leurs cérémonies religieuses; mais il suffit de dire qu'ils sont tous mahométans. Les Tatares font leurs prières au lever et au coucher du soleil, ainsi qu'à chacun de leurs repas. Je demandai un jour à un Tatare pourquoi, au sortir de table et après son action de grâces, il passait sa main sur sa bouche; il me répondit par cette autre question: _Pourquoi joignez-vous les mains en priant?_ question à laquelle il m'eût été facile de répondre. Les Tatares ne changent pas souvent de religion; on en a cependant baptisé quelques-uns; mais ces prosélytes sont fort méprisés dans leur nation. Ceux qui s'appellent les vrais croyants leur reprochent qu'ils ne changent de religion que par goût pour l'ivrognerie, et pour se retirer de l'esclavage. Cette dernière raison paraît la plus vraisemblable. * * * * * Le temps de notre départ approchait; nous avions fait préparer deux doschts-chennikes, où l'on avait réuni toutes les commodités possibles. Un doschts-chennike est un bâtiment qu'on peut regarder comme une grande barque couverte; lorsqu'il est destiné à remonter les rivières, il a un gouvernail; mais ceux qui les descendent ont, au lieu de gouvernail, une grande et longue poutre devant et derrière, comme les bâtiments du Volga. Dans chacun de ces bâtiments il y avait vingt-deux manouvriers, tous Tatares; chacun était muni en outre de deux canons et d'un canonnier. Nous nous embarquâmes, et nous remontâmes le fleuve Irtisch. Au delà de l'embouchure du Tara, qui se jette dans l'Irtisch, nous avions au rivage oriental le steppe ou le désert des Tatares-Barabins, et à l'occident celui des Cosaques. Ainsi, nous fîmes faire bonne garde. Nous n'avions rien à craindre des premiers, qui sont soumis à l'empire russe; mais le départ des Cosaques est très-dangereux; car des bords de l'Irtisch on peut arriver en trois jours jusqu'à la Kasakiahorda (horde de Cosaques), ainsi nommée par les Russes, qui court de temps en temps ce désert, et qui s'est rendue redoutable. Ces Cosaques tuent ordinairement tous les hommes qu'ils rencontrent, et emmènent les femmes. Ils traitent les Tatares un peu plus doucement que les Russes; ils les font marcher avec eux quelques pas, puis les dépouillent, les battent fort, et les laissent aller. Autrefois ils se contentaient d'emmener les Russes en captivité; j'en ai vu plusieurs qui en étaient sortis, et qui ne se lassent point de parler des cruautés qu'on leur avait fait souffrir. Jusque-là notre navigation sur l'Irtisch, à la lenteur près et malgré les inconvénients dont je viens de parler, ne pouvait être plus heureuse. Nous n'avions qu'à nous louer des travailleurs que nous avions pris à Tobolsk; c'étaient tous gens tranquilles, officieux, pleins de bonne volonté. Nous étions touchés de voir ces pauvres gens travailler sans un moment de relâche, sans aucun repos la nuit, et pourtant sans le moindre murmure. L'accident qui arriva à notre bâtiment nous fit encore mieux connaître toute la bonté de ces Tatares. Nous avions dans ce bateau une provision considérable de cochon fumé; on sait que cette viande est en horreur aux Tatares, et qu'ils n'osent seulement pas la toucher; cependant notre navire ayant fait eau, comme il fallait que le bâtiment fût promptement déchargé, nous les vîmes avec des mains tremblantes aider à porter cette viande à terre. Une autre fois, un cochon de lait étant tombé dans l'eau, un de nos Tatares s'y jeta sur-le-champ, nagea après l'animal et le rapporta. Nous avons aussi vu des marques de l'amitié qu'ils ont les uns pour les autres. Il était souvent arrivé que trois ou quatre Tatares étaient obligés, soit en nageant, soit en marchant dans l'eau, de prendre les devants pour sonder la profondeur et empêcher nos bâtiments d'échouer sur les bancs de sable. Un jour un de ces travailleurs qui, contre l'ordinaire des Tatares, ne savait pas bien nager, fut embarrassé dans un endroit profond, et près de se noyer. Ses camarades le voyant en danger, trois ou quatre d'entre eux se jetèrent à l'eau et le sauvèrent. Nous ne nous sommes jamais aperçus qu'ils nous aient volé la moindre chose. Leur probité est connue partout; aussi n'exige-t-on d'eux aucun serment; ils n'en connaissent pas même l'usage; mais lorsqu'ils ont frappé dans la main en promettant quelque chose, on peut être sûr de leur foi. Ils sont de plus très-religieux; je ne les ai jamais vus manger sans avoir fait leur prière à Dieu avant et après le repas. Ils ne levaient jamais la voile sans demander à Dieu, par des invocations en leur langue, sa bénédiction pour notre voyage. Ces Tatares sont presque tous maigres, secs, fort bruns, et ont les cheveux noirs; ils sont grands mangeurs, et quand ils ont des provisions ils mangent quatre fois le jour. Leur mets ordinaire est de l'orge qu'ils font un peu griller, et qu'ils appellent _kurmatsch_; ils la mangent ainsi presque crue, ou, quand ils veulent se régaler, ils la font griller encore une fois avec un peu de beurre. De toutes les viandes, celle qu'ils aiment le mieux est la chair de poulain. Ils furent obligés avec nous de se contenter de ce que nous pouvions leur donner; mais ils n'étaient point délicats. Je les ai souvent vus mettre sur le feu des morceaux de viande pourrie qu'ils mangeaient de très-bon appétit. Nous n'eûmes, dans tout ce voyage par eau, qu'une seule incommodité à laquelle il ne fut pas possible de trouver le moindre remède: c'étaient les cousins, dont il y a des quantités prodigieuses dans tous les endroits où nous passâmes. Ils s'attachent à toutes les parties du corps qui sont découvertes; ils plongent leur trompe à travers la peau, sucent le sang jusqu'à ce qu'ils en soient rassasiés, et s'envolent ensuite. Si on les laisse faire, ils couvrent entièrement la peau, et causent des douleurs insupportables. On m'a même assuré qu'ils tourmentent quelquefois si cruellement les vaches, qu'elles en tombent mortes. Le cousin des bords de l'Irtisch est d'une espèce très-délicate; on ne peut guère le toucher sans l'écraser, et si on l'écrase sur la peau, il y laisse son aiguillon, ce qui rend la douleur encore plus sensible. Sa piqûre fait enfler la peau aux uns, et à d'autres ne fait que des taches rouges telles qu'en font naître les orties. Le moyen usité dans le pays pour s'en garantir est de porter une sorte de bonnet fait en forme de tamis, qui couvre toute la tête et qui n'ôte pas entièrement la liberté de la vue. On met autour des lits des rideaux d'une toile claire de Russie. Nous employâmes ces deux moyens; mais nous trouvâmes de l'inconvénient à l'un comme à l'autre. Le premier causait une chaleur incommode qui se faisait sentir à la tête, et devenait bientôt insupportable. L'autre moyen nous parut d'abord sans effet: nos lits étaient assiégés par les cousins, et nous ne pouvions fermer l'œil de la nuit. Lorsqu'il pleuvait un peu ou que le temps était couvert, les cousins redoublaient de fureur; on ne se garantissait les mains et les jambes qu'en mettant des bas et des gants de peau. Les cousins sont en bien plus grande quantité sur les bords de l'eau que sur les bâtiments, et quelque chose qu'on fasse, on en est toujours couvert. Je risquai un jour d'aller sur le rivage; je ne puis exprimer tout ce que je souffris; mes mains et mon visage furent aussitôt remplis de petites pustules qui me causaient une démangeaison continuelle; je regagnai vite le bâtiment, et je me soulageai en me lavant avec du vinaigre. Nous nous aperçûmes à la fin que les cousins qui nous tourmentaient la nuit ne venaient pas à travers les rideaux, mais qu'ils montaient d'en bas entre les rideaux et le lit. Il était aisé de leur fermer ce passage: nous arrêtâmes les rideaux dans le lit, et nous n'étions plus interrompus dans notre sommeil. Pour pouvoir tenir pendant le jour dans nos cabanes, il fallait y faire une fumée continuelle. Le mal était moindre quand il faisait du vent; il ne fallait alors qu'ouvrir les fenêtres. Les cousins ne supportent pas le vent, et comme il y en avait toujours un peu sur le pont, ils étaient dispersés. Quand il faisait froid, il n'y avait plus de cousins; ils restaient dans les bâtiments attachés aux murs et comme morts; mais la moindre chaleur les faisait revivre. A deux journées de Iamuschewa nous cessâmes notre navigation, et nous montâmes à cheval avec une petite suite; notre chemin traversait directement le steppe, qui est partout fort uni. Nous eûmes beaucoup à souffrir jusqu'à Iamuschewa; la chaleur était devenue si forte, que nous pensâmes périr; il faisait à la vérité du vent, mais il était aussi chaud que s'il fût sorti d'une fournaise ardente. Nous n'avions pas dormi depuis près de trente-six heures; le sable et la poussière nous ôtaient la vue, et nous arrivâmes très-fatigués, à une heure après midi, à Iamuschewa. Là, nous sentîmes encore à notre arrivée la chaleur si vivement, que nous désespérions de pouvoir la supporter davantage. Tout ce qu'on nous servait à table, quand nous prenions nos repas, était plein de sable que le vent y portait. La chambre n'avait pas de fenêtres; il n'y avait que des ouvertures pratiquées dans la muraille, et c'était par là que le vent nous charriait ce sable incommode. Il me prit envie de me baigner, et je m'en trouvai bien; je me sentis tout à la fois rafraîchi et délassé. En rentrant à notre logis, j'entendis le tambour de la forteresse qui donnait le signal du feu. Nous apprîmes qu'il était dans le steppe, et qu'il y faisait du ravage. Le vent chassait la flamme avec violence vers la forteresse. Nous montâmes aux ouvrages des fortifications, et nous vîmes en plusieurs endroits du désert des feux qui répandaient une grande lumière. L'officier qui commandait dans la forteresse n'était pas fort à son aise; car le feu le plus proche n'était pas éloigné de lui de plus de cinq werstes. Toutes les femmes du lieu furent commandées pour porter chacune, en cas d'accident, une mesure d'eau dans la maison, et quelques hommes furent occupés à creuser des fossés pour empêcher la communication du feu de ce côté-là. Ces précautions furent inutiles: le feu s'éteignit en quelque façon de lui-même. Le steppe ressemble à une terre labourée où il n'y a que du chaume; l'herbe aride y brûle très-vite. Tout ce qui est combustible s'enflamme tout de suite et de proche en proche; mais dans ces steppes, outre les routes fort battues et les lacs, il y a au printemps quantité d'endroits marécageux, et en été beaucoup d'endroits secs, où il ne croît point du tout d'herbe. Ainsi, dans tous ces endroits, le feu s'arrête de lui-même, sans pouvoir aller plus loin, et s'éteint faute d'aliment. Les incendies des steppes ne sont pas rares: nous en avons vu plusieurs, et les habitants des environs assurent qu'on en voit presque tous les ans. On assigne deux causes à ces incendies: la première vient des voyageurs, qui font du feu dans les endroits où ils s'arrêtent pour faire manger leurs chevaux, et qui, en s'en allant, n'ont pas soin de l'éteindre; l'autre cause vient des fréquents orages, et on l'attribue au feu du ciel; mais elle se produit bien plus rarement. Le lendemain de notre arrivée à Iamuschewa, nous nous rendîmes, avec peu de suite, au fameux lac salé _Iamuschewa_, dont la forteresse a pris son nom, et qui en est éloigné de six werstes à l'est. Ce lac est une merveille de la nature; il a neuf werstes de circonférence, et est presque rond; ses bords sont couverts de sel, et le fond est tout rempli de cristaux salins. L'eau est extrêmement salée; et quand le soleil y donne, tout le lac paraît rouge comme une belle aurore. Le sel qu'il produit est blanc comme la neige, et se forme tout en cristaux cubiques: il y en a une quantité si prodigieuse, qu'en très-peu de temps on pourrait en charger de nombreux vaisseaux, et que dans les endroits où l'on en a pris une certaine quantité, on en retrouve de nouveau cinq à six jours après. Les provinces de Tobolsk et de Ieniseisk en sont complétement approvisionnées par ce lac, qui suffirait encore à la fourniture de cinquante provinces semblables. La couronne s'en est réservé le commerce, comme celui de toutes les autres salines. A peu de distance de ce lac, sur une colline assez élevée, est une station de dix hommes, qui sont postés là pour veiller à ce que personne, excepté ceux qui sont autorisés par la couronne, n'emporte du sel. Ce sel, au reste, est d'une qualité supérieure: rien n'approche de sa blancheur, et l'on n'en trouve nulle part qui sale aussi bien les viandes. * * * * * Nos voyageurs continuèrent ensuite leur route sur les bords de l'Irtisch, tandis que leurs bâtiments, chargés de provisions, les suivaient sur la rivière. * * * * * Le 23 août, dit l'auteur, nous allâmes à Kolywans-Kagora. C'est au pied de cette montagne qu'on a construit, en 1728, la première fonderie avec un ostrog (fort): on n'en voit plus que les ruines, parce qu'elle a été abandonnée pour être transportée l'année suivante dans un lieu plus convenable, où elle est aujourd'hui. En 1725, quelques paysans fugitifs étant venus s'établir sur l'Obi, apportèrent à un particulier russe, nommé Demidow, plusieurs échantillons de mines de cuivre, qu'ils avaient trouvés dans ces cantons en chassant. Demidow ayant obtenu du collége des mines la permission de faire fouiller et de bâtir des fonderies, fit de nouvelles recherches, et construisit la Sawode, ou fonderie de Kolywans-Kagora; elle est située dans les montagnes, et a pour défense un fortin de quatre bastions, entouré d'un rempart de terre et d'un fossé. C'est la résidence des officiers et travailleurs des mines. La plupart de ces travailleurs sont des paysans de différents cantons, qui viennent ici pour gagner la capitation qu'ils sont tenus de payer à la couronne. Après avoir gagné cet argent, ils s'en retournent presque tous chez eux, ce qui ralentit beaucoup le travail des mines. L'entrepreneur, pour y remédier, a établi quelques villages; mais ils fournissent à peine quarante à cinquante hommes, lorsqu'il en faudrait au moins huit cents. Il y a pour la sûreté du lieu cent hommes à cheval. * * * * * Le 2 septembre, nous arrivâmes sur les bords de l'Obi; nous y embarquâmes, sur un gros bâtiment, nos bagages avec nos instruments et nos ustensiles. L'Obi, l'un des plus grands fleuves de la Sibérie, a sa source dans le pays des Mongols; il est formé de deux grandes rivières nommées _Bija_ et _Katuna_; il ne prend le nom d'Obi qu'à leur confluent, qui se fait à Bisk. C'est à partir de cette forteresse que les bords de l'Obi sont habités. Bisk est une forteresse de frontière contre les Kalmouks: on voyage avec tant de sûreté dans ce pays-là, qu'on n'a pas besoin d'escorte. * * * * * Le 11 du même mois, après avoir passé le Tom sur des radeaux, nous arrivâmes le soir à Kusnetzk, où nous employâmes notre séjour à satisfaire notre curiosité sur les Tatares du pays. Le 16, nous allâmes à trois werstes de la ville, dans un village habité par les Tatares-Éleuths. Leur religion n'a point de forme certaine, et il paraît qu'ils ne savent guère eux-mêmes ce qu'ils croient: ils rendent pourtant un culte à Dieu, mais bien simple; ils se tournent tous les matins vers le soleil levant, et prononcent cette courte prière: _Ne me tue pas_. Nous avions appris que plusieurs Tatares, établis sur les rivières de Kondoma et de Mrasa, savaient extraire le fer de la mine par la fonte, et même on n'avait dans ce lieu d'autre fer que celui qui venait de ces Tatares. Cela nous donna l'envie de voir leurs fonderies, qui n'étaient pas fort éloignées. Nous choisîmes la plus prochaine qu'on nous avait indiquée dans le village de Gadoewa, et nous envoyâmes quelqu'un les avertir de notre arrivée, afin qu'ils tinssent tout prêt. Nous partîmes dès le matin, et après avoir traversé plusieurs villages russes et tatares, et passé deux fois la Kondoma, nous trouvâmes sur le bord de cette rivière le village de Gadoewa. Notre premier soin fut de chercher des yeux quelques signes qui indiquassent une fonderie de fer; mais nous ne remarquions aucun bâtiment d'une apparence différente des autres. On nous conduisit enfin dans une maison, et dès l'entrée nous vîmes le fourneau de fonte. Nous comprîmes même à sa structure que, pour un pareil fourneau, on n'avait pas eu besoin de construire un bâtiment particulier, et qu'ils pouvaient tous également être propres à cet usage. Les travaux de la fonte n'empêchaient pas les ouvriers d'habiter la maison. Le four était à l'endroit où l'on fait ordinairement la cuisine, et la terre était un peu creusée. Le creux qui, dans toutes les maisons tatares, sert pour la cuisine, faisait une des principales parties du fourneau. Un chapiteau d'argile ou de terre glaise, de forme conique, d'environ un pied de diamètre, qui allait en se rétrécissant par en haut, composait, avec un trou creusé dans la terre, le fourneau de fonte. Deux Tatares font ici toute la besogne: l'un apporte alternativement du charbon et du minerai pilé, dont il remplit le fourneau; l'autre a soin du feu, et fait agir deux soufflets. A mesure que les charbons s'affaissent, on fournit de nouvelle matière et de nouveaux charbons; ce qui continue jusqu'à ce qu'il y ait dans le fourneau environ trois livres de minerai; ils n'en peuvent pas fondre davantage à la fois. Des trois livres de minerai ils en tirent deux de fer qui paraît encore fort impur, mais qui cependant est assez bon. En une heure et demie nous avions tout vu. Pendant qu'on s'occupait à fondre, nous fîmes chercher le kan (chef) du lieu, pour nous faire voir ses sortiléges, ce qu'ils appellent _faire le kamlat_. Il se fit apporter son tambour magique, qui avait la forme d'un tambour de basque; il battait dessus avec une seule baguette. Le kan, tantôt marmottait quelques mots tatares, et tantôt grognait comme un ours; il courait de côté et d'autre, puis s'asseyait, faisait d'épouvantables grimaces et d'horribles contorsions de corps, tournant les yeux, les fermant et gesticulant comme un insensé. Ce jeu ayant duré un quart d'heure, un homme lui ôta le tambour, et le sortilége finit. Nous demandâmes ce que tout cela signifiait; il répondit que, pour consulter le diable, il fallait s'y prendre de cette manière; que cependant tout ce qu'il avait fait n'était que pour satisfaire notre curiosité, et qu'il n'avait pas encore parlé au diable. Par d'autres questions, nous apprîmes que les Tatares ont recours au kan lorsqu'ils ont perdu quelque chose, ou lorsqu'ils veulent avoir des nouvelles de leurs amis absents. Alors le kan se sert d'un paquet de quarante-neuf morceaux de bois, gros comme des allumettes; il en met cinq à part, et joue avec les autres, les jetant à droite et à gauche avec beaucoup de grimaces et de contorsions; puis il donne la réponse comme il peut. Le kan leur fait accroire que par ses conjurations il évoque le diable, qui vient toujours du côté de l'occident et en forme d'ours, et lui révèle ce qu'il doit répondre. Il leur fait entendre qu'il est quelquefois maltraité cruellement par le diable, et tourmenté jusque dans le sommeil. Pour mieux convaincre ces bonnes gens de son commerce avec le diable, il fait semblant de s'éveiller en sursaut, en criant comme un possédé. Nous lui demandâmes pourquoi il ne s'adressait pas plutôt à Dieu, qui est la source de tout bien. Il répondit que ni lui ni les autres Tatares ne savaient rien de Dieu, sinon qu'il faisait du bien à ceux mêmes qui ne l'en priaient pas; que, par conséquent, ils n'avaient pas besoin de l'adorer; qu'au contraire ils étaient obligés de rendre un culte au diable, afin qu'il ne leur fît point de mal, parce qu'il ne songeait continuellement qu'à en faire. Ces Tatares, sur ces beaux principes, font des offrandes au diable et brassent souvent de gros tonneaux de bière qu'ils jettent en l'air ou contre les murs, pour que le diable s'en accommode. Quand ils sont près de mourir, toute leur inquiétude et leur frayeur, c'est que leur âme ne soit la proie du diable. Le kan est alors appelé pour battre le tambour, et pour faire leurs conventions avec le diable, en le flattant beaucoup. Ils ne savent pas ce que c'est que leur âme, ni où elle va; ils s'en embarrassent même fort peu, pourvu qu'elle ne tombe point entre les mains du diable. Ils enterrent leurs morts, ou les brûlent, ou les attachent à un arbre pour servir de proie aux oiseaux. Les instruments du labour dont ils se servent, ils les fabriquent eux-mêmes du fer dont on vient de parler. Ces instruments consistent en un seul outil qui a la forme d'un demi-cercle fort tranchant, et dont le manche fait avec le fer un angle droit. Ils travaillent avec cet outil dans les champs comme on travaille dans nos jardins avec la houe, et n'entament la terre, en labourant, qu'à la profondeur de quelques pouces. Pour faire leur farine, ils broient le grain entre deux pierres. Notre compagnon Muller fit tout ce qu'il put pour obtenir d'eux le tambour magique. Le kan en marqua beaucoup de tristesse; et comme on répondait à toutes les défaites qu'il cherchait pour ne s'en pas dessaisir, tout le village nous pria de ne pas insister davantage, parce qu'étant privés de ce tambour, ils seraient tous perdus, ainsi que leur kan. Ces belles raisons ne servirent qu'à nous faire insister encore davantage, et le tambour nous fut remis. Le kan, par une ruse tatare, pour fasciner les yeux de ses gens et leur diminuer le regret de cette perte, avait ôté quelques ferrements de l'intérieur du tambour. Kusnetzk est dans un pays autrefois habité par les Tatares, qui, se trouvant trop resserrés du côté de la Russie, se sont retirés peu à peu vers la frontière des Kalmouks. Cette ville est située sur le rivage oriental du Tom; elle se divise en trois parties: la haute, la moyenne et la basse ville. Les deux premières sont situées sur la plus grande élévation du rivage; la ville basse est dans une plaine qui s'étend de l'autre côté: c'est la plus peuplée des trois. Dans la ville haute, il y a une citadelle de bois qui a une chapelle. La ville moyenne est décorée d'un ostrog, qui contient la maison du gouverneur et la chancellerie. Le nombre des maisons, dans les trois villes, se monte à environ cinq cents. Les habitants sont paresseux et adonnés à l'oisiveté: on a de la peine à avoir des ouvriers pour de l'argent. Le Tom est assez poissonneux; cependant on ne trouve point de poissons dans les marchés; on n'y connaît pas non plus les fruits: on n'y trouve que de la viande et du pain. Chacun cultive ici le blé dont il a besoin pour son pain, et l'on peut dire que c'est la seule occupation qu'aient les habitants. Leurs terres à blé sont toutes sur les montagnes, non dans les vallées; et la raison qu'ils en donnent, c'est qu'il fait beaucoup plus froid dans les vallées que sur les montagnes. On n'y connaît plus aucune espèce de gibier; les habitants nous assurèrent que, quand on bâtit cette ville, le canton fourmillait de zibelines, d'écureuils, de martres, de cerfs, de biches, d'élans et d'autres animaux; mais qu'ils l'ont abandonné depuis, et qu'ils se sont retirés dans un pays inhabité, comme l'était celui-ci avant la fondation de Kusnetz. La plupart des villes de Sibérie sont assez commerçantes; mais celle-ci n'a aucun commerce. Le jour de notre départ fixé, un de nos compagnons, Muller, prit la route par terre avec notre interprète et un Tatare, moi je partis par eau sur le Tom avec le reste de la troupe et un interprète de cette nation. Malgré les obstacles de la navigation, le froid qui augmentait nous fit redoubler d'activité pour arriver à Tomsk le lendemain. Les fondements de cette ville ont été jetés sous le règne du czar Féodor Ivanovitch, vingt ans avant la construction de celle de Kusnetz. Ce n'était d'abord qu'une forteresse pour contenir les peuples du voisinage; mais ayant été soumis peu à peu, ils s'y sont rassemblés et ont formé une ville qui renferme dans son enceinte plus de deux mille maisons; elle est, après Tobolsk, la plus considérable de la Sibérie. Le ruisseau l'_Uschaika_ la traverse par le milieu et se décharge au nord dans le Tom. On la divise en haute et basse ville. On y trouve les marchandises au même prix qu'à Saint-Pétersbourg, et tout ce qu'on peut désirer en fourrures non préparées. La situation de cette ville la rend plus propre au commerce qu'aucune autre du pays. On y arrive commodément pendant l'été par l'Irtisch, l'Obi et le Tom. Par terre, la route de Ieniseisk et de toutes les villes de Sibérie situées plus à l'est et au nord, passe par Tomsk. Non-seulement il arrive tous les ans une ou deux caravanes de la Kalmoukie, mais encore toutes celles qui vont de la Chine en Russie et de la Russie en Chine, prennent leur route par cette ville; elle a de plus son commerce intérieur, dont les affaires sont sous la direction d'un magistrat particulier. Les vieux croyants ou non-conformistes, (stara-wiertsy) sont en grand nombre dans cette ville, et l'on prétend que toute la Sibérie en est remplie. Ils sont tellement attachés aux anciens usages, que, depuis la publication de la défense de porter des barbes, ils aiment mieux payer à la chancellerie cinquante roubles chaque année que de se faire raser. Un homme de notre troupe alla un jour se baigner chez un de ces stara-wiertsy ou roskolniks; aussitôt qu'il fut sorti, le vieux croyant cassa tous les vases dont il s'était servi ou qu'il avait seulement touché. Leur indolence est telle, que les bestiaux ayant été attaqués l'année précédente d'une maladie épidémique considérable, qui ne laissa que dix vaches et à peine le tiers des chevaux, aucun habitant ne chercha à y apporter du remède; tous se fondaient sur ce que leurs ancêtres n'en avaient point employé en pareil cas. Pendant notre séjour à Tomsk, nous fîmes connaissance avec un Cosaque assez intelligent qui avait du goût pour les sciences. Nous fûmes d'autant plus charmés de cette découverte, que nous avions ordre d'établir des correspondances partout où nous le pourrions. Ainsi nous demandâmes à la chancellerie qu'on laissât à cet homme la liberté de faire des observations météorologiques. Nous l'instruisîmes, et nous lui laissâmes les instruments nécessaires, comme nous avions déjà fait à Kasan, à Tobolsk et à Jamischewa. Lorsque l'archevêque de Tomsk arriva dans ces cantons, il fit chercher tous les habitants qu'on pouvait trouver: quelques-uns venaient de bonne volonté, mais le plus grand nombre fut amené par les dragons qu'il avait avec lui. Comme tous ces Tatares demeurent le long du Tschulum, rien n'était plus commode pour le baptême; car ceux qui ne voulaient pas se faire baptiser étaient poussés de force dans la rivière; lorsqu'ils en sortaient, on leur pendait une croix au cou, et dès lors ils étaient censés baptisés. Pour que ces gens pussent persévérer dans la nouvelle religion, on construisit dès l'année suivante une église à laquelle on attacha un pope russe; mais ces Tatares n'ont pas la moindre connaissance de la religion chrétienne. Ils croient que l'essentiel consiste à faire le signe de la croix, à aller à l'église, à faire baptiser leurs enfants, à ne prendre qu'une femme, à faire abstinence de ce qu'ils mangeaient autrefois, comme du cheval, de l'écureuil, et à observer le carême des Russes. Au reste, on ne peut exiger d'eux davantage, parce que les popes russes qui devraient les instruire ignorent leur langue, et ne peuvent s'en faire entendre. La petite vérole faisait alors beaucoup de ravages dans le pays. Cette maladie n'y est point habituelle: dix années se passent quelquefois sans qu'on en soit incommodé; mais quand elle commence, elle dure deux à trois ans sans interruption. La ville de Ieniseisk est située sur le rivage gauche ou occidental du Iénisée, qui, en cet endroit, a un werste et demi de largeur. Ce fleuve a sa source dans le pays des Mongols, et après un cours d'environ trois mille werstes il se décharge dans la mer Glaciale. La ville est plus moderne que Kusnetz: on n'y bâtit d'abord qu'un ostrog, comme dans la plupart des villes de Sibérie; mais l'avantage de sa situation a contribué à son agrandissement: elle est beaucoup plus longue que large, et a environ six werstes de circonférence. Les bâtiments publics sont la cathédrale, la maison du gouverneur, la vieille et la nouvelle chancellerie, un arsenal et quelques petites cabanes; le tout est enfermé dans un ostrog qui reste encore du premier établissement, mais qui est presque tombé en ruine. La ville contient sept cents maisons de particuliers, trois paroisses, deux couvents, dont un de moines et l'autre de religieuses, un magasin à poudre et un autre de munitions de bouche; ces deux magasins sont entourés d'un ostrog particulier. Dans le couvent des moines réside l'archimandrite (provincial) du lieu. Les habitants sont pour la plupart des marchands qui pourraient faire un bon commerce; mais l'ivrognerie, la fainéantise et la débauche corrompent tout. Ce que les voyageurs avancent du froid qu'on ressent en Sibérie n'est point exagéré; car à la mi-décembre il fut si violent, que l'air même paraissait gelé. Le brouillard ne laissait pas monter la fumée des cheminées. Les moineaux et autres oiseaux, et celui qu'on appelle en latin _pica varia caudata_, tombaient de l'air comme morts, et mouraient en effet, si on ne les portait sur-le-champ dans un endroit chaud. Les fenêtres, en dedans de la chambre, en vingt-quatre heures étaient couvertes de glace de trois lignes d'épaisseur. Dans le jour, quelque court qu'il fût, il y avait continuellement des parhélies; dans la nuit, des parasélènes et des couronnes autour de la lune. Le mercure descendit, par la violence du froid, à cent vingt degrés du thermomètre de Fahrenheit (plus de cinquante-cinq degrés centigrades), et plus bas par conséquent qu'on l'eût observé jusque alors dans la nature. Il y a dans le territoire de Ieniseisk deux sortes d'Ostiakes: ceux de Narim et de Iénisée; ensuite les Tunguses, qui demeurent sur le Tanguska et sur la rivière de Tschun; et enfin les Tatares d'Assan, qui habitent les bords de l'Ussolka et de la rivière d'Ona. Les Ostiakes et les Tatares d'Assan vivent dans la plus grande misère; les premiers sont tous baptisés. Il ne restait plus qu'environ une douzaine de ces Tatares, dont à peine deux ou trois savaient leur langue. C'était autrefois une tribu très-considérable. Jusqu'à présent on n'a pu parvenir d'aucune façon à convertir les Tunguses à la religion chrétienne. Krasnojarsk est plus moderne que Ieniseisk, et c'est de Moscou qu'on est venu la bâtir. Elle est sur la rive gauche du Iénisée; à son extrémité est la rivière de Kastcha, dont une embouchure est au-dessous de la ville. Les habitants sont pour la plupart des Sluschiwies, qu'on y avait établis par la nécessité de garantir ces cantons des incursions des Tatares Kirgis, qui venaient ravager les environs; mais depuis quelques années ils se sont retirés vers le pays des Kalmouks. Depuis ce temps les Sluschiwies ont fait des courses sans aucun risque dans les environs du pays. Ils ont trouvé à travers les steppes un chemin assez droit depuis Krasnojarsk jusqu'à Jakusk et Tomsk, qui est très-commode pour voyager, surtout en été, puisque les eaux et les fourrages s'y trouvent en abondance. Les Sluschiwies mènent ici une vie fort agréable; ils sont riches en chevaux et en bestiaux, qui ne leur coûtent pas beaucoup à nourrir. Ils les laissent paître sur les steppes; car en hiver même on y voit peu de neige, et quand il y en a les bestiaux fouillent dans la terre, et en tirent toujours assez de racines et de plantes pourries pour ne pas mourir de faim. Il est vrai qu'en Russie un cheval tire plus que trois des leurs, et qu'une vache y donne vingt fois plus de lait que celles de ces cantons. On cultive ici du blé, et la terre est si fertile qu'il suffit de la remuer légèrement pour y semer pendant cinq à six années consécutives sans le moindre engrais. Quand elle est épuisée, on en choisit une autre qui n'exige pas plus de soins; ce qui convient fort à la paresse des habitants. Les antiquités qu'on trouve ici ont été tirées des anciens tombeaux, qui sont en grand nombre près d'Abakansk et de Sajansk. On y a autrefois déterré beaucoup d'or, preuve de la richesse des Tatares dans le temps de leur ancienne puissance. J'ai vu chez le gouverneur actuel une grande soucoupe et un petit pot, l'un et l'autre d'argent doré. Il y avait sur la soucoupe des figures ciselées qui ressemblaient à des griffons. On trouve encore assez souvent des couteaux en cuivre, de petits marteaux de différentes formes, des garnitures de harnais de chevaux, du bronze ou du métal de cloches, et de l'argent faux de la Chine. A Kanskoï-Ostrog, nous fîmes chercher quelques Tatares du canton. Ils sont en général assez pauvres: les hommes aussi bien que les femmes sont tout nus sous leur robe et n'ont jamais porté de chemise. Ceux d'entre eux qui sont baptisés se distinguent des autres à cet égard, mais ils sont en très-petit nombre; ils ont tous l'air fort malpropre, parce qu'ils ne se lavent jamais; et quand on leur demande la raison de cette négligence, ils répondent que leurs pères ne se sont jamais lavés non plus qu'eux, et qu'ils n'ont pas laissé que de bien vivre. Ces mêmes Tatares, au lieu de pain, mangent aussi des oignons ou d'autres espèces de plantes, et dédaignent l'agriculture. Leur exercice continuel est la chasse des zibelines; ils la font de différentes façons. Quand l'animal ne sait plus de quel côté tourner, il monte sur un arbre fort haut, et les Tatares y mettent aussitôt le feu. L'animal, que la fumée incommode, saute en bas de l'arbre, se prend dans un filet tendu à l'entour, et est tué. Aux environs de l'ostrog de Balachanskoï habitent un grand nombre de Buraetes, qui négligent la culture des terres, et ne vivent que du commerce de leurs bestiaux. Leurs bœufs sont fort estimés. Contre l'usage général, les Bratskis de ce canton exercent un art dans lequel ils ne réussissent pas mal: ils savent si bien incruster dans le fer l'argent et l'étain, qu'on prendrait ce travail pour de l'ouvrage damasquiné. La plupart des harnais des chevaux, des ceinturons et des autres ustensiles qui en sont susceptibles, sont ornés de ces incrustations. II PROVINCE D'IRKOUTSK Nikolskaia-Sastawa--Baïkal (lac).--Selinginsk (ville).--Frontière de la Chine (bureau de péage).--Irkoutsk (capitale).--Ilimsk (ville).--Tunguses (habitants).--Yakoutsk (ville).--Monts d'aimant.--Retour. Dès les premiers jours de notre arrivée à Irkoutsk, nous résolûmes d'aller à Selinginsk par les chemins d'hiver, et de là de pousser plus loin par les chemins d'été. Mais comme on nous avait représenté ce voyage, tel que nous l'avions projeté, si pénible et si difficile, qu'on ne pouvait le faire qu'à cheval, nous ne jugeâmes point à propos de nous embarrasser de beaucoup de bagages, et nous en laissâmes une partie. Nous avions en tout trente-sept voitures, et il est d'usage en Russie de fournir autant de chevaux de poste. Conformément à cette règle, la chancellerie d'Irkoutsk ordonna de nous amener seulement trente-sept chevaux, sans considérer que la première poste où nous devions en changer était à plus de deux cents werstes. Le gouverneur ne voulut jamais écouter nos représentations. Nous déclarâmes à la chancellerie que nous étions résolus de rester à Irkoutsk une année entière, à ses risques et dépens, si elle ne donnait pas ses ordres pour nous faire fournir un grand nombre de chevaux. On parut d'abord s'en effrayer peu; mais dès le lendemain nous apprîmes que les ordres étaient donnés pour nous satisfaire. Ainsi, tout se trouvant prêt pour notre voyage, et nos instruments étant chargés, nous fîmes partir toute notre suite le 23, avant midi. Le 25, à trois heures du matin, nous arrivâmes à Nikolskaia-Sastawa. Ce qu'on nomme en Sibérie _sastawa_ est un endroit où se lève un droit de péage; le bureau de ce lieu reçoit le péage de toutes les marchandises qui viennent de la frontière de la Chine, et qui ne peuvent guère prendre une autre route. Comme ces marchandises sont nombreuses, la place de receveur est très-lucrative, et il ne faut guère plus d'un an pour s'enrichir. C'est le gouverneur qui dispose de cet emploi; et ceux qui veulent l'obtenir l'achètent à force de présents. Le pot-de-vin ordinaire est de trois cents roubles. On nous raconta que cette place s'étant trouvée depuis peu vacante, il s'était présenté trois compétiteurs, dont chacun comptait emporter la place; qu'elle avait été promise en effet à chacun d'eux séparément; qu'enfin, ayant obtenu tous trois l'agrément du gouverneur, ils avaient payé chacun les trois cents roubles, et s'en étaient fort bien trouvés. Arrivés à cette station, nous nous trouvâmes sur le lac Baïkal, dont les glaces étaient encore très-fortes et pouvaient porter nos traîneaux sans danger. Nous le traversâmes obliquement jusqu'à son bord méridional. C'est comme un article de foi chez les peuples de cette contrée de donner le nom de mer au lac Baïkal, et de ne point l'appeler un lac. Cette mer est déshonorée, selon eux, lorsqu'on la rabaisse à la simple dénomination de _lac_, et c'est un outrage dont elle ne manque point de se venger. Ils croient que cette mer a quelque chose de divin, et par cette raison ils la nomment de toute ancienneté _Swiatoï-Mare_, c'est-à-dire _mer sacrée_. Le lac Baïkal s'étend fort loin en longueur de l'ouest à l'est. Sur toutes les cartes que nous avions vues jusque alors, ses limites à l'orient n'étaient pas marquées, parce que vraisemblablement personne n'avait été jusque-là. On estime communément que sa longueur est de cinq cents werstes. Sa largeur, du nord au sud, en ligne droite, n'est guère que de vingt-cinq à trente werstes, et dans quelques endroits elle n'en excède pas quinze. Il est environné de hautes montagnes, sur lesquelles cependant, lorsque nous y passâmes, il y avait très-peu de neige. Une autre particularité de ce lac, c'est qu'il ne se prend que vers Noël, et qu'il ne dégèle qu'au commencement de mai. De là, nous marchâmes quelque temps sur un bras de la rivière de Selenga, où nous avions pour perspective une chaîne de montagnes, et nous vînmes le même jour au soir à Kanskoï-Ostrog, situé sur le ruisseau de Kabana. Ici nous commençâmes à nous apercevoir de la disette et de la cherté des vivres, qu'on a plus de peine à se procurer que dans tout ce que nous avions déjà parcouru de la Sibérie. Quoiqu'il y ait des terres labourées et de bons pâturages, les gens du pays sont dans l'habitude de ne vouloir rien vendre qu'à un prix exorbitant. On nous demanda cinquante kopeks (deux francs cinquante centimes) pour un poulet. Nous voulions acheter un veau, il n'y eut pas moyen d'en avoir; on nous dit que, si l'on se défaisait du veau, la vache ne donnerait plus de lait; c'est le langage que les paysans tiennent dans toute la Sibérie. Si le veau vient à mourir ou à être vendu, voici ce qu'on fait pour tromper la vache: on empaille la peau d'un veau, et quand on veut avoir du lait de la mère, on lui montre cette effigie; elle en donne alors, et non autrement. Partis de là, nous vîmes deux chaînes de montagnes entre lesquelles il fallut passer, et que le Selenga traverse. Nous fîmes encore pendant deux à trois jours une marche assez pénible, partie à travers des montagnes, partie sur le Selenga, partie dans des steppes arides; la difficulté d'avoir des chevaux renaissait à chaque station, par la mauvaise volonté des gens du pays. Arrivés à Selinginsk, nous fîmes bientôt nos dispositions pour le voyage que nous voulions faire à la frontière de la Chine, telle qu'elle fut réglée en 1727 par un commissaire impérial. Cette frontière était autrefois reculée jusqu'à la rivière de Bura, qui est à environ huit werstes au sud: c'était au delà de cette rivière que les Chinois recevaient les ambassadeurs de Russie. Or, il est certain que cette frontière était beaucoup plus avantageuse aux Russes, que la nouvelle, qui est arbitraire et tirée par le steppe à travers des montagnes où l'on ne voit d'autres limites que des pierres élevées appelées _majakes_, et marquées de quelque chiffre. Deux slobodes, l'une russe, l'autre chinoise, sont établies sur cette frontière, dans le terrain le plus aride, puisque c'est un misérable steppe qui ne produit rien; de sorte qu'on n'y trouve point de quoi nourrir ni abreuver les chevaux. Aussi tout y est d'une cherté extraordinaire. Les slobodes sont bâties depuis 1727. La slobode russe est au nord, et l'autre au midi: elles ne sont qu'à cent vingt brasses l'une de l'autre. Entre les deux stations, mais plus près de la slobode chinoise, on voit deux colonnes de bois élevées d'environ une brasse et demie sur celle qui est en deçà; on lit en caractères russes: _Slobode du commerce de la frontière russe_; sur l'autre, qui n'en est éloignée que d'une brasse, on voit quelques caractères chinois. Entre les deux slobodes, dans les montagnes, il y a des gardes posées pour empêcher de part et d'autre que personne ne viole les frontières. Quant au commerce qui se fait ici, les marchands russes y ont du drap, de la toile, des cuirs de Russie, de la vaisselle d'étain, et toutes sortes de pelleteries qu'ils vendent en cachette. Les Chinois, que les Russes appellent _naimantschins_ (marchands), y apportent différentes soieries, telles que des damas de toute espèce, des satins de toute qualité, du chagrin, des gazes, des crêpes, une sorte d'étoffe de soie sur laquelle sont collés des fils d'or, à l'usage des ecclésiastiques; des cotonnades de diverses sortes, des toiles, des velours, du tabac de la Chine, de la porcelaine, du thé, du sucre en poudre, du sucre candi, du gingembre confit, des écorces d'oranges confites, de l'anis étoilé, des pipes à fumer, des fleurs artificielles de papier et de soie, des aiguilles à trous ronds, des poupées d'étoffe de soie et de porcelaine, des peignes de bois, toutes sortes de bagatelles pour les Bratskis et les Tunguses; du zunzoing, que nous nommons _gensing_, des bibles chinoises imprimées sur étoffe de soie, et d'autres garnies d'ivoire, des ceinturons de soie, des rasoirs, des perles, de l'eau-de-vie, de la farine, du froment, du poivre, des couteaux et des fourchettes; des habits chinois, des éventails, etc. Voilà les marchandises qui forment le commerce de cette frontière; et l'on voit que les marchandises chinoises excèdent de beaucoup celles des Russes. L'intelligence de ceux-ci cède encore à la sagacité des Chinois; car les derniers, sachant que les marchands russes qui font le voyage de la frontière ne cherchent qu'à se débarrasser de leurs marchandises pour pouvoir s'en retourner promptement, attendent qu'ils commencent à s'ennuyer, et les amènent par leur lenteur à se défaire de leurs marchandises aux prix qu'ils ont résolu d'y mettre. Je voulus obtenir des Chinois quelques-uns de leurs médicaments, et je n'ai jamais pu m'en procurer. On ne peut pas non plus, quelques observations qu'on leur fasse, tirer d'eux les moindres lumières sur leur pays. Les Chinois qui viennent à Kiachta sont de la plus vile condition; ils ne connaissent que leur commerce; et du reste, ce sont des paysans grossiers. Ils ont à leur tête une espèce de facteur envoyé du collége des affaires étrangères à Pékin; il est changé tous les deux ans. Il discute non-seulement toutes les contestations des Chinois, mais encore celles qui surviennent entre eux et les marchands russes; et dans le dernier cas il agit de concert avec le commissaire de Russie. La ville de Selinginsk, bâtie en 1666, est située sur la rive orientale du Selenga; ce ne fut d'abord qu'un simple ostrog (bourgade), selon l'usage du pays. Environ vingt ans après, on construisit la forteresse qui subsiste encore, et ce lieu lui doit son accroissement. La ville s'étend le long de la rivière, et a environ deux werstes de longueur, mais elle est étroite. La manière de vivre des habitants diffère peu de celle des Bratskis. Ils mangent tranquillement ce qu'ils trouvent, et prennent surtout beaucoup de thé. Trop paresseux pour ramasser un peu de fourrage et en nourrir leurs bestiaux, ils les laissent courir l'hiver et l'été pour chercher à paître où ils peuvent. Il y a dans la ville quelques boutiques, mais où l'on ne trouve presque rien; ils aiment mieux rester couchés derrière leurs poêles pendant cinquante-une semaines, que de se donner la moindre peine pour gagner quelque chose. Enfin, la cinquante-deuxième, ils vont à Kiachta, et ce qu'ils y gagnent leur suffit pour vivre pendant l'année entière. * * * * * La ville d'Irkoutsk, bâtie vers l'an 1661, est, après Tobolsk et Tomsk, une des plus grandes villes de la Sibérie. Elle est située sur la rive orientale de l'Angara, dans une belle plaine, vis-à-vis de l'embouchure de l'Irkoutsk, d'où elle tire son nom. Il y a plus de neuf cents maisons assez bien construites, et dont le plus grand nombre contient, outre la chambre du poêle et celle du bain, une chambre sans fumée où se tient la famille; mais toutes ces maisons sont en bois. Le comte Sawa Wladislawitz a fait entourer cette ville, comme les autres de ce district, de palissades en carré, excepté du côté de la rivière, qui est fortifiée par la nature. * * * * * La ville d'Irkoutsk a un gouverneur général auquel toute la province est soumise. De lui dépendent les gouverneurs de Selinginsk, de Nertschinsk, d'Ilimsk, d'Yakoutsk, et les commandants d'Okhotsk et de Kamtchatka. Ses revenus sont beaucoup plus considérables que ceux du gouverneur général de Tobolsk, dont il est dépendant; et les émoluments annuels qu'il se procure, indépendamment des gages ordinaires de son office, ne vont guère à moins de trente mille roubles. Il se fait craindre des gouverneurs subalternes qui lui sont soumis; mais il ne craint pas aisément qu'on lui fasse des affaires, attendu le grand éloignement de Tobolsk. Irkoutsk a un évêque (schismatique) qui ne siége pas, mais dont la résidence est dans un couvent bâti à cinq werstes de distance, au côté occidental de l'Angara. On devait lui bâtir prochainement une maison dans la ville. C'est de cet évêque que dépendent toutes les fondations ecclésiastiques qui sont dans la province d'Irkoutsk, tout le clergé séculier et régulier. La police est assez bien faite dans cette ville. Toutes les grandes rues ont des chevaux de frise et des gardes de nuit. Les officiers de la police font la patrouille pendant la nuit; ils arrêtent tous ceux qui commettent quelque désordre dans les rues, et visitent de temps en temps les maisons suspectes. Cependant il arrive souvent que les cabarets sont, pendant la nuit, pleins de monde, contre les ordonnances expresses publiées par toute la Russie. Les environs d'Irkoutsk sont agréables, quoique montagneux. Il y a surtout de belles prairies du côté occidental de l'Angara. On ne cultive point de blé dans le district de cette ville: tout ce qui s'y en consomme est amené des plaines de l'Angara, des slobodes situées sur la rivière d'Irkoutsk et sur la Komda, et du territoire d'Ilimsk. Le gibier n'y manque pas; on y trouve des élans, des cerfs, des sangliers et autres bêtes fauves. En volaille et volatile, il y a des poules et des coqs, des poules de bruyère, des perdrix, des francolins, des gelinottes, etc. L'Angara n'est pas fort poissonneux; mais le lac Baïkal y supplée abondamment. A l'égard des marchandises étrangères, celles de la Chine n'y sont pas beaucoup plus chères qu'à Kiachta, et toutes en général y sont parfois (surtout au printemps dès que les eaux sont dégelées) à presque aussi bon compte qu'à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Le commerce de la Chine attire ici des marchands de toutes les villes de Russie; ils y viennent du commencement au milieu de l'hiver, et commercent pendant toute cette saison avec les Chinois. Si, dans cet espace de temps, ils n'ont pu tout vendre, comme ils sont obligés de s'en retourner aussitôt que les rivières sont navigables, ils se défont promptement de leurs marchandises, et les donnent quelquefois à meilleur compte qu'on ne les trouve à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Ce qui les presse encore de vendre, c'est qu'à leur retour en Russie ils ont besoin d'argent pour payer les péages et les mariniers qui conduisent leurs bateaux. Ainsi, dans la nécessité de faire de l'argent à quelque prix que ce soit, les marchandises qu'ils n'ont pas vendues aux Chinois, ils les laissent ordinairement à des commissionnaires de cette ville, qui les débitent comme ils peuvent en boutique. Quelques-uns d'entre eux cependant vont jusqu'à Yakoutsk avec les marchandises qu'ils ont prises en échange des Chinois, et cherchent à les y placer. De cette façon, un marchand russe fait quelquefois un très-long voyage avant de retourner chez lui; il part au printemps de Moscou, arrive dans l'été à la foire de Makari, et au commencement de l'année suivante à celle d'Yrbit. Dans la première, il cherche à troquer quelques-unes de ses marchandises contre d'autres dont il puisse tirer un meilleur parti à Yrbit. Là, au contraire, il porte ses vues sur le commerce de la Chine. Quand il lui reste une espèce de marchandise qu'il ne peut pas débiter avantageusement à Yrbit, il cherche à s'en débarrasser pendant l'hiver à Tobolsk. Il part de cette ville dans le printemps, parcourt toute la Sibérie, et arrive en automne à Irkoutsk; ou, si les glaces ne lui permettent pas d'aller si loin, il ne manque pas de s'y rendre au commencement de l'hiver. Il va alors à Kiachta, et au printemps à Yakoutsk; de là il tâche, en s'en retournant, de s'avancer de six à sept cents werstes pendant que les eaux sont encore ouvertes, et il pousse un traîneau droit à Kiachta, où il travaille à se défaire de ses marchandises de Yakoutsk; il revient au printemps à Irkoutsk, et arrive en automne à Tobolsk. L'hiver et l'été suivants, il visite les foires d'Yrbit et de Makari. Enfin, après quatre ans et demi de courses, il reprend la route de Moscou: or, pour peu qu'il entende le commerce, ou qu'il ait la chance favorable, il doit dans cet espace de temps gagner pour le moins trois cents pour cent. La ville d'Ilimsk est située sur le rivage septentrional de l'Ilim, large en cet endroit de quarante à cinquante brasses, dans une vallée formée par de hautes montagnes qui s'étendent de l'orient à l'occident, et si étroite, qu'en y comprenant la rivière, elle n'a pas cent brasses de largeur: sa longueur est à peu près d'un werste. Toutes les maisons des habitants sont très-misérables; il ne faut pas s'en étonner, c'est le pays de la paresse: on n'y fait presque autre chose que boire et dormir. Toute l'occupation des habitants se borne à tendre des piéges aux petits animaux, à creuser des fosses pour attraper les gros, et à jeter du sublimé aux renards; ils sont trop paresseux pour aller eux-mêmes à la chasse. Quelques-uns vivent d'un petit troupeau que leurs pères leur ont laissé, et se gardent bien de cultiver eux-mêmes la terre: ils louent pour cela des Russes qui sont exilés dans ce canton et quelquefois des Tunguses, qu'ils frustrent ordinairement de leur salaire. Les Tunguses, pendant l'hiver, ne vivent que de leur chasse, et c'est pour cela qu'ils changent si souvent d'habitation. Les rennes leur servent alors de bêtes de charge ou d'attelage pour tirer un léger traîneau. Ils leur mettent sur le dos une espèce de selle formée avec deux petites planches étroites, longues d'un pied et demi; ils y attachent leurs ustensiles, ou font monter dessus les enfants et les femmes malades. On ne peut pas beaucoup charger les rennes, mais ils vont fort vite. Leur bride consiste en une sangle qui passe sur le cou de l'animal; et quelque profonde que soit la neige, il passe par-dessus sans jamais enfoncer: ce qui provient en partie de ce que le renne en marchant élargit considérablement la sole de ses pieds, en partie de ce qu'il tient cette sole élevée par-devant, et ne touche point la neige à plat. Si les rennes ne suffisent pas pour porter tous les ustensiles, le Tunguse s'attelle lui-même au traîneau. Dès qu'ils sont arrivés à l'endroit où ils sont résolus de se fixer pour quelque temps, après avoir dressé la jurte, ils chassent aussitôt dans les environs, en courant sur leurs larges patins. Lorsqu'ils ne trouvent plus de gibier, ils passent avec leurs familles dans un autre canton, et ils continuent cette façon de vivre pendant tout l'hiver. Le meilleur temps pour la chasse est depuis le commencement de l'année jusque vers le mois de mars, parce qu'alors il tombe peu de neige et que les traces des animaux y restent plus longtemps. En été et en automne, ils se nourrissent presque uniquement de poisson, et dressent, pour cet effet, leurs jurtes sur le bord des rivières. Les Tunguses se construisent eux-mêmes des barques fort étroites à proportion de leur longueur, et dont les deux bouts finissent en pointe; leurs plus grosses barques ont à peine trois brasses et demie de longueur, et un arschine (aune) dans leur plus grande largeur, qui est le milieu; les petites barques sont longues d'environ une brasse et ont six werschoks (un werschok est la sixième partie d'un arschine) de largeur. Elles sont faites d'écorce de bouleau cousue; et pour qu'elles ne prennent point l'eau, les coutures et tous les endroits où se trouvent des fentes et des ouvertures sont enduits d'une sorte de goudron; elles sont de plus bordées par en haut avec le bois dont on fait des cercles de tonneaux; d'autres cercles sont encore appliqués dans toute la largeur de la barque, et coupés par de semblables cercles qui la traversent en longueur, en sorte que par leur position ils renforcent la barque. Leurs plus grands bâtiments tiennent quatre hommes assis, et les plus petites barques n'en tiennent qu'un. Les Tunguses remontent et descendent les rivières dans ces barques avec une rapidité étonnante: quand une rivière fait un grand détour, ou qu'ils ont envie de passer dans une rivière voisine, ils mettent la barque sur leurs épaules, et la portent par terre jusqu'à ce que la fantaisie leur prenne de se rembarquer. Autant la barque porte d'hommes, autant elle a de rames. Ces rames sont larges aux deux bouts; car on rame et on gouverne en même temps, et par conséquent on est obligé de les faire aller continuellement tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Les Tunguses d'Ilimsk sont presque tous pauvres; le plus grand nombre n'a pas plus de six rennes, et ceux qui en ont cinquante sont regardés comme très-riches, parce que ces animaux forment toute leur richesse. Leur habillement est simple; ils portent en tout temps sur leur peau une pelisse de peau de renne, dont le poil est tourné en dehors, et qui descend un peu plus bas que les genoux: cette pelisse se ferme par-devant avec des courroies. Les femmes en ont de semblables, mais la fourrure est tournée en dedans. Quand elles veulent se parer, elles portent de plus une soubreveste de peau de daim, le poil tourné en dehors, qui ne descend que jusqu'aux hanches, et est ouverte sur la poitrine. Leur religion permet la polygamie. Ils ont des idoles de bois, et leur adressent soir et matin des prières pour en obtenir une chasse ou une pêche abondante; c'est à quoi se bornent presque tous leurs vœux. Ils sacrifient au diable le premier animal qu'ils ont tué à la chasse, et sur le lieu même; ce qu'ils font de cette manière: ils dévorent la viande, gardent la peau pour leur usage, et n'exposent que les os tout secs sur un poteau, pour la part du diable: c'est du moins n'être pas trop dupe, et traiter le démon comme il le mérite. Si la chasse est heureuse, les chasseurs, de retour à la jurte, en font des remerciements à l'idole, la caressent beaucoup et lui font goûter du sang des animaux qu'ils ont tués. Si la chasse, au contraire, n'a pas bien réussi, ils s'en prennent à l'idole et la jettent de dépit d'un coin de la jurte à l'autre. Quelquefois on la met en pénitence, et l'on est un certain temps sans lui rendre aucune sorte de culte, sans lui marquer aucun respect; ou quand on est bien piqué contre elle, on la porte à l'eau pour la noyer. Les Tunguses ont une façon de prendre les muscs et les daims. Quand les petits de ces animaux sont égarés, ils ont un cri particulier pour appeler leurs mères: cette découverte faite par les Tunguses leur donne la facilité de prendre ces animaux, ce qu'ils font toujours dans l'été. Ils n'ont qu'à plier un morceau d'écorce de bouleau, avec lequel ils imitent le cri des jeunes muscs et des petits daims, et leurs mères accourant à ces cris, ils les tuent sans peine à coups de flèches. La manière dont se fait la chasse des zibelines a quelques circonstances singulières. Il se forme ordinairement une société de dix à douze chasseurs qui partagent entre eux toutes les zibelines qu'ils prennent. Avant de partir pour la chasse, ils font vœu d'offrir à l'église une certaine portion de leurs prises; ils choisissent entre eux un chef à qui toute la compagnie est tenue d'obéir; ce chef est appelé _peredowschick_, c'est-à-dire conducteur, et ils lui portent un si grand respect qu'ils s'imposent eux-mêmes les lois les plus sévères pour ne point s'écarter de ses ordres. Quand quelqu'un manque à l'obéissance qu'il doit au conducteur, celui-ci le réprimande; il est même en droit de lui donner des coups de bâton, et ce châtiment se nomme, ainsi que la simple réprimande, une _leçon_ (_utschenié_). Outre cette leçon, le réfractaire perd encore toutes les zibelines qu'il a prises. Il lui est défendu d'être assis en cercle avec les autres chasseurs pendant leurs repas; il est obligé de se tenir debout et de faire tout ce que les autres lui commandent. Il faut qu'il allume le poêle de la chambre noire, qu'il la tienne propre, qu'il coupe du bois, et enfin qu'il fasse le ménage. Cette punition dure jusqu'à ce que toute la société lui ait accordé son pardon, qu'il demande continuellement et debout, tandis que les autres mangent assis. Dès qu'on a pris une zibeline, il faut la serrer sur-le-champ sans la regarder; car ils s'imaginent que de parler bien ou mal de la zibeline qu'on a prise, c'est la gâter. Un ancien chasseur poussait si loin cette superstition, qu'il disait qu'une des principales causes qui faisaient manquer la chasse des zibelines, c'était d'avoir envoyé quelques-uns de ces animaux vivants à Moscou, parce que tout le monde les avait admirés comme des animaux rares, ce qui n'était point du goût des zibelines. Une autre raison de leur disette, c'était, selon lui, que le monde était devenu beaucoup plus mauvais, et qu'il y avait souvent dans leurs sociétés des chasseurs qui cachaient leurs prises, ce que les zibelines ne pouvaient encore souffrir. Les habitants du district de Kirenga et des bords du Léna, hommes et animaux, comme les bœufs, les vaches, sont sujets aux goîtres. On croit ici communément que les goîtres sont héréditaires, et que les enfants naissent avec ces sortes d'excroissances, ou du moins en apportent le germe; mais ce sentiment n'est pas général: il n'est pas adopté surtout par ceux qui ont des goîtres et qui cherchent à se marier. A l'occasion de quelques déserteurs de notre troupe, qu'avait effrayés l'expédition au Kamtchatka, et qui nous abandonnèrent, j'appris une superstition des Sibériens que j'ignorais. Lorsqu'on ouvrit le sac de voyage d'un de ces déserteurs que l'on avait arrêté, on y trouva, entre autres choses, un petit paquet rempli de terre. Je demandai ce que c'était. On me dit que les voyageurs qui passaient de leur pays dans un autre étaient dans l'usage d'emporter de la terre ou du sable de leur sol natal, et que partout où ils se trouvaient ils en mêlaient un peu dans de l'eau qu'ils buvaient sous un ciel étranger; que cette précaution les préservait de toutes sortes de maladies, et que son principal effet était de les garantir de celles du pays. En même temps on m'assura que cette superstition ne venait pas originairement de Sibérie, mais qu'elle était établie depuis un temps immémorial parmi les Russes mêmes. Les Yakoutes supposent deux êtres souverains, l'un cause de tout le bien, et l'autre du mal. Chacun de ces êtres a sa famille. Plusieurs diables, selon eux, ont femmes et enfants. Tel ordre de diables nuit aux bestiaux, tel autre aux hommes faits, tel autre aux enfants, etc. Certains démons habitent les nuées, et d'autres fort avant dans la terre. Il en est de même de leurs dieux: les uns ont soin des bestiaux, les autres procurent une bonne chasse, d'autres protégent les hommes, etc.; mais ils résident tous fort haut dans les airs. Un endroit du Léna fort célèbre par une suite de montagnes placées sur la rive gauche du fleuve, qui forment comme des espèces de colonnes élevées dans des directions différentes, attire l'attention de tous les voyageurs. On l'appelle _Stolbi_. Je fis arrêter notre bâtiment à deux werstes au-dessous de l'endroit où commence cette colonnade de montagnes, tant pour les voir de près que pour examiner la mine de fer qu'on y exploitait depuis l'année précédente pour la compagnie de Kamtchatka. Ces montagnes colonniformes font un spectacle aussi singulier que curieux. Depuis leur pied jusqu'à leur sommet, de grandes pièces de rochers s'élèvent les unes en forme de colonnes rondes, d'autres comme des cheminées carrées, d'autres comme de grands murs de pierre, de la hauteur de dix à quinze brasses: on s'imaginerait voir les ruines d'une grande ville. Plus on en est éloigné, plus le coup d'œil est beau, parce que les pièces de rochers, placées les unes derrière les autres, prennent toutes sortes de formes, selon le point de vue d'où on les regarde. Les arbres qui se trouvent entre leurs intervalles augmentent encore la beauté du coup d'œil. Ces montagnes occupent une étendue de trente-cinq werstes; elles diminuent graduellement, et se perdent enfin tout à fait. La pierre dont les colonnes sont formées est en partie sablonneuse et de toutes sortes de couleurs, en partie d'un marbre rouge agréablement varié. Enfin, à une certaine distance, ces montagnes pyramidales ou colonniformes rappellent exactement tout ce qui compose la perspective des villes: tours, clochers, péristyles, et autres édifices. Entre les rochers, ainsi figurés en colonnes, on trouve épars un bon minerai de fer, et l'on voit, au pied de la montagne où commence la perspective, deux cabanes construites avec des broussailles en forme de jurte, où les ouvriers se retirent la nuit et les jours de fête. Je me rendis à cette montagne, dont la hauteur est d'environ trois quarts de werste, et j'y trouvai tous les ouvriers travaillant: je n'avais encore vu nulle part exploiter si lestement une mine. Notre troupe académique se réunit à Yakoutsk, en septembre. L'hiver avançait. Le 19 septembre, le Léna commença à charrier de la glace, qui augmenta tellement de jour en jour jusqu'au 28 du même mois, que le fleuve en fut entièrement couvert le lendemain: on le passait partout en traîneau. La glace devint en peu de jours si épaisse, qu'on pouvait en tirer des morceaux considérables pour l'usage des habitants; car on fait ici de la glace unie un usage dont on n'a point d'idée ailleurs: elle sert à calfeutrer les maisons. Pour peu que les fenêtres d'un logis ne ferment pas avec précision, elles ne sauraient suffisamment garantir les chambres du froid extérieur. Les caves mêmes dans lesquelles on garde la boisson, comme bière, hydromel, vin, etc., ne peuvent pas être à l'abri du grand froid par les moyens ordinaires, comme de bonnes portes, du fumier de cheval, etc. C'est la rigueur du froid même qui fournit le moyen le plus sûr d'empêcher qu'il ne pénètre dans les habitations. On coupe de la glace bien nette, et dans laquelle il n'y ait point d'ordure; on en taille des morceaux de l'exacte grandeur des fenêtres et des ouvertures, et on les y applique par dehors, comme on fait ailleurs de doubles châssis de verre. Pour qu'ils tiennent, on ne fait qu'y verser de l'eau, qui, en se gelant, les attache fortement aux ouvertures. Ces vitraux de glace n'ôtent pas beaucoup de lumière: lorsqu'il y a du soleil, on voit aussi clair qu'à travers des châssis de verre; et quelque vent qu'il fasse au dehors, le froid n'entre jamais dans les chambres. Les gens aisés, dont les maisons ont des fenêtres, appliquent les vitraux de glace par dedans, et par là ne souffrent point du tout des froides émanations de la glace. La boisson ne se gèle pas non plus dans les caves, quand leurs ouvertures ou soupiraux sont garnis de ces sortes de châssis. Ceux mêmes qui n'ont point d'autres vitraux que ces fenêtres de glace, s'en trouvent fort bien, pourvu qu'ils aient l'attention de ne pas trop rester dans les chambres après que le poêle est fermé: cependant les nationaux ne prennent guère cette précaution. La ville de Yakoutsk est située dans une plaine sur la rive gauche du Léna, qui se jette à deux cents lieues plus loin dans la mer Glaciale. L'hiver y est ordinairement très-rude; mais les forêts qui sont au-dessus et au-dessous de la ville fournissent assez de bois. Quant à la végétation des grains, le climat n'y paraît pas propre. Il est vrai que le couvent de la basse ville a ensemencé autrefois quelques terrains d'orge qui, dans certaines années, a mûri; mais comme elle manquait dans d'autres temps, cette culture est abandonnée. Je n'ai point entendu dire qu'outre l'orge aucun autre grain soit parvenu à sa pleine maturité; mais c'est la qualité du climat, plutôt que celle du sol, qui s'oppose à la maturation des grains; car le terrain est noir et gras; il s'y trouve même de temps en temps des champs garnis de bouleaux clair-semés, ce qu'on regarde en Sibérie comme la marque d'une bonne terre labourable. Après tout, que peut produire la terre, quelque bonne qu'elle soit, lorsqu'elle manque de chaleur? Et quelle chaleur peut-elle avoir, quand à la fin de juin elle est encore gelée à la profondeur de trois pieds ou même davantage? Quoique dans les environs de Yakoutsk il y ait encore quelques montagnes, on y trouve peu ou point de sources, et c'est vraisemblablement parce que la terre est gelée à une certaine profondeur. Le séjour de toutes les personnes réunies à Yakoutsk pour le voyage de Kamtchatka rendait cette ville fort active, et nous n'y fûmes point désœuvrés. La brièveté des jours dans un climat rigoureux, sous la latitude de soixante-deux degrés deux secondes, n'encourageait pas beaucoup au travail. Il faisait à peine jour à neuf heures du matin. Quand il s'élevait un certain vent qui chassait une poussière de neige, on ne pouvait rester sans lumière aux plus belles heures de la journée, et par un temps serein on voyait déjà les étoiles avant deux heures après midi. La plupart des habitants profitent de ce temps oiseux pour dormir: à peine sont-ils levés pour manger qu'ils se recouchent encore, et quand le jour est tout à fait sombre, souvent ils ne se réveillent point. Nous étions bien prévenus du danger qu'il y avait, en s'abandonnant au sommeil, de gagner le scorbut: nous nous arrangeâmes en conséquence, et nous partagions notre temps entre le travail et la dissipation, sans en donner beaucoup au sommeil. Je m'amusais fort bien d'une sorte de marmottes très-communes dans le pays, et que les Russes nomment _iewraschka_. Ce joli petit animal se trouve dans les champs aux environs de Yakoutsk, et jusque dans les caves et dans les greniers, aussi bien dans ceux qui sont creusés sous terre que dans ceux qui sont au haut des maisons; car il est bon de remarquer que, dans tout le district de Yakoutsk, il y a autant de greniers à blé sous terre qu'au-dessus, parce que dans les premiers les grains sont à l'abri de l'humidité et des insectes. Tout ce qui est sous la surface de la terre, à la profondeur de deux pieds, y gèle presque en toute saison; ni l'humidité ni les insectes n'y pénètrent guère. Les marmottes des champs restent dans des souterrains qu'elles se creusent, et dorment pendant tout l'hiver; mais celles qui sont friandes de blé et de légumes sont en mouvement l'hiver et l'été pour chercher partout leur nourriture. Lorsqu'on prend cet animal et qu'on l'irrite, il mord très-fort, et pousse un cri sonore comme celui de la marmotte ordinaire. Quand on lui donne à manger, il se tient assis sur les pattes de derrière et mange avec celles de devant. Les femelles de ces animaux mettent bas dans les mois d'avril et de mai; elles ont depuis cinq jusqu'à huit petits. On trouve en différents endroits de la Sibérie de véritables marmottes, mais qui diffèrent, selon les lieux, de grosseur et de couleur. Les Russes et les Tatares les nomment _suroks_. L'hiver de cette année fut très-doux relativement au climat; cependant on éprouva de temps en temps des froids excessifs. J'en faillis porter de tristes marques un jour que je courus en traîneau pendant l'espace d'une demi-lieue avec quelques personnes. Nous sortions d'auprès d'un poêle bien chaud; nous étions bien garnis de pelisses; nous n'avions mis que six minutes à faire le trajet: nous trouvâmes en arrivant une chambre bien chaude, et nous avions tous le nez gelé. Les habitants m'assurèrent que le plus grand froid de cet hiver n'approchait pas de celui qu'ils avaient ressenti dans certaines années. On raconte même qu'il y eut un hiver où le froid fut si vif, qu'un gouverneur de province, en allant de sa maison à la chancellerie, qui n'en était pas éloignée de plus de cinquante pas, quoiqu'il fût enveloppé dans une longue pelisse, et qu'il eût un capuchon fourré qui lui couvrait toute la tête, eut les mains, les pieds et le nez gelés, et qu'on eut beaucoup de peine à le guérir de cet accident. Pendant l'hiver que nous passâmes à Yakoutsk, le thermomètre marquait quelquefois soixante-douze degrés au-dessous de zéro (trente-quatre degrés centigrades). On juge bien que sous un pareil ciel les hommes sont souvent exposés à avoir des membres gelés. Voici les indices du mal et les remèdes qu'on y apporte. Un membre qui vient d'être gelé n'a plus aucune sensibilité; il n'y reste aucune trace de rougeur, et il est plus blanc qu'aucun autre endroit du corps. Pour rétablir la partie gelée, on conseille ordinairement de la frotter bien fort avec de la neige. Lorsqu'on commence à s'apercevoir que quelque sensibilité y revient, on continue le frottement; mais au lieu de neige on se sert d'eau froide. Quand la congélation n'a pas duré bien longtemps, et n'est arrivée qu'en passant d'une maison à une autre, le remède le plus prompt est de bien frotter le membre avec un morceau de laine. Ce moyen est en usage à Yakoutsk, et je l'ai moi-même éprouvé avec assez de succès; mais quand le membre a été gelé pendant un temps considérable, les frottements avec la neige, avec l'eau froide et avec la laine ne servent à rien. Il faut dans ce cas plonger le membre gelé dans la neige, ensuite dans l'eau froide, et l'y tenir très-longtemps, après quoi l'on en vient au frottement. Les Yakoutes, dont les Russes ont adopté la méthode, couvrent les membres gelés de fiente de vache ou de terre glaise, ou de ces deux choses mêlées ensemble en même temps. On prétend que ce remède dissipe peu à peu l'inflammation du membre gelé, et lui rend la vie: il est encore regardé comme un bon préservatif. La plupart des Yakoutes, lorsqu'ils sont obligés de faire un voyage un peu long par un grand froid, enduisent de cette espèce d'onguent toutes les parties dont on craint la congélation; et tous assurent que s'ils ne sont pas entièrement garantis par cet enduit, il ralentit du moins l'effet de la gelée. La manière de vivre des Yakoutes ne diffère pas beaucoup de celle des autres nations de Sibérie; mais ils ont un usage dont il n'y a peut-être point d'exemple chez aucun autre peuple du monde: lorsqu'une femme yakoute a mis au monde un enfant, la première personne qui entre dans la jurte donne le nom au nouveau-né. C'est à Yakoutsk que nos voyageurs devaient trouver toutes les facilités nécessaires pour se transporter au Kamtchatka; mais, malgré les ordres du sénat de Saint-Pétersbourg, qui apparemment avait peu de puissance en raison de son éloignement, la chancellerie de Yakoutsk ne leur fournit ni bâtiments, ni équipages pour pouvoir se rendre à Okhotsk, d'où l'on s'embarque sur la mer du Kamtchatka; ils résolurent donc de reprendre la route de Saint-Pétersbourg. Considérant, dit le docteur Gmelin, qu'il y avait déjà quatre années que nous étions partis de Saint-Pétersbourg, tandis qu'on nous avait fait espérer que notre voyage ne durerait en tout que cinq ans, nous comprîmes que, quand tout réussirait à notre gré, quand nous trouverions toutes les facilités possibles pour passer au Kamtchatka, il y aurait déjà cinq ans d'écoulés, et qu'il fallait compter encore au moins deux ans pour le retour, outre le temps de notre séjour dans cette presqu'île. Nous n'avions, d'ailleurs, nullement envie d'habiter éternellement les contrés sauvages de la Sibérie. Nous prîmes donc, le professeur Muller et moi, les arrangements nécessaires pour notre départ de Yakoutsk. Les glaces de la mer fondent presque toujours dans le même temps que le Iénisée dégèle à son embouchure; ce qui arrive communément vers le 12 juin. La mer est bientôt nettoyée, lorsqu'il souffle des vents de terre qui chassent les glaces. Une circonstance remarquable, c'est que, même après que les vents de terre n'ont pas cessé de souffler pendant quinze jours, on retrouve encore de la glace sur le bord de la mer, quand les vents nord et nord-ouest ont soufflé seulement pendant vingt-quatre heures, sans même être violents: ce qui semble indiquer que l'origine de cette glace ne peut être fort éloignée, et que le froid doit provenir d'une grande île ou d'un continent, et de la mer Glaciale. Cette dernière conjecture paraît confirmée par les navigations que les Russes ont poussées à plusieurs reprises jusqu'au 78e degré de latitude septentrionale, point d'où les vaisseaux ne pouvaient pas pénétrer plus loin à cause des glaces. Si la mer dégèle tard, elle gèle de bonne heure. Vers la fin du mois d'août, on n'est plus sûr de ne pas trouver la mer glacée. Il ne faut, avec le calme, qu'un froid ordinaire pour qu'elle soit couverte de glace en un quart d'heure; mais quand elle est gelée de si bonne heure, il n'est pas sûr non plus qu'elle reste en cet état jusqu'à l'hiver. Quoi qu'il en soit, il est certain que la mer ne gèle jamais plus tard que le premier octobre, et qu'ordinairement elle gèle plus tôt. Il pleut rarement dans le printemps à Ieniseisk; et pendant l'été le ciel y est presque toujours serein. Le tonnerre y est fort rare, et l'on n'y connaît point du tout les éclairs. En automne, il y a des brouillards continuels, et les murs suintent sans cesse dans les maisons et dans les cabanes; en hiver, il y a de fréquentes tempêtes. Depuis le commencement d'octobre jusque vers la fin de décembre, on voit beaucoup d'aurores boréales, mais qui sont de deux espèces. Dans l'une, il paraît entre le nord-ouest et l'ouest un arc lumineux d'où s'élèvent, à une hauteur moyenne, quantité de colonnes lumineuses; ces colonnes s'étendent vers différents points du ciel, qui est tout noir au-dessous de l'arc, quoiqu'on aperçoive quelquefois les étoiles au travers de cette obscurité. Dans l'autre espèce, il paraît d'abord au nord et au nord-est quelques colonnes lumineuses qui s'agrandissent peu à peu, et occupent un grand espace de ciel; ces colonnes s'élancent avec beaucoup de rapidité, et couvrent enfin tout le ciel jusqu'au zénith, où les rayons viennent se réunir. C'est comme un vaste pavillon brillant d'or, de rubis et de saphirs, déployé dans toute l'étendue du ciel. On ne saurait imaginer un plus beau spectacle; mais quand on voit pour la première fois cette aurore boréale, on ne peut la regarder sans effroi, parce qu'elle est accompagnée d'un bruit semblable à celui d'un grand feu d'artifice. Les animaux mêmes en sont, dit-on, effrayés. Les chasseurs qui sont à la quête des renards blancs et bleus des cantons voisins de la mer Glaciale, sont souvent surpris par ces aurores boréales. Leurs chiens en sont épouvantés, refusent d'aller plus loin, et restent couchés à terre en tremblant, jusqu'à ce que le bruit ait cessé; cependant ces effrayants météores sont ordinairement suivis d'un temps fort serein. On n'avait depuis longtemps aucune nouvelle du professeur De la Croyère: les trois professeurs, depuis leur séparation, avaient presque toujours suivi des directions opposées qui les éloignaient de plus en plus les uns des autres. On reçut enfin de lui une lettre qui marquait que vers la fin d'août 1737, il était parti par eau de Yakoutsk, et qu'il avait eu le bonheur d'atteindre Simowic, située à plus de douze cents werstes au-dessous de Yakoutsk. Il semblait, disait-il, que le ciel et la terre fussent conjurés contre lui; qu'ils eussent suscité tous les éléments pour traverser de toutes les façons imaginables les entreprises qu'il avait formées dans l'intérêt de la science, au péril de sa vie. Le ciel avait été presque continuellement couvert de nuages, et le grand froid avait gâté tous ses instruments météorologiques; en sorte qu'il ne lui restait plus aucun de ses meilleurs thermomètres, parce qu'il les avait tous emportés avec lui, pour n'en pas manquer dans les lieux où il comptait pouvoir surprendre le froid, pour ainsi dire, à sa source. Il ajoutait que, voulant savoir jusqu'à quelle profondeur la terre était gelée sous ce rigoureux climat, il s'était servi de la houe; mais que la terre, pour éluder ses recherches, avait pris la dureté du marbre; qu'elle ne s'était laissé pénétrer en aucun endroit, et que les plus forts instruments de fer s'étaient brisés sous les efforts redoublés des plus robustes travailleurs; qu'il n'avait pas trouvé l'eau plus docile qu'au commencement de février. Ayant fait creuser la glace jusqu'à l'eau courante, pour voir si l'eau dans ces cantons, sans perdre sa fluidité, était susceptible d'un plus fort degré de froid que dans les pays où la congélation est au trente-deuxième degré Fahrenheit (quinze degrés centigrades), il avait suspendu dans ce trou le seul thermomètre qui lui restait, et que dix à douze minutes après, tout au plus, le thermomètre était engagé dans trois pouces dix lignes de glace, et si fortement pris, qu'avec toutes les précautions qu'il mit en usage pour le détacher de ce ciment glacial, il n'avait pu l'en retirer que par pièces; que le froid alors était si vif, qu'il ne pouvait tenir sa main l'espace de dix minutes au grand air sans risquer de l'avoir gelée; que pendant tout le temps qu'il avait séjourné dans ce canton-là, les vents avaient soufflé entre nord-ouest et nord-nord-est; qu'on ne voyait ni ciel ni terre, lorsque le vent venait tout à coup à changer de direction, et qu'il amenait souvent une si forte poussière de neige, qu'en la voyant on aurait dit que tout l'air était converti en neige; que le feu même, dont on pouvait espérer au moins des services, lui avait quelquefois refusé les secours qu'il en attendait, et qu'il avait eu souvent les doigts gelés près d'un grand feu; qu'enfin l'air, dans ces climats glacés, avait été pendant son séjour d'une si mauvaise qualité, qu'environ la moitié des habitants, quoique indigènes, avaient péri par des maladies épidémiques. Après beaucoup de recherches sur la chasse des rennes et sur celle des renards blancs et bleus, le docteur Gmelin rapporte, sur la foi des chasseurs, qu'ils s'éloignent souvent de leurs habitations à la distance de quarante, de cinquante et de cent werstes, pourvu qu'ils aient quelque espérance de réussir. Ainsi ces sortes de chasses sont de vrais voyages. Dans l'hiver, où elles sont les plus fréquentes, il s'élève quelquefois des tempêtes si furieuses, qu'on ne voit pas devant soi la moindre trace de chemin, et qu'on est forcé de rester dans l'endroit où l'on se trouve jusqu'à ce que l'ouragan soit passé. Comme chaque chasseur est pourvu d'une petite tente qu'il porte partout, pour lui et pour son chien, il la dresse alors et se met à couvert des injures du temps. Aucun ne s'expose dans ces longues courses sans avoir des vivres pour quelques jours; et quand la tempête dure trop longtemps, ils diminuent chaque jour quelque chose de leur portion pour en prolonger la durée. Ces chasseurs sont aussi munis chacun d'une boussole, pour pouvoir retrouver leur chemin quand les ouragans en ont effacé les traces. Quand les neiges accumulées rendent les chemins impraticables, ils ont une sorte de chaussure avec laquelle ils glissent sur la neige sans y enfoncer. La boussole vue par le docteur Gmelin était en bois, et l'aiguille aimantée marquait assez bien: elle indiquait huit vents principaux qui avaient chacun leur nom. Les autres vents y étaient marqués, sans être désignés nommément; les vents intermédiaires étaient distingués par des lignes ou des points. A Mangaséa, sur un bras du Iénisée, le soleil était fort chaud, et dès le 14 juin il n'y avait plus aucune trace de neige, ni dans les rues, ni dans les champs. L'herbe poussait à vue d'œil. Le 15, on vit fleurir des violettes jaunes qui ne viennent guère que sur les montagnes de la Suisse et sur quelques autres aussi élevées. Ici, ces violettes croissaient en quantité sur un terrain bas entre les buissons. L'herbe, à la fin du mois de juin, avait un pied, et dans quelques endroits jusqu'à un pied et demi de hauteur. Depuis le 11, on ne voyait pas beaucoup de différence entre le jour et la nuit pour la clarté. On lisait à près de minuit la plus fine écriture, presque aussi bien qu'on l'aurait lue à midi, par un temps couvert, dans les pays plus méridionaux. Pendant toute la nuit, le soleil était visible au-dessus de l'horizon. Vers minuit, à la vérité, lorsqu'on était dans un endroit bas, on avait de la peine à voir entièrement le disque du soleil; mais en montant sur la tour, qui n'était pas même fort haute, on le voyait distinctement tout entier. On pouvait hardiment regarder cet astre sans en être ébloui: les rayons ne commençaient à se rendre bien sensibles qu'à plus de minuit passé. Toute la troupe des voyageurs ne put s'empêcher de célébrer ce magnifique spectacle, qu'aucun d'entre eux n'avait vu, et que, selon toutes les apparences, ils ne devaient jamais revoir. On se mit à table dans la rue, le visage tourné au nord; tout le monde regardait le soleil, sans en détourner un instant les yeux, et changeait de position à mesure que cet astre avançait. On jouit de ce rare spectacle jusqu'au moment où les rayons du soleil, qui prenait insensiblement de la force, devenus trop vifs, ne pouvaient plus qu'incommoder. Le docteur Gmelin visita la grande montagne d'aimant dans le pays des Baskirs. C'est, à proprement parler, une chaîne de montagnes qui s'étend du nord au sud, à la longueur d'environ trois werstes, et qui, du côté occidental, est divisée par huit vallons de différentes profondeurs, qui la coupent en autant de parties séparées. Du côté oriental est un steppe assez ouvert, dont la partie occidentale est éloignée d'environ cinq à six werstes du Jaïk; du même côté, et au pied de la montagne, passe encore un ruisseau sans nom qui, à deux werstes au-dessous, va se jeter dans le Jaïk. La septième partie ou section de la montagne, à compter de l'extrémité septentrionale, est la plus haute de toutes, et sa hauteur perpendiculaire peut être de quatre-vingts à quatre-vingt-dix brasses. Celle-ci produit aussi le meilleur aimant, non pas au sommet, qui est formé d'une pierre blanche tirant sur le jaune, et participe d'une espèce de jaspe, mais à environ huit brasses au-dessous. On voit là des pierres du poids de deux mille cinq cents à trois mille livres, qu'on prendrait de loin pour des pierres de grès, et qui ont toute la propriété de l'aimant. Quoiqu'elles soient couvertes de mousses, elles ne laissent pas d'attirer le fer ou l'acier à la distance de plus d'un pouce. Les faces exposées à l'air ont la plus forte action magnétique; ceux qui sont enfoncés en terre en ont beaucoup moins. D'un autre côté, les parties les plus exposées à l'air et aux vicissitudes du temps sont moins dures, et par conséquent moins propres à être armées. Une pierre d'aimant de la grandeur qu'on vient de décrire est composée de quantité de petits aimants, qui opèrent en différentes directions. Pour les bien travailler, il faudrait les séparer à la scie, afin que le bloc qui renferme la vertu de chaque aimant particulier demeurât tout entier; on obtiendrait vraisemblablement de cette façon des aimants d'une grande puissance. On taille ici des morceaux au hasard, et il s'en trouve plusieurs qui ne valent rien du tout, soit parce qu'on abat un morceau de pierre qui n'a point de vertu magnétique ou qui n'en renferme qu'une petite parcelle, soit parce que dans un seul morceau il se trouve deux ou trois aimants réunis. A la vérité, ces morceaux ont une vertu magnétique; mais comme elle ne converge pas vers un même point, il n'est pas étonnant que l'effet d'un pareil aimant soit sujet à bien des variations. L'aimant de cette montagne, à l'exception de celui qui est exposé à l'air, est d'une grande dureté, tacheté de noir, et rempli de tubérosités qui ont de petites parties anguleuses, comme on en voit souvent à la surface de la pierre sanguine, dont il ne diffère que par la couleur; mais souvent, au lieu de ces parties anguleuses, on ne voit qu'une espèce de terre d'ocre. En général les aimants qui ont ces petites parties anguleuses ont moins de vertu que les autres. La portion de la montagne où sont les aimants est presque entièrement composée d'une bonne mine d'acier, qu'on tire par petits morceaux entre les pierres d'aimant. Toute la section de la montagne la plus élevée renferme une pareille mine; mais plus elle s'abaisse, moins elle contient de métal. Plus bas, au-dessous de la montagne d'aimant, il y a d'autres pierres ferrugineuses, mais qui rendraient fort peu de fer si l'on voulait les faire fondre. Les morceaux qu'on en tire ont la couleur du métal, et sont très-lourds. Ils sont inégaux en dedans, et ont presque l'air de scories, si ce n'est qu'on y trouve beaucoup de ces parties anguleuses. Ces morceaux ressemblent assez, à l'extérieur, aux pierres d'aimant; mais ceux qu'on tire à huit brasses au-dessous du roc n'ont plus aucune vertu. Entre ces pierres, on trouve d'autres morceaux de roc qui paraissent composés de très-petites parcelles de fer, dont ils montrent en effet la couleur. La pierre par elle-même est pesante à la vérité, mais fort molle; les parcelles, intérieurement, sont comme si elles étaient brûlées, et elles n'ont que peu ou point de vertu magnétique. On trouve aussi de loin à loin un minerai brun de fer dans des couches épaisses d'un pouce, mais il rend peu de métal. La section la plus méridionale, ou la huitième partie de la montagne, ressemble en tout à la septième, si ce n'est qu'elle est plus basse. Les aimants de cette dernière section n'ont pas été trouvés d'une aussi bonne qualité. Toute la montagne est couverte de plantes et d'herbes, qui sont presque partout assez hautes. On voit aussi par intervalles, à mi-côte et dans les vallées, de petits bosquets de bouleaux. Cette montagne, au reste, outre cet aimant, n'offre qu'un roc ordinaire; seulement en certains endroits on y rencontre de la pierre à chaux. (Suivent d'autres détails du voyage, qui n'offrent pas assez d'intérêt pour être relatés.) CHAPITRE II PÉNINSULE DU KAMTCHATKA, EXPLORÉE DANS LES ANNÉES 1770-1771, PAR LE COMTE BENIOWSKI. Voici une description abrégée de cette péninsule d'après les Mémoires du comte Maurice-Auguste Beniowski, dont nous avons publié séparément la vie et les aventures. CONSTITUTION PHYSIQUE DU PAYS La péninsule de Kamtchatka forme l'extrémité du nord-est de l'Asie; sa côte occidentale est très-sinueuse, forme différents ports et est coupée par plusieurs rivières, dont la plus considérable est celle de Bolsha. Les vaisseaux d'Okhotsk entrent dans cette rivière, ce qu'ils ne peuvent faire cependant avec sûreté que dans le temps des marées du printemps, qui montent alors jusqu'à dix pieds. Il est difficile de remonter cette rivière, à cause de la rapidité du courant et du grand nombre d'îles qu'elle contient. Le Kamtchatka, en ouvrant asile à nos navigateurs pendant l'hiver, les engage à tenter de nouvelles découvertes. A présent ce n'est qu'un rendez-vous et un entrepôt pour l'échange des riches fourrures que les chasseurs apportent des îles Kouriles et Aléoutiennes; mais si l'on jugeait à propos d'établir des colonies dans ces îles, et d'entretenir un commerce avec la Chine, le Japon, la Corée, etc., le Kamtchatka deviendrait une source de richesse et de prospérité pour la Russie. Cette presqu'île peut servir aussi à établir une communication entre les deux continents de l'Asie et de l'Amérique. Le seul port commode sur la côte orientale est la baie d'Avatcha, nommée Racova. Le gouverneur du Kamtchatka a bâti un fort régulier capable d'en défendre l'entrée. Les habitants de la zone torride voient dans le soleil la source du feu; mais les nations septentrionales la trouvent dans les volcans. Il y en a plus de vingt dans la presqu'île du Kamtchatka; les plus célèbres sont à Avatcha, Tolbachz, et près de la rivière de Kamerolteira. Les mêmes principes qui ont dont donné naissance aux volcans, ont produit un grand nombre de sources chaudes qui ont la vertu des eaux minérales. L'eau qui coule de ces sources est couverte d'une écume noire. Toutes les tentatives faites pour la production du grain ont été sans succès, excepté dans des terrains préparés par des engrais. Quoiqu'il y croisse naturellement assez de bois pour la construction des huttes, il n'y en a point de propre à la construction des vaisseaux. On trouva dans toute l'étendue de la province cinq vaches, deux taureaux, qui étaient nourris avec de l'écorce de bouleau neuf mois de l'année, car il n'y a de verdure que du mois de juillet au mois de septembre. Le climat et la température du Kamtchatka ne sont pas non plus aussi doux que plusieurs écrivains l'ont prétendu. Un brouillard continuel, qui couvre tout le pays, produit des affections scorbutiques et d'autres maladies qui nuisent à la population. La rigueur du froid est telle, que durant le dernier hiver (1769), on a trouvé plusieurs soldats gelés dans leurs postes. Le long séjour de la neige occasionne la cécité, de sorte que les naturels ne passent guère quarante ans sans devenir aveugles. PRODUCTIONS Le Kamtchatka produit des métaux. Près d'Avatcha il y a des mines d'or, et près de Girova des mines de cuivre. Les montagnes fournissent du cristal de roche, dont quelques échantillons sont verts et rouges; les naturels s'en servent pour faire des pointes à leurs javelines. Les seules espèces d'arbres qui croissent au Kamtchatka sont une sorte de sapin bâtard, des cèdres, des saules et des bouleaux; le cèdre porte une graine que les habitants aiment beaucoup; l'écorce des saules et des bouleaux leur tient lieu de pain. La seule plante utile est le _sarana_, qui fleurit et donne du fruit au mois d'août. Les Kamtchadales en font de grandes provisions, et en forment avec leur caviar une certaine pâte qu'ils trouvent délicieuse, mais qui, pour d'autres, n'empêcherait pas de mourir de faim. Outre le sarana, le gouvernement a fait ramasser une plante nommée vinoroya, d'où l'on extrait une sorte d'eau-de-vie qui produit un faible revenu; mais l'usage en est dangereux, car cette plante est un poison des plus actifs. ANIMAUX Le Kamtchatka ne brille pas beaucoup du côté du règne animal. Le premier rang est dû aux chiens, qui tiennent lieu de chevaux de trait, et dont la peau, après leur mort, sert de vêtements. Les chiens du Kamtchatka sont grands, forts, laborieux; on les nourrit avec de l'opana, composition faite de vieux poisson et d'écorce de bouleau; mais plus communément ils sont obligés de chercher eux-mêmes leur nourriture, c'est-à-dire quelques poissons, qu'ils trouvent dans les rivières produites par les sources chaudes. Le renard vient après le chien. Sa peau est du plus beau lustre, et dans la Sibérie il n'y a point de fourrure qui puisse soutenir la comparaison avec la peau de renard du Kamtchatka. Le bélier de ce pays est un excellent manger; sa peau est d'un très-grand prix, et ses cornes sont aussi un objet de commerce; mais dans ces dernières années le nombre en a beaucoup diminué. La martre zibeline est très-commune au Kamtchatka; les naturels sont constamment à la chasse de cet animal, ainsi que les étrangers. Le nombre des martres apportées l'année dernière (1770) du Kamtchatka au marché se montait à six mille huit cents. La fourrure de la marmotte est très-chaude et très-légère. Les ours sont très-nombreux; leur humeur est assez pacifique, et jamais ils ne font de mal que pour leur propre défense. Les chasseurs sont obligés de chasser l'ours pour leur subsistance; souvent ils reviennent déchirés; mais l'ours tue rarement: il semble que cet animal épargne la vie de son ennemi, quand celui-ci n'est plus à craindre. Il n'y a point d'exemple qu'il ait blessé une femme. Ces animaux sont gras en été, et maigres en hiver. Le _manate_ ressemble à la vache par la tête. Les femelles ont deux mamelles, et tiennent leurs petits contre leur sein. Les Français ont appelé cet animal _lamentin_, à cause de son cri. Sa peau est noire et rude, épaisse comme l'écorce d'un chêne, et capable de résister au tranchant de la hache. Ses dents sont préférées à l'ivoire. Le Kamtchatka en produit annuellement de deux cent cinquante à trois cents livres. La chair ressemble à celle du bœuf parvenu à son entière croissance, et, quand le lamentin est jeune, à celle du veau. On trouve ici des castors. La peau de cet animal est aussi douce que le duvet; ses dents sont petites et bien affilées; sa queue, courte, plate et large, se termine en pointe. On le prend à la ligne, et quelquefois on le tire sous la glace. Le lion de mer est de la taille d'un bœuf; son cri est épouvantable; mais, heureusement pour les navigateurs, c'est un des signes qui annoncent le voisinage de la terre, pendant les brouillards si communs en ce pays. Cet animal est timide; on le harponne, ou bien on le tire à coups de fusils ou de flèches. Le veau marin se trouve en grande quantité près de toutes les îles et de tous les promontoires; il ne s'éloigne jamais de la côte, mais il remonte l'embouchure des rivières pour dévorer le poisson. On se sert de sa peau pour faire des bottines. Les habitants le prennent à la ligne. Le Kamtchatka produit quantité de différentes sortes de poissons, depuis la baleine jusqu'aux plus petites espèces; mais les oiseaux sont en très-petit nombre. HABITANTS INDIGÈNES Les Kamtchadales d'origine se désignent entre eux par le nom d'_Itelmen_, mot qui signifie habitants du pays. Si nous voulions discuter leur origine d'après les formes de leur langage, nous les croirions descendants des Tatares Mongols: leur figure ressemble assez à celle de ce peuple; ils ont les cheveux noirs, la barbe peu fournie, la face large et aplatie. Cette nation n'a aucune tradition sur son origine; elle était nombreuse à l'arrivée des premiers Cosaques, mais ce nombre a depuis lors prodigieusement diminué. Les naturels du Kamtchatka n'ont d'autre subsistance que du poisson, des racines, de la chair d'ours, de l'écorce d'arbre; leur boisson est de l'eau, et quelquefois de l'eau-de-vie, qu'ils paient très-cher aux marchands. Ils ont à présent des habits, avantage dont ils sont redevables aux Européens; mais cet avantage leur a coûté bien cher, si on le met dans la balance avec le traitement barbare et tyrannique qu'ils ont éprouvé de leurs nouveaux maîtres. Leurs femmes ont un penchant extraordinaire pour le luxe, à tel point qu'elles ne font jamais la cuisine sans avoir leurs gants, et qu'aucun motif ne pourrait les décider à se laisser voir par un étranger sans gants et sans rouge, dont elles portent une couche épaisse sur leur hideuse figure. Les Kamtchadales ont deux sortes d'habitations: celle d'hiver s'appelle _jurte_, et celle d'été _balagan_. Toute la religion des naturels consiste à croire que leur Dieu, après avoir d'abord demeuré dans le Kamtchatka, fixa son séjour pendant plusieurs années sur les bords de chaque rivière, et peupla ces lieux avec ses enfants, auxquels il donna pour héritage tout le pays d'alentour, avant de disparaître lui-même pour aller s'établir ailleurs. C'est pour cette raison qu'ils ne veulent jamais quitter un domaine si ancien et d'ailleurs si peu aliénable. Le peuple n'a que des sensations purement animales. Pour lui, le bonheur consiste dans l'inaction et la satisfaction des sens. Il est impossible de persuader à ces hommes grossiers qu'il puisse y avoir aucun genre de vie plus agréable que le leur: celle qu'on mène en Russie ne leur paraît digne que de mépris et de dédain. Il est difficile d'imaginer quel motif peut allumer la guerre entre des hommes si misérables, qui n'ont rien à perdre ni à gagner; mais il est certain qu'ils sont très-vindicatifs. Leurs guerres ne peuvent avoir d'autre objet que celui de faire des prisonniers, pour condamner les hommes à les servir. On ne peut douter cependant que les Cosaques, à leur arrivée, n'aient excité des troubles et des différends parmi eux, dans l'intention de profiter de leurs guerres intestines. La conquête de cette nation a été pour eux une tâche difficile, et, quoique faible et dénuée, elle s'est montrée terrible dans sa défense. Elle a employé le stratagème et la trahison quand la force était sans succès; et s'il est vrai qu'elle soit lâche, il ne l'est pas moins qu'elle est assez peu attachée à la vie pour que le suicide soit très-commun chez elle. On cite des exemples de naturels assiégés par les Cosaques dans leur dernier asile, et qui, n'ayant plus aucun espoir d'échapper, ont commencé par couper la gorge à leurs femmes et à leurs enfants; ils se sont ensuite tués eux-mêmes. L'usage du machomor devient une ressource pour eux en pareil cas; une certaine dose les plonge dans un profond sommeil, qui les prive de toutes sensations et termine leurs jours. C'est une espèce de champignon fort commun dans le pays, dont l'infusion cause l'ivresse et la gaieté, mais dont l'excès produit de fortes convulsions suivies de la mort. CHAPITRE III CAPTIVITÉ ET SÉJOUR DU GÉNÉRAL KOPEC (JOSEPH), EN 1795-1799. Né en Lithuanie vers 1762, Kopec embrassa fort jeune la carrière militaire, et servit dans la cavalerie polonaise, d'abord comme simple soldat. Étant parvenu au grade d'officier supérieur, il fit la campagne de 1792 contre les Russo-Moscovites qui avaient envahi la Pologne, et fut un de ceux qu'on força de s'enrôler dans l'armée de la tzarine Catherine II. Deux ans plus tard, une occasion favorable pour se soustraire à cette violence lui étant présentée, Kopec s'empressa d'en profiter, et, malgré le soin avec lequel on le surveillait aux environs de Kiow, il parvint le premier à se joindre, avec son corps, aux insurgés de la Pologne commandés par le célèbre Kosciuszko. Ayant pris alors le commandement d'une brigade, il servit pendant le reste de cette campagne, et se fit surtout distinguer au premier siége de Varsovie, que les Prussiens furent forcés d'abandonner; mais, blessé à la bataille de Maciciowice, il tomba, avec les autres généraux polonais, entre les mains des Moscovites et fut condamné à être exilé en Sibérie. Rentré sous le règne de Paul Ier dans son pays, le général Kopec mourut en 1830, laissant un manuscrit qui contenait ses mémoires. La principale partie de ces mémoires, traduite du polonais par M. L. Chodzko, ayant paru il y a quelque temps, nous donnons ici les détails qui se rattachent à la captivité et au séjour de l'auteur dans la presqu'île de Kamtchatka. I Kiow, Smolensk, Moscou, Kazan (villes). Voici d'abord comment l'auteur raconte son arrivée à Kiow, ville autrefois polonaise, où il fut transporté quelques jours après la malheureuse bataille de Maciciowice, livrée le 10 octobre 1794. On me sépara sur-le-champ de mes compatriotes, et on m'enferma dans un bâtiment vieux et humide. Le factionnaire ne devait me parler sous aucun prétexte. L'officier à qui était confiée ma surveillance m'amena sa femme en me disant qu'elle me vendrait un bonnet fourré pour me garantir du froid; je me privai du dernier argent qui me restait pour faire cet achat. Le sixième jour de ma captivité, on m'éveilla à minuit pour me jeter dans une _kibitka_ (voiture) grande comme un coffre, garnie au dehors avec des peaux de bœuf, et au dedans avec du fer. Cette kibitka avait une petite ouverture qui servait à faire passer la nourriture qu'on me donnait. On me traitait avec une cruauté toute spéciale, on me regardait comme un grand criminel, et les horreurs du secret n'étaient pas suffisantes pour moi; je n'eus plus de nom, et on me désigna seulement par un numéro! Je voyageai sept jours et sept nuits dans cette kibitka; mes blessures étaient encore saignantes, et je n'avais qu'un peu de paille pour reposer ma tête. A Smolensk, le peuple se pressait en foule pour voir ce qu'on avait pu renfermer dans ce coffre au-dessus duquel étaient assis deux soldats armés jusqu'aux dents; je fus déposé dans une grande chambre d'où j'entendais des gémissements et le bruit des armes. Après avoir franchi un long corridor, je fus poussé dans une espèce de niche, faiblement éclairée par une lampe, et gardée par plusieurs soldats. Le jour n'arrivait jamais jusqu'à moi, et les soldats ne proféraient pas une parole. Le sommeil m'abandonna complétement, et je vécus ainsi quatre semaines. Le quinzième jour, le commandant de la prison vint me visiter; ce commandant était un tigre à face humaine, et on l'avait chargé du martyre des Polonais; il me fit sortir de ma niche et me força à parcourir avec lui plusieurs rues de la ville; j'avais des vertiges, je marchais au hasard, je ne voyais rien, je pensais qu'on me conduisait à la mort. Enfin nous arrivâmes devant un grand bâtiment, et le commandant me dit que c'était le palais de la tzarine et que j'allais m'y divertir. On m'introduisit dans une salle où se tenaient des juges autour d'une table. On me fit asseoir, et on commença à m'interroger sur ma naissance, ma religion et les circonstances de ma vie. Voici les questions qu'on me fit, ainsi que mes réponses. «Avez-vous prêté serment? --Pendant vingt ans que j'ai été au service j'ai prêté serment plusieurs fois. --Mais quel a été le dernier serment que vous avez prêté? --Le dernier, le plus important, c'est celui où j'ai promis de donner à ma patrie jusqu'à la dernière goutte de mon sang, et où j'ai promis de supporter avec courage tous les tourments. --Mais il ne s'agit point de cela. Dites-nous si vous avez prêté serment de fidélité à l'impératrice notre auguste souveraine? --Le serment a été arraché par la force et la violence. --Et vous n'attachez aucune importance à ce serment? --L'amour de ma patrie me commande de l'oublier.» A ces mots les juges se levèrent de leurs siéges et me firent ramener dans ma prison. Trois jours après je reparus devant les juges, qui m'adressèrent les questions suivantes: «Qui vous a annoncé le mouvement révolutionnaire de Cracovie? Quels hommes étaient de connivence avec vous? et de qui avez-vous reçu des secours? --Je ne puis répondre à ces questions; mais ce que je puis dire, c'est qu'aucun citoyen n'était de connivence avec moi, et que personne ne m'a donné de secours, car j'étais peu connu. En rejoignant mes compatriotes j'ai été guidé par l'amour de ma patrie; je suis militaire, j'ai fait mon devoir; je suis blessé, j'ai été fait prisonnier, et on me traite comme un criminel!» On me fit écrire tout ce que j'avais dit, et on me transporta dans une vaste salle éclairée par quarante croisées et munie de quatre poêles. Le froid me saisit, et je tombai dangereusement malade; je demandai un confesseur, on me le refusa: je pensais que j'allais mourir sans me réconcilier avec Dieu, mais je n'étais qu'au commencement de mes épreuves! Ma maladie fit en quelques jours des progrès si rapides qu'on eut enfin pitié de moi, et qu'on me transporta dans une chambre plus petite et plus chaude. Ma croisée, qui donnait sur le cimetière, était grillée, et de mon lit de douleur je voyais des enterrements et j'entendais le chant des popes (prêtres schismatiques). Quoique mes jours fussent en péril, on me traitait avec la même rigueur. Pendant ma maladie, on amena plus de trois mille prisonniers polonais; la cruauté, les mauvais traitements qu'on exerça sur eux en firent périr la moitié. Le commandant, croyant que ma fin approchait, me dit que Szmigielski, mon ancien valet de chambre, se trouvait à Smolensk depuis trois mois. Ce bon serviteur, après la bataille de Maciciowice, obtint un passeport de Souvaroff, général russe, réunit quatre cents ducats (ayant chacun onze francs de valeur), et se mit à parcourir le pays pour me chercher. Arrivé à Smolensk, il fut instruit de mon sort; il s'adressa au commandant, qui, après s'être fait payer son obligeance, lui permit de me voir. Notre joie fut au comble. Szmigielski n'avait dépensé que cent ducats dans ses voyages, et le reste servit à rendre ma position plus supportable. Après quatre mois de séjour à Smolensk, un ordre de Catherine II vint disperser les Polonais sur différents points. On me réservait, à moi, le plus rude châtiment, et l'on m'envoya au fond du Kamtchatka. Il fallut me séparer de mon brave valet de chambre, on m'y contraignit, et depuis lors je n'ai pu savoir ce qu'il était devenu. Je partis la nuit dans une kibitka; un officier, quatre sous-officiers et quelques soldats m'escortaient. Nous voyageâmes cinq jours et cinq nuits sans nous arrêter. On me fit traverser Moscou sans voir la ville, puis on me conduisit à Kasan, et de là à Irkoutsk (Sibérie). Dans le trajet de Smolensk à Irkoutsk, trois soldats de l'escorte moururent, et en voici la cause: comme ils étaient presque toujours dans un état complet d'ivresse, ils tombaient du haut de la kibitka où ils étaient assis; ces chutes donnaient des secousses affreuses à ma triste voiture, et sans mon sac de paille j'aurais eu la tête brisée. Pendant mon séjour à Kasan, on me mit dans une chambre dont la croisée donnait sur la rue; je vis passer plusieurs de mes compatriotes, qui m'instruisirent des événements que ma captivité me laissait ignorer. Malheureusement on surprit bientôt mes intelligences avec le dehors, et l'on cloua des planches devant ma croisée. A travers la petite ouverture qui était pratiquée dans ma kibitka, je vis, sur la route de Kasan à Tobolsk, une grande quantité d'hommes marqués au front et à qui on avait coupé le nez. Un jour, je me sentis tellement malade que je demandai à l'officier de nous arrêter pendant quelques heures; il me répondit que si je mourais il porterait mon cadavre à sa destination, et que si l'escorte était arrêtée par des brigands pour me délivrer, il avait ordre de me tuer avant qu'on s'emparât de moi. II Nijni-Oudinsk (ville).--Irkoutsk (ville).--Kiringa (colonie).--Yakoutsk et Okhotsk (villes).--Générosité d'un marchand.--Embarquement.--Naufrages.--Iles Kouriles. J'arrivai à Nijni-Oudinsk dans un état de souffrance impossible à décrire. Après avoir pris un peu de repos, nous nous remîmes en route, et nous arrivâmes à une colonie distante de 300 werstes (60 lieues) de Irkoutsk. Là on joignit à notre convoi cinq Polonais, dont l'un était le dominicain de Minsk (religieux), et les quatre autres, de pauvres gentilshommes des environs d'Oszmiana, ville de Lithuanie. Ces derniers étaient innocents de tous délits politiques; mais comme ils portaient le nom de riches magnats, qui avaient été arrêtés et qui s'étaient rachetés, on avait pris les pauvres en compensation. La nuit suivante, au moment où tout était prêt pour le départ, l'officier fit semblant d'avoir des attaques de nerfs; il avait été volé, disait-il; on lui avait pris son portefeuille avec tout l'argent destiné pour notre voyage; ces sommes lui étaient confiées par le gouvernement, et il pleurait, il se roulait et s'agitait comme un possédé. L'officier, avant la nuit, avait enfoui le portefeuille sous terre, et pour qu'on n'eût aucun soupçon, il joua la comédie que je viens de rapporter. Mais, non content des attaques de nerfs, il alla faire sa déposition aux autorités; il exigea qu'on visitât ses effets et les nôtres; on ne trouva rien, bien entendu; seulement l'un des juges-instructeurs vola une montre au pauvre dominicain. L'officier se fit donner des certificats par les marchands de la ville, qui constataient que ce genre d'accident était très-fréquent. Le gouvernement renvoya de l'argent, et nous voyageâmes plus vite pour regagner le temps perdu. Après cinq mois de voyage, nous arrivâmes à Irkoutsk; cette ville est baignée par le fleuve d'Angora, qui prend sa source dans les montagnes de la Chine. Le commandant de la ville vint au-devant de nous, et à l'instant tous les prisonniers furent séparés. On me logea chez un marchand, et je me serais cru en paradis si je n'avais été prisonnier. Le commandant était plein de compassion; chaque jour il m'envoyait des mets de sa table. Un médecin vint me voir; il me saigna et me donna quelques médicaments en me recommandant de les ménager, car plus loin, disait-il, je ne trouverais ni médecin ni médicaments. Il me demanda ce que je prenais le matin. Je lui dis qu'autrefois je prenais du café, mais que j'en avais oublié le goût, tant il y avait longtemps que je n'en avais pris. Au moment de mon départ, il m'envoya un grand sac de cuir, bien attaché, en disant que je pourrais me servir des plantes médicinales qu'il contenait. Quelle fut ma surprise lorsque, plus tard, en ouvrant le sac, j'y trouvai du café moulu et un pain de sucre! Ces deux denrées coûtent très-cher à Irkoutsk. De son côté, le commandant vint me souhaiter un bon voyage, et m'offrit une belle fourrure de cerf, qui fut mise dans ma kibitka; je lui témoignais mon étonnement, car la saison était chaude et le froid semblait éloigné; mais il me dit que dans les contrées que j'allais parcourir, l'atmosphère était toute différente, et qu'après quelques jours de route je sentirais le froid. En effet, cette fourrure me fut de la plus grande utilité. Après avoir traversé des déserts, nous arrivâmes à une colonie appelée Kiringa. On me donna une chambre assez commode, dont les fenêtres, au lieu de vitres, avaient du mica aussi transparent que du verre. En examinant cette fenêtre, je vis des vers écrits en russe, et tracés par la main de la princesse Menzikoff, qui avait accompagné son mari dans son exil, et qui mourut de désespoir, vers le milieu du XVIIIe siècle. Plus tard, on me conduisit à Yakoutsk; je passai l'hiver et le printemps dans cette ville, où je trouvai le colonel S..., connu par ses atrocités. Après avoir commis bien des crimes en Pologne, il obtint de se faire nommer commandant de Yakoutsk. Je rencontrai un jour à dîner, chez le commandant, plusieurs de mes compatriotes; mais dès que la saison le permit, on nous sépara pour nous envoyer dans différentes directions. Notre convoi se composait de quatre mille chevaux; on m'en donna quatre pour mon usage. Le trajet que nous devions parcourir de Yakoutsk à Okhotsk était de 3,000 werstes (650 lieues de France), et cependant là n'était pas le terme de notre voyage. Il n'y avait aucune route tracée; tout l'espace était coupé par des vallées, par des côtes escarpées ou par quelques ruisseaux bien rares. Des ossements de chevaux qui avaient été dévorés par les ours, servaient de signes de parcours. Le prince Mischinskoï, qui venait d'être nommé commandant d'Okhotsk, faisait partie de notre convoi, ainsi que plusieurs marchands; nous avions aussi des militaires. Le prince, qui était dur et impertinent avec tout le monde et qui manqua à plusieurs des nôtres, se vit tout à coup abandonné de tous; force lui fut de faire des excuses; car en voyageant seul il aurait pu être dévoré par les ours. Sur les bords de l'Aldon se trouvait un cimetière où nous remarquâmes plusieurs tombes dont les inscriptions portaient le nom d'un voyageur ou d'un exilé. En côtoyant la mer, nous nous approchâmes d'Okhotsk. Le commandant prit à l'instant possession de sa nouvelle autorité, et les habitants se prosternèrent devant lui comme devant une divinité. J'espérais, d'après ce qu'il m'avait dit, être traité avec quelque douceur; mais on me mit dans une cabane de matelots, et sous leur surveillance. Okhotsk est bâti sur un banc de sable, entre la rivière d'Okhota et la mer. Cette ville se compose, en tout, d'une soixantaine de maisons habitées par des courtiers, des marchands, des employés du gouvernement, et quelques matelots qui construisent les bâtiments. Il y a une église schismatique et un pope. Quand la mer refoule les eaux de l'Okhota, les maisons sont submergées. Le commandant me permit de me promener souvent au bord de la mer, pour que je m'habituasse à l'air humide. Un jour, dans une de mes promenades solitaires, je m'assis sur un tronc d'arbre renversé, et je me mis à contempler cette majestueuse nature. Tout à coup j'aperçus un jeune homme, beau, élégamment vêtu, qui venait dans ma direction. Sa vue produisit sur moi une si étrange impression, que je crus un moment qu'il sortait du fond des eaux. Cet homme, en m'approchant, me demanda à quelle nation j'appartenais. «A la plus malheureuse, répondis-je.--Vous êtes donc Polonais,» me dit-il. Puis il ajouta: «Je connais la Pologne; je m'intéresse à sa cause... Je suis marchand et envoyé par la chambre de commerce d'Irkoutsk pour expédier des marchandises par l'Océan; ensuite je reviendrai en Russie. Si vous avez une famille et des amis, écrivez-leur, et je vous promets que vos lettres leur parviendront. En vous faisant cette offre, je ne me dissimule pas les dangers auxquels je m'expose; mais le profond intérêt que vous m'inspirez l'emporte sur tout. En rentrant chez vous, vous trouverez tout ce qu'il faut pour écrire; vos gardiens seront payés par moi, ainsi ils ne vous trahiront pas.» Il me fit plusieurs questions, puis il me dit: «Ne faisiez-vous pas partie d'un complot contre la vie de Catherine II? jamais on n'a envoyé de prisonniers dans ce pays.» Je répondis que non, et que tout mon crime était d'avoir été plus zélé et plus dévoué que beaucoup d'autres. A mon tour, je lui demandai s'il connaissait le sort qu'on me réservait. «Non, me dit-il, car la terre finit ici; cependant comme il existe une presqu'île qu'on appelle le Kamtchatka, il serait possible que vous fussiez envoyé jusque-là. Peut-être la Providence vous délivrera-t-elle un jour; mais que d'incertitudes!» Ce brave marchand me donna un sac de tabac à fumer, ce qui est très-précieux dans ces contrées; puis un sac de biscuits et quelques bijoux de peu de valeur. Il me conseilla d'acheter des bijoux le plus que je pourrais, me disant que l'argent ici n'était rien, et que les objets fabriqués étaient tout. Il prit mes lettres, qui parvinrent en Pologne. J'avais adressé, par cette précieuse occasion, une pétition à Catherine II; ce fut Paul Ier qui la reçut, car Catherine n'était plus. Cette pétition me rendit à la liberté; mais je n'en reçus la nouvelle qu'un an après. Avant de partir pour le Kamtchatka, car c'était là le lieu de ma destination, j'achetai une quantité de petits bijoux; mes deux années de solde de prisonnier, que je venais de toucher, m'avaient mis à même de faire ces achats. Hélas! tout fut perdu dans un naufrage. Le moment de partir était venu: deux vaisseaux quittèrent d'abord la rade, l'un pour la Nouvelle-Hollande, et l'autre pour l'île Saint-Élie. La matinée était belle et sereine; le soleil éclairait l'horizon; le vent soufflait de terre, tout semblait favoriser la sortie du port. Mais à peine les embarcations avaient-elles fait deux milles, qu'un orage s'éleva; deux chaloupes furent submergées, quinze hommes périrent et quinze autres se sauvèrent à l'aide des cordes qu'on leur avait jetées d'un bâtiment. Le lendemain, les flots rapportèrent les cadavres. Quel triste augure pour moi, qui regardais ce spectacle, et qui allais m'embarquer dans quelques heures! Le bâtiment qui devait m'emmener mit à la voile, et je partis. Ce bâtiment, qui appartenait à la compagnie d'Irkoutsk, allait à la découverte de nouveaux pays, et devait faire un grand achat de fourrures. Notre équipage se composait de quatre-vingts hommes. Un matelot était commis à ma garde. Cet homme avait été capitaine; mais on l'avait dégradé parce qu'il avait perdu une chaloupe dans la guerre de Suède. Je lui abandonnais, chaque jour, ma portion de viande et de poisson, car je dînais avec les marchands; mes procédés l'attachèrent à moi, et c'est à lui que je dus mon salut. Au moment où les voiles déployées poussaient au large, le vaisseau rencontra un fragment de rocher; le choc fut si violent, que plusieurs passagers furent renversés, et d'autres seraient tombés à la mer, s'ils ne s'étaient cramponnés aux cordes. Nous passâmes un jour et une nuit, tantôt avançant, tantôt reculant; enfin, après huit jours d'incertitude, nous perdîmes de vue le port. Il m'était impossible de dormir, et je souffrais cruellement de cette insomnie, quand mon matelot eut l'idée de me faire donner un hamac; je me mis dedans, et je parvins à trouver le sommeil. Deux Kamtchadales moururent le même jour, et on leur fit les cérémonies en usage sur mer. Le pope lut les prières; puis les morts furent placés dans des sacs de cuir remplis de pierres, et on les jeta dans la mer l'un après l'autre. Le temps était redevenu si calme à ce moment, que le vaisseau était presque immobile. Nos yeux plongeaient dans l'abîme, et nous pûmes voir les animaux marins qui se disputaient les deux sacs et les deux cadavres. Pendant trois heures le vaisseau resta dans la même position. Quelques passagers nous dirent que ce calme plat annonçait que Dieu jugeait les morts. Après le coucher du soleil, une brise légère enfla les voiles. Nous vîmes aussitôt la mer couverte de poissons: c'est un signe d'orage, dirent les matelots. A peine avaient-ils prononcé ces mots, qu'une vague nous frappa avec violence et renversa plusieurs des nôtres; puis les matelots virent un oiseau de terre qui s'était perché sur le mât. Nous commençâmes à nous alarmer sérieusement, parce que nous nous étions crus loin de terre. Un matelot grimpa au mât, s'empara adroitement de l'oiseau et lui cassa une aile; comme l'oiseau criait de toutes ses forces, les autres matelots prirent des cordes et en appliquèrent vingt coups à leur camarade, en disant que les divinités maritimes se vengeraient d'une cruauté inutile. Les vagues enflaient d'une minute à l'autre; on hissa les voiles. Le capitaine ne pouvait prendre aucune direction; les vagues couvrirent bientôt le pont du vaisseau. On ne pouvait plus faire de feu, et nous étions mouillés, transis de froid et exténués de fatigue. Le capitaine pensa que nous étions près des îles Kouriles. Nous restions depuis quarante-huit heures dans la même position, quand, au lever du jour, nous aperçûmes des rochers et des animaux de différentes espèces. Les vagues étaient moins furieuses; les matelots grimpèrent aux mâts sans savoir quel était le pays dont nous nous approchions. Ce que nous craignions, c'était d'aborder dans une des îles du Japon, où tant de vaisseaux avaient péri. Le capitaine ordonna le sondage; le sondeur cria qu'il y avait quatre-vingts toises; un quart d'heure après, il n'y en avait que quarante. Le bâtiment allait donc inévitablement échouer; mais par bonheur les bords étaient sablonneux, et nous échouâmes sans trop d'avaries. Le capitaine ordonna de jeter l'ancre; mais il était trop tard: le vaisseau échoua; les cordes se rompirent et les mâts se brisèrent. L'eau entra dans le bâtiment; bientôt nous allions être submergés! Plusieurs des nôtres se jetèrent à la mer pour essayer de se sauver, les femmes et les enfants périrent. Mon matelot, qui était fort et vigoureux, se saisit de deux pieux en fer, longs de six pieds; il m'en donna un, garda l'autre en me disant que nous leur devrions notre salut; puis il m'entraîna dans le magasin où l'on mettait les cordes et le goudron. Il se goudronna depuis les pieds jusqu'à la tête; il me fit la même opération, et je me laissai faire, confiant en son expérience. «Maintenant, me dit mon matelot, sortons d'ici et suivez-moi, et surtout obéissez-moi.» Il s'approcha d'un mât renversé, se mit à cheval dessus, me dit d'en faire autant et de ne pas lâcher le pieu qu'il m'avait donné. «A présent, ajouta-t-il, tenez-vous bien ferme: nous allons nous jeter à la mer.» Il n'y avait que trois pieds d'eau; mais nous aurions eu la plus grande peine à nous en tirer, parce que nos jambes entraient dans le sable; cependant il nous restait plus de mille pas à faire pour gagner la terre que nous voyions devant nous. Nos forces étaient tellement épuisées, que nous fûmes forcés de nous arrêter un instant. Nous regardâmes derrière nous, et nous vîmes que les vagues furieuses ébranlaient le vaisseau et arrivaient sur nous. Mon matelot, aussi expérimenté que courageux, enfonça mon pieu dans le sable, en fit autant avec le sien, et me dit de me cramponner à lui et de mettre un genou par terre. La vague passa par-dessus nos têtes, alla se briser sur le bord, et revint encore aussi impétueuse au-dessus de nos têtes. Je fus tellement étourdi, que je faillis abandonner mon pieu. «Le plus grand danger est passé, me dit mon matelot; il viendra bien encore une vague, mais celle-ci ne sera rien.» Tout se passa comme il l'avait prédit, et nous fûmes sauvés. Je sentis enfin la terre sous mes pieds, et je m'assis, ou plutôt je me couchai, exténué de fatigue. La tête me tournait; j'étais dans un état de stupeur incroyable. Quand j'eus repris mes sens, mes yeux purent contempler le triste spectacle de notre naufrage! Notre bâtiment avait échoué sur le sable, et le capitaine, dans une attitude désespérée, était encore sur le pont avec son monde. Sur ces entrefaites, nous vîmes des habitants de l'île qui venaient dans notre direction. Notre premier sentiment fut de l'effroi; car nous ne savions à qui appartenait cette race d'hommes. Le capitaine fit chercher tout ce qui restait d'armes, et l'on se mit en garde, après avoir envoyé quelques matelots bien armés au-devant des habitants. On ne tarda pas à s'entendre, et nous apprîmes que nous étions dans les îles Kouriles, qui avaient déjà quelques relations avec la Russie. Plus tard, le capitaine, trente hommes armés et moi, nous allâmes plus avant dans les terres; nous traversâmes de petites rivières sur des barques de cuir, et nous arrivâmes dans une colonie dont plusieurs maisons sont recouvertes en peaux de cerf, et bariolées de différentes couleurs. Les habitants préparent leurs repas dans des vases en fer, que les Russes leur avaient procurés. Leurs mets se composaient de graisse de chien marin, de cheval et de grenouilles. La vue de ces mets nous rebutait; mais, pour ne point irriter ces sauvages, nous mangions en leur présence des limaçons rôtis, chose assez friande, et qui nous dispensait de goûter à leur affreux mélange. Nous les invitâmes à venir sur le bâtiment, et nous leur fîmes manger des produits européens, car nous n'avions pas tout perdu dans le naufrage. Ce procédé les rendit très-reconnaissants, et ils nous aidèrent puissamment à réparer les avaries du vaisseau. Bientôt nous pûmes nous remettre en mer, et, après quelques jours de navigation, nous abordâmes les côtes du Kamtchatka. III Kamtchatka (presqu'île)--Bolscheretzkoï (ville).--Délivrance de l'auteur et ses suites.--Départ.--Ygiguinsk (colonie).--Okhotsk et autres villes de la Sibérie.--Moscou.--Minsk.--Vilna. Au moment du débarquement, nous vîmes une foule de Kamtchadales qui accouraient pour nous voir. On distinguait au milieu de tous le commandant, vêtu à l'orientale. On me présenta à lui: je lui dis que j'espérais que mes malheurs m'attireraient sa pitié et son intérêt. Il me répondit: «Je suis homme, cela suffit; je ferai tout ce qui dépendra de moi.» Il me mena dans sa demeure, et m'offrit d'excellent thé avec du lait de biche. Sa femme entra brusquement; mais le commandant la fit aussitôt sortir: la pauvre créature était folle. Cette femme appartenait à une ancienne famille polonaise établie dans la Petite-Russie. Le commandant me mena ensuite dans une chaumière où je devais loger. «Ne soyez pas étonné, me dit-il, nous n'avons point ici d'autres habitations.» Ma chambre contenait une petite table en pierre, des bancs tout autour et une cheminée au milieu. Les croisées étaient en mica, et dans le haut il y avait un morceau de glace très-transparente, ce qui remplace le verre, toujours dangereux à cause des éruptions volcaniques. Je faisais des promenades au bord de la mer, où je voyais, quand le temps était à l'orage, toutes sortes d'animaux extraordinaires: c'étaient des baleines, puis des lions, des chevaux, des vaches, des chiens marins. Quand je m'avançais pour ramasser des coquillages, j'étais souvent inquiété par de grosses pierres qu'on me lançait je ne sais d'où. Je cherchai d'où venaient ces pierres, je vis que c'étaient des ours qui me les jetaient pour me tuer et me dévorer ensuite; je cessai mes promenades de ce côté. En automne, la mer est très-houleuse dans ces contrées. La terre tremble lorsque les flots se brisent contre ses bords. Les journées sont sombres, et les nuits tout à fait noires. Pendant le flux et le reflux, les chiens, qui se nourrissent de poisson, poussent des cris plaintifs, et les ours leur répondent. Les volcans, pendant cette crise de la nature, vomissent du feu et des cendres. L'exil dans ce pays était un supplice au-dessus de mes forces; mais comment fuir? Mon hôte et gardien était aussi un exilé; je lui confiai mes projets, je lui demandai ses conseils; non-seulement il consentit à m'aider, mais il me dit qu'il s'enfuirait avec moi. Nous devions partir dans deux traîneaux attelés de sept chiens; les chiens, dans ce pays, marchent intrépidement aux bords de la mer; nous arriverions ainsi dans le pays de Tchouktschi, voisin de l'Amérique septentrionale; mais avant l'exécution de notre projet, je reçus l'ordre de ma délivrance. J'étais donc libre, j'allais revoir la Pologne! hélas! j'en étais bien loin, mais l'espoir me soutenait. Je m'embarquai par la première occasion; ma traversée ne fut pas plus heureuse que l'autre. L'eau douce nous manqua, et nous fûmes obligés de relâcher dans le port de Bolscheretzkoï, où nous restâmes quelques jours. Je trouvai là des Sibériens, des Moscovites et quelques exilés. Dès qu'on sut que j'étais Polonais, on me dit que c'était dans ce pays que Beniowski avait été exilé; on me raconta son séjour, sa fuite; on me parla des Kamtchadales qui l'avaient accompagné et qui étaient arrivés avec lui jusqu'à Paris, et il se trouva que ces mêmes Kamtchadales avaient été mes gardiens pendant mon exil. [Ici l'auteur raconte en peu de mots l'histoire du même prisonnier, dont on trouvera les détails dans notre publication intitulée: _Vie et Aventures du comte Maurice-Auguste Beniowski_.] Les Kamtchadales, poursuit-il, qui avaient suivi Beniowski, finirent par rentrer dans leur patrie, et c'étaient précisément ceux qui avaient été mes gardiens, comme je l'ai dit tout à l'heure. Je reviens à ma propre histoire. Avant que je reçusse l'ordre qui devait me délivrer, j'étais plongé dans une affreuse tristesse; je croyais ne jamais revoir ma patrie, je me voyais déjà victime d'un lâche assassinat. Un jour mon hôte entra chez moi, pâle d'émotion, en me disant qu'un vaisseau approchait du port. «Doit-on se réjouir? lui dis-je.--Mais on ne sait si c'est la joie ou la douleur qu'il apporte,» reprit-il. Deux heures après, le commandant et le capitaine du vaisseau vinrent chez moi; je pensai qu'ils m'apportaient mon arrêt de mort; ils m'annonçaient que Paul Ier me rendait la liberté. Je ne pouvais croire à leurs paroles; il me semblait voir de ma fenêtre un bûcher allumé; j'allais mourir, je le croyais, et la foule qui accourait dans la direction de ma maison augmentait ma certitude; on accourait pour voir mon supplice! Le commandant et le capitaine ne savaient comment me persuader. «Tant mieux, m'écriais-je toujours, je ne souffrirai plus!» Enfin, le capitaine tira de sa poche un papier et me le fit lire; c'était l'ordre qui rendait à la liberté Kosciuszko, Waswrzecki, Niemcewiz, Potocki, etc., chefs des Polonais insurgés. Je ne doutai plus, et je m'abandonnai à la joie. Je voulus quitter ma chaise pour prendre les mains du capitaine et lui témoigner ma reconnaissance, mais je tombai à terre sans mouvement. Le commandant fit apporter une liqueur forte qui ressemble à l'esprit-de-vin et qu'on fait avec les herbes du pays; on ouvrit ma bouche, que je tenais convulsivement serrée, et on me fit avaler quelques gouttes de cette liqueur, qui me ranimèrent un peu; mais j'étais comme un homme ivre. Ensuite on me saigna avec une espèce de lancette en pierre très-fine et très-aiguë; il ne sortit que fort peu de sang. Quelques moments après, je repris mes sens, et je demandai au commandant la permission d'aller me promener au bord de la mer. «Vous êtes libre maintenant, me dit-il, et il dépend de vous de vous promener seul ou de vous faire accompagner.» Ces paroles, plus que tout, me donnèrent la conscience de ma liberté. Je me rendis au bord de la mer avec mes deux gardiens. Ma pauvre tête était dans un grand désordre. Les vagues, les oiseaux qui volaient au-dessus de la mer me semblaient des processions qui venaient au-devant de moi; je voyais des prêtres qui portaient la croix; j'entendais des chants polonais.... Je courus pour saisir cette vision, et je me serais jeté dans la mer si mes gardiens ne m'avaient retenu. En revenant de ma promenade, j'eus peine à traverser la foule qui se pressait devant ma maison; tout ce monde voulait me voir pour me féliciter. Les femmes m'offrirent des fruits et des poissons. Je trouvai sur ma table de pierre un petit pain de sucre, une bouteille de rhum et un paquet de bougies. Le cadeau m'avait été fait par un marchand qui se trouvait à bord. Mon hôte m'annonça que le ministre de la religion allait venir chez moi avec les chantres de l'église. Le prêtre, âgé de quatre-vingts ans, arriva dans ses habits sacerdotaux et suivi de six chantres. Pour le recevoir plus dignement, j'allumai des bougies et je sortis de mon portefeuille une petite image de saint Jean-Baptiste que j'avais achetée en Russie. Le prêtre commença par chanter les quatre évangiles, et les chantres lui répondirent. Tous les assistants pleuraient d'attendrissement, et moi, qui ne me souviens guère d'avoir pleuré, je me mis à sangloter en poussant de grands cris. Ces larmes me soulagèrent, j'eus moins d'oppression, et ma tête si bouleversée revint à la raison. Ne sachant comment témoigner ma reconnaissance pour toutes les bontés qu'on avait pour moi, je proposai de faire du punch; cette proposition fut bien accueillie, et pendant qu'on savourait cette excellente boisson, le prêtre et le commandant disaient qu'ils n'avaient plus l'espoir de revoir leur patrie. «Et vous, ajouta le commandant en se tournant vers moi, vous serez forcé de rester ici encore trois ans.--Je suis donc trahi! m'écriai-je avec effroi.--Non, répliqua-t-il, mais le vaisseau qui vous apportait la liberté repart demain et ne reviendra que dans trois ans; c'est alors qu'il vous emmènera.» Les sibylles et les devineresses jouent un grand rôle dans ce pays, et on les consulte même à défaut de médecin. Le commandant en fit venir deux pour qu'elles me dissent mon avenir. Elles arrivèrent le soir, vêtues d'une façon singulière, toutes couvertes de coquillages et de souris empaillées. Leurs visages étaient tatoués. L'une d'elles brûla un os au-dessus d'une lampe, et l'autre sautait, regardant le ciel en pirouettant, puis rentrant pour dire à sa compagne ce qu'elle avait vu. Le commandant, à l'aide d'un interprète, leur demanda ce qu'elles pensaient de mon avenir? «Je pense, répondit celle qui brûlait un os au-dessus de la lampe, qu'il arrivera sous peu un vaisseau portant des hommes de différentes couleurs et qu'on n'avait pas vus depuis bien longtemps. Nous nous réjouissons peu de la présence de cet étranger, car nous le voyons debout sur le seuil, vêtu de blanc et emportant ses effets.» La société se sépara, et je restai plongé dans mes pensées. Je perdis le sommeil, j'avais des oppressions, et mes forces m'abandonnaient. Quelques jours après, le commandant vint m'annoncer qu'un bâtiment anglais, sans mât et séparé de sa flotte, entrait dans le port, portant des dépêches qui devaient être expédiées à l'ambassadeur anglais qui résidait à Saint-Pétersbourg. Le commandant était dans un grand embarras; il n'avait point de bâtiment disponible, et il fallait exécuter les ordres sur-le-champ, car l'Angleterre était en paix avec la Russie en ce moment. Pour obvier à ces difficultés, on répara le bâtiment en toute hâte, et il put se rendre à sa destination. Dans les premiers jours de novembre, les bords de la mer furent pris par les glaces; toutefois le commandant conçut le projet de faire une expédition aventureuse à Okhotsk. On avait tenté sans succès plusieurs expéditions de ce genre; mais les unes avaient péri par le froid, et les autres avaient été attaquées par les Tschouktschi. Le commandant prit, pour cette expédition, trois cents chiens et cerfs, plusieurs interprètes bien armés, puis du poisson salé et des provisions de tous genres. Le voyage qu'il allait entreprendre par terre était deux fois plus long que par mer et bien autrement dangereux. Je le priai néanmoins de m'emmener avec lui; mais il s'y refusa, en me disant que je ne pourrais pas supporter la fatigue et la rigueur du froid; cependant j'insistai tellement qu'il finit par y consentir. Il fit faire des traîneaux dont l'intérieur était garni de peaux d'ours et de cerfs, et dont la forme ressemblait à celle d'un carrosse. Nous partîmes dans le milieu du mois de novembre 1798. J'avais dans mon traîneau deux grands chiens à longs poils; sans eux j'aurais gelé de froid. Treize chiens tiraient chaque traîneau, mais un seul servait de guide. Un Kamtchadale s'assied devant; comme il est muni de patins, il préfère souvent marcher, et court aussi vite que le traîneau; il tient dans sa main un long bâton ferré, garni de clochettes en haut; le fer du bâton sert pour arrêter les traîneaux, et les clochettes remplacent le fouet; les chiens redoutent ce bruit plus que tout autre. Le chien qui est en tête se retourne à chaque instant pour recevoir les ordres du conducteur. Rien de plus difficile que de s'orienter, car il n'y a aucune route tracée: tantôt il faut côtoyer la mer, et tantôt il faut gravir les montagnes. Avant notre départ, le prêtre nous bénit, et il me donna une médaille d'argent avec une croix autour de laquelle était gravée cette inscription: «Nous te disons adieu, en attendant notre deuxième résurrection.» Nous étions trente hommes et cent chiens. Quand nous eûmes gagné la mer Glaciale, toute la suite cria à tue-tête et agita les clochettes; les chiens effrayés partirent comme l'éclair. Quand ils sont trop fatigués, ils vont moins vite, et le soir on leur donne pour toute nourriture un petit poisson sec. Le sixième jour nous approchâmes d'une colonie. Les habitants nous parfumèrent dès notre arrivée, dans la crainte que nous ne leur apportassions la petite vérole. Le prêtre nous avait accompagnés dans ce périlleux voyage avec l'intention de revenir après la première halte. Après trois jours de repos, le prêtre nous quitta, et nous nous remîmes en route. Pendant quinze jours nous ne vîmes aucune habitation: tout à coup nous rencontrâmes une bande de Tschouktschi, et nos interprètes nous dirent que c'étaient ceux qui haïssaient les Sibériens et les Moscovites, mais que nous pourrions les adoucir en leur donnant du tabac et quelques petits bijoux. Par ce moyen nous échappâmes à la cruauté de ces sauvages. Mais, tout en faisant les cadeaux, nos interprètes, qui connaissaient parfaitement les Tschouktschi, leur dirent qu'ils escortaient un illustre prisonnier, victime du tzar; que ce prisonnier avait été puni parce qu'il aimait sa patrie et qu'il avait combattu pour elle. Cela fit sur eux la plus grande impression, et nous pûmes continuer notre route sans danger. Nous arrivâmes à une colonie appelée Ygiguinsk. Là, je tombai malade et faillis mourir: un soldat me saigna et me tira deux bouteilles de sang. J'étais d'une extrême faiblesse, et il fallait se remettre en route au milieu d'une neige qui rendait les chemins impraticables; puis, nos provisions finissaient, et nos chiens se dévoraient entre eux pour ne pas mourir de faim. Enfin, à travers mille dangers, en proie à toutes les privations, nous arrivâmes à Okhotsk. Je trouvai à Okhotsk le même commandant qui, jouissant de l'impunité, s'empara d'une grande partie des curiosités que j'avais ramassées dans mes voyages. Ce que j'ai pu lui soustraire, je l'ai remis au temple de la Sibylle, à Pulawy et à Poryck (villes polonaises). Je fus obligé de rester deux mois à Okhotsk, tant j'étais faible et souffrant. Il me vint à la poitrine une tumeur qui avait l'épaisseur et la largeur d'une orange; elle me causait des étouffements et des nausées insupportables. Néanmoins je pus poursuivre ma route, et j'arrivai à Irkoutsk, après avoir passé par Yakoutsk. A Irkoutsk, on prit mon passeport pour l'examiner, et les habitants arrivèrent de tous les côtés pour me voir; mon costume kamtchadale excitait partout la curiosité. Le commandant vint au-devant de moi et m'indiqua un logement, puis il me dit que le gouverneur général m'invitait à passer chez lui; mais je demandai le temps de pouvoir me présenter dans un costume plus convenable. Trois jours me suffirent pour me faire faire des habits à l'européenne, et je suivis le commandant chez le gouverneur général. L'hôtel de ce dernier était gardé par deux cents soldats. Dans la première salle, je vis quelques généraux décorés; ils se tenaient là humblement, attendant les ordres, car le gouverneur a entre ses mains le droit de vie et de mort. Aussitôt qu'on lui eut annoncé mon arrivée, il vint au-devant de moi, me prit par la main, m'introduisit dans son cabinet et me présenta au général Soummoff, qui venait de Saint-Pétersbourg pour passer en revue les garnisons de ces contrées. Tous deux me dirent les choses les plus flatteuses sur mon caractère et mon patriotisme. Soummoff me dit: «Je ne vous ai vu qu'à travers le bruit des armes et la fumée de la poudre, et j'avais un grand désir de vous connaître.--Moi, reprit le gouverneur général, j'ai beaucoup entendu parler de vous; je sais que vous êtes haut placé dans l'esprit de Kosciuszko, et c'est ce qui m'a engagé à me rapprocher de vous; j'estime les hommes qui aiment leur patrie. Je connais la Pologne; j'ai passé plusieurs années dans ses garnisons, et j'ai beaucoup de sympathie pour le caractère polonais.» Il parlait bien notre langue, et j'eus un grand plaisir à l'entendre. Ce gouverneur général était natif du Hanovre; il s'appelait Christophe Andreïewitsch Treïden. Malgré la sévérité de Paul Ier, il savait adoucir le sort des exilés. Il pensait que le plus souvent le caprice détermine les ordres du tzar. Le général Soummoff m'invita un jour à dîner: je trouvai sa table somptueusement servie; la plupart des convives étaient des femmes de haut rang qui venaient rejoindre leurs maris dans l'exil. Après ces honneurs, vinrent les affaires d'argent. Le trésorier de la couronne me fit dire que j'eusse à rembourser au gouvernement ma pension annuelle de prisonnier, qu'on m'avait payée pendant deux ans. Je me trouvais dans l'impossibilité de répondre à la demande, ou plutôt à l'ordre qu'on me donnait; mais une main amie vint à mon secours. Thadée Widzki, ancien colonel polonais, m'avança la somme nécessaire, et je lui en serai éternellement reconnaissant. En partant d'Irkoutsk pour me rendre à Tobolsk, je pris un domestique qui buvait outre mesure, et qui, quand il était ivre, engageait mes postillons à me tuer. Un postillon vint me le dénoncer, et voici ce que je fis pour m'en débarrasser. J'achetai de l'eau-de-vie, et je lui en fis boire à tous moments de grandes rasades; il ne se faisait pas prier, comme on le pense, et il en but tant qu'il finit par s'endormir. Je le laissai à un relais dans cet état, et je n'entendis plus parler de lui. Il y a trois mille werstes (sept cent cinquante lieues) de Yakoutsk à Tobolsk. Le pays est boisé, marécageux et désert; les routes sont remplies de troncs d'arbres, ce qui rend le voyage difficile et souvent périlleux, car on est heurté à chaque pas. Mais, à partir d'une plaine qu'on appelle Barabinskaïa, le terrain devient fertile, couvert d'une herbe rougeâtre, ou d'un sel qui sort de dessous terre. Les lacs et les rivières sont poissonneux et ombragés par des peupliers. Nous aperçûmes dans plusieurs endroits des tertres assez élevés et entourés d'arbres; ce sont des _tumulus_ (tombeaux) qui remontent à l'antiquité la plus reculée. En arrivant à Tobolsk, je me procurai un logement bien chaud, et je fus pris à l'instant d'affreuses convulsions: j'eus le délire, et je crus que j'allais expirer. Je rencontrai à Tobolsk plusieurs Polonais exilés par l'ordre de Paul. Kouscheloff était alors gouverneur général: c'était un homme probe, délicat et juste. Il m'invita à dîner plusieurs fois, et m'offrit généreusement trois cents roubles; cette offre me fut d'un grand secours, car je n'avais plus d'argent. Dès que je fus dans ma patrie, je m'acquittai de cette dette. En quittant Tobolsk, je pris la route de Moscou: je me rapprochais de ma patrie. Au dernier relais, je demandai à mon postillon quels étaient les meilleurs hôtels; il me répondit que c'étaient ceux de _Constantinople_ et de _France_: je me fis conduire à l'hôtel de France. L'hôtesse parut surprise de mon étrange costume, car le froid du pays m'avait forcé à reprendre mes habits kamtchadales; mais elle fut, malgré cela, d'une politesse extrême. Ensuite elle me demanda mon passeport, et me fit quelques questions sur ma personne; je lui racontai rapidement mon histoire, qui parut vivement l'intéresser: «Soyez prudent, me dit-elle, soyez-le avec tout le monde sans exception.» Il me restait, pour toute fortune, quinze roubles, et mon hôtesse m'avait annoncé que je paierais cinq roubles par jour pour la table et le logement; j'aurais pu m'inquiéter, mais je me fiais à la Providence. Le soir, je crus devoir dire à mon hôtesse que je manquais d'argent. «Ne vous inquiétez pas, me dit-elle, vous n'aurez rien à payer, et, en outre, voilà cent roubles qu'on vous prie d'accepter.» Je lui témoignai ma reconnaissance, et la suppliai de me dire à qui j'étais redevable, pour que je pusse m'acquitter un jour; mais elle me répondit que c'était un secret qu'il ne lui était pas permis de révéler. Trois jours après mon arrivée, le général Kavergine, chef de la police, me fit appeler chez lui pour me conduire chez le gouverneur général prince Soltikoff. Le prince commandait en Ukraine en 1794, au moment où je quittais cette province pour rejoindre Kosciuszko. Il me parla en polonais, et me raconta les persécutions qu'il avait souffertes, sous Catherine, pour m'avoir laissé partir. Je quittai enfin Moscou, je traversai la Russie-Blanche, Minsk, et j'arrivai à Vilna (1799). Je respirais l'air natal; je revoyais ma chère patrie, après avoir enduré un supplice de cinq ans!... FIN TABLE AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS. 1 CHAPITRE I Voyages du professeur Gmelin, membre de l'Académie de Saint-Pétersbourg, dans les années 1733-1737. 3 I Catherinenbourg (ville).--Mines et fonderies.--Tobolsk (capitale).--Fêtes de carnaval.--Carême.--Noce tatare.--Courses de chevaux.--Pâques.--Fêtes des morts.--Gouvernement et habitants de la province.--Irtisch (fleuve).--Steppe.--Yanuschna (fort).--Un lac salé.--Mines.--Obi (fleuve).--Kusnatzk, Tomsk, Jeniseisk et Krasnojarsk (villes). 5 II Nikolskaia-Sastawa--Baïkal (lac).--Selinginsk (ville).--Frontière de la Chine (bureau de péage).--Irkoutsk (capitale).--Ilimsk (ville).--Tunguses (habitants).--Yakoutsk (ville).--Monts d'aimant.--Retour. 62 CHAPITRE II Péninsule du Kamtchatka, explorée dans les années 1770-1771, par le comte Beniowski. 119 CHAPITRE III Captivité et séjour du général Kopec (Joseph), en 1795-1799. 133 I Kiew, Smolensk, Moscou, Kazan (villes). 135 II Nijni-Oudinsk et Irkoutsk (villes).--Kiringa (colonie).--Yakoutsk et Okhotsk (villes).--Générosité d'un marchand.--Embarquement.--Naufrages.--Iles Kouriles. 144 III Kamtchatka (presqu'île).--Bolscheretzkoï (ville).--Délivrance de l'auteur et ses suites.--Départ.--Ygiguinsk (colonie).--Okhotsk et autres villes de la Sibérie.--Moscou.--Minsk.--Vilna. 163 [Déco] Tours.--Imp. Mame. End of Project Gutenberg's Voyages en Sibérie, by Kubalski Nikolai-Ambrozy *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 52431 ***