*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 61745 *** L’ÉCOLE DES INDIFFÉRENTS DU MÊME AUTEUR: PROVINCIALES--Bernard Grasset, Éditeur JEAN GIRAUDOUX * * * * * L’ÉCOLE DES INDIFFÉRENTS [Illustration: colophon] A PARIS CHEZ BERNARD GRASSET, ÉDITEUR 61, RUE DES SAINTS PÈRES MCMXI Il a été tiré de cet ouvrage 3 exemplaires sur Japon Impérial, numérotés de 1 à 3 et 10 exemplaires sur Hollande, numérotés de 4 à 13. [Illustration] JACQUES L’ÉGOÏSTE J’ai d’abord un ami. Nous sommes tous deux de grande taille, tous deux blonds. Nous irions du même pas, dans nos promenades, s’il n’était flâneur et badaud. Mais Etienne voit tout, excepté ce qui est devant lui; je lui ferai commander des œillères. Quand un chat ronronne, sur un seuil, dans une fenêtre, il lui gratte longuement la tête, il énumère en miaulant ses charmes, mais si à sa vue l’animal voulut fuir, il esquisse les premiers pas d’une poursuite acharnée, pousse des cris, et l’épouvante. Aux chiens, déclare-t-il, il se doit de ne point celer qu’ils sont vraiment trop lâches, trop esclaves; il ne se hasarde guère d’ailleurs à les caresser. Pour ses amis les oiseaux, aux boutiques des quais, il leur fait visite couple par couple. Il félicite l’oiseleur qui dressa son étalage comme une échelle vivante, les poules à la base, les cailles vers le centre, les colibris au sommet. Il caquète:--Rossignols, Rossignols, jamais l’on n’a fait assez remarquer combien peu vous ressemblez aux merles! Et vous, perruches grises, qui courez à reculons, comme les écrevisses, devenez-vous rouges, sous l’Equateur? Rossignols, camarades, ne vous battez point de la sorte. Croyez-en le petit d’homme; ne vous aveuglez point entre vous: La nuit vient tous les soirs. Un oiseau lui donne l’envie d’aller sans perdre une minute au Brésil ou au Jardin des Plantes, un fruit exotique lui rend insupportable tout produit que ne cueillirent point des nègres entre les Tropiques et l’Equateur, un chapeau en vitrine lui fait avouer son désir irrésistible de voir une femme et d’aimer. Or voici que nous dépasse une demoiselle aux yeux verts. Elle a croisé ses mains dans son manchon et porte, comme un collier fermé, au repos, son étreinte. Elle satisfait le dernier vœu d’Etienne, mais ravive impitoyablement les deux autres, car sur son chapeau voisinent un oiseau-mouche et deux belladones géantes. Nous la suivons. Elle disparaît par la première porte cochère, alors que nous espérions l’avoir pour nous seuls au moins jusqu’au prochain coin de rue. Etienne est désespéré. Il l’adorait. Il doit avoir trouvé une consolation, car il chantonne. Il regarde le ciel à la dérobée. J’y suis: il a aperçu la lune. Dans ce midi d’automne, elle escorte, seconde roue inutile mais du moins silencieuse, le char de son frère aîné. Personne ne se doute que la nuit sera noire, mais le jour est plus clair de toute une clarté qui double de satin les taches de soleil. Etienne, qui me voit rêveur, n’ose me parler de la lune. Il faut que je la remarque le premier. Il me conduit hypocritement au bord du quai: elle flotte sur l’eau, vacille, plonge, un goujon a dû y mordre. Il me dirige face au Carrousel; elle nous prend de face, vraiment trop ronde, ses trous fraîchement bouchés au mastic. Il ne résiste plus: --Lune, déclame-t-il, sablier de lumière qui t’emplis et te vides à chaque saison. Lune chaste, seul astre honnête.... Le soleil entend tout cela. Et aussi le garde des Tuileries qui hausse les épaules. Je m’écarte d’Etienne, insensiblement. Singulier ami! A mesure que je m’éloigne de lui, il me semble moins le connaître; un jour passé sans lui me le rend presque indifférent. Notre amitié ne se creuse point, ne se prolonge point en nous par des racines que chaque jour dédouble. Rien ne s’est modifié en moi du fait que je vis près de lui, si ce n’est que j’ai gagné, pour juger et animer le monde, son ironie, son lyrisme et son humour commodes. Nous avons échangé quelques bibelots: mes porte-plumes habitent maintenant son pot-à-tabac Louis XVI que mon encrier de faïence a remplacé. Nous avons échangé quelques manies: il a été maréchal des logis aux dragons, à son école j’ai appris à me baisser dans la rue pour ramasser les clous et les tessons qui blesseraient un cheval. Il prétend, c’est moi qui le prétendais depuis mon retour du Tyrol, distinguer à vingt pas un Allemand d’un Autrichien. Et, comme nous fréquentons chez les mêmes personnes, habitués à parler l’un de l’autre, nous nous sommes créé mutuellement une légende. Je suis celui qui dîne en ville: tous les soirs, entre sept et onze, affirme Etienne, je deviens invisible. C’est qu’un démon me pousse de table en table, m’imposant aux amis, me déguisant aux foyers inconnus sous le vêtement et la figure d’un parent de province. Au cours d’un voyage aux Antilles, si vous l’en croyez, gouverneur, proviseur, juges étant absents, j’ai trouvé le moyen de me faire inviter par une famille de couleur. Quant à lui, et j’exagère à peine, il ne peut évaluer les distances. L’obélisque lui paraît toujours à deux pas. Le soir, il s’imagine voir en cercle, à égale distance de lui, séparés par les mêmes intervalles, le Louvre, le Panthéon, Notre-Dame, le réservoir de Montrouge. Pour Versailles, il y part à pied. C’est lui surtout qui cultive cette double fatalité. Il abuse aussi du don de se concilier les serviteurs et de les mettre en joie. Dans un thé, il appelle soudain la verseuse, avec le timbre, avec les bras, et, indigné, lui indique du doigt ma tasse, en la conjurant d’intervenir, que je prends mon thé beaucoup trop fort, que la maison est responsable. Au restaurant où nous déjeûnons chaque jour, la caissière cesse pour lui seul de suivre la pensée qu’elle a eue dans son enfance, et l’avertit en souriant que je suis là. Il feint de me chercher partout, et s’assied à une table vide. Mais Thérèse, notre bonne, arrive au galop sur lui: --Il est là! Monsieur Etienne! --Qui est là? votre bon ami? Elle le guide en éclatant de rire, il s’attable avec fracas, il réclame contre un monsieur qui va dévorer tout le pain. Cela a pu m’amuser. Cela m’agace. Certes je l’aime par moments comme on aime un ami. Dès que je ne l’aime plus, je crois que je le déteste. Il y a parfois, dans son sourire, tant de morgue que me monte aux lèvres le mot qui l’humiliera, tant de confiance dans son allure que j’en suis à souhaiter un fiacre et de la boue,... ou simplement la pluie, car l’averse la moins drue le met en déroute, l’arrête pour des heures sous un porche. Souvent au contraire sa paresse, son insuffisance, s’étalent aimablement sur tout son être. D’autres jours, son visage se ride, ses joues défaillent, il semble qu’on doive alors le consoler de la première chose venue, d’avoir manqué sa vie, de n’être point César, de ne point aimer les babas. Mais lui continue à se promener lentement et sans arrêt dans cette foule qui travaille et lui fait honte, comme les poules sous la pluie qu’elles sentent définitive. Le voilà qui joue avec des enfants. Debout au milieu d’un cerceau tombé, il feint de ne pouvoir sortir du cercle. Seule une petite fille peut l’en tirer. Elle s’attarde à l’admirer, ses petites amies la rejoignent; elles nous provoquent, sans qu’on les rappelle: les mères laissent leurs enfants s’approcher de l’inconnu, jouer avec lui, de même qu’elles leur permettent d’avancer jusqu’aux genoux dans l’Océan. Nous revenons à regret. Il n’est pas tard, mais je dîne en ville. Etienne se tait, il est triste,--tristesse légère sans doute, mais rien de plus difficile à gratter que des taches d’ombre. Je me trompe d’ailleurs, il est joyeux. Il vient de découvrir Paris. Du haut de l’impériale, il le raconte et il le loue: Paris n’a qu’une couleur ainsi que toute mer. Paris... Mais le voilà distrait par la lune, qui s’enfonce dans la tour de St. Sulpice comme dans une tirelire. --Etoiles, interroge-t-il, n’êtes-vous pas bien délivrées? Laissez-vous tomber maintenant un peu plus près de la terre, ainsi qu’une araignée au bout de son fil, silencieusement, un peu plus silencieusement, pour ne pas troubler celui-là, le voyageur à cravate parfaite, qui est mon ami! Le suis-je? Suis-je son ami? * * * * * J’ai aussi une amie. Une amie que je n’aimerais pas moins si elle était moins trépidante. C’est elle qui est chargée dans le monde d’établir les courants d’air. Elle ouvre sans répit les portes d’armoire, les tiroirs, les coffrets. Elle se contenterait au besoin d’un boîtier de montre. Si je parviens à la faire asseoir, elle met en marche une invisible machine à coudre, ou bien, jambes croisées, elle contrôle ses réflexes. Elle est peintre de miniatures: elle doit tourner autour des cercles qu’elle décore comme une aiguille de pendule autour de son pivot. Et il n’y a rien à faire: lui attacher les mains avec une courroie serait, prétend-elle, réunir ses deux pôles. Son agitation ne l’empêche pas d’être rêveuse. C’est le temps qui trépide en elle comme dans les horloges. Comme les horloges, elle paraît toujours distraite, aveuglée. Elle se surprendra, dans les concerts, enthousiasmée, à saisir la main de chacun de ses voisins inconnus. Je suis sûr qu’elle pleure, qu’elle rit en marchant. Pleurer d’ailleurs n’est pas assez dire. Elle ne pleure pas, elle sanglote. Cela dure juste vingt secondes, et ses yeux ne sont jamais rouges. Ils sont en mica: Je l’ai surprise à regarder le soleil en face. Elle se précipite dans mes bras. --Jacques, Jacquot, crie-t-elle, je vous aime! J’en suis pour un binocle, c’est l’habitude. Elle s’excuse. --Jacquou, je vous promets d’être tranquille un jour entier. Au printemps, si vous voulez, nous irons dans une campagne où il n’y aura ni mulots, ni mouches, ni araignées. Vous me ferez boire au départ une liqueur qui engourdisse. Je coudrai du plomb dans mes doublures. Deux fois plus lourde, j’aurai peut-être le temps de rattraper mes gestes avant qu’ils ne soient terminés. Commençons. Apprenez-moi à dormir, Jacotot. C’est ainsi, trop familière, qu’elle fripe à chaque minute mon prénom. Mon feutre n’est pas plus heureux. Je le mets en lieu sûr. --Fermez les yeux, Dolly! Encore un effort, ils y sont. Rouvrez-les, pour le contrôle. Là, dormez. Un rayon fait flamber d’un coup ma chambre jaune-paille. Elle se dresse. --J’ai les fourmis. Et une crampe. J’ai mal au front. Tout est passé. Elle se rassied et tend vers la fenêtre un visage tiède que le soleil vaporise de lilas. Ses prunelles taillent la lumière comme des saphirs étoilés. Elles ont une transparence, une gaieté courante où se dilue toute arrière-pensée. Devant elles, que je sais si peu dangereuses, je deviens plus petit garçon, plus franc, plus soucieux, comme je le serais malgré tout sous la menace d’une arme que je saurais vide. --Dolly, c’est aujourd’hui que les trois mois expirent! Elle devait devenir ma maîtresse, si, dans l’intervalle, décidément, le courage lui manquait d’épouser un employé du ministère, qui est un peu trop blond et un peu trop doux. Nous avons eu d’ailleurs un premier trimestre d’attente. Elle baisse douloureusement les paupières. --Jacques, mon ami, conseillez-moi. J’ai tout fait dans ma vie pour bien faire. De huit heures du matin à onze heures du soir, je travaille, j’amasse ma dot. Et c’est vous que j’aime, et vous ne voulez même pas, si je deviens votre amie, me laisser habiter avec vous. Permettez-moi de chercher mon mari un mois, un mois encore. --Prenez six semaines, Dolly, et la soirée d’aujourd’hui ne comptera pas. Elle s’assied à mes pieds, inoffensive. --Vous souffrez, jeune Dolly, d’une maladie qui guérira peut-être. Vous n’avez pas de volonté. --A chacun sa maladie. La vôtre ne guérira point. --Quelle est la mienne? Elle sourit. Elle va dire, comme d’habitude, que j’ai des cravates trop sombres, que j’aime trop le whisky, que je donne trop d’argent aux mendiants... --Vous, vous êtes égoïste. Vous plaisez, vous amusez, vous êtes de bon conseil. Mais chacun de vos gestes cache un arrière-geste. Vous ne prenez jamais parti entre deux personnes. Jamais vous ne m’avez contredite, jamais non plus vous ne m’avez approuvée qu’avec condescendance. Tout le monde aime confier des secrets à un ami, ainsi qu’on se plaît à enfermer une boîte précieuse dans un coffret plus grand; vous, je crois que vous n’en avez pas. Vous êtes discret, mais parce que ce qui arrive aux autres vous est indifférent. Vous devez n’écrire à votre famille que des billets. Vous êtes de ceux qui s’attendrissent plus sur la photographie de leurs amis que sur leurs amis eux-mêmes. En vous couchant, peut-être prenez-vous mon portrait, l’approchez-vous de vos lèvres: la nuit qui vous émeut, la pensée que je suis seule et incertaine pour toute ma vie, ce sourire qui servit une seconde, comme une lueur de magnésium, à éclairer pour vous mon visage trop sérieux, tout cela vous incline vers moi. Mais la pitié est justement ce qui remplace l’amour, chez les égoïstes. --Pauvre Dolly! --Heureux Jacques! Le jour qui resplendit, un oiseau qui chante, la pensée qu’elle a pu me blesser la haussent jusqu’à mes lèvres. Ses yeux repentants semblent me regarder chacun pour son compte; elle me voit double; elle me voit différent, car l’un va pleurer et l’autre va rire. Puis tous deux ramassent le soleil et me l’envoient malicieusement et tendrement comme un enfant qui joue avec un miroir. Je l’accompagne jusqu’à son tramway. C’est l’heure de l’angélus où les Parisiens, en cohortes, vont voir coucher le soleil. Les jets d’eau des Tuileries sont déjà en veilleuse. Chaque maison, chaque objet n’est plus qu’un arc-boutant d’ombre dressé contre un arc-boutant de feu. Toutes les verrues de la terre s’épanouissent; comme elle est bosselée, ce soir! comme on dirait peu qu’elle est ronde et que le ciel jadis en fut le moule. Le cortège s’avance. D’abord passent les Académiciens, en chapeau à la française, à pied, frileux comme si le soleil, en les débarrassant de leur ombre, leur enlevait un vêtement. Puis le sénateur de jour. Puis, derrière la Garde municipale, les demi-mondaines, dans leur victoria, la tête sur des coussins, les prunelles couchées sur leurs yeux odorants comme des veilleuses violettes. Parfois une voiture essaye de ramener vers les Boulevards un Parisien pressé. La foule arrête le cocher, le hue, force son voyageur à monter sur la capote et à dédier ses mains au couchant. J’éxagérais. Voilà qu’elle s’écarte devant un landau et salue. Qui donc a le droit de courir déjà vers l’Orient? Je l’aurais deviné. C’est Madame Sainte-Sombre. Depuis ce matin j’apercevais des visages qui ressemblaient de plus en plus au sien. Elle devait enfin venir elle-même. Il me semble maintenant que ma journée n’a plus de but, comme lorsque j’ai retrouvé un nom cherché pendant des heures. La présence de Dolly me pèse. Je l’abandonne, désemparée. --Vous me lâchez? Je n’aime pas beaucoup cette expression. --Oui. Je vous quitte. Etriquée dans son chagrin comme dans ses joies, elle me regarde sans parler. Le crépuscule lui va bien mal, ses yeux s’enfoncent, son menton sort, son visage entier devient masque; il ne lui manquerait plus que de sourire pour y ajouter les rides. --Souriez-moi, Dolly. Tendrement, pauvrement, elle me sourit. * * * * * La Mort? Les morts? Je porte mille deuils qui ne m’appartiennent même pas. Des jeunes gens, des jeunes femmes, que je rencontrai une ou deux fois et dont j’ai appris soudain la mort, m’apparaissent et deviennent mes familiers. Je rêve presque continuellement à eux. Souvent c’est Laure de Bertilly, qui se penche, qui se tait. Souvent c’est Edith Goçelan, qui mourut après trois mois de mariage. Debout contre la muraille, elle ne sait non plus que dire. Je l’interroge. --Edith, est-ce encore la vie, là où vous êtes! Elle prend ma main et l’appuie contre sa poitrine. Son cœur est toujours là. Mais il ne bat pas à coups secs et meurtriers, comme notre cœur, bélier perfide qui sape, de l’intérieur même, la forteresse. Le cœur d’Edith flambe. Point de veines, point d’artères. Une chaleur égale gagne son corps. Sa chair est une comme la chair des fruits. --Et vos mains, Edith? On m’a conté que les doigts des morts sont soudés et que leurs jambes ne sont plus séparées. Elle sourit, croise mes doigts dans ses doigts effilés et distincts, mais elle ne bouge pas. --Tout est-il différent, là où vous demeurez, Edith? Les morts, pour répondre, ferment les yeux. --Tout est semblable. Hors que nous commandons souverainement sur toutes les choses qui chez vous sont méfiantes. Les oiseaux, les taches de soleil se laissent attraper. Notre ombre ne tourne pas autour de nous comme un compas qui mesure la vie. Elle a toujours la longueur de notre corps, elle ne nous précède jamais. Et ce que l’on raconte des asphodèles est vrai; les prairies en sont semées, ainsi que de coucous. --Vous les cueillez? --Nous ne nous baissons point. Nous allons toujours debout. --Edith! Edith! c’est donc vrai? Vos chevilles, vos genoux sont soudés? Elle s’appuie contre mon épaule, sanglote, et je la console passionnément. S’arrachant à mes bras, elle s’enfonce, toujours droite, dans la muraille; voilà que sa main seule dépasse la tenture, je l’embrasse, mais c’est déposer une caresse sur la main d’un enlizé. Et je me réveille avec une tristesse étrangère, comme si je trouvais au jour, après avoir rêvé des Indes, dans ma main, un bengali vivant. Le souvenir d’André Bovy surtout me hante des nuits entières. Il était blond, avec des yeux bleus éclatants. Au lycée, il recherchait mon amitié sans jamais être importun, détournant les yeux de mon visage dès que je le regardais. Quand il ne comprenait pas sa version, il préférait avoir une mauvaise note et ne pas prendre ma copie. Il avait cherché longtemps à être assis près de moi, en classe, mais, tenant le cahier de Textes, j’obtenais des professeurs la permission de monter aux chaleurs dans les encoignures, de descendre en hiver jusqu’au poële. Un jour enfin, comme on lui avait confié par intérim le registre de correspondance, il osa me rejoindre et ne me quitta plus. Grave, docile, il rêvait continuellement. De la chaire on l’interpellait. --Que faites-vous, Bovy? --Je pense. --A quoi, s’il vous plaît? --Je pense, en général. Par le vitrage nous pouvions contempler, bordant l’horizon, les prairies. Des vaches s’y promenaient, avec leurs taches dorées. De si loin, à les voir, il semblait aux internes qu’il y eût toujours du soleil au dehors. Plus près, c’était le jardin botanique, que nous appelions la Nature. Le professeur de chimie, pour mesurer la surface des oiseaux, y badigeonnait au ripolin des poulets plumés, et calculait ensuite le volume de la couleur employée. Nous l’apercevions, soupesant des dindes orange. Enfin, au pied de la classe, la promenade publique, d’où nous hélait malgré concierge et dépensier un mendiant célèbre dans la ville, Barbassoie, le mangeur de musaraignes, qui jetait en dansant ses brodequins sans lacets dans les jets d’eau. Les heures passaient vite à surveiller ce coin du monde, mais André ne songeait point à s’en amuser; les détails n’avaient sur lui aucune prise; il paraissait ne voir la vie que par larges tranches, la récréation, la classe, sa famille. Il vivait largement, sans autre souci qu’une affection dont il ne parla jamais. Il vivait, en général. Sans l’éviter, je ne le recherchais point. Les Lundis de récitation facultative, il choisissait des poèmes un peu trop sentimentaux, et craignant soudain nos sourires, il les disait avec ironie. J’éprouvais, à l’entendre, une grande gêne. Un matin où le professeur lui faisait lire sa narration, qui était excellente, j’en fus excédé au point de sortir. Je dus le peiner. Dès la récréation Lucas vint me dire, je suis sûr qu’André l’en avait chargé: --Tu sais, Bovy crache le sang. Le soir, en classe, je n’eus pas la cruauté de ne point lui en parler. --Lucas m’a dit que tu crachais le sang? Il rougit, il répondit que ce n’était rien, et que, lorsqu’il toussait aussi, son mouchoir devenait tout rose. Il tournait vers moi un visage pur où tout était immobile et douloureux; les joues tiraient sur les narines; le sourire semblait retenu au coin des lèvres par des coutures. J’étais nerveux. Je lui pris les mains et voulus l’attirer à moi. Il résistait. Je le lâchai violemment et ne lui parlai plus. Mais, le soir, il m’écrivit à propos d’un livre oublié. Il avait dessiné en marge de sa lettre la vue que nous avions de notre place, les prairies, la Nature; il s’était forcé à être gai; Barbassoie brandissait un sabre; agitant des palmes, quelques jeunes filles l’escortaient. André ne savait dessiner les femmes que de profil, avec des bandeaux pleins, avec des seins haut placés. Deux mois après, il mourut. J’avais des remords de n’être pas plus triste. Je sentais confusément qu’un de mes plus chers sentiments mourait, en bas âge. Mais nous étions, pour parler de lui, trop occupés pendant les récréations. A midi, c’était notre philharmonique. De plus un grand poète était mort de misère à Paris, sa famille qui habitait en face de notre lycée l’ayant renié. Nous nous glissions tour à tour, la nuit tombant, jusqu’à la maison damnée et lancions des poignées de gravier dans les fenêtres. Une vieille dame ouvrait la fenêtre, effarée, la refermait. Nous recommencions... Elle apparaissait encore et se signait. Elle ne se doutait pas que c’était peut-être son fils, toujours agité, qui, dans l’éternité même, en secouait les sabliers avec trop de violence. C’est ainsi que des ombres insignifiantes savent m’apporter tout ce qui manque, dans la vie, à l’amitié et à l’amour. Leurs gestes, au lieu de s’arrêter sur notre corps comme sur une barrière, le pénètrent, le traversent, s’achèvent. Il suffit de presser leurs formes tièdes sur son cœur pour qu’elles l’envahissent et le dilatent. Un vivant qui sourit, qui pleure, même à notre propos, révèle en lui un océan de joie ou de tristesse auprès duquel nous sommes bien peu. Humbles et parfaits, mes disparus sont mes esclaves. Ils m’appartiennent, tant je les vois distinctement, comme m’appartiendrait un mort dont j’aurais le portrait, alors que sa famille n’en possède point. Et ce sont aussi les seuls auxquels je consente à plaire: à cause d’André Bovy, malgré l’averse, je vais marcher, lentement, sans parapluie, jusqu’à la gare: au nom d’Edith je veux arriver à ce bec de gaz avant l’omnibus qui galope derrière moi. J’y suis. Je respire. Vive Edith! Le cocher continue à fouetter ses chevaux, sans voir que la course est finie. Et quelle compassion n’aurais-je pas pour Etienne lui-même, s’il venait à mourir! Quelle désolation de le voir étendu au milieu de sa famille en pleurs! Seuls, dans la mort, les corps de petite taille deviennent des statues; le sien, grand et osseux, serait étriqué, ployé, pitoyable. Son sourire éternel me dirait:--Tu le vois enfin? qu’avais-je besoin de me hâter dans cette vie? Ma flânerie, mon ignorance s’expliquaient: on meurt. Apprends, toi aussi, à apprécier tout ce qui court et joue sans raison sur la surface de la terre, les chats, les enfants, les cyclistes ridicules qui pressent des trompes d’automobile. Et regarde quelquefois la lune en souvenir de moi, le soir. Tu verras, le ciel est plein d’étoiles. Mais qui frappe avec cette insistance, et qui sonne, et qui crie? Justement, c’est lui. C’est lui trop bien ressuscité, avec sa figure des mauvais jours, front plissé, mâchoire inférieure tendue. Il flâne autour de ma chambre, en pardessus, en parapluie, son chapeau sur la tête. Il se laisse tomber lourdement sur le plus léger de mes fauteuils, et étend la main vers ma table. --Je t’emporte ce roman. Il enlève mes livres les plus chers. On ne les retrouve que déchirés et il explique alors en riant qu’un volume entier lui fait peur, qu’il le lit feuille par feuille. Ce sont toutes ses excuses. Je me tais. --Ah! dit-il, j’ai écrit à ce magasin de couleurs, pour ta commission. Puisqu’il n’aime pas le silence, je vais lui répondre: --Ce n’est pas vrai. Il me regarde sans étonnement. --Tu dis? --Je dis que tu mens, tu ne lui as pas écrit. Il rabaisse les yeux sur ses bottines avec un air de suprême dédain. C’est un Choiseul-Gouffier, par les femmes. --A ton aise, fait-il. Je ne lui ai pas écrit. J’ai écrit au pape. Il n’en sera pas quitte ainsi. --Pourquoi mens-tu toujours, Etienne? Pourquoi mens-tu avec cette obstination... Pose ce vase en attendant. Il faut que tu touches toujours à quelque objet et que tu le casses. J’aime voir mes affaires en place. --Maniaque! Il ne se doute pas de ce qui se prépare. --Je te demande pourquoi tu mens? Pourquoi racontes-tu que Madame de Saint-Pourçain divorce à cause de toi, alors que son mari la battait? Pourquoi m’annonces-tu avec solennité que tu viendras prendre demain le thé chez moi avec Fabienne et me laisses-tu acheter mes gâteaux? Tu ne lui en as jamais parlé. Je viens de la rencontrer, elle n’est pas libre. Pourquoi recules-tu devant tes rendez-vous, comme devant les trains à prendre, comme devant toutes les obligations? Un jour, nous en aurons tous assez. Il saisit un journal et le froisse violemment. Son geste était sans doute naturel, mais il ne parut point l’être. J’ai déjà remarqué qu’Etienne n’était pas à l’aise dans toute circonstance et dans tout état d’esprit qui exclue la plaisanterie. Il ne sait pas être triste; il ne sait pas être sérieux; avec un savant, il est gêné comme un enfant; avec un savant en deuil, il ne saurait où se réfugier: il ne sait pas se mettre en colère. --Tu veux tuer tout le monde, jeune homme, et tu ne tues rien... C’était la première fois que je le jugeais ainsi, mais il me semblait, tant mes phrases étaient nettes et décidées que je les eusse préparées depuis longtemps. Lui qui me paraissait autrefois si un, si explicable par une formule unique, mes yeux le décomposaient tout à coup, grâce à je ne sais quel prisme, en mille défauts. Dédaigneux, il se leva. --Au revoir, tu n’as rien à ajouter? --A ajouter...? J’ai à ajouter le principal. J’ai à t’expliquer ton existence. La paresse te tient et ne te lâchera plus. Tu n’as jamais rien appris, et tu n’apprendras jamais rien. Tu sais juste assez de latin pour te moquer de ceux qui le citent. Tu sais juste assez de français pour appuyer sur les imparfaits du subjonctif avec une douce ironie. Comme tu n’es pas assez riche pour ne rien faire, ta paresse est de la lâcheté. Elle te gagnera des femmes; pour les camarades, c’est fini. Je te laisse les femmes et leur attirail. Va-t’en! Tu reviendras quand tu sauras travailler... Depuis un moment, je sentais qu’il n’avait qu’un mot à me répondre pour parer tous mes reproches. Que signifiait chez moi cet accès de rigorisme, alors que je méritais justement, à un moindre degré, les mêmes reproches. Je suis paresseux. Je mens aussi, sans y être obligé. Tant pis pour moi si je déteste paresse et mensonge chez les autres. Et j’ai en tout cas un défaut qu’il n’a point: je prends plaisir à l’humilier. Il y a un mot pour remettre au point mon indignation. Il n’est pas absolument juste, mais tout autre ne pourra m’atteindre. Moi, je me le répondrais sûrement; Etienne est assez peu clairvoyant. Savoir s’il allait le trouver? Il le trouva: --Egoïste, fit-il.... Et il sortit, tranquille, un peu trop tranquille. Il ne voulait certes pas fermer aussi brusquement la porte. Mais le courant d’air la fit claquer: il doit être vexé d’avoir pu paraître en colère. * * * * * Alors j’étais égoïste et personne ne me le disait? Ceux qui m’appellent de ce beau nom ne m’ont pas vu dans mon lit, à mon réveil, maintenant. Je viens d’ouvrir les yeux. L’aube est grise comme l’eau où fut lavé le jour. Tous les valets de chambre de la maison ont porté les tapis aux fenêtres et les battent avec fracas pour effrayer un petit nuage qui fonce sur la rue, aussi noir et aussi rapide qu’un vol de sauterelles. Quelle tristesse de se réveiller, de se lever! Il ne fallait pas nous apprendre à dormir une première fois: nos parents sont bien coupables. Egoïste! Je me sacrifierais, à la condition de ne point me lever, pour un condamné à mort, pour un mandarin inconnu. Tous mes droits sur le monde, sur la richesse, sur les femmes, je vous les abandonne. Emportez mes livres. Mon argent est au fond du troisième tiroir de ma commode, dans une ancienne boîte à pilules... Prenez-le. Ne me laissez que le portrait de madame de Sainte-Sombre, je dois aller la voir aujourd’hui. Et je vais être beau! J’ai dormi sur le côté gauche, il faudra repasser chez le coiffeur. Où est ma glace? A quoi ressemblé-je, ce matin? --Votre visage est dur et dédaigneux, me disait un jour Dolly. Vos yeux sont humbles, tendres, innocents. Infortuné, Monsieur, celui qui ne vous regarde qu’aux prunelles. Voyons vos lèvres? Je lui souriais. --Vous n’y ferez rien, Jacques. Elles restent méchantes. Elles ont des plis en longueur. Et sur votre front, par contre, les rides sont verticales. C’est ainsi qu’à chaque visite elle s’entraînait à me trouver plus inhumain. --Vous n’aimiez pas à tuer les petits oiseaux, dans votre enfance, ou les chats? Vous ne découpiez pas les personnages de vos albums pour les mutiler ou les brûler?... Oh! Jacques, ne me regardez point ainsi. A qui ressemblez-vous qui avait un nez pareil! --A César Borgia. A Galéas Sforza. Au fond, j’étais vexé, car je me croyais tendre. Jamais je ne refusais un sou à un mendiant. Jamais je ne me dérobais aux prospectus que distribuent, dans les rues, de pauvres gens habitués aux rebuffades. Un chien perdu s’était réfugié sur mon paillasson, je lui fis donner, avant son départ pour la fourrière, et pour qu’une fois dans sa vie il ait approché le bonheur, une terrine de lait et un bifteck. Mais surtout j’éprouvais une émotion infinie à frôler la vie des humbles, des demi-pauvres: la petite lumière qui brille au fond de l’échoppe, plus mystérieuse et plus inabordable que celle du phare le plus dangereux; le geste des petites bourgeoises qui ont remarqué mon regard, du haut de l’impériale, et qui sans tourner les yeux tournent leur visage et me le laissent une minute à contempler; les sergents de ville qui surveillent, au coin des cités ouvrières, un horaire d’allées et de venues dont j’ignorerai toujours l’intimité. J’avais aussi la passion de tout ce qui est lointain, caressant, imprécis. Un mot abstrait me donnait je ne sais quel vertige. Au nom seul du Jour, je le sentais onduler silencieusement entre ses deux nuits comme un cygne aux ailes noires. Au nom seul du Mois, je le voyais s’échafauder, arc-bouté sur ses Jeudis et ses Dimanches. Je voyais les Saisons, les Vertus marcher en groupes, dormir par dortoirs. J’avais pour le monde entier la tendresse et l’indulgence qu’inspirent les allégories. Il est vrai, par contre, à mesure que j’examinais mes amis, que l’univers me semblait peuplé de fantoches. Des tics, des manies les rongeaient et m’éloignaient d’eux. Celui-ci passait son temps à se commander des cannes, puis à éviter les magasins, ses commandes ne lui plaisant plus; dans certaines rues, il était obligé d’aller en zig-zag. Celui-là se mettait en colère quand on prétendait préférer le poulet au faisan. Un troisième, qui n’était pas haïtien, s’était composé un uniforme modèle, avec les plus belles couleurs, et il allait dans les soirées, empanaché, et il suivait les grands enterrements. Je connus aussi des poètes qui portaient respectueusement leurs longs cheveux, leurs larges cravates. Dès le lycée, d’ailleurs, j’avais divisé mes camarades en deux groupes: dans le premier, je rangeais ceux qui me paraissaient avoir ce ressort et cette tenue que les entraîneurs appellent de la classe. Dans le second je parquais tous les autres. Pour ceux-ci, je ne faisais jamais de frais. Je causais avec eux le plus économiquement possible et mes maîtres s’inquiétaient de me voir si souvent isolé et silencieux. Un jour le professeur de philosophie m’appela après la classe, et me garda près de sa chaire. C’était un grand jeune homme barbu qui portait toujours un parapluie, à la façon des instituteurs. Comme eux il était borné et enthousiaste. --Jacques, me dit-il, je suis votre directeur de conscience. Causons franc. Qu’est-ce qui vous intéresse dans la vie? Je me taisais. --La plupart de vos camarades savent ce qu’ils veulent ou ce qu’ils voudront. Aventurin a exposé des projets de moteur. Bar fera de la politique. Ses conférences manquent de plan, mais il a des idées. Vous, Jacques, que désirez-vous? Je n’avais aucun désir sur commande. --Vous viendrez déjeûner après-demain chez moi, conclut-il. Tâchez, en ces deux jours, de trouver quelque sens à votre vie... Et il est inutile que vous cherchiez de mille côtés... C’était l’heure de l’étude. Le concierge, au pied du beffroi, accompagnait au tambour le rappel des cloches. Sur le fond des préaux, s’ouvrait et se fermait comme un éventail, autour de chaque bec de gaz, la file des ombres des élèves. C’était la nuit. Une étoile planait au-dessus du bassin, s’y abattit, y resta prise. Les yeux perdus, la poitrine élargie, mon professeur accueillait sans discrétion une nuit encore hésitante. Le ridicule de cet homme qui m’ouvrait ainsi son cœur, je le sentais plus que personne. Mais je sentais aussi sa bonté, et si j’avais eu un secret, par charité, peut-être lui en aurais-je fait l’aumône, peut-être! Je cherchai. Je n’en trouvai point. Il revint à lui. --Et ne vous égarez pas de mille côtés. Que mon expérience vous serve. Fabriquez-vous une courte formule. Il n’y a guère au monde que deux motifs capables de vous inspirer: Voyez d’abord du côté de la nature. Puis... et puis... vous avez dix-sept ans..., regardez du côté de l’amour. Quelle nature? Qu’est-ce qui n’est pas la nature? Le soir, vers minuit, je me glissai hors de mon lit et quittai le dortoir. Je m’étendis à plat ventre dans la paille du grenier, derrière l’œil-de-bœuf. Des prairies silencieuses me mettaient de plain-pied avec l’horizon. Une crème d’argent montait du fond des mares. Des taureaux, adossés aux meules, dormaient debout avec honneur. La lune attirait et dissolvait les moindres nuages, comme un brûle-fumée dans un boudoir. Au long des gouttières, aux arêtes des pignons, glissaient par à-coups des reflets somnambules. Un cri eût éveillé et précipité vers la terre toute cette lumière endormie. Mais, des auges, des puits, des flaques, montait seulement le bruit de flux et de reflux qu’exhalent les coquillages renversés. Que signifiait ce calme infini qui me versait un chagrin si perfide? Tout cela me disait: Dors. Tout cela me disait: Veille. Le jour vint et j’étais moins désœuvré, avant de savoir ce que c’est que le repos. --Voyez du côté de l’amour. Je regardai du côté de Marie-Thérèse Menzel. Elle était la maîtresse d’un officier de chasseurs, mais nous la voyions passer à bicyclette dans un tourbillon où dominaient les grands élèves des Maristes, et mon ami Restel en était. Il lui avait déjà remis une lettre où j’exprimai le désir de lui présenter quelques respectueux hommages. J’avais hésité à mettre un timbre dans l’enveloppe et elle n’avait jamais répondu. Tout le jour, je m’appliquai donc à penser à elle. Mais il manquait à ma pensée, comme jadis à mon billet, ce qui appelle les réponses. Je n’étais pas plus triste, je n’étais pas plus joyeux. Restel consentit à me prêter pour l’après-midi une photographie qu’il avait faite d’elle. Elle avait un beau visage ovale sur lequel les traits étaient accrochés posément comme des armes sur une panoplie. J’étais effrayé de cette sérénité. Sous nos fenêtres défila alors le régiment de cavalerie; les automobiles des fils de famille ronflèrent, partirent. Que j’étais peu de chose pour disputer une femme à un officier, à un milliardaire. Mon devoir de français, que l’on me rendait, avait mérité la note 3, malgré une prosopopée. Je fus découragé, et ce fut tout. A l’heure du déjeûner, le lendemain, je revins donc bredouille chez mon professeur. --Eh bien? interrogea-t-il. La formule? Je baissai la tête. Il ne cacha pas sa désolation. --Alors? Il me servit cependant de riz, ou plutôt, comme il disait, de risottos. Depuis un voyage en Italie, il appelait aussi les purées: la polenta et le macaroni: les niocchi. --Mon pauvre Jacques, qu’est-ce que vous allez bien faire, toute votre existence? Incertain, indifférent, qu’allez-vous faire? Je n’éprouvais point pour moi-même cette pitié. Je me sentais au contraire plus sain d’esprit et plus logique que tous mes camarades. J’étais satisfait d’éprouver une répulsion pour ceux d’entr’eux qui s’amusaient à respirer ambitieusement les fleurs jusqu’au fond du calice, à se percer les mains avec des aiguilles, à tourner en cercle autour de la cour, livides, pour battre des records. Le mot d’une de mes tantes, alors que j’avais déclaré préférer la groseille au gingembre ou au rahat-loucoum, me revenait souvent à l’esprit et me flattait: cet enfant est bien équilibré. Très fier, je me perfectionnai dans ce sens. Je m’appliquai à mépriser les acteurs, les dandies et les mendiants. Mes amis étaient fous des Boers. Je prétendis les détester. Puis, réfléchissant que la haine n’est guère un indice d’équilibre, je me déclarai indifférent. J’assistai, impassible, au siège de Mafeking. --Vous auriez peut-être pu, Jacques, chercher du côté de la mort. Six ans se sont écoulés. Et je vis toujours sans formule; et elle ne me manque guère. De même que j’apprécie toute musique sans me demander, comme d’autres, si je la comprends ou non, de même je n’ai point besoin d’interpréter la vie pour la juger. Mon opinion sur les gens, sur les pièces de théâtre, sur les modes, apparaît d’elle-même au bout de quelques jours, nette, définitive, comme un cliché enfin révélé, sans que je la sollicite. Est-ce pour cela que ceux que je croyais aimer me deviennent subitement indifférents? Dès que quelque objet brille et m’attire, par le seul fait que je m’approche pour l’admirer, que je me penche, que je respire... est-ce pour cela que je le ternis? * * * * * Les jours où je suis bon, je vais rendre visite à madame de Sainte-Sombre. Il est étonnant comme je suis, malgré moi, différent pour chacun de mes amis. Avec Dolly, je deviens volontiers entêté, cruel. Pour mes parents je reste un enfant hésitant et susceptible. Mais madame de Sainte-Sombre me croit généreux et franc. Elle m’appelle son cowboy. Elle m’a donné sa confiance, et en vérité, quand je la vois, mon cœur est si gonflé que je n’y sens plus de plis. Toutes mes manies, toutes mes habitudes que je défends jalousement contre les autres, je les lui abandonne: peu m’importe, avec elle, qu’on mette trois morceaux de sucre dans mon café, qu’on allume ma cigarette avec une allumette soufrée, qu’il y ait des huîtres cuites dans la timbale milanaise. Cela n’arrive d’ailleurs jamais, elle a le plus classique des maîtres d’hôtel. Je ne sais si elle est malheureuse, si elle l’a été. Mais elle possède cette beauté altière et résignée à laquelle doivent s’attaquer, si elles existent, les forces du mal. C’est à elle que je pense en lisant les histoires démoniaques de ces petites résidences allemandes, où, soudain, inconnue de tous et pourtant invitée du prince, logée dans la chambre dont les glaces sont roses, les lustres en vrai papier mâché, dont les trumeaux illustrent la vie d’un perroquet chinois, écuyère intrépide, cheveux noirs, yeux bleus, arrive une étrangère. On la fête avec passion. Mais au bout de quelques semaines, tous les officiers de la maison, un à un, se suicident. Le fiancé de la princesse héritière se noie. Et l’on découvre qu’un mendiant, haut de huit pieds, avec tant de rides croisées sur son visage qu’un oiseau de nuit semble l’avoir piétiné, distribue aux jeunes gens des miroirs damnés où l’image de l’inconnue s’anime selon les heures. Elle s’enfuit... Toujours étonnée et fervente, toujours tranquille et attendrie, madame de Sainte-Sombre me tend la main. Avec ses yeux immenses, elle ne peut pourtant regarder que de face. Chaque fois qu’elle dit un mot, elle tourne vers moi un visage éclatant qui vacille encore une minute après le moindre sourire, comme un rameau d’où l’oiseau vient de s’envoler. --Vous arrivez à temps, me dit-elle, je pars ce soir pour le Midi. Vous m’accompagnez à la gare. Prenez votre thé. D’où venez-vous? Qu’avez-vous fait hier, avant-hier, et tous ces trois mois où vous étiez invisible? Elle interroge avec tant d’intérêt, si disposée à croire des choses inouïes que j’ai honte de ma vie où il n’arrive rien et qu’à chaque visite j’invente une aventure: l’aviateur qui s’est tué était mon ami, il devait me prendre à son bord aujourd’hui même; j’arrive en retard parce que je me suis colleté avec un voiturier qui maltraitait ses chevaux. Quelle ovation m’a faite la foule! Parfois encore je laisse entendre que l’on veut me marier. Intriguée, elle me questionne. Je choisis en pensée, parmi les jeunes filles que je connais, la plus riche, la plus belle, et, après avoir fait son portrait, je prétends refuser sa main. Elle insiste pour que j’accepte: elle viendrait dîner chez nous un jour par semaine; elle nous prêterait son argenterie les premières fois. Je m’entête à refuser. Je souris avec amertume. Pour changer, je parle duel, suicide. Si elle a seulement deux amis comme moi, la vie des hommes doit lui sembler un combat perpétuel. Et je ne mens pas en me déguisant ainsi. Je triche à peine. Je transpose simplement, en son honneur, d’une gamme, toute ma vie. --Pourquoi êtes-vous triste, Jacques? Je ne suis pas triste. Je suis même gai à tirer les sonnettes dans la rue, mais je ne la ferai pas mentir. --Il paraît que je suis méchant. Tout le monde me le répète depuis une semaine. Consolez-moi. Guérissez-moi. --Ayez un ami. --J’en ai un. C’est lui qui a découvert que je n’ai pas de cœur. --Ayez une amie. --J’en ai une. Je ne l’aime pas. On m’assure que je suis égoïste. Ce mot la fait sourire. C’est le seul défaut qu’elle ne m’eût jamais prêté. Je suis certes un étourdi. Je suis probablement un sauvage: je joue au rugby, au base-ball, au golf; je querelle parfois ses hôtes; insoucieux de la politesse, j’ai défendu contre un de ses vieux cousins, président des compagnies de caoutchouc réunies, les nègres des deux Congo... Mais mes yeux sont humbles, tendres, innocents. --Je veux vous marier, conclut-elle. Je ne réponds point. --Avec qui? Avec Miss Spottiswood. De profil, c’est la plus belle Américaine de Paris. Vous ne l’avez vue que de face? De face, elle vient encore troisième ou quatrième. Elle est riche... Vous lui plaisez. Indifférent en apparence, je m’accoude à la fenêtre. Les remorqueurs, panachés de fumée, ont un reflet en longueur dans l’eau, une ombre en hauteur dans le ciel. Le soleil interdit à mes yeux tout l’Occident, mais on peut regarder, vers l’Est, le petit croissant de lune en toute sécurité, sans craindre que le regard ne pose ensuite, sur tout objet, des croissants. Je vois cependant un peu plus d’argent sur les prunelles de mon amie, un peu plus de nacre à ses mains. Elle se tait. Le temps auprès d’elle est comme l’eau de ces sources qui se cristallise à la lumière. La minute qui vient de s’écouler est déjà un souvenir. Elle s’ordonne, dans le passé, parmi les minutes qui apportèrent les mêmes émotions, déjà très éloignée, déjà regrettée. Vous souvenez-vous, ai-je envie de lui dire, tout-à-l’heure, quand vous parliez, vous avez fermé les yeux. Ils ne sont point encore ouverts. Et le thé, quand il vous a surprise. Vous souvenez-vous? Il était encore bouillant. Et le prince-fiancé, quand il vous vit, dans le miroir démoniaque, découvrir lentement votre gorge, vous étendre mollement sur le sofa indou? --Le train part à cinq heures, dit-elle enfin. Il est tard... Il est temps. Je m’offre à suivre la voiture au trot, la malle sur mes épaules. Mais son visage se compose si gravement que je me tais. --Parlez-moi franchement, demande-t-elle. Regardez-moi. Je me prépare à la regarder avec étonnement. Je feins de ne l’avoir jamais vue, de découvrir un à un ses yeux, ses oreilles. Cet ourlé à ses lèvres, c’est de l’ouvrage neuf? De la main, elle m’arrête. --Suis-je plus pâle qu’autrefois? Elle a été très pâle tout l’après-midi. Maintenant elle a le sang aux pommettes. Parlons franchement: --Non, vous êtes plus rouge. Vos joues sont en feu. --C’est bien cela; plus rouge ou plus pâle. Partons. Le soleil n’est pas couché. Mais il n’est plus qu’un clou doré auquel est suspendue une hirondelle. L’automobile, au long des quais, soulève l’ombre des platanes, en secoue les taches de jour, les rejette. Un cheval bâille, un enfant pleure. Qu’ont donc aujourd’hui tous les hommes à regarder la terre, tous les animaux à regarder le ciel? --Je vous aimerai infiniment, Madame de Sainte-Sombre, dans dix ans, dans douze ans. Elle n’a pas souri. Elle demande: --Et maintenant? --Maintenant, vous êtes trop douce, trop paisible. J’ai peur. Maintenant, aussi, vous ne répondez jamais aux lettres. Les jours où je pense trop profondément à vous, je vous écris. Toute la semaine qui suit, j’attends fiévreusement une réponse. Dès que ma concierge m’annonce, par un coup de sonnette, qu’elle a glissé mon courrier sous la porte, je me précipite à travers l’appartement, tout nu. Je ramasse mes lettres et je n’y reconnais jamais votre écriture. Alors, je blasphème. Je me recouche de dépit. Je tiens tout haut sur vous des propos sacrilèges. Je continue à bavarder ainsi, d’abondance. J’affecte d’avoir réfléchi des heures entières à mes phrases, alors que j’improvise. Quand je reconnais à la forme de son sourire que j’ai touché juste, j’insiste. --Maintenant, enfin, il y a quelque chose de trop discret et de trop souffrant dans votre personne. Porter tout le jour ce sourire douloureux, c’est ressembler à l’élégant qui met déjà un œillet à la boutonnière de son pyjama. On se dit, à vous voir, que vous vous êtes donnée, jeune fille, à un lieutenant de vaisseau, qui depuis ne vous a plus écrit. On se dit que Monsieur de Sainte-Sombre avait les vices les plus étranges, et qu’il vous maltraitait. Avouez-le moi: il collectionnait les miniatures persanes, les tabatières à secret... Miss Spottiswood est-elle gentille? --Il faut l’épouser. Elle est grande. Elle est très riche, un peu égoïste, peut-être... Je ne sais quelle manie ont les gens de vouloir que les autres soient égoïstes. Voilà que madame de Sainte-Sombre elle-même s’en mêle. --Il faut l’épouser. Je voudrais tant vous savoir heureux, avant.... --Avant quoi? Avant le départ du train? Un moucheron ivre va de trottoir en trottoir. L’avenue n’est pas assez large. Il bourdonne autour du front de ma compagne. Je l’assomme. Madame de Sainte-Sombre ne laisse point retomber ma main. Elle la retient, elle la presse avec effusion. --Mon ami qui devinez tout. Regardez-moi donc, enfin! Devinez! Sur les larmes flottent ses prunelles en détresse, pauvres bouées. --Vous aimez quelqu’un? --Jacques, ne me torturez pas. Ce ne peut être qu’elle m’aime. Je serais ridicule. --Jacques, cher ami, seul ami, je crois que je vais mourir. Mon médecin ne veut pas l’avouer. Mais je tousse, je souffre. Dans un mois, je serai sous un suaire, livide. --Mon amie, à quoi pensez-vous? --Dans un mois, je serai sous une pierre. Mon chagrin est profond. Je me réjouis de le trouver si sincère. --Dans un mois, ce sera l’automne, nous ferons nos grandes promenades. Elle hausse dédaigneusement les épaules, soupire comme si elle était seule, regarde devant nous avec souffrance. Je me tais. Le campanile de la gare hausse peu à peu son cadran gigantesque. Je ne sais, l’avouerai-je, je ne sais pourquoi le chagrin de madame de Sainte-Sombre me paraît lui aussi avancer sur l’heure véritable. Le geste méprisant qu’elle a eu, malgré elle, pour mes consolations ne m’a certes pas humilié. Mais je lui en veux de regarder la mort avec l’obstination et la gravité d’un enfant qui croit avoir surpris un secret. Je suis gêné aussi de l’entendre exprimer son désespoir par ses phrases un peu pathétiques. Admirablement simple dans son vêtement, dans son accueil, dans son goût, elle parle ou se tait avec emphase, dès qu’elle est émue. Ses yeux deviennent tragiques, ses phrases nobles et poncives. Elle embrasse ardemment les personnes en deuil. Elle a parfois dans son langage un réalisme de mauvais aloi.--Il n’est plus que pourriture, disait-elle d’un ami mort récemment. Un jour où nous passions devant une boutique, au quartier latin, elle s’arrêta devant les squelettes; moi, je considère ces ossements comme des figures de convention, n’ayant aucun rapport avec ce que nous sommes, comme des spectres ajourés. Elle murmura, enfantinement:--J’en porte un en moi. Touchez ma main. J’éprouvai, à l’entendre, le malaise que donne la vue d’une femme trop décolletée. Pourvu qu’elle n’aille pas me dire, maintenant:--Dans un mois je ne serai plus que pourriture. --Vous allez pleurer, Jacques? Essuyez-vous les yeux avec ce mouchoir. Gardez-le. Vous prendrez aussi le petit Rubens de mon cabinet de toilette. C’était votre ami.... Voilà la gare. Ne parlez point. Miss Spottiswood est là. Vous savez mon dernier vœu. Chère madame de Sainte-Sombre! Comme je lui suis reconnaissant de son sourire, de son hypocrite tranquillité. Nous voici sur le quai. Que de monde! Que viennent donc attendre tous ces gens d’un train qui part? Du coupé, mon amie donne la main à ma future fiancée. J’allais oublier de lui rendre son billet, son sac, les parapluies, ses fourrures. Et nous attendons, nos trois sourires se mêlant. Et c’est l’heure. Le train ne change pas de place. Il semble seulement trépider. Il se brouille. Il disparaît. Madame de Sainte-Sombre s’est trompée: au lieu de partir dans l’espace, elle a pris le convoi qui s’en allait dans le temps. * * * * * La présence de madame de Sainte-Sombre confère pour la journée une noblesse qui ne se galvaude point. Toutes les fois que je me sépare d’elle, je rentre dans ma vie quotidienne par la route la moins mesquine. Quelle que soit la distance, je prends une automobile pour revenir chez moi, laissant tramways et wagons, à un tarif humiliant, échanger leurs voyageurs. Si c’est l’heure du dîner, je m’habille et m’en vais seul dans un bon restaurant. Les maîtres d’hôtel savent côtoyer journellement et discrètement les plus gros secrets, les plus nobles personnes. Pour toutes les peines, les tziganes improvisent, anonymement, sans essayer de se montrer ou de vous voir. Je propose à miss Spottiswood de revenir à pied. Paris déborde encore. Les omnibus s’entêtent à poursuivre, autour des mêmes pâtés de maison, le voyageur mystérieux qui enfin les changera en jeunes filles. Et les passants aussi se hâtent sans pudeur! il semble qu’il ne s’agisse pour tous que de regagner un perpétuel retard de dix minutes et que toute cette agitation n’aurait point de but, si tout le monde était né un quart d’heure plus tôt. Seul un étudiant a su rattraper ce temps perdu; il flâne; il nous dépasse, haut de quatre pieds, la moustache en croc, un veston étriqué moulant sa taille. Il se remet dans notre sillage, il nous dépasse encore. Il regarde avec insistance miss Spottiswood, qui me sourit. --Comme vos Français sont drôles, fait-elle. Elle hasarde ce jugement parce que j’ai un veston très ample, des souliers arrondis, des moustaches taillées, parce que je suis grand et blond. On devine, à me voir, que j’ai essayé d’écarter toutes les médiocrités du costume, que mes boutons de plastron sont semblables et tiennent à la chemise, que ni mes manchettes ni mes cols ne sont faux. De mon côté j’ai avec ma compagne cet abandon et cette sécurité qu’inspirent ceux dont ne peut s’emparer, en aucun cas, le ridicule. Elle peut impunément être éclaboussée, être écrasée. J’aurai toujours à être fier d’elle. Il y a dans son allure, dans ses vêtements, une netteté qui m’enchante. Elle n’est point, comme tant de Parisiennes, comme madame de Sainte-Sombre elle même, un être ambigu et incertain, dont la toilette est la véritable enveloppe, dont les traits ont pris, à penser, à souffrir, une fatigue masculine. Son corps reste un mannequin modèle et le linge glisse sur lui comme sur une statue. Son visage n’a pas d’ombre, pas de faiblesses; on n’y modela que l’indispensable; avec mille précautions on y posa le nez, la bouche et les yeux, de sorte qu’elle est aux autres femmes ce que sont les hommes rasés aux hommes barbus. Ses seins se gonflent, et parfument, ses genoux s’effleurent. A mon côté elle est volontiers plus silencieuse, plus étourdie, plus petite que moi. Elle ne marche pas tout à fait à ma hauteur, elle halète doucement: Je promène dans Paris, fringante et soumise, ma petite femelle. Nous voici au quartier latin. Autour de la Sorbonne, les maisons de rapport ont été démolies jusqu’au fleuve. Chaque nation étrangère y éleva, pour ses étudiants, un palais qu’isolent et décorent des jardins. Voici les Allemands, avec leurs yeux mornes qui regardent toutes les petites choses au microscope et au verre diminuant toutes les grandes; ils ont copié une maison de Nuremberg et l’ont entourée de peupliers: ils ont mis un jouet dans une cage. Voici, au bord de la Seine qui s’est retournée dans son lit et nous montre son ventre écaillé d’émeraude, les Danois, qui ont transporté là, pierre par pierre, un vieil hôtel du Jutland. Des trembles, des bouleaux mélangent incessamment dans l’air les dernières clartés du soir. De grands jeunes gens affables se passent un angora qui guettait les feuilles agitées par le vent et que l’un d’eux a surpris. Et voici, en forme de temple grec, le collège américain. Des pilastres aurifiés alternent avec des carrés de marbre. On dirait des dents d’or dans un râtelier. Au-dessus de chaque colonne, l’écusson d’une ville: _A Détroït la vie vaut la peine d’être vécue._--_A Los Angelès, la mort seule brise les amitiés._--_A Troie, ville des ingénieurs, la liberté est respectée dans chaque maison comme une fille majeure._ Puis, sur les bancs de bois, voici les Russes, dont les yeux inclinés ne peuvent retenir la lumière et n’étincellent que par accident. Cependant, des lycéens français passent; eux seuls sont en uniforme; eux seuls sont en rang; mais auprès d’eux tous ces peuples semblent désorientés et tourmentés; mais eux seuls babillent et sont vivants. Miss Spottiswood les admire. --J’envie les Français, dit-elle. Votre pays, avec ses routes, ses canaux, est comme ces crânes que l’on voit à la devanture des oculistes. Tout ce qui se passe en France est raisonné. Tout y est explicable. Tout effort sort de sa cause avec une taille moyenne, comme le poussin de l’œuf. La vie, chez vous, semble aussi limitée et aussi parfaite que celle des fourmis et des abeilles. Quand il pleut, vous rentrez. Quand vous voulez cueillir une fraise, vous n’allez point chercher une échelle. Vous parlez une langue inoffensive et indirecte. Vous vous êtes habitués à mettre des articles devant les mots ainsi que l’on mouchète les fleurets: ils ne vous atteignent point au cœur comme nos phrases qui nous apprennent que Ciel est changé, qu’Automne meurt. Vous avez découvert ce que les autres peuples cherchent. Donnez-nous le moyen de le trouver, ou dites-nous simplement ce que c’est. Le souci de la vie sottement nous enserre. Quand il libère une de nos pensées, il en advient comme du bras ou de la jambe que nous sortons de l’eau, dans le bain. C’est le membre libre qui pèse le plus lourd. De gros nuages, éponges qu’un démon malicieux presse de temps à autre sur la tête des promeneurs, achèvent de nettoyer le ciel. Miss Spottiswood avait raison. Les lycéens se réfugient dans un couloir; les Russes, les Américains mettent des manteaux et restent à l’averse. --Les Français doivent être très égoïstes, ajoute-t-elle. Encore ce mot. Elle est si qualifiée pour le dire, elle qui ne daigne consulter, dans les dîners, aucun menu, dans les concerts aucun programme, aucun catalogue dans les expositions; elle qui, pour se croire seule reine du monde, accepte toute belle œuvre comme une chose anonyme. --Ce sont les Prussiens qui sont égoïstes, Miss, et ils sont roux. Les Français sont reconnaissables à d’autres signes. Ils sont les seuls, en ce bas monde, qui ne soient plus liés à la nature par un instinct. Aucun sens ne les avertit de ce qui s’accomplit sourdement autour d’eux. Nos frontières arrêtent le mystère. Un Allemand ne pourrait pas plus vivre sans l’idée de son destin que sans son ombre. Les Français n’ont besoin ni de l’une ni de l’autre. Vous en verrez qui n’ont point d’ombre et que les glaces ne reflètent pas. Mais vous, dont le pays, au-dessous du Canada, s’oriente vers l’Asie comme une grande nef chargée de neiges, dont les sergents de ville s’avertissent entre eux par le son des bâtons de buis, vous êtes encore les jouets de la nature. Vos narines savent frémir, n’est-ce pas? Vos oreilles remuent encore. Dès qu’il vente, vous tournez selon le vent. Et l’on voit, Miss, quand vous pensez. Une petite buée se forme alors sur vos yeux et y découpe un carré de mousse, comme le sucre qui fond dans le thé. Tenez! A quoi pensez-vous? --Vous aimez votre pays? --C’est le seul grand. Vous ne vous en doutez guère là-bas? C’est le seul achevé. Nous n’avons plus comme vous à rajouter de temps à autre une étoile à notre drapeau ou à notre ciel. J’épouserai Miss Spottiswood. Nous aurons un petit hôtel, avec un jardin, où elle recevra les dimanches, de grands laquais qui ne nous quitteront point, un boudoir où j’accrocherai le Rubens de Madame de Sainte-Sombre, si elle ne m’oublie pas dans son testament. La bohème de l’amour et de la famille en sera bannie. Nous dînerons l’un en face de l’autre; chacun de nous sera correct, orgueilleux et attentif, comme le sont entre eux les ambassadeurs de grandes nations. L’égoïsme n’aura rien à voir entre époux qui n’auront point la familiarité de compatriotes. --Si vous étiez ma femme ou ma fiancée, Miss Spottiswood, afin que vous estimiez la France à sa valeur, nous partirions en yacht pour aborder dans toutes nos colonies. Je recruterais nos matelots parmi les meilleurs footballeurs et rameurs, pour qu’ils battent jusqu’aux équipes anglaises dans les fêtes des rades. Nos femmes de chambre seront nées à Arles. Les stewards, tourangeaux, parleront ce langage qui unit parole à parole avec un chaînon d’or. Sur la mer d’Alger, qui est à nous, nous verrons les enfants se jeter dans l’eau étincelante, bras écartés, pour y marquer leur image, comme le feront aussi, dans la neige, les enfants de Miquelon, qui est à nous. Au Tonkin, avant d’appareiller, le bateau tracera sur la baie, c’est l’usage, votre nom et celui de mon pays. Voulez-vous être ma fiancée, Miss Spottiswood? --Madame de Sainte-Sombre ne m’avait pas dit que vous étiez poète. Vous écrivez? Voilà le soleil qui file à l’horizon. Quel vœu gigantesque vais-je bien faire? Voilà la petite nuit. Les boutiques se ferment. Entre les devantures, les glaces restent prises comme des flaques de jour encore trop profondes. C’est par de tels soirs, où la tristesse et la joie habituelles se déposent au fond du cœur, que je vois clair en moi-même. Poète? Dieu me préserve de faire des vers, d’écrire ce que je pense en lignes, de passer à leur laminoir ma vie. Il me semble au contraire que je m’écarte insensiblement des lettrés et que je ne les juge plus selon les mesures qu’ils inventèrent. Ce qu’ils appellent l’intelligence, cette vivacité à parler ou à agir comme le serait un pédagogue parfait, avec ses ironies superficielles, ses silences appuyés, son enthousiasme revêche, est une monnaie qui ne peut avoir cours que chez les médiocres. Quand ils s’ingénient à trouver le mot d’esprit ou le mot pittoresque que chaque circonstance réclame, ils me paraissent aussi futiles que les joueurs de bilboquet. Dès qu’ils se hasardent dans la vie, myopes, avec des bottines interminables, les voilà inférieurs et maladroits. Aucun ne possède l’allure d’un officier, d’un ouvrier; aucun ne possède la volonté de vivre d’un comptable. Je les sens incertains, au fond, dans leurs goûts, groupés par petites loges dont chacune s’est créé spécialement un grand signe de joie et un grand signe de détresse. S’ils n’ont pas reçu de circulaires, le monde peut, sans qu’ils s’en aperçoivent, périr de deuil ou s’abîmer dans la jubilation. Et cependant leur moindre geste prétend découvrir la raison cachée de la terre ou la clef de voûte du ciel. Je n’ai point tant de curiosité, ni d’ambition; je trouve assez d’épaisseur à la surface du monde. Pour moi, chaque être, chaque chose s’appuie plus fortement sur sa couleur que sur son squelette. De grandes ressemblances balafrent le monde et le marquent ici et là leur lumière. Elles rapprochent, elles assortissent ce qui est petit et ce qui est immense. D’elles seules peut naître toute nostalgie, tout esprit, toute émotion. Poète? je dois l’être: elles seules me frappent. Je vois, dans ce Jardin des Plantes que nous côtoyons, au faîte des palmiers, les feuilles piquées parcimonieusement comme les plumes sur les autruches; je vois l’ombre évidée des cyprès, comme un parasol après la promenade, un dimanche, comble de violettes jusqu’à la poignée; je vois le mouchoir de madame de Sainte-Sombre, avec ses initiales, comme l’épave d’un navire d’où le nom est déjà presque effacé; je vois miss Spottiswood, dont j’ignore le prénom, comme une grande corbeille de fleurs dont je ne peux saisir les anses. La lune va se lever. Miss Spottiswood marche silencieusement au côté du soir. C’est la traduction au côté de son texte. Si j’embrassais ce poignet divin, je comprendrais le chant des oiseaux. Si je touchais du doigt ces yeux, toutes les couleurs, dans le monde, s’isoleraient. La lune va se lever. Les oiseaux disent: --Vers tout ce qui ressemble à ton désir, Jacquot le Grand, précipite-toi, sans fermer les yeux. [Illustration] [Illustration] DON MANUEL LE PARESSEUX C’est Mrs. California Asterell qui frappe à ma porte, et me crie: --Réveillez-vous! Don Manuel! Habillez-vous! Il est neuf heures, et je vous apporte la nouvelle la plus heureuse du monde. Que ferais-je du bonheur à cette heure-ci? Mon cœur, mes yeux n’ont pas encore leur provision d’ombre. Je n’ouvrirai pas plus ma porte à Mrs. Callie que ma fenêtre au soleil. Elle refrappe; je la devine, penchée à demi, souriant à ma serrure comme elle sourit à son téléphone. --Seriez-vous mort, Don Manuel? C’est la fortune qui vient vous prendre au lit, et vous fermez la porte à clef! --Je dors, Mrs. California. --Grave maladie, Monseigneur. Frottez-vous les yeux, hâtez-vous. Puis lavez-les à grande eau. Puis, passez à la douche froide. Et peut-être alors verrez-vous. --Je vois, Mrs. Hôtesse. Je vous vois. Et ce n’est point beau de montrer ainsi votre gorge. Son peignoir doit lui monter au menton, mais je parie qu’elle regarde, pour se rassurer, dans la glace de l’antichambre... C’est ainsi que nous flirtons, elle qui a trente ans, moi qui en ai dix-neuf, à travers mon dernier sommeil, chaque matin, comme deux bergers que sépare une rivière. D’un bond je vais ouvrir; d’un bond, je me recouche. Je m’arrange pour qu’un de mes pieds sorte des draps, genou compris, et ma poitrine est peu couverte. Mrs. Callie n’osera poser ses yeux que sur mes yeux, et je la regarderai fixement, affectant de croire qu’elle s’y complaît. Et elle continuera de sourire de ce sourire lassé et solitaire qui se débat à peine, cloué sur son visage, comme une hirondelle blessée sur une porte. --Don Manuel, notre cher pupille, dit-elle, que désirez-vous le plus au monde? Je vous l’apporte. Chaque fois que Mrs. California cligne ses paupières, il semble qu’une roue d’ombre tourne sous son visage. --Répondez, Monseigneur, ne me taquinez point! Mrs. Callie a raté sa vocation. Elle a la taille élancée des martyres, leur regard soumis et têtu, et les cheveux épais où se fichent les flèches. Elle a toujours les bras tombants, les mains juste à hauteur pour que les lions du cirque les lèchent ou les goûtent. Mrs. Callie était née pour avoir les plus grands malheurs. Sa patrie aurait dû être mutilée par les ennemis, par eux sa maison brûlée, ses pendules ravies. Enlevée par un chef Sioux, elle aurait bercé silencieusement les fils qu’il lui aurait donnés... Mais Mrs. Callie m’annonçant une heureuse nouvelle, c’est le veilleur de nuit passant si tard qu’à son insu il précède tout juste le soleil. Que puis-je bien désirer aujourd’hui?... qu’on me pince... qu’on m’embrasse... --Pincez-moi, amie. Elle m’a pincé, l’infâme! Je gémis doucement, mais elle pose son doigt sur sa bouche. Elle se trompe: elle le pose en large. --Don Manuel, je vous en prie: reconnaissez les grands jours des jours ordinaires. Vous allez regretter le temps passé à votre réveil, et de ne pouvoir vous lever tout habillé, pourvu de mouchoir et de cravate. C’est votre cousine qui vient, Don Manuel, c’est Renée-Amélie, dont vous me parliez chaque soir, assis sur l’escalier; que vous aimez, et n’avez jamais vue. Voici le journal... Elle vient... Lisez... Comme le journal est grand... comme il s’est passé de choses, hier, dans le monde. Deux fiancés se baignaient à Salem, vint une vague... ce n’est point cela. Le vieux Major annonce le beau fixe pour tout l’automne, l’hiver et le printemps prochains... j’y suis presque. Mais voici... Renée-Amélie, fille de l’empereur détrôné du Chili, fait un voyage autour du monde. Elle passera par Boston pour voir son cousin, qui est sophomore[A] à Harvard et vit chez M. et Mrs. Asterell, les plus jeunes milliardaires du Massachussets. Elle s’est commandée trois robes chez Lipton, chez Bancroft une étole, chez Handmann une opale. J’ai lu, Mrs. Callie. Pardonnez-moi. Vous aviez raison, Renée-Amélie passe par Boston pour me voir, avec trois robes, avec une bague. J’étais aussi coupable, en paressant à votre appel, que ce père qui plaisantait quand on vint lui annoncer la mort de son fils, et qui faisait des jeux de mots, narrant une bonne fortune. Il eut pour toute sa vie le remords d’avoir été surpris par le destin un jour qu’il en était indigne. Comme tout est calme au dehors. Comme le soleil fait peu de bruit. Tout semble prêt pour la journée: le bassin du jet d’eau porte une anse en arc-en-ciel; une abeille passe et repasse dans le tulle du rideau, comme dans un canevas de ruche; dans le ciel on voit déjà un mince filet d’argent, la tranche de la lune, et un cocher de couleur, du fond de son tombereau, danse un cantique en chantant vers elle. Levons-nous! Me voici joyeux même de changer mes boutons de manchette; me voici joyeux d’aller, dans une heure, au cours de littérature, malgré que le professeur s’entête, chaque fois, à me demander l’année de la mort de Milton, et s’il est bien mort. L’autre jour j’avais hésité. Cette fois, il n’y coupe point. Mrs. California me contemple de ses yeux qui indiquent où est le soleil, comme les girouettes indiquent le vent. --Don Manuel de Bragance, fait-elle, duc de Tacna... Est-ce une révérence? est-ce un regret? Les femmes ont ainsi des gestes qui ne lancent rien. Comme mon petit bull, quand on feint de lui jeter une pierre, nous nous élançons, et rien ne retombe. Cela veut-il dire qu’il fait beau ou qu’il pleut! Cela voudrait-il dire que Mrs. Callie se laissera enfin embrasser? Elle a ramassé ses deux chattes, et les porte dans ses bras relevés à hauteur de sa gorge. --Mon mari et mes tantes vont monter, dit-elle, pour se défendre. Mais comment, dénombrât-elle sa famille entière, résister au soleil qui marque nos fronts de la même tache. Elle comprend que je suis dans un de ces jours où le bonheur se dérange lui-même. Elle se penche, et les prunelles des chattes oscillent comme des niveaux. Sans se douter que nos lèvres se trouveront plus sûrement, ses yeux visent seulement mes yeux. Et il vient une seconde où je me vois; et, me reconnaissant, je dois sourire: notre premier baiser en devient plus large. * * * * * Milton est bien mort. Pauvre Milton! Mort aussi Longfellow dont j’aperçois d’ici, à travers les érables, le cottage à péristyle jaune et à fronton brun. Et même Voltaire, qui passait des journées à contempler des fourmis, et qui en oubliait sa femme. Et aussi, je le crois, l’auteur qui écrivit l’histoire d’Armand Duval, le jeune homme qui demandait aux courtisanes autre chose qu’une gentille coutume de lit. Toute sa famille s’en désolait... Ma mère ne m’a parlé qu’une fois de Renée-Amélie. C’était la veille de mon départ pour la pension, dans la salle à manger de la villa que nous habitions, près de Genève, depuis notre exil du Sud-Amérique. Le couvert de mon père, fusillé là-bas voilà dix ans, était toujours mis entre nous... un peu plus près d’elle depuis que j’en cassai le verre. Sur le lac, les bateaux dormaient déjà, les ailes relevées et jointes comme un papillon qui boit, et les réverbères des quais vrillaient consciencieusement leur premier reflet jusqu’au fond des eaux. Je ne sais quel désespoir m’atteignit soudain, venu sur ce calme comme un ricochet, et je sanglotai. Je n’osais lever les yeux vers ceux de ma mère; ils m’effrayaient presque; ils étaient comme ses gestes, comme ses paroles. Tout en elle était lucide, transparent, et l’on ne voyait cependant rien au travers. --Manuelito, demanda-t-elle, comment savez-vous pleurer? Personne a-t-il jamais pleuré, autour de vous, petite fille! Dites son nom, qu’il soît châtié. Elle me prit dans ses bras, pour la première fois me berçant, et ne me reprocha point d’avoir appris sans elle à lui sourire. La fourchette de mon père, bousculée, tourna comme une boussole et indiqua la nuit. --C’est une petite fille, Don Manuel, qui vous enseigna à verser des larmes. C’est votre cousine Renée-Amélie, qui couchait près de vous, le soir où les révolutionnaires prirent le palais. Les suivantes s’étaient barricadées dans les caves, par peur des locomotives que les républicains, du haut des Andes, devaient lancer sans mécaniciens sur Santiago. Votre gouvernante Conception faisait les malles. Tous deux, vous passiez vos petits bas vous-mêmes. Vous aviez les mains trop occupées pour vous frotter les yeux, et vous pleuriez. Cela vous réveillait... Mais pleurer semble vous endormir, ce soir, Don Manuel. Retirez-vous. Je ne l’ai point revue. On m’annonça sa mort quelques semaines plus tard. Mes camarades et le directeur me plaignirent doublement, car je ne gagnai point à mon malheur le congé de deuil habituel. Mais il me semblait que j’avais conquis par mon infortune le droit de penser à Renée-Amélie, et je pensais à elle tout le jour. Pour l’embrasser, en m’embrassant dans la glace, je n’avais qu’à fermer les yeux. Mon canot s’appelait Renée; Renée était vert et bleu; Renée n’en faisait qu’à sa tête, et bientôt chavira. J’avais rassemblé dans un placard des œufs percés d’alouette, des chromos, mes soldats de plomb invalides, et tout cela formait le musée Amélie. Je me servais de ses deux noms séparément, comme on joue, passant de l’une à l’autre, avec chaque main de ceux qu’on aime. Mais, pour mes neuf ans, mon oncle me retira du collège et me donna Miss Draper pour institutrice. Dieu, en créant Miss Draper, l’avait commencée sur le modèle de toutes les gouvernantes. Puis, brusquement, il avait changé d’avis. Elle était donc très haute, mais elle ne portait point encore lunettes; elle n’avait pas de lèvres, mais elle souriait déjà doucement; elle était maigre, mais elle avait de l’asthme. Son ronron empêchait tout travail et elle s’en désolait; car elle était la discrétion même. La nuit, par dessus le marché, elle ronflait. Comme elle doit être posée et satisfaite dans son cercueil, où elle n’a plus à respirer. L’été passa assez vite, grâce à Nenetza Bengi, ma petite voisine de chalet. Elle découvrit que Miss Draper comprenait la nature entière à contre sens: et, en fait, quand une grenouille coassait, le soir, mon institutrice nous recommandait d’écouter comment le rossignol appelle ses petits; quand un pic vert criait, elle nous annonçait le tramway. Je crois aussi qu’elle confondait les couleurs. Nous jouions à nous tromper comme elle, mais Nenetza avait des mélancolies tapageuses pendant lesquelles elle lançait des pierres pointues dans les citrouilles, et désirait mourir. Un jour, elle y tint absolument. Je composai avec des poireaux un breuvage empoisonné. Étendue au pied d’un saule, elle m’encourageait et me faisait ajouter du sel. --Quand tout sera prêt, disait-elle, je vous embrasserai. Vous avez les joues comme des pêches. Cela ne sera pas désagréable. Je lui avouai que j’aimais Renée-Amélie. --Je souhaite à votre petite amie une vie longue et heureuse, affirma-t-elle. Embrassez-moi. La nuit tombait. Le saule laissait couler tant d’argent sur la route que la lune paraissait fausse. Nenetza, les yeux demi clos, observait avec insistance mes moindres gestes, et me donnait les conseils de sa vieille expérience. --Tournez-moi les pieds vers l’Orient... Tournez-moi le visage au vent... Et ce n’est point la peine de mouiller votre doigt pour savoir d’où il vient. Vous n’avez qu’à tirer la langue. C’en était fait. Elle mourait déjà, bien qu’elle eût oublié de boire. Sa main parcourait languissamment mon visage. Les oiseaux épouvantés fuyaient, mais butaient contre les peupliers qui barraient l’horizon et s’y accrochaient. Le cœur allait juste s’arrêter... quand la silhouette de ma gouvernante apparut, et effraya la mort même. Seul un corbeau essaya cependant de croasser... --Écoutez les cailles... dit Miss Draper. Mon oncle nous donna rendez-vous à Cabourg, et, pour l’y rejoindre, nous traversâmes la France. C’est un pays de canaux, de châteaux et de routes où débouchent mille avenues. Dans les bourgs, vagabondent les soldats qui sont petits et débraillés. Ils excitent contre le chat qui dort sur chaque pierre d’appui le chien qui dort sur chaque seuil, ou bien apostrophent la chèvre communale, que gardent quinze vieilles assemblées. Des très vieux messieurs promènent à la main les petites filles. Quand nous arrivâmes, mon oncle avait déjà dû partir pour Munich, avec Renée-Amélie. Il me recommandait de lui donner moi-même des nouvelles de notre voyage, et je n’eus plus de pensée que pour ces lettres: il les montrerait, me disais-je, à ma cousine. C’était l’époque où Miss Draper s’entêtait à me faire choisir une couleur et une étoile préférée. Je résistais; j’avais déjà deux favoris, deux mots entendus je ne sais où, réunis je ne sais comment, par lesquels je désignai ce que j’aimais: le mot acacia, et le mot indomptable. Ils signifiaient chacun tout ce qu’on désire et qu’on ne peut atteindre en étendant la main. Réunis, ils désignaient Renée-Amélie, et, dans les deux lettres que j’écrivis à son père, je m’ingéniai à les disposer, comme on place, dans les maisons nouvelles, au milieu des autres pierres, un moellon creux et sans apparence qui contient des pièces d’or. Mon cher oncle, “Les dents de Miss Draper vont mieux. Son œil droit n’est plus rouge. Nous ne pouvons malheureusement en dire autant de l’œil gauche. De plus elle souffre de l’estomac et annonce, pour cette semaine, ses coliques hépatiques. Je suis allé sans elle pêcher à la rivière, sous les acacias. On dit que les Anglais ont perdu beaucoup d’officiers au Spionkop. Miss Draper jure que c’est à cause des mulets, qui ont pris peur. Ne croyez-vous pas, mon oncle, que les Boers sont indomptables?” Dans la seconde lettre, je découvris le raffinement de sous-entendre les mots, au lieu de les prononcer. Mon cher oncle, “Nous avons l’arbre de Noël, et rendons grâces à Dieu de nous avoir éprouvé par l’exil. Miss Draper a préféré un sapin, alors que je désirais un autre arbre, dont le nom aujourd’hui, m’échappe. Cet arbre, Miss Draper prétend qu’il a des épingles sous chaque feuille. J’ai répondu que le sapin a des aiguilles et mes amis m’ont approuvé. Ce sont les frères Leland, qui ne craignent rien: L’aîné fut blessé, hier, en automobile, par un camion. Miss Draper affirme que la faute en est aux chevaux, qui ont pris peur. Elle n’a plus mal à la gorge, mais ses bras sont rhumatisants.” Mon oncle nous fit venir à Munich, mais il dût en partir avant notre arrivée. Munich est une ville avec des tramways bleus, des lions bouclés sur chaque borne et dont un large torrent couleur d’absinthe longe les musées. Mille petits bassets trottinent par les rues asphaltées avec des pattes si courtes que leur ombre reste tout le jour juste au-dessous d’eux, comme un tapis. Les dames allemandes seraient de bonnes dames si elles savaient qu’on ne parle point aux gens des choses qui les rendent tristes. Or, la semaine où j’eus dix ans, je reçus une lettre. Elle respirait un parfum que je ne connaissais pas. --Très cher cousin, m’y disait-on, je vous souhaite bonne fête. J’espère vous voir un beau jour, et vous envoie, très cher cousin, tous mes baisers. Je courus dans le jardin anglais. Je m’étendis sur le dos. Le soleil le plus brûlant tombait sur moi d’aplomb. Je ne le sentais pas. Un épervier qui planait là-haut suffisait à éventer le monde. * * * * * Renée-Amélie arrive ce soir à sept heures, par le _Boston limited_. Elle ignore sans doute que les dames évitent cette ligne depuis le jour où son propriétaire, invitant des actrices françaises pour le lunch, les envoya chercher à travers New-York par des chaises et des porteurs Louis XV. La matinée a été rude: mes parrains de club me brimaient avant mon admission au Phi-Gamma. J’ai dû, sous l’orme où Washington réunit les armées, faire le manager de deux autres candidats, costumés en danseuses, et jouer au banjo les airs que les curieux réclamaient. Puis, dans l’immense tramway, où j’étais assis presque seul, j’ai reçu l’ordre d’offrir ma place à chaque dame qui montait, pour me rasseoir et me relever à chaque occasion. Plusieurs d’entre elles me remerciaient de la tête, s’installaient avec reconnaissance, puis, comprenant la plaisanterie, rougissaient. Me voici enfin dans mon studio, avec Charlie Hill: il joue au piano cette sonate à la princesse de Lichtenstein qui fait penser à deux géants rieurs se lançant et se relançant une femme nue. J’ai levé toutes les fenêtres sur le parc éclatant, qui se dénude et qui renvoie les échos amassés au printemps, l’appel d’un coucou, le cri d’un enfant. Des moucherons qui s’équilibrent semblent peser l’air de l’été, l’air de l’automne. Sur le perron je ne sais quel barbet bâtard, honteux soudain de sa naissance, s’obstine à refuser le pain, le sucre, le lait de mon nègre Joe, qui s’entête. Je n’ose m’avouer que la pensée de Renée-Amélie m’a rendu triste; je me dis que ce sont les brimades, ou la sonate, ou le beau temps. Ainsi les myopes, quand ils pleurent, essuient leur lorgnon et se croient consolés. Comment attendre le soir? Il est deux heures, à peine. Voici les petites filles qui retournent à l’école, en jersey rouge, en patins à roulettes, contournant au galop les écureuils gris qui bombent le dos, la queue entre les pattes de devant, se faisant signe pour escorter un étranger effaré qu’elles ont reconnu à sa valise à courroies, descendant et remontant après lui les trottoirs. Seule, sortant du châlet voisin, une fillette va au pas, sans cartable, sûre de savoir ses leçons. Mais sa gouvernante, que la vie a meurtrie et qui n’a plus confiance, la rappelle, l’oblige à prendre un parapluie, un châle, deux gros livres. L’enfant plisse la bouche, dépitée. Moue délicieuse, écume du sourire. Et c’est le tour maintenant des jeunes filles qui vont à l’université Radcliffe. Deux ou trois arrivent en automobile, un ourson de peluche sur le siège ou sur le capot. Elles tirent sur le volant, elles éperonnent, il ne leur manque que la cravache. Celles qui vont à pied passent toujours de l’autre côté de la route. Un jour de grande pluie, pourtant, je fis poser le trottoir en planches sur notre allée, et elles durent longer la villa Asterell, mais à les voir si proches, je n’en éprouvais point de plaisir, et il me semblait seulement regarder à la loupe des images chéries. J’ai installé, ce soir, sur ma fenêtre, un petit ours pareil aux leurs; il agite le pavillon de leur collège, et, mordant dans la voilette, elles retiennent à la fois leur sourire et leur chapeau. Mais où avais-je la tête? Mademoiselle Blanchet m’attend pour la leçon de français, et Miss Gregor, la gloire de Baltimore, qui doit rester un mois à Boston avant de partir pour Berlin où l’Opéra l’a engagée, sera chez elle à six heures. --Adieu, Charlie! Charlie examine mes cannes. Comme tous les Américains, il ne porte la sienne que le dimanche et qu’en redingote, dignement, par la pomme, ne faisant point un pas qu’elle ne l’aide. Depuis quelques jours cependant, dans ma chambre, il s’amuse à faire des moulinets. Il est trop occupé pour m’entendre partir. Mademoiselle Blanchet est venue de France, voilà six mois, avec sa mère qui ne pourra plus supporter de traversée et devra mourir dans ce pays qu’elle déteste. Et pourtant Marie-Louise est déjà sans place, la directrice de son pensionnat a été tuée l’autre jour par une sous-maîtresse de l’Orégon. Elle n’a plus que quelques leçons. J’ai des scrupules à arriver une demi-heure en retard, car elle ne voudra point me faire payer les minutes perdues. Elle semble deviner mon remords, et redouble de gaieté et de prévenance. Nous causons: j’apprends qu’elle traduit en français une nouvelle, qu’elle préfère l’automne à l’hiver, le jaune au rouge. Elle appuie en souriant sur ses pauvres sentiments discrets comme on appuie sur les imparfaits du subjonctif, pour excuser leur ridicule. Elle est une des mille jeunes filles qu’un destin mystérieux oblige, au milieu des médiocres, à être belles et résignées. Ne pouvant atteindre aucun de leurs désirs, elles semblent elles-mêmes plus sacrées, comme les statues qui n’ont plus de bras. J’éprouve, à leur aspect, le même remords ou le même regret qu’à voir s’allumer la lampe aux fenêtres d’un châlet pauvre. Mais Marie-Louise ne souffre point qu’on la croie triste. --Maman est aux provisions, dit-elle, et je prévois que nous aurons ce soir un canard rôti. “Canard” est le seul mot qu’elle ait pu retenir et je crois qu’elle cède un peu au plaisir de le prononcer. Quand j’ai le temps d’aller au marché, le dimanche, nous mangeons enfin du poulet. Aussi sa dernière ambition est d’aller au Canada, quelque jour, à Québec ou à Montréal, là enfin où les sergents de ville la comprendront. J’ai dû lui acheter toutes les cartes postales de là-bas. Voyez. Voici Québec. Je ne connais qu’Ottawa, dont les palais gothiques, gardés par les grenadiers jaunes, se dressent, sans reflets ou sans ombre, au-dessus des rivières gelées. --C’est un lac? Québec est sur un lac? --Ce n’est pas un lac, explique Marie-Louise, mais le Saint-Laurent. C’est d’ailleurs la mer qu’il faudrait à Québec; peut-être y habiterons-nous un jour; quelle joie de vivre auprès de l’Océan! Personne n’aurait cru que sa bouche fût si grande. C’est sa bouche que j’effleure en cherchant au hasard. Elle se redresse brusquement. D’ailleurs un de ses cheveux s’était glissé entre nos lèvres. Il y avait une fente dans notre baiser. Mais voilà Madame Blanchet qui entre d’un pas menu, et comme nos yeux se sont fixés sur les côterelles de Québec, pour rompre le silence, je demande à nouveau si c’est un lac, si Québec est bien sur un lac. Marie-Louise sourit, préoccupée. --Ce n’est pas un lac, explique Madame Blanchet, c’est le Saint-Laurent. J’adore d’ailleurs les étangs. Si nous pouvions, plus tard, avoir près de notre maison la moindre mare à grenouilles, n’est-ce pas, enfant? nous serions bien heureuses. Et c’est ainsi, son canard à la main, qu’elle passe à l’entonnoir les désirs immenses de sa fille. Il est quatre heures. Je prends congé. Miss Gregor répète _Thaïs_ au Grand Théâtre, et n’est point rentrée à l’hôtel. Je vais faire les cent pas sur Tremont Street entre le parc et les bazars. C’est samedi; les ouvriers de Cambridge et de Chelsea, villes prohibitionnistes, ont passé le Charles River pour boire leur paye à Boston. Les footballers verts de Dartmouth, qui viennent de nous battre, défilent avec leur musique et leurs animaux favoris en lançant mille serpentins à leur couleur. Que de jeunes filles! Je règle mon visage sur le sourire que j’entrevois au passage, ainsi qu’on ajuste sa cravate sur le reflet qu’accordent, par échappées, les devantures... Je les suis. Il me suffit que des cabs, obstruant une rue transversale, m’amènent à leur côté, et que nos cœurs battent à la même hauteur;... qu’elles regardent, en me sentant debout près d’elles, à la devanture du libraire, le dessin du gamin désespéré qui s’en va au jardin, personne ne l’aimant, et, pour je ne sais quelle vengeance, y mange des vers, hier un soyeux, aujourd’hui deux lisses. J’escorte la plus belle de celles qui descendent jusqu’au moment où passe la plus belle de celles qui montent. Suivons cependant jusqu’au cimetière de l’Indépendance ces deux sœurs, brune et blonde, beige et bleue, si souples qu’entre leurs mains croisées, entre leur bras et leur buste, leur menton penché et leur gorge, des colombes prises respireraient à l’aise... Miss Gregor, assise au fond d’un fauteuil, le balance d’un mouvement de pied régulier. Elle pique à la machine quelque rêve. Elle hausse vers moi sa main, doucement, doucement; un oiseau posé ne s’envolerait pas; une tache de soleil y reste. Puis elle étire les revers de sa jaquette noire. Puis elle me sourit, mais avec sérénité, avec franchise: elle n’est point comme les autres femmes, qui se passent éternellement, dans le sourire, un lambeau de la tristesse que la première nous déroba. Je sais comment l’heure va s’écouler. Nous nous tairons tous deux, dans le salon à trois fenêtres où parvient à peine le chant d’une vendeuse des quatre saisons, qui crie l’automne: Miss Gregor pense toujours à autre chose. Ses attentions les plus menues, ses regards les plus chargés vous arrivent toujours à travers des gestes et des yeux indifférents. Chacune de ses caresses vous attriste. Elles viennent d’une autre femme, que nulle présence ne peut troubler, mais dont la voix parfois résonne et vibre au bord de chaque vase. La voilà qui parle. --Que devenez-vous? Un mot de cette voix suffit à faire gonfler le cœur. Ainsi la barque qui passe au large hausse vers vous, d’un centimètre, toute la mer. --Ce que je deviens?... Elle s’accoude à la fenêtre, près de moi, me dépassant de tout le front, et glisse son bras sous le mien. La nuit tombe. Au-dessus du jet d’eau, la lune danse comme un œuf qui nargue des tireurs maladroits. L’église décoche ses vols de martinets comme des boomerangs capricieux qui tuent le silence, et reviennent. Les tramways tissent, de Roxbury à Jamaïcaplain, un réseau de laiton où les faubourgs halètent. Leur crissement est lié pour moi au souvenir d’un jour de joie... mais quelle joie?... ils me rappellent seulement aujourd’hui que j’ai oublié un bonheur. --On ne devient rien quand on attend, Miss Gregor. Dans la chambre d’en face, sur les rideaux, une ombre de femme se ploie et se déploie, atteignant le ciel ou disparaissant, selon qu’elle hausse ou baisse le menton. J’ai tourné lentement mon visage à droite, pendant que Miss Gregor tournait lentement le sien à gauche, et, comme, au coin de mes lèvres, l’air passe et sort, mon baiser dure autant que la plongée du plus hardi pêcheur de perles. Mais on sonne. Le chien aboie. --Il est facile de le faire taire! dit Miss Gregor. Il suffit de lui commander le beau, et de couvrir sa tête d’un mouchoir. C’est une dépêche. Une dépêche pour moi, Charlie me la fait suivre. Peut-être... peut-être... pourquoi l’idée m’en vient-elle?... que Renée-Amélie est malade. Je lis: --Votre cousine est arrivée. Elle est très fatiguée du voyage. Venez. Renée-Amélie va mourir! * * * * * C’est une petite jeune fille souple, étendue sur un divan, qui ne parle point et n’ouvre pas les yeux. Une dame soutient ses coussins, une dame qui fut très belle, mais dont le visage est resté digne, car ses yeux, eux aussi, ont su vieillir. Elle lui répète à l’oreille ce que l’on dit tout bas: Je n’ose m’approcher. Je murmure, debout, à quelques mètres: --Cousine! Cousine! --C’est votre cousin, traduit la dame. Je ferme moi-même les yeux pour goûter toute cette aventure comme si elle appartenait à un chagrin lointain. --Cousine! --Il désire être près de vous, poursuit la dame. Je m’agenouille et lui prends la main. --Qu’y a-t-il donc? fait Renée. Si j’attends une minute, je me tairai pour toujours. --Il y a que je vous aime comme personne n’a aimé. Depuis douze ans, vous êtes le but de tous mes actes, et toute ma fierté. Je suis Manuel. Tout se tait. La dame me sourit. Mais dans un coin de la véranda s’est levé un homme épais, glabre, qui faisait depuis un moment claquer ses doigts l’un après l’autre. Il vient jusqu’à moi, sur la pointe des pieds, qui eux aussi semblent craquer. Il cligne des paupières sans arrêt, il avance vers le centre de son visage tout son mufle où les yeux, les narines, la bouche voisinent si étrangement qu’il paraît avoir un seul sens pour son corps énorme. --Je suis le gouverneur, annonce-t-il. Je suis Don Gonzalès. Veillez, Altesse, à vos paroles. L’amour n’a rien à voir ici. On ouvre les fenêtres sur la campagne. Un tzigane, dans la salle à manger, joue avec tant de dévotion que les maîtres d’hôtel deviennent songeurs. Le violon se tait. Alors les grenouilles de l’étang répètent au graphophone les bruits étonnés de la première nuit du monde. Renée-Amélie semble toujours dormir. Parfois une fossette jaillit aux creux de sa joue, s’évanouit, comme une bulle au-dessus d’une eau profonde. --Je vous aime, cousine. Don Gonzalès fait passer sa langue de la joue droite à la joue gauche, les gonflant alternativement. Je ferme les yeux. Je parle. --Je vous aime. Bien souvent, vers huit heures, je ne sais quel malaise m’éveille. Je pense à vous. Elle prend, me dis-je, son chocolat. Il fume, bienheureux, dans le Saxe, et réchauffe autour de la tasse des bergers et des bergères. Elle boit quelques gorgées, une, deux, puis une encore, et, soudain lassée, resommeille. Il arrive qu’elle beurra par mégarde les tartines des deux côtés et des aventures enfantines l’égayent. Don Gonzalès va de long en large. Ses oreilles remuent et il agite son nez comme les lapins. Il m’a semblé que Renée pressait ma main. Je ferme les yeux. Est-ce une leçon que je récite? --Il me suffisait aussi, cousine, d’entrer dans un théâtre, pour me sentir à la fois si ambitieux et si infortuné que mon seul recours était de penser à vous. Quelque chose qui ressemblait à ma vie était joué par des hommes laids et des femmes nerveuses. Rien ne pouvait les arrêter. Mes secrets, il les jetaient au public, avec des intonations. A l’Opéra, chaque musicien de l’orchestre, vu de la loge, ressemblait à une connaissance, à un ami. Tous les indifférents que j’avais aperçus dans des ambassades ou à des lunchs paraissaient s’y être donné rendez-vous. Tout cela était mesquin, ridicule, et cependant, Renée, le désir me prenait alors d’entrer à cheval, vous en croupe, dans nos villes reconquises. Mais des cris m’interrompent. Une fillette curieuse a passé la tête entre les barreaux d’une fenêtre, et elle ne peut plus la retirer. Don Gonzalès se dirige sur elle, gesticulant, terrible; elle essaye silencieusement de se dégager, et pleure. Chacune de ses larmes est si grosse qu’elle noierait une abeille. Renée-Amélie ne veut point ouvrir les yeux: je me tais. Je la contemple, défiant. C’est donc cette jeune fille inerte et obstinée que je dois animer de ma vie! C’est donc cette heure que j’ai attendue tant d’années! Voilà que je reconnais à peine mon unique espérance, de même que le Touareg ne reconnaît pas, dépouillé de son voile, le frère mort qu’on lui rapporte. Pourquoi tous les détails de ma vie uniforme se haussent-ils maintenant autour de moi, et m’appellent-ils loin de ce que je croyais le bonheur? Voilà mon feu, dans ma cheminée,--voilà la flânerie du coucher alors qu’un vent doucereux frotte à rebrousse-poil les cîmes de mes arbres et qu’il en jaillit des éclairs--voici mon tiroir plein de ses cravates, voici la rencontre journalière avec ce vieux pasteur que je salue depuis deux jours. Tout cela est-il donc perdu, que je me prenne si ardemment à le regretter? J’ai peur de tout ce qui est nouveau, comme si l’ancien devait en mourir; j’ai peur de tout ce qui commence, comme d’un engagement. Du temps de Miss Draper, je pleurais, quand il fallait aller chez mes meilleurs amis. En pensée je prenais déjà contre eux la défense de mes jouets délaissés, de ma soirée solitaire, de ma tasse bleu hollande où j’aurais bu mon thé tout seul... et, le soir, en quittant mes hôtes, je pleurais. Mon poète a raison de dire que les plus belles choses, quand elles se rapprochent, nous enserrent, nous font leurs prisonniers et que le bonheur est exigeant comme une épouse légitime. Le bonheur nous oblige, dès que nous ne haïssons pas quelqu’un, à le lui avouer. Alors le secret n’est plus au cœur de notre amour, pour le soutenir, comme le noyau dans le fruit. Alors s’évanouit tout ce qui est furtif et incertain, l’attendrissement devant un geste atténué, l’espoir et la ferveur, tout le roulis de la tendresse. Cela me suffisait, et j’en ai l’âme pleine encore, car ce n’est point avec les événements qu’on fait les souvenirs. Je ne parlerai plus à Renée-Amélie. Il me semble que je ne la reconnais point, et elle n’a pas seulement encore ouvert les yeux. Je ne lui avouerai point que, les fois où j’ai dû mentir, je me disais:--Je mens, Renée-Amélie, n’écoutez pas.--Je ne lui avouerai point l’acacia indomptable. Elle ne saura pas qu’à Bruges, dans cette ville hautaine au-dessus de ses canaux comme une châtelaine dont le miroir seul s’est ridé, son nom fut gravé au mur de deux béguinages. Il est tard. Je ne peux plus rester. Adieu... Si je reviendrai, Madame? je reviendrai! c’est entendu!... je laisse en gage une tête de petite fille prise. * * * * * Demain, j’accompagne Renée-Amélie, qui est remise de sa fatigue, au collège de Wellesley dont les quinze cents jeunes filles, en son honneur, mettront Shakespeare en tableaux vivants et joueront, en Knickerbockers, le _Monde où l’on s’ennuie_. Je devais aller les faire répéter, mais Charlie Hill, qui a reçu de Chine le vrai gingembre, pria Miss Gregor de venir le goûter ce soir, à son dormitory. Nous l’attendons. Un chaperon l’escortera, comme les lois de Harvard l’ordonnent. J’ai rêvé d’elle, toute la nuit. Mon rêve était si tendre, si angoissant, si ridicule. Je me suis réveillé pour aller le finir, à la fenêtre, au-dessus de la nuit solitaire et trop fraîche où la lune tournait comme un ventilateur oublié: J’étais soldat, et je prenais la garde à la porte d’une tour où montaient des intendants. Assemblés au sommet, sur la plateforme, ils criaient des mots sans suite et des poèmes connus, mais toutes leurs paroles signifiaient que Miss Gregor est la plus belle. Justement elle paraissait à l’horizon et venait vers moi, marchant sur la rivière sans trop enfoncer, traversant les claies sans les ouvrir. On devinait à la voir qu’elle était la femme du gouverneur, et je présentai l’arme, les mains crispées sur la culasse. Les intendants sonnaient du cor. Chacun de leurs refrains laissait entendre que celle qui sera plus belle que Miss Gregor n’était pas encore de ce monde. Elle me tendit les deux mains: elle m’aimait. Elle frottait doucement ses pouces au fond de mes paumes, voulant, affirmait-elle, me chatouiller. De la poudre de riz flottait et se posa sur ses oreilles, qu’elle givra. Je lui expliquai, dans ma confusion, le maniement du fusil, insistant selon la théorie sur ses désavantages; elle écoutait sans impatience; des mots inoubliables me montaient aux lèvres; parfois je sanglotais avec désolation; mes jambes étaient si alourdies que je m’assis sur la première marche, et nous commencions tous deux d’être si tristes que nous ne pensions point à nous embrasser. Le gouverneur arriva; il avait l’air très intelligent. Je montai dans le phaëton qu’il conduisait d’un air désabusé; j’étais sur le banc de derrière, seul avec elle, et nous étions pleins de joie; de temps à autre, pour que le mari ne soupçonnât rien, nous poussions des plaintes affreuses. Il ne nous en surprit pas moins joue contre joue, haussa doucement les épaules, et trouva le moyen, en prononçant seulement mon nom, d’affirmer que sa femme était la plus belle. C’est alors que la jalousie m’éveilla et que j’allai, écartant les rideaux, regarder la lune d’étain où la terre mire un œil qui rit, un œil qui pleure et deux lèvres inoccupées..... Mais Charlie, qui surveille la rue, me lance d’une brassée tous les coussins de cuir à franges: --Les voilà, hurle-t-il. Les voilà! Nous ne pouvons aller au devant de nos invitées. Nos parrains de club nous ont ordonné, pendant une semaine, de ne passer qu’en courant dans les rues: nous serions obligés de trottiner à côté d’elles. Charlie, pris d’impatience, se précipite sur moi et me boxe. Je prends la garde française. Mais il a six pieds trois pouces. Ses sept sœurs et lui, les bras étendus, arrivent à étreindre le plus gros pin de Californie. Je suis à terre en vingt secondes. A la vingt-et-unième, on sonne. Il a gagné. Par le vestibule de porphyre, Miss Gregor entre la première. Il semble que ses yeux ne lui servent point à éclairer sa marche, et que son élan la dirige, comme les déesses grecques sans prunelles. Aura-t-elle le temps de s’arrêter, dans une pièce si exiguë? Le chaperon essoufflé se dévoile: c’est, je l’avais parié, Mrs. Barnett. Le mari de Mrs. Barnett gagna quatre millions de dollars, de dix-huit à trente-trois ans. Alors il épousa Miss Loraine Orr, qui l’avait bousculé et rudoyé dans un bal. Puis, jusqu’à quarante-sept ans, quarante-sept était son chiffre fatidique, il gagna trente autres millions. Alors il mourut. Depuis cette époque, la plus riche et la plus veuve, Mrs. Barnett est le chaperon officiel des vieilles familles de Boston. Son prestige fut compromis, voilà cinq ans, alors que les dix jeunes gens et les dix jeunes filles qui tenaient à Brookline un souper mensuel sous sa présidence se grisèrent et pillèrent le cottage. Mais les dix jeunes filles furent embarquées pour une croisière aux Bermudes qui les amena à l’Europe, leur présidente donna cent mille dollars à la faculté de Médecine, ouvrit la galerie de ses Rembrandt au public. Et tout est oublié. Miss Gregor écarte largement sa fourrure, comme une baigneuse qui laisse tomber de ses épaules, au sortir de l’eau, l’écharpe du fleuve. Mrs. Barnett en est déjà au gingembre et confectionne un cocktail qui lui valut le prix d’imagination, au concours de Charités. Miss Gregor, sans le savoir, ne pense qu’au soleil. Dès qu’elle est entrée dans une chambre, elle va malgré elle s’accouder aux fenêtres. Aujourd’hui cela tombe bien. Toute la Nouvelle-Angleterre, qui devina son prochain départ, fait défiler sur Brattle Street ses délégués: un policeman gris-meunier qui mâche éternellement sa pepsine; un pasteur sans faux-col qui descend des hauteurs roussies de Lexington, écartant les chiens, frappant une vache, remerciant Dieu d’avoir songé, pour effrayer les oiseaux, à mettre les hommes sur la terre; puis la rivière Charles, bruissante, où dans chaque vague tombe, du soleil, une feuille morte; puis trois vieilles demoiselles avec des cabas violets, l’une boîtant, l’autre courant, qui s’en vont, la dernière somnolant, au club de charpie qu’elles fondèrent après la bataille de Richmond. Depuis samedi, j’embrasse Miss Gregor une fois à chaque visite. Elle n’a jamais eu un geste d’impatience. Tantôt, dès mon arrivée, je lui prends les mains et l’attire. Tantôt j’attends la dernière minute. Hier seulement je lui donnai un second baiser: elle n’a rien dit, elle a dû croire que j’avais oublié le premier. Je n’essaye plus d’ailleurs de la faire parler, de lui parler. Elle porte autour d’elle un secret, comme une cage; chacun de ses gestes s’y heurte, et, quand elle offre la main, elle semble la tendre à travers des grilles. Tandis que chaque femme, dès qu’on l’approche d’aussi près, n’est plus que l’ombre de celle qu’on désirait connaître et vous inspire d’autres espoirs, d’autres conquêtes, Miss Gregor vous arrête à jamais. Quand je pense à elle, au réveil, toutes mes ambitions, tous mes autres désirs me semblent ridicules comme un nœud oublié à un mouchoir; il me paraît que j’employai tout le jour à verser dans ma vie ce qui, par je ne sais quelle fêlure, en une minute de la nuit, s’écoule. Alors je comprends que la richesse seule nous rend assez mystérieux et assez discret pour approcher, sans qu’elle s’en effarouche, une telle splendeur. Celui qui est le plus digne de vivre pour Miss Gregor, c’est l’homme le plus riche du monde. Solitaire, purifié de tout soupçon, qu’il vienne, qu’il se hâte d’écarter tous ceux qui vivent en parasites de sa beauté et demeurent sans rougir gueux auprès d’elle, toute cette cour qu’elle entretient et dédaigne; les artistes et leurs manies de gestes, de paupières; les professeurs, idoles de leurs filles; et les littérateurs, binocle au nez, qui s’occupent à assembler en un roman, comme un jeu de patience, mille pensées qu’ils n’ont eues que séparément. Je n’ai point envie de la protéger, de la sauver d’un taureau affolé ou d’un tremblement de terre. Elle est la seule femme qui ne m’inspire pas de compassion et devant laquelle je me sente pitoyable. Il me semble que je la mériterai seulement si je ne fais point de bruit, si je ne casse rien, si je ne hurle pas. Alors je rassemble sur moi, enfantinement, l’indolence et ses énigmes. Je ne réponds point, quand Charlie m’interroge: je laisse Mrs. Barnett se courber péniblement vers sa cuiller tombée; je la regarde sans avoir l’air de comprendre que ce n’est pas là un exercice ou un rite: ma main, sur l’appui du balcon, heurtant la main qui m’est amie, je la recule brusquement; quand ses yeux se tournent vers mon visage, je l’aplanis, je ne souris plus, pour que ses regards n’y trouvent point d’obstacles ou de rappels, de sorte que Miss Gregor a devant soi un miroir modeste de son mystère et qu’elle s’y embrasse maintenant, la première, du bout des lèvres. Mais Mrs. Barnett et son cavalier parlent de l’Europe à nos oreilles. --Est-il vrai, demande Charlie, que les étudiants parisiens ont là-bas de petites amies, qui logent avec eux, font le thé, et qu’ils passent à un jeune, leurs degrés obtenus? --Comment voulez-vous que je le sache, Charlie? Certainement ils en ont. --Et elles ne s’unissent point, pour protester? Il n’a point perdu encore l’habitude de rougir, quand il parle des femmes. Mais il rougit surtout d’indignation en ce moment, à la pensée d’un peuple où les femmes sont bonnes à en être lâches et les hommes si égoïstes; il a vu jouer hier le vaudeville à la mode; il en est encore ému: c’est l’histoire d’une modiste qui rencontre, dans Paris, un étudiant. Elle le sauve de la prison, de la faim, le guérit de la passion du jeu, coud ses habits, de sorte qu’il peut devenir un grand homme. C’est alors qu’il s’éprend d’une jeune fille riche et superbe. Malgré le peu de sympathie qu’on a pour elle, on doit avouer qu’elle est vraîment riche et superbe. La modiste sent que son ami n’osera se séparer d’elle, par reconnaissance, et elle prend sur soi de rompre. Puis, devinant que si elle continuait à vivre, il aurait du remords de la savoir abandonnée, elle va se jeter dans la Seine, non sans avoir donné les clefs au concierge, pour que l’ami n’attende point sur le palier en rentrant de dîner chez son beau-père. --Pourquoi rougissez-vous? demande Mrs. Barnett. Il ne sait. On rougit ainsi, affirme-t-il, dans sa famille. Je vois d’ici son régiment de sœurs, quand on parle d’un prétendant. Le chaperon veut bien l’excuser: --C’est une manie, explique-t-elle. Il est bon d’avoir des manies. M. Barnett en avait deux: il ne pouvait supporter les gens qui vont dehors tête nue, et ceux qui écrivent à l’encre rouge. Quelques mois avant sa mort, il forma un grand dessein. Il remplaçait, dans toutes les églises catholiques du monde, les cloches et les sonneurs par des appareils électriques. Mais il aperçut un jour le président de son syndicat d’études sans chapeau, dans un cab, et il arrêta là l’affaire. Le cocktail est terminé. Qui l’aura? Charlie, ou moi? --Miss Gregor, ordonne Mrs. Barnett, asseyez-vous. Faites décider à pile ou face. J’ai toujours, pour tirer au sort, un dollar d’or dans ma bourse. Celui qui perdra le cocktail gagnera... que gagnera-t-il? Mettons qu’il vous gagne vous-même. Vous aimez tous deux Miss Gregor, j’imagine! Je rougis. Charlie devient pâle. Pile. Face. Il a gagné. Il a gagné le cocktail et Mrs. Barnett le lui fait boire, en récitant le limerick _De la demoiselle de Lynn,_ _Trop fine_ _Qui passa par son chalumeau_ _Buvant de l’eau_ _Et--Pleurons la pauvre fille!--_ _Se noya, mauvaise anguille._ Assis à côté de Miss Gregor, je triomphe doucement. --Vous m’appartenez. Le sort le veut. Je puis vous prendre. --J’ai rêvé de vous cette nuit, répond-elle. --Vous m’appartiendrez! --Bon. --Quel jour? Elle n’entend plus mon badinage. Elle a fermé des yeux immenses. Il me semble maintenant qu’il fait plus clair. Ainsi, la lampe éteinte, l’horizon entre, par les fenêtres. Voilà les villas cannelées qui viennent se regarder dans l’eau, et la colline qui les suit, et le Capitole lui-même, si doré qu’il semble aurifié par un dentiste du Kentucky. --Quel jour? Quelle heure? Or, cette fois, je parle sérieusement, nerveusement. Et elle ne saurait s’y méprendre. Elle s’éloigne, face au soleil. Son ombre nous étreint une minute, et Charlie jaloux voit ses bras, qui ajustent son chapeau, m’entourer, m’enlacer, puis, glissant à mes pieds, m’offrir, toujours arrondis, l’ombre de la plus large fleur et d’un oiseau-mouche endormi. Je la rejoins, l’ombre passée. --Quel jour? Quelle année? Elle ne sourit pas. Elle murmure: --Demain, chez moi, à six heures. Je suis quelqu’un qui va étouffer... Je suis quelqu’un qui va comprendre... Je suis cet oiseau aveugle dont on ouvrit la cage sur la mer. * * * * * New-York étrenne les saisons avec magnificence, les déforme en un jour, puis les passe à la province qui les ménage jusqu’au bout. L’automne, sur les pelouses de Wellesley, est déjà élimé et couturé de mille pièces de soleil. Dès maintenant les arbres sont marqués pour l’hiver; un vent affairé, qui affecte d’épargner les feuilles, stérilise les rameaux où la neige ne doit point fondre. En levant la main, on touche une fraîcheur impitoyable. Les sentiers sont trop étroits; la route trop large. Nous allons, Mademoiselle Blanchet et moi, que le même train amena au collège, nous allons à travers les gazons, enjambant les bordures. Mon chien court après chaque marron qui tombe, étonné de voir qu’on peut s’amuser sans les hommes. Un fermier, en redingote et en cache-nez cochenille, de son tilbury haut perché, regarde en fumant le ciel qui craquèle. Marie-Louise accroche du front un fil de la vierge; elle baisse la tête, et semble tirer derrière elle le soir entier. --A quoi pensez-vous, Mademoiselle? Elle continue à songer. --Je me demande, dit-elle enfin, je me demande si vous trouvez quelque différence entre les femmes, car je parie que vous les embrassez toutes. Savez-vous seulement de quelle couleur sont les yeux de Miss Gregor? --Je ne sais. Elle ferme les siens à demi, par coquetterie et par pudeur, car tout autre que moi, après sa question, les regarderait. Mais je ne tiens pas plus à voir et à retenir les nuances des yeux, des cheveux de mes amies, qu’un sculpteur à badigeonner en brun ou en blond sa statue. Je veux que pour se ressembler elle n’aient point à fermer les paupières. Il me suffit qu’elles soient toutes sveltes, qu’elles marchent sans hâte et sans arrêt, qu’elles ne tournent jamais la tête, résignées à tout, étonnées de tout. --Pourquoi vouliez-vous m’embrasser? --Je ne sais. Je l’ai embrassée parce qu’elle était la plus éloignée de moi et la plus triste, par tendresse et par repentir, parce que je ne la connaîtrai jamais davantage. Ainsi, quand deux paquebots se croisent et que les passagers, tous au bordage, s’envoient des signes, chaque jeune homme dédaigne un moment son flirt, et sourit aux jeunes filles inconnues qui reviennent vers le pays qu’il abandonne, otages de son absence, prendre souci des thés et des repas. --Oh! Pour moi, ce n’est point dangereux! ajoute-t-elle. Je comprends, quand on est content, qu’on embrasse tout le monde. Chère Française! Elle a compris davantage. Elle a deviné, comme celles de son pays, que les femmes font un sacrilège en recherchant le bonheur, qu’elles doivent l’attendre, sans se plaindre et sans en souffrir. Comme celles de son pays, je suis certain qu’elle penche la tête pour pleurer, de sorte que les larmes ne passent point par son visage et n’y ont point creusé de traces. Les femmes ne doivent connaître ni le dépit, ni la lassitude. Et d’ailleurs n’ont-elles point, pour tromper l’attente, mille jouets et mille distractions: les coins des fenêtres à petits carreaux, les cuisines, l’été et ses voyages. Elles n’ont qu’à disposer, dans chaque semaine, une petite espérance, dans chaque mois, un petit bonheur: l’achat d’un roman, la partie de tennis, le passage d’un quatuor qui joue le musicien préféré. Ainsi elles seront satisfaites, comme les bohémiens qui vont le long de la route, toujours plus loin, et qui sont joyeux, cependant, à chaque borne kilométrique. Ainsi elles verront avec calme les jeunes gens arriver, hésiter, disparaître, et elles comprendront qu’ils aient, par ambition ou par défiance de soi-même, à refuser plusieurs fois le bonheur avant de le croire offert par la destinée. Nous voici aux jardins florentins, dont on rogne soigneusement les buis, les chênes-parasols, ainsi qu’on couperait les ongles et les cheveux d’une momie. Accoudés sur la terrasse qui avance dans l’étang, nous nous regardons encore, et nous nous sourions, par amitié. Dans deux heures, elle donnera une leçon. Dans deux heures, je serai chez Miss Gregor. Mais, par un soir pareil, ceux qui aiment et ceux qui travaillent sont bien égaux. Je n’ose, au fond de l’eau, regarder que mon visage. Je n’ose pas être aussi triste que le mérite mon amour. Les tableaux vivants sont terminés. Les parcs s’animent. Les maisons génoises, les temples grecs, parsemés de bosquets en bosquets, ouvrent leur unique porte ou leur fronton aux initiées. Les équipes de rameuses mettent les yoles à l’eau, s’y logent une par une, luttent côte à côte, en maillot jaune, et lâchent les avirons à l’arrivée en levant les bras. Sur un cours de tennis, deux grandes qui n’ont point encore leurs balles, feignent cependant de jouer, de rater, de couper, et rient très haut. Puis voilà qu’une freshman en jersey rouge s’affale sur la berge. Elle veut lire, mais se frotte les yeux, puis frotte son livre, s’étend sur le dos et regarde le ciel. Et elle est penchée sur lui comme nous sur notre étang, et elle se retient, peureuse, aux touffes d’herbes. Florence et Cressida Harris nous ont aperçus et viennent nous saluer. Elles se bousculent pour s’obliger l’une l’autre à marcher sur les massifs. La vague de leur robe n’a point de dentelles ou d’écume, comme celles des femmes. Et point de courant d’air, quand elles courent. L’air les contient comme un oiseau. Florence va les bras croisés, maintenant fixes ses yeux de poupée: Il suffirait de lui incliner la tête pour qu’ils basculent. Cressida sans cesse ouvre la bouche et sans cesse halète. Elle n’a jamais dû se voir dans une glace: elle fait trop de buée. Ses cils qui s’entrecroisent démêlent sans peine son regard. Or, je sens vraiment que ce pays est la patrie des jeunes filles. L’Europe est profitable aux femmes qui vieillissent; elles y retrouvent tous les souvenirs qu’elles n’ont point eus, un passé tout fait qui est leur revanche ou leur consolation. Mais ici, point de ruines, point de ponts écroulés, pour donner, avant de l’avoir éprouvé, les regrets qui suivent l’amour. La solitude en est impitoyablement bannie: d’immenses fleuves accaparent, à sa naissance, la moindre source; un tramway longe chaque cottage. Et d’ailleurs les jeunes filles n’ont point à user les modes, les sentiments de leurs aînées; elles étrennent des prénoms inconnus; à leurs mains manque quelquefois la ligne de vie, ou d’amour, ou de bonheur; un biseau net et clair encadre leurs paupières; aux endroits où elles pleurent, elles sont la première femme qui pleura, et leur rire éveille les premiers échos des parcs à mélèzes bleus, à fougères géantes, à collines rugueuses d’où dégringolent en boule, environnés d’abeilles, les oursons apprivoisés qui vont jouer ensuite aux tuyaux d’arrosage. Mais voici ma cousine et son gouverneur, escortés des intendantes. Renée-Amélie me tend la main, Don Gonzalès s’incline, tape ses mâchoires l’une contre l’autre, louche vers le centre, louche aux ailes, et ses oreilles remuent. Et les présidentes des clubs, décorées aux couleurs de Wellesley, nous présentent la gloire du collège, Benvenuta Deacon, la plus belle fille d’Amérique. Idole de ses compagnes, elle habite le hall d’honneur. Une vieille gouvernante l’accompagne aux dîners que lui offrent diverses villes, anxieuses de l’admirer. Tout en elle est si parfait qu’on hésite avant de la trouver belle; mais la beauté la plus éclatante, auprès de la sienne, se fane, disparaît. --Comme vous êtes splendide! dit trop cérémonieusement Renée-Amélie. Et que les journées doivent être courtes pour prendre soin d’une pareille majesté! Benvenuta s’incline; elle est le contraire de ces portraits qui sourient seulement quand on les regarde. Son visage est toujours grave, mais vous sentez, à mille fossettes, à mille ressorts, qu’elle se met à sourire dès qu’elle est seule. --Les journées sont bien longues, répond-elle. Mais je lis, maintenant. Je lis les romans français. Il y arrive des choses si souhaitables que cela fait prendre du goût à la vie. Don Gonzalès me présente: --Manuel le quatrième, Duc de Tacna. Il me donne mon titre ducal pour m’humilier, car Tacna est la ville qui sert de bouc émissaire au Chili. Tous les cyclones s’y abattent, les contrebandiers y sont les seuls gendarmes, les Tacniens passent pour ne jamais comprendre et ne point fermer leurs portes. Mais je dédaigne ces commérages. Tacna, avec ses cirques, ses grenouilles géantes, ses chapelles vert-de-gris, est un joyau sur la garde du Chili, de cette épée accrochée au flanc de l’Amérique. Et les Tacniennes aiment la justice. Quand Sarah-Bernhardt fit au Sud une tournée désastreuse, elles la vengèrent par leurs acclamations. Je baise la main de Benvenuta. --Prenez garde à Don Gonzalès, lui dis-je. Il hait les romans. Le gouverneur trouve moyen de me regarder par dessus son monocle. --Je hais les romans français, affirme-t-il. --Vous haïssez, interroge Benvenuta, ceux où les jeunes gens deviennent amant et maîtresse? --Je les hais tous, réplique Don Gonzalès. Les Français sont gens peu sérieux, et je souhaite qu’une belle nuit le rasoir coupe toutes leurs moustaches en croc et leurs barbes à pointe. Au Chili, alors que j’étais ministre, j’ai compulsé maintes fois les dossiers des Français immigrants. Il n’en est point un qui n’ait gâché une année de sa vie avec une marquise ou avec sa servante. Je songe au frère de Robespierre, qui tomba, à soixante-dix-huit ans, amoureux d’une épicière Fernandoise, et l’épousa, et devint la risée des gamins de Rancagua qui le poursuivaient quand il passait à cheval sur son âne, ses longues jambes traînant à terre. Je songe au capitaine Désiré Descombes, de Bordeaux, qui avait apporté à Santiago deux parures magnifiques, l’une en diamant, l’autre en acier, l’une portée par Madame Solar, la seconde par Madame Blanco: et l’on trouva le capitaine dans le coffre à bois d’une de ces dames. Et j’ai connu moi-même Pinchon, qui portait sa barbe tressée en natte et y attachait sa montre. Après avoir découvert des dents incombustibles que le maté n’attaquait point, il exposa, comme réclame, dans la plus grande rue de Coquimbo, le groupe en cire de deux amoureux enlacés. Je le fis saisir et fondre en cierges... Voilà les Français. --Taisez-vous, Don Gonzalès. Vous ne savez ce que vous dites. Il aspire épouvantablement l’air, en gargarise son corps entier, et le rejette avec stupéfaction. Les intendantes me contemplent tristement, atterrées de mon insolence. --Qu’est-ce que je ne sais pas, Don Manuel? --Ce que vous ne comprenez point, Gonzalès. --Qu’est-ce que je n’ai point l’honneur de comprendre? --L’amour. Benvenuta se croit seule: elle sourit. --C’est cela. Altesse, supplie-t-elle. Parlez-nous de l’affection! Est-il vrai aussi que les Françaises se fardent? On aurait envie de répondre à Benvenuta un long discours dont chaque phrase affirmerait le contraire de celle qui l’a précédée. Je suis sûr qu’elle ne s’en apercevrait point. Elle écoute avec tant de passion qu’elle comprend et qu’elle oublie à mesure: --Les Françaises passent leur temps à se farder, lui dirait-on. Ce sont les femmes les plus naturelles que l’on connaisse, et elles bavardent toujours. Il faut, pour arriver à les faire parler, les supplier, les menacer, mais elles sont infiniment fidèles. Celui qu’elles trompent elles le regrettent toujours. Il est cinq heures. Je prends congé. Au fond, j’aurais dû ne pas venir. Je voulais regarder une dernière fois Renée-Amélie face à face, me convaincre de mon indifférence, lui reprendre tant de souvenirs et les porter à brassées vers Miss Gregor. Or, voilà sur ses lèvres un sourire inconnu qui continue tout mon passé. Voilà dans ses yeux un regard que je reconnais. Il est cinq heures; je m’éloigne lentement, car il me faut contourner toutes les jeunes filles assises autour de nous sur le gazon, amie contre amie. La maisonnette de Shakespeare m’oriente dans ce dédale: Sur ses pignons cirés, sur ses portes de buis, les derniers rayons, trop éloignés maintenant du soleil, meurent de fatigue un par un, comme les hirondelles abattues au large sur un navire. La lune aussi fond peu à peu dans le soir qu’elle odore de menthe. Miss Gregor, accoudée à la fenêtre, doit fermer les yeux pour s’habituer à la nuit. Je vais vers elle... Je ne me hâte point. Le bonheur ne nous pèse guère, à condition, comme un haleur, de le tirer au pas. Et je tiens, pendant l’heure qu’il me reste à être enfant, à m’amuser une dernière fois des enfantillages du monde, des grosses dames qui s’enfournent dans les trams, des policemen qui glissent sur une pelure d’orange, des vieilles qui s’en vont au prêche, courbées, en jaquette aubergine bordée de renard. J’aurai, me semble-t-il, à partir de demain, à ne sourire qu’aux choses et aux visages attristés. Le bruit des samovars qui bouillent, des petites cuillers qui tombent, du vin qui dans les verres fait glouglou, ne pourra plus me réjouir. Et c’est le dernier jour aussi où l’orgueil et la pauvreté des femmes ne peuvent m’atteindre. Je me sentirai visé moi aussi, désormais, par le dédain dont elles écartent, dans les omnibus, tous les pauvres cœurs qui sont là, par le regard dur et sans contrainte qu’elles dirigent sur la glace en mettant leurs épingles à chapeau. Je saurai que toutes sont maudites, puisque chacune porte en son cœur de quoi nous les faire désirer toutes, et n’est que le prétexte de sa propre ruine. Je saurai qu’elles vieilliront, et qu’il y a déjà, au creux de leur main, assez de rides pour craqueler le corps le plus somptueux. C’est vers tout cela que je vais, c’est vers ce qu’on appelle le bonheur, et je ne me hâte point. Mais qui m’appelle, et me retient par mes gants: C’est Renée-Amélie, tout essoufflée, dont la robe se froisse et se défroisse, dont les yeux se ferment et s’entreferment. --Cousin, peut-elle dire, où allez-vous? --Je rentre à Boston. --N’y allez pas. Je veux vous garder tout ce soir. --On m’attend. --Restez! Elle a juste assez de poudre de riz pour que je la voie rougir. Les coudes joints, les mains réunies sur ma main, elle penche la tête en arrière, à mesure que je me hausse au-dessus d’elle, et que s’ouvrent ses yeux. --Je ne veux plus rien vous cacher, cousin. Depuis le soir où, me croyant mourante, vous m’avez avoué votre amour, je ne pense qu’à vous. A mon réveil, le lendemain, mon cœur battait. Ces yeux, que vous ne connaissiez pas, je les ouvrais autant qu’ils peuvent s’ouvrir, je les tournais vers tout ce qui reflète, et j’en éprouvais le même plaisir qu’à me répéter tout haut, dans la solitude, un gros secret. J’écrivis quinze pages à ma meilleure amie: je lui avais câblé la veille que je ne voyais rien à dire et je dois vous avouer qu’une larme tomba, non sur le papier à lettres, par bonheur, mais sur le buvard. Don Gonzalès, qui vous avait contredit, me semblait à la fois digne de mépris et de compassion. Sa barbe surtout n’est-ce pas? est ridicule... Si tout cela est de l’amour, ô mon cousin, je vous aime bien volontiers. Un moineau anglais vient de s’apercevoir qu’il a perdu son nid, ses petits, son oiselle. Il nous interroge en piaulant. Mais il remarque tout à coup que les feuilles tombent, que les nuages disparaissent. Consterné, il se tait. Renée me supplie. --Restez. --Je ne puis. --Vous ne vous êtes point demandé, Manuel, pourquoi je suis, depuis hier, si mélancolique. C’est que j’avais deviné, le jour où vous étiez à mon chevet, que vous fermiez les yeux, soudain. J’avais ouvert les miens. Je vous avais vu. Je me faisais une secrète joie de vous intriguer en vous reconnaissant au milieu de vos amis. Mais quand, traversant leur cercle, j’ai marché droit sur vous en vous saluant de votre nom, vous avez trouvé naturel, sans vous avoir jamais vu, que je vous distingue des autres. Vous êtes orgueilleux. Restez avec moi ce soir, par pénitence. --On m’attend à six heures. --Un ami? --Miss Gregor. --Je vous demande si elle vous aime? --Je n’aime personne plus qu’elle. Renée croit que je plaisante. Je plaisante peut-être. Elle rougit: --Alors partez, et qu’on s’embrasse, entre cousins! Je veux poser mes lèvres au hasard. Mais elle sera de celles qu’on n’embrasse jamais où elles le désirent. Elle se récrie. Je recommence. --Cette fois, vous me faites mal, Manuel! Elle sera de celles auxquelles on fait toujours mal. Les prendre au poignet les casse; les toucher à l’épaule leur fait des cloques. Je croise mes mains derrière mon dos pour l’embrasser. Elle a rejoint Don Gonzalès, dont la voix basse traverse tous les obstacles et n’a pas besoin d’écho. Un tramway ignorant m’emporte vers Boston. Voici, sur les châtaigneraies, un petit soir livide où le soleil s’est dédoré. Voici le port, l’hôtel. Et voici l’ascenseur, que j’arrêterai un étage trop bas, malgré le boy qui sait où je vais et qui ne comprend plus. Et voici, plus haute, plus silencieuse, Miss Gregor qui penche sur moi son visage, à mesure que je m’agenouille et que se ferment ses yeux. * * * * * C’est Mrs. California qui frappe à ma porte et me crie: --Déjà couché! Don Manuel! A neuf heures! Je réponds: j’ouvre les yeux. --Et qui donc remue ainsi les chaises dans votre chambre? Les chaises? On remue les chaises? Mrs. Callie a rêvé. A moins que ce ne soit ce compagnon invisible et autoritaire que nous avions imaginé entre collégiens, à la pension d’Ouchy, et qui prenait à son compte tout ce qui ne s’expliquait point. Il fermait les volets avec fracas, il faisait tomber et rouler les haltères à l’étage au-dessus des études; le vendredi, il mettait à rissoler, sur le poèle, des têtes de hareng. Nous l’appelions l’Architecte. Comment m’a-t-il retrouvé, après sept ans, et que cherche-t-il, dans mes chaises? Car c’est bien lui. Il n’y a que l’Architecte pour arrêter ainsi le battement de ma montre, de mon cœur, et le relancer soudain, pour imiter dans la rue le roulement des carrioles: il n’y a que lui, quand on a frappé, pour se taire aussi profondément. Mrs. Callie entre à pas feutrés, ennemie de l’ombre, sa lampe au poing comme un faucon. Les chaises, maintenant hypocrites, sont disposées au garde-à-vous près des fenêtres et combles de coussins indiens. La plus sage est à mon chevet. Ma visiteuse s’y assied, et ses grands yeux étonnés et tièdes repassent, de ma poitrine à mon front, ma tristesse et mon bonheur. Elle sourit, me prend la main. --Dieu vous garde, duc de Tacna. --Bonsoir, Les Délices. C’est le surnom que je lui ai donné. L’Architecte tire ses cheveux à droite. Elle secoue la tête. Il les tire à gauche. --Manuel, je suis heureuse. A partir d’aujourd’hui, je n’aurai plus de soucis dans la vie. J’ai pris... j’ai pris la décision de ne plus rien faire. J’ai fermé les yeux malgré moi; elle me donne une tape au front. --Félicitez-moi! Egoïste.! Je n’ai plus rien à faire, et pour toujours. Plus de piano, plus de théâtres de salon, plus de tapisserie, plus de ces voyages en Europe, où je voulais étonner les hôtels et être acclamée comme la première. Mes robes, quand elles seront prêtes je les essayerai. Me voici libérée pour toute l’existence. J’aurai seulement un grand boudoir et j’y causerai de l’amitié avec mes amis. Voici le premier jour depuis ma naissance où je ne sois point occupée. Félicitez-moi! Pourquoi vous êtes-vous couché si tôt? --Que devais-je faire, Délices et Charmes? Miss Gregor est ma maîtresse depuis ce soir, à six heures. Elle abandonne ma main, la reprend, la tapote, pour faire croire qu’elle n’a point voulu l’abandonner. Elle se lève. --Cher ami, soyez heureux. Je le suis. Combien de temps l’est-on? Et je suis aussi, amie, bien malheureux. Et je ne veux plus me lever jamais. Et je ne veux plus déjeuner à midi, dîner le soir. Et mes habits, je les ai envoyés aux quatre coins de ma chambre, car je renonce désormais à m’habiller. Mrs. Callie montera de temps en temps me voir, puisqu’elle n’a plus rien à faire. En été, naturellement, on ouvrira les fenêtres. Et, dans bien des années, quand sera atténuée cette fatigue qui embaume à jamais mon corps, quand le soleil reparaîtra, quand je pourrai rouvrir mes yeux sans que l’Architecte, d’une main gantée, les évente et les referme, un soir, un soir d’automne comme aujourd’hui, je m’essaierai de nouveau à penser, à pleurer, à rire. Et ce sera très difficile. En deux heures j’ai oublié. Les Délices ont posé le téléphone sur mon guéridon, demandé un numéro, et collé le second récepteur à mon oreille. --Allo! Allo! --J’écoute. J’ai reconnu cette voix profonde. C’est celle de Miss Gregor. Elle ne dit jamais “allô” avant de téléphoner, de même qu’elle ne sourit point avant de parler, et ne respire pas, avant de sourire. L’Architecte devrait bien laisser mon cœur. --Je suis Mrs. California Asterell. Nous n’avons point vu Don Manuel à dîner. Il prenait le thé chez vous; vous a-t-il quittée? --Don Manuel? --Notre ami Don Manuel. --Il m’a quittée à sept heures. Excusez-moi, je vous téléphone de mon lit. Est-ce vous qu’il appelle Les Délices. --Je ne sais pas... Oui. --Il vous aime beaucoup. Aimez-le bien... Il paraît seulement que vous mettez trop de sucre dans son thé. Veillez à cela. Mrs. Callie ne raccroche point les récepteurs. Que vont penser les téléphonistes de me voir causer toute la nuit avec Miss Gregor? Puis elle me borde jusqu’au menton, tire les rideaux des fenêtres avec tant de force que le jour entre par les côtés, et regarde si le feu est prêt pour la nuit: c’est le premier feu de l’automne; elle a dû trouver, pour le faire couvrir, les dernières cendres de l’autre hiver. La voilà à la porte, qui se retourne. De mes lèvres, je mime un long adieu qu’elle n’entendra point. Elle répond de même toute une phrase que contrarie et corrige son sourire. Et l’Architecte, au moment où elle sort, soulève sa traine d’ombre et l’en recouvre au passage. Et, distraite,--tant pis si le feu prend chez moi,--elle ferme la porte à clef, du dehors. [Illustration] [Illustration] BERNARD, LE FAIBLE BERNARD --Qu’as-tu, Bernard? --J’ai que je suis heureux. --Ton soulier droit bâille. Tu n’es pas rasé. J’ai aussi le regret de t’apprendre qu’avec tes joues aplaties, ton nez généreux, ton complet à raies verticales, tu évoques irrésistiblement l’idée... l’idée d’un zèbre. --Je suis heureux. Arrêtons-nous à ce café. Je paye une glace. C’est avec lui-même que Bernard discutait ainsi. Depuis quelques années déjà, il se surprenait à parler tout haut. Dans sa chambre, il arrivait encore, par n’importe quelle humeur, à se taire. Il s’ingéniait même à favoriser le silence en marchant sur la pointe des pieds, en enjambant le parquet de tapis à tapis, en allumant la lampe avant l’heure. Dans la rue, il devenait aussitôt parent de ces jouets qui ne roulent qu’en poussant des cris. Il esquissait même les gestes. Quand il ne parlait point d’ailleurs, il n’était pas très certain de penser. Il surveillait des heures entières les objets de son appartement, désœuvré et vide de projets comme un pâtre; il attendait que l’un d’eux s’écartât du troupeau; il redressait ce cadre, il reculait, il rattrapait cette potiche. Certes, il sentait au fond de lui une force, une base... de quoi penser enfin, mais il y avait presque toujours le vide entre sa pensée et sa parole. Il suffisait, pour l’amorçage, de prononcer les premières phrases venues: --Je veux... je vais parler. Je parle... Je l’aime. Il se proposait en riant de choisir, une fois pour toutes, la formule définitive. Son esprit paresseux mis en train, il faisait souvent les demandes et les réponses; face à la glace, il répétait par exemple sa journée, visite par visite, se souriant, s’inclinant, laissant échapper un mouvement de dédain, le réprimant. Chaque pensée, chaque geste était pour lui partie d’une collection: indécis, il essayait le modèle précédent, le modèle suivant. Cela était ridicule? On n’est point ridicule de jouer avec un travers, et c’était vraiment un moyen infaillible de faire le point de son esprit que d’obliger Bernard premier et Bernard second, Bernard grincheux et Bernard bon enfant à tirer au net leur humeur. Il savait parfaitement, par exemple, qu’en cette heure, à cette terrasse, et malgré la fâcheuse comparaison avec le zèbre, il était heureux. Il était heureux de se sentir juste assez éveillé, juste assez rêveur pour cet après-midi d’automne. Un air miroitant prêtait aux objets les plus ternes cette douceur que le verre prête aux yeux des myopes. On avait envie, par soumission, de prendre les repas dans des réfectoires, d’aller dormir dans des dortoirs, et chaque couple semblait une tête de file dont il était tenté d’emboîter le pas. Les femmes se hâtaient, de leur pas le mieux remonté, si ingénues, si enviables, costumées en oiseaux des îles. Bernard était heureux d’être un homme. --Tu es pauvre, et sans espoir d’hériter jamais. Tu n’es pas beau: tu as l’air souffreteux d’une antilope, avec tes cheveux fauves, avec tes yeux doucereux... C’est ce soir que paraît ta liste de licence: tu seras refusé. Cette fois, il n’avait même pas à se répondre, tant ces menaces l’atteignaient peu. Certes, il aurait mieux valu être né milliardaire, avoir le visage d’Adonis, être sous-admissible à la licence. Mais là n’était pas la question. Bonheur et malheur aujourd’hui n’avaient rien à faire ensemble. L’un n’était point le contraire de l’autre. On peut avoir parfois la vertu et le défaut du même ordre. Bernard se sentait justement bavard et silencieux, avare et prodigue, attristé et heureux. Depuis le lever, maître de sa belle humeur, il se faisait des surprises. Il trouvait dans ses sentiments les plus habituels cent raisons de se féliciter de la vie. Lorsqu’on regarde fixement les mots les plus communs, ils se désagrègent, deviennent méconnaissables, reprennent pour une minute l’aspect de leur ancêtre hébreu ou saxon. Bernard regardait à la loupe ses actes et ses gestes les plus indifférents. Ils avaient une base d’or. Pour préparer son examen oral, il avait eu, dans la matinée, à traduire un passage obscur d’Aristote. Il s’en était félicité: --Heureux Bernard! Songe à la chance extraordinaire qui te permet de faire cette version. L’esprit du plus grand génie, tu vas le puiser à sa source, dans son bouillonnement; tu es le baigneur qu’on laisserait, à Vichy, se baigner dans la Grande-Grille elle-même... Aristote écrivit cette phrase, rêva un peu, tourna en rond, remit cet accent oublié... A midi, il partit pour le restaurant. --Les Parisiens, Bernard, profitent pour visiter Paris d’un été pluvieux qui les y retient... Prends donc ce jour de congé pour contempler vraiment le jour et ses saisons, pour le suivre heure par heure, du matin à sa chute. Et maintenant, à sa terrasse. --Bernard, imagine-toi, comme Siegfried, que tu n’as jamais vu de femmes. Mais tu soupçonnes qu’elles existent. L’une d’elles va peut-être passer. Enfantinement, il se donnait à son jeu. Il fermait les yeux. Il les fermait sur les trois mille dernières années. Le monde était frais et merveilleux. Les ombres dans le jour le morcelaient comme un enclos, les ombres de la nuit l’élargissaient jusqu’au vide. Tendues déjà à travers les champs, les haies arrêtaient et distribuaient les fleurs sauvages et le gibier. Des ruisseaux traçaient, pour le jour où Bernard serait fatigué, la seule pente insensible et parfaite de la montagne à la mer. Le monde était merveilleux, tout frais, mais il y était un peu seul. Il eût souhaité un compagnon à peu près de sa forme, plus fluet seulement, plus lisse... Son cou? sa taille? le double fût de ses chevilles? rien que l’aspic le plus court, en mordant sa queue, ne puisse boucler... Ses mains? Qu’importait! A la place d’avant-bras, elle pouvait avoir de très longs doigts cannelés et palmés. Ainsi elle serait--pourquoi disait-il: Elle?--ainsi cet être nouveau serait incapable de retenir, d’enlacer. Elle caresserait comme un oiseau, frémissant, sans pouvoir étreindre. Il suffirait à Bernard de se croiser les mains derrière le dos pour que l’amour de sa compagne fût impuissant. C’est ainsi qu’il éveillait sa pensée avec des ruses parentes de celles qu’il employait pour exciter sa mémoire. Il lui fallait d’abord des moules où la déverser. Pour faire ses dissertations, il commençait par dessiner, au crayon de couleur, des cases sur du papier blanc. Il se représentait d’abord ses conférences à vide, en six ou sept paragraphes qu’il n’avait plus qu’à remplir, au fur et à mesure. Le procédé avait réussi à Balzac, disait son scoliaste, et aussi à Dieu pour créer le monde. Mais, une fois ébranlée, son imagination ne connaissait plus de limites. Elle suivait son cours avec la logique d’un rêve. Elle supprimait les obstacles du temps, de l’espace. Elle donnait en tout événement le premier grand rôle à Bernard, qui le tenait avec modestie, et rachetait sa gloire générale, pour sauvegarder la vraisemblance, par des humiliations de détail. Deux passants causaient de l’Alsace? Bernard, le jour de la guerre, y pénétrait le premier. C’était logique, puisqu’il était le premier par rang de taille de la première escouade, qui fournissait les éclaireurs. Le village l’acclamait. Il était seul, son Lebel à la main, un coup de sabre ayant arrêté son compagnon. Les jeunes filles, à sa vue, arrachaient de leurs cheveux leurs nœuds de deuil. Les corbeaux aussi s’enfuyaient. Pourquoi fallait-il, alors que les balles ne l’avaient même pas effleuré, qu’il eût une ampoule au pied gauche? Un vieux monsieur parlait de frères et de sœurs, à la table voisine? Bernard, qui était fils unique, songeait. Il allait voir, il voyait un étranger s’approcher de lui. --Vous n’avez pas de sœur, Bernard? --Non. --Comment la voulez-vous? Il reconnaissait son interlocuteur. C’était le seul homme au monde qui pût changer le passé. On le rencontrait une fois dans sa vie. Il en profitait: --Je la veux grande, brune avec des yeux bleus, si cela est trop demander, blonde avec des yeux noirs. Je veux que, dans notre enfance, nous nous soyons battus comme des chiffonniers. Par vengeance, alors qu’elle avait sept ans, elle me poussa dans un lavoir. La moindre flaque d’eau nous est un souvenir. Mariée à un écrivain célèbre, elle le dédaigne un peu et ne pense qu’à son inutile frère. --Pauvre Bernard! Tout cela, hélas! est impossible. Où avez-vous pris qu’on façonne des sœurs de vingt ans? Mais ne vous désolez pas! Que faut-il pour vous consoler?... Je vous donnerai pour garnir votre cheminée un buste de Houdon. Choisissez aussi entre ces trois Watteau. On l’interpellait. Il se secoua, cligna des paupières et de l’esprit, remettant l’univers au point, souriant de sa naïveté, mais non sans être fier de son imagination. Un mendiant lui offrait, pour deux sous, une feuille de papier vert où était écrite la bonne aventure. Il la plia, machinalement la mit dans sa poche comme un ticket qu’il présenterait, valable pour la journée, à tout nouvel importun. Puis, comme il était heureux, après tout, comme après tout il avait besoin sur-le-champ d’une raison de l’être, il fit ce qu’il appelait son contrôle: il s’était découvert récemment un rare privilège. Quand il fermait brusquement les yeux, après que le phosphore avait tracé sur le fond des paupières les figures d’or, les feux habituels, une clarté étrange y jaillissait, nette comme un éclair, incomparable. Tout fonctionna parfaitement. Il se leva, satisfait. Il suivit la plus belle rue. A peine au bord du trottoir, il se sentit dans un sillage. Sur le visage des promeneurs qu’il croisait, remuaient encore, balancés, le regret et l’admiration. Bientôt il dût ralentir le pas. Celle qu’il suivait était à deux mètres de lui. Bernard connaissait trop mal les femmes des riches pour ne pas croire, en apercevant celle-là, qu’il l’avait déjà rencontrée. Il avait déjà vu, en effet, ce regard qui passe indifféremment sur les choses comme la lumière elle-même, cette lassitude dans les lèvres qui masque mieux le bas du visage que le voile d’une Touareg, ce corps qui ne déplace pas plus d’air pendant la marche,--les bras allongés, les chevilles réunies par l’étroite robe--que n’en contiendra son cercueil. Mais Bernard le subtil se rendait compte que cette nonchalance et ce teint adorable étaient des qualités de caste, que les égaux de cette femme ne les remarqueraient point: il essayait de découvrir sa force ou sa tare originale. Elle allait, de ce pas indivisible qui va une autre allure que le temps, mais, nouvelle Atalante, elle devait s’arrêter et contempler, à chaque vitrine, les diamants et les perles que Bernard y avait fait disposer. Il osa se tenir près d’elle, devant le magasin d’un antiquaire. Les objets étaient rares et isolés comme dans un salon: un Christ d’ivoire sans croix, qui sur tout objet, maintenant, était crucifié; un petit dieu égyptien cloué sur son siège: il était taillé dans le même porphyre que les statues de Memnon, le soleil couchant arrivait sur lui, une minute, et, comme elles, il allait doucement se plaindre. C’est alors que Bernard leva les yeux. Il les rabaissa, découragé. Que portent donc de telles femmes dans le regard? Pourquoi désespère-t-on à leur vue comme un prisonnier devant le mur de ronde? Allait-il falloir croire encore au faux destin, aux maléfices? Des secrets, depuis Œdipe en somme, il n’y en a plus. Personne n’est en possession de la goutte de feu qui, jetée dans la mer, consumera en un jour toute l’eau du monde. Personne n’est l’objet de malédictions qui donnent à son pain un goût de mort, ou n’est doté d’un double qui le suit, le nargue et le caricature. Les cochers, les gouvernantes, les concierges sont à l’abri de cette force qui dictait autrefois des réponses aimables aux personnes bourrues. Il n’y a plus de secrets. Pourquoi alors pareil regard, si ces femmes ne se lavent pas dans des bains de sang, si elles n’ont pas un Indou porte-épingles, si les dieux ne descendent plus vers elles, sous la forme d’animaux. Elle avait déjà disparu. Pour une fois qu’il suivait une femme, elle entrait au Ritz. Il en était tout fier, et, jusqu’au Luxembourg, il s’appliqua, par dignité, à dédaigner toutes les autres. Il dédaigna quatre ouvrières, que son pas inflexible dispersa, dont les sourires jouèrent aux quatre coins. Il dédaigna une grande fille bleue qui cherchait de son haut une occasion dans les coupons d’un étalage. Mais, dans le Jardin, des étudiants facétieux avaient teint le bassin en rouge; les oiseaux, après avoir tracé dans le ciel le même vol, le terminaient, en se posant, chacun par son paraphe; un enfant voulait jeter une chaise dans la fontaine pour les poissons fatigués; le clairon de garde, pris de gaieté, sonnait la retraite en fantaisie malgré les menaces du gardien chef. On ne pouvait ne pas être reconnaissant à cette joie facile, à ces enfants, à ces femmes, à toutes les femmes, poupées de son et de satin, velours du monde. Il monta l’escalier de son hôtel quatre à quatre; il craignait, dans sa tendresse, de rencontrer, d’embrasser la bonne. La nuit tombait. Dans sa petite chambre qui donnait sur Paris et sur les cours de l’Ecole Polytechnique, avant de prendre son repas, il attendait le courrier. Chaque jour, vers cette heure, il faisait le compte des lettres qu’il pouvait raisonnablement recevoir, si la chance s’en mêlait: un mot de Dolorès, sa camarade de bibliothèque, confirmant leur rendez-vous pour le lendemain; un pli du Recteur, qui le dispensait des épreuves orales à cause de son excellente dissertation; dix lignes du Directeur de la _Revue des Deux Mondes_: La Revue désirait enfin un roman de vrai jeune; ce jeune pouvait être inconnu, il devait même l’être; il suffisait qu’il eût du talent: le comité avait pensé à Bernard... De sa fenêtre, pour passer le temps, il essayait d’imaginer les impressions de l’homme qui vit, pour la première fois, tomber la nuit. Il ne garda en lui que la mémoire d’une clarté continue; de chaque jour dont il se souvînt, il expulsa la nuit, comme un noyau. Certes, la couleur noire lui était familière; sur le bord des mers, se dressent parfois des temples en marbre sombre; la vierge auvergnate, vierge de lave, régissait sa paroisse; il avait vu aussi des orages, des cheveux, des vêtements de deuil, mais sans se douter que c’étaient les lambeaux arrachés à une obscurité qu’il ne connaissait point... Or, ce soir... le soleil disparaissait. Des chats--c’était bien des chats--erraient sur la gouttière, miaulant. Ainsi ils s’effarent et quittent la cale pour le pont, à l’approche du naufrage. Une fraîcheur--c’était bien une fraîcheur--passait au vernis les toits pour que la nuit puisse prendre. Le concierge de Polytechnique courait désemparé vers les objets oubliés dans la cour par les élèves: un bonnet de police, un atlas, quarante gros canons. Entre le ciel--c’était peut être encore le ciel--entre ce qui s’arrondissait là haut et la terre, s’était glissé un transparent: demain matin les étoiles seraient décalquées sur le sol. Bernard ressentait une envie délicieuse de se boucher les oreilles, de fermer les yeux. Il les ferma, il frissonna, stupéfait: On pouvait avoir la nuit chacun pour soi. On pouvait s’asseoir par petites tables à son festin. Un coup de sonnette interrompit son jeu. Le garçon apportait deux lettres. Pas d’en-tête, pas de couronne; elles ne venaient ni de la _Revue des Deux Mondes_ ni d’une marquise en quête de secrétaire. La première n’était que de ses parents. Ils partaient au chevet d’une cousine malade. Ils lui ordonnaient de quitter Paris sans retard pour venir garder le magasin. --Mon cher Bernard, lui disait dans la seconde un camarade, tu n’es point malheureusement sur notre liste de licence. En français, il paraît que tu n’as point traité le sujet. En grammaire, tu as zéro. Tu aurais expliqué les diphtongues en _eu_ par les règles des diphtongues en _ain_. Il releva la tête. Il s’efforçait de croire qu’il n’était pas surpris; il s’attendait encore à ce que Dolorès ne vînt pas le lendemain au rendez-vous, il ne voyait pas non plus comment il pourrait jamais être reçu à son examen. Il n’avait d’ailleurs que ce qu’il méritait. Son zéro lui apprendrait, dorénavant, à se servir pour retenir sa morphologie de ces formules mnémotechniques, classiques et stupides. Il avait confondu la première: _l’œuf de la jeune couleuvre est mobile_, avec la troisième ou la quatrième: _La nonnain étant quinteuse..._ Il mit son courrier dans sa poche. Une feuille de papier vert en tomba; c’était la bonne aventure du mendiant. Il la lut, machinalement. --Vous êtes né sous l’astre qui favorise les vastes entreprises. Vous obtiendrez les décorations françaises et nombre d’ordres étrangers. Si vous cherchiez autour de vous, vous auriez vu qu’une jeune fille était souvent sur vos pas. Elle est brune. Le sentiment est son plaisir préféré. Le jour où vous lirez dans ses yeux adorables, ne transigez pas, demandez sa main. On pourrait proprement vous appeler l’enfant du bonheur. C’est ainsi que continuent à arriver, après le télégramme qui annonça la mort d’un ami, à la fin d’une traversée, les cartes et les lettres où il raconte ses escales. Bernard alla s’accouder à la fenêtre, sans appétit. Les lumières, les constellations, les chats ne l’étonnaient plus. C’était le jour, il se le rappelait maintenant, c’était le jour qu’il n’avait jamais vu. * * * * * --Je vous intrigue, Dolorès? Dolorès en effet aurait dû être frappée de ce que Bernard eût brisé les ailes de sa petite victoire de Samothrace pour voir jusqu’où allait son élan, de ce qu’il eût défendu avec acrimonie, depuis la première minute de leur rencontre, la supériorité des sculpteurs, des généraux, des coureurs pédestres français. Dolorès, étudiante en lettres, éprouvait en face de tout événement l’impression qui y correspondait exactement. Quand on lui annonçait une mort, elle en était toujours affectée, elle n’oubliait pas de plaindre, comme il est naturel, ceux qui restent. Quand elle apercevait un baptême, elle était joyeuse. Sa joie d’ailleurs, comme son deuil, avait des délais précis. Et, auprès d’elle, les gens n’étaient plus une confusion de défauts et de qualités. Ils semblaient n’avoir qu’une caractéristique. Ils devenaient leur propre personnification. Elle les pesait et les jugeait d’un regard, ainsi qu’on pèse, dans les magazines, les nations alignées les unes auprès des autres, selon leur production de maïs ou de cuivre, la première géante, la dernière presque invisible. Si Bernard l’intriguait, c’est qu’il y avait vraiment en lui quelque chose d’attirant, ou de mystérieux. Il en doutait. Il attendait la réponse avec impatience. --Vous pouvez parler franchement, Dolorès. Une vérité ne me blesse point. Elle passe en moi sans que je m’en aperçoive, fût-ce par le cœur. Je ressemble aux enfants qui ont avalé une aiguille. Elle fait son chemin et sort toute seule. Si Dolorès le blessait, il avait d’ailleurs le recours de savoir que les jugements de Dolorès étaient plus nets que nuancés. La décision ne va jamais sans quelque naïveté: Elle était naïve. Elle croyait avec persévérance au sérieux de ses occupations. Elle était de ces mortels consciencieux pour qui restent à l’ordre du jour les questions séculaires, le canal des Deux Mers, la langue universelle. Le progrès eût consisté, pour elle, à résoudre les problèmes historiques, celui de l’existence dernière, celui du vers pindarique, celui de la Vénus sans bras. Seule l’énigme du chevalier d’Eon la laissait indifférente parce qu’elle éprouvait pour les travestis une aversion insurmontable... Mais il s’agissait de savoir s’il y avait un problème Bernard. Ils avaient porté leurs chaises jusqu’à la rampe de la fontaine Médicis. Bernard allait victorieusement comparer à cette baignoire italienne les vasques de Saint-Cloud. Mais pourquoi insulter un objet ami? Il se tut. Les promeneurs habituels s’égrenaient. Un enfant laissait jouer le bâton de son cerceau le long des grilles du jardin: Toutes avaient le même son, celle qui contient une barre d’or, selon la légende, devait être aux Tuileries, ou à Bagatelle. Une Anglaise s’était plantée au milieu de l’allée, aussi maigre que son ombre. On n’aurait eu, comme sur un levier d’aiguillage, qu’à appuyer sur elle pour que l’ombre se levât, et quelque pensionnat, derrière, eût déraillé. --J’ai vingt-trois ans, Dolorès. Et pas un roman, pas un article à mon actif. Pas un crime! --Quelque âgé que vous soyez, mon ami, vous trouverez toujours un homme de génie qui attendît votre âge pour commencer. --Mais on doit du moins, Dolorès, pendant la période d’attente, sentir en soi une force, une puissance... Elle prit les yeux impersonnels d’un médecin. --Qu’y sentez-vous? Ce qu’il y sentait?... S’il baissait les paupières, il y sentait un vide, un vide qui aspirait vers le centre pommettes, lèvres, poitrine; un vide qui déroulait son cerveau par bandes d’ouate; il y sentait un cœur battre, un cœur s’arrêter. En somme, il n’y sentait rien. Ce domaine était ouvert à tout venant. Le chant des oiseaux y résonnait; une phrase banale de Dolorès faisait tout onduler. Il se sentait impuissant, il lui manquait une tête, des bras: le problème Bernard se posait. Dolorès le résolut sans l’ombre d’une hésitation. --Ce que vous avez, Bernard, c’est le péché de l’esprit. --Le péché de quoi? --Chacun de vos sentiments contient, pour le ronger, un ver. Vous êtes de la race des sombres. Vous tenez ce vice du grand-père dont vous me parliez hier, ce capitaine de louveterie qui se tua dans les bras même de sa maîtresse. Toute chose vous montre d’elle-même son néant. Regardez-moi bien en face, ami. Dites-vous que je suis une femme, avec ses maux, avec ses faiblesses. Dites-vous que je deviendrai vieille. Je suis certaine que vous voyez déjà sur mon visage quelque masque, quelque vernis malsain? Il regarda. Il ne voyait ni masque, ni auréole; à peine quelques couperoses. Il voyait des traits agiles et aimables. Et il s’en trouvait humilié, car ce n’était pas la première fois qu’il essayait de se surprendre un cœur amer et compliqué. Que de fois, auprès de son ancienne amie, il avait cherché à éprouver le malaise, le dégoût qu’annonçait Dolorès. Toujours sans succès. Au début de la liaison, il se méfiait, comme un passager novice se méfie du mal de mer, le redoutant mais le taquinant. Chaque jour, à mesure que l’amour et l’habitude l’attiraient avec plus d’ardeur vers Georgette, il croyait découvrir en lui les indices d’une irrésistible répulsion. En vain. Et pourtant Georgette était à égale distance de la perfection et de la laideur. Georgette ressemblerait un jour à sa mère, qui était hideuse. Georgette avait la manie d’envoyer à Bernard des cartes postales où elle médisait de la concierge de son ami. Elle appelait les hommes des boulangers. Nue, elle avait toutes les apparences, grâces et défauts, d’un jeune animal. Elle sautait en voltige sur les fauteuils, s’étendait le ventre au tapis. La fatigue et le sommeil tombaient sur elle à l’improviste, la marbrant, la craquelant. En vain. Le jour où il lui découvrit des rides, Bernard se surprit à les embrasser, comme on embrasse une égratignure. Il prit la main de Dolorès, lentement, affectant de la prendre à regret. Méfiante et compatissante, elle la donna avec l’appréhension de l’infirmière qui tend son miroir à un homme défiguré. Il s’y regarda longuement. --Je me rappelle, commença-t-il... Il mentait. En réalité, il ne se rappelait jamais rien. Il était même effrayé parfois de se sentir dénué de passé, de souvenirs. Son enfance s’était écoulée sans particularités. Ou du moins, alors qu’à tout ses camarades étaient arrivées des aventures, alors que les détails d’une période de leur vie se groupaient naturellement, sa vie à lui n’avait pas d’épisodes. Pourtant il avait passé ses dix premières années au milieu de cinquante ouvrières bavardes, dans l’atelier de son oncle. A elles cinquante, suivant un illustre exemple, elles n’avaient pu remplir un seul recoin de sa mémoire. Il ne se rappelait pas d’avantage un événement de lycée qui pût devenir une anecdote. Il inventait donc son passé quand il en avait besoin; il y logeait les aventures que son imagination bâtissait sans répit; et il défaisait ses souvenirs d’occasion après chaque récit ainsi qu’un prote, le cliché une fois inutile, remet en place ses caractères. --Je me souviens qu’un jour, vers mes sept ans, voisins et parents se mirent à me considérer avec curiosité. Ils chuchotaient à mon approche; je distinguai dans leurs murmures tous les prénoms de mes cousines; on m’annonça que nous partions pour la Provence, où elles habitaient, et l’idée me vint que l’on voulait me marier. D’angoisse je dormais à peine. Je pleurais en cachette chaque matin et chaque soir. Il s’arrêta une minute. Il aimait à parler en versets. Et depuis longtemps il tenait prête une description du midi. --Le jour du départ arriva... C’était l’automne, comme aujourd’hui. Jusque-là, je ne l’avais vu que dans notre petit jardin carré, qu’en hauteur. Le train perçait maintenant pendant des lieues entières l’air le plus coloré et le plus inerte. Les vendangeuses, Dolorès, étaient penchées sur les vignes comme les laitières de mon pays sur la vache qu’elles vont traire. Des petits chevaux aux fers étincelants disparaissaient dans le crépuscule, supportés par quatre croissants. Venaient des pays nouveaux où l’accent plissait les mots comme une ruche. Il faisait chaud. On était plus près du soleil de toute une longueur de bras. Il s’attardait à ces détails. Il feignait de n’aborder qu’avec répugnance le moment du récit où paraissaient les femmes. --Et vos cousines? --Je vécus avec le cocher, loin d’elles. J’échappai comme je pus à leurs caresses. Il me semblait que les femmes forment sur le monde une masse qui se confond, respirant à la même cadence, tandis que les hommes vivent isolés, solitaires. Un jour, mon arrière-grande-tante Céline, qui avait connu André Chénier, voulut me faire des papillotes. Je m’échappai et brisai un vitrail. On comprit qu’il n’y avait rien à tirer de moi. On renonça à me marier... Dolorès, je vous aime. Il était fier de sa conclusion. On pensait à toute la fatalité. --Mon pauvre Bernard, essayez, du moins. Il y avait encore dans le jardin quelques erreurs d’éclairage. Les taches de soleil maladroitement projetées à travers les arbres ne recouvraient pas exactement les massifs. Mais quelle harmonie, quel timbre délicieux avaient ce soir l’air et le zéphir! Les fils de la Vierge pendaient tout droits. C’était peut-être eux, comme les fils suspendus dans les halls du Conservatoire, qui donnaient au ciel cette acoustique divine. Bernard, pour essayer sa voix, voulut appeler une gamine qui vendait du mimosa. --Laissez, dit Dolorès, cela sent la pharmacie. Je n’aime pas les fleurs en pilule. Il se tut. Les bouquets coûtaient d’ailleurs un franc. Mais aussi ce simple mot l’avait humilié et déconcerté. Toute réponse heureuse--et il jugeait heureuse la phrase de Dolorès--lui semblait volée, à lui volée. C’était justement, il s’en rendait compte après coup, la seule qu’il aurait pu imaginer. Que dire maintenant du mimosa? Talleyrand avait ainsi prononcé sur la mort du duc d’Enghien, Aurelien Scholl sur les femmes rouges l’unique boutade qu’aurait pu trouver Bernard. Après chaque plaisanterie, il avait ainsi l’impression qu’on venait de faire le dernier mot d’esprit. Mais surtout il enviait Dolorès, il enviait ses camarades, il enviait paysans et citadins de parler nettement, de prononcer, sans avoir eu à la chercher, la seule demande ou la seule réponse naturelle. Une nécessité implacable les écartait de la fantaisie, dictait leurs réponses et leurs gestes. Ils ne semblaient pas s’apercevoir qu’on peut raconter les mœurs des hippopotames à celui qui demande s’il fait beau temps. Il avait l’impression, à les entendre, d’entendre un gramophone, à les voir, de suivre un cinématographe. Seul dans ce monde, lorsqu’il allait parler, il avait à faire le choix entre une phrase stupide, une phrase poncive, une phrase élégante. Il ne réussissait à avoir sur un sujet l’idée originale qu’en se demandant: --Et un homme intelligent, Sainte-Beuve par exemple, que penserait-il de cela? Il ne réussissait ses conférences que s’il les avait commencées en se répétant: --Je prends un orateur, élève de Bossuet, sobre, incisif, un peu grandiloquent. Que leur dirait-il? Ainsi l’université ne lui avait appris que le pastiche, avait déboîté, au lieu de les mélanger en un Bernard composite, tous les mérites qui somnolaient en lui comme les poupées dans une poupée russe. Il était bon, il était modeste, il était romantique ou arriviste par journées. En ce moment même, pour parler avec émotion à Dolorès, il n’était pas sûr de ne pas penser à Fromentin--quand Dominique rêve, rêve--ou plutôt à Montozat, son camarade de régiment, qui gémissait auprès des femmes avec une telle fougue qu’elles résistaient rarement. --Dolorès, consolez-moi. J’ai perdu toute confiance. Je ne trouve rien dans la vie de ce que mes maîtres ou mes bonnes m’ont annoncé. La force? l’habileté? A part les clowns dans les cirques et les hercules sur les places, qui donc peut briser une barre de métal, ou porter son ami à bras tendus, ou lancer au ciel la première assiette venue et la rattraper sans émotion? Et il en est de l’esprit comme du corps. Le génie? le sublime? Cela existe-t-il? En avez-vous jamais eu l’impression? Quand je lis un chef-d’œuvre, il me semble, en effet, que c’est très beau, très habile, mais c’est justement, à une ligne ou à une césure près, ce que j’étais capable d’écrire. Il n’y a pas un vers dans Racine qui par nature dépasse, non pas mon intelligence, mais mon adresse. J’aime comme il aime. Je suis précieux et ardent et sévère. Dans Victor Hugo, un seul distique, que je ne vous dirai pas. J’aurais pu surtout, je crois, écrire tout Théocrite. Je devinais que deux bergers, dans un pays que j’imaginais vallonneux à la fois et marin, avaient été voir renaître le printemps. Je devinais que deux Syracusaines, vêtues d’étoffes mordorées à revers cerise dont je n’avais qu’à copier les noms dans le dictionnaire d’antiquités, avaient, bavardes, agaçantes, voulu voir mourir Adonis. J’allais composer des poèmes que j’aurais appelés idylles, c’est le terme classique, quand je les ai lues, par bonheur. --Vous plaisantez toujours! Et il n’y a point de raison pour que vous preniez ma main... Nous ne nous aimons pas. Il avait un moyen de n’être jamais à court de réponse. Il retournait la phrase entendue comme on retourne un gant. Nous nous haïssons moins encore, Dolorès. Il n’y a pas de raison pour que vous la retiriez. --Laissez-moi. Regardez comme l’Odéon est joli, ce soir. Joli, l’Odéon? Jusqu’à ce jour, le soupçon qu’il ne fût pas affreux ne l’avait jamais effleuré. Il se trouvait ridicule d’habiter à son ombre, moins massive d’ailleurs que lui. Dans son projet de la réfection de Paris, il était convenu qu’on l’enduirait de pétrole--du roumain, il s’infiltre mieux--et qu’on le brûlerait. Or, maintenant qu’il était prévenu, il trouvait en effet quelque modestie à ses puissantes assises, quelque pittoresque aux galeries creusées dans ses flancs pour les impatients auteurs. Il se sentait mortifié d’en avoir dit, d’en avoir sincèrement pensé tant de mal, et de ne point trouver aujourd’hui de motifs à ses calomnies. Pourquoi toutes ses idées avaient-elles donc, dès qu’un autre les contestait, comme la tapisserie la plus parfaite, un envers incompréhensible et laid. Pourquoi aurait-il eu maintenant de la mauvaise foi à contredire Dolorès? Evidemment l’Odéon était joli. Ses girouettes Directoire tournaient délicieusement. C’était à désespérer. Tous les monuments qu’il dédaignait, alors, devaient être également des chefs-d’œuvre? Il s’ingéniait à découvrir leur pittoresque. La colonne de la Bastille était la garde d’un glaive gigantesque enfoncé dans le sol de la Bastille même. Le Sacré-Cœur, à travers les myrtes des Buttes Chaumont ou les polonias de la Place d’Italie, composait subitement un mirage hindou ou byzantin. Et le Panthéon, par contre, qu’il admirait sans restriction, n’était-il pas coiffé d’un dôme trop étroit? Etait-il laid, le Panthéon? Dolorès le regardait anxieusement. --Je vous intrigue, Dolorès? --Non... vous êtes sympathique... C’était toujours cela. Ils revenaient vers la Sorbonne, silencieusement. Bernard, au terme de chaque soirée, renonçait à se duper soi-même. Il repassait sans pitié ses mensonges, ses improvisations de la journée: il enlevait ses faux bijoux. Son grand-père n’était point capitaine de louveterie; bourrelier, il n’était renommé que pour tuer à chaque ouverture un chien de chasse. Son arrière-grande tante Céline n’avait jamais connu André ni même Marie-Joseph Chénier, elle n’était de sa vie sortie d’Aubusson, et, la seule peut-être de la bourgade, n’avait même rien à voir avec les célèbres tapis. Ainsi il se retrouvait, chaque soir, roturier, pauvre, inconnu. Et son talent, il en doutait fort. Et sa santé, il était cousu de furoncles. Son fameux éclair lui-même était peut-être une comédie. Il risqua le tout pour le tout: il abaissa brusquement les paupières, il refit son contrôle, bravant les conditions déplorables. Bien lui en prit, ce fut un éblouissement. Des gerbes, des rivières, des fusées étincelèrent. Le disciple de Bossuet, sobre, incisif, un peu grandiloquent, aurait murmuré: --Heureux, Bernard, heureux celui qui pour veilleuse, dans notre nuit, dispose d’une telle lumière! * * * * * La maison où il était né était à peu près le seul endroit du monde où Bernard fût dépaysé, ses parents les seuls êtres devant lesquels il se sentît perpétuellement mal à l’aise. A Paris, insignifiant, il vivait sans contrôle au milieu de merveilles qu’il traitait d’égal à égales; dans son village, à mesure qu’il en devenait l’homme important, il avait à reprendre de plus près ses habitudes médiocres. A l’époque où les professeurs de philosophie vous apprennent, un beau matin, à douter du monde extérieur, où Bernard roulait des boulettes de pain sur le bout de ses doigts pour se convaincre des mensonges du toucher, où il découvrait que les ombres étaient rouge vif, les feuilles rosa, il devait convenir que les couleurs de sa maison restaient précises et massives, que ni les gestes de ses parents ni leurs paroles ne se laissaient interpréter. Accrochée au mur du salon, une fausse palette sur laquelle les sept couleurs restaient isolées donnait aux vases, aux meubles, à l’air lui-même, le diapason officiel. Il n’y avait pas à en douter; le monde extérieur existait dans sa famille; on avait oublié, et cela gâtait toute la perspective de son théâtre, de refermer la trappe qui l’avait jeté sur la scène. L’illusion n’eût été parfaite que pour un orphelin. Il se gardait bien de souhaiter un pareil sort, car il avait pour son père et sa mère une grande affection, mais il ne pouvait prendre sur lui de les initier ou de les mêler à son autre vie. Il se sentait nerveux et vaguement coupable, à chaque congé qui l’amenait en province, comme l’enfant sur les chevaux de bois que la vue de ses parents arrêtés, humbles et patients, trouble à chaque tour dans son palanquin d’andrinople. Quel que fût son élan dans la vie, Bernard retrouvait toujours, à sa hauteur, ces deux bourgeois qui marchaient au pas. Ils n’étaient point assez pauvres non plus, point assez roturiers pour qu’il eût le devoir ou l’orgueil de s’en vanter. Ils n’étaient ni défigurés ni bossus. L’imagination n’avait point de prise sur ce teint bien lavé, sur cette santé moyenne. Par déférence, par pudeur, il ne pouvait parvenir à les enrôler dans son cortège. De Paris même, il ressentait un remords à toucher à leur vie présente; il ne cachait jamais que ses parents étaient drapiers, qu’ils s’appelaient Jules et Clotilde. C’est sur leur passé seulement que la fantaisie reprenait ses droits: son père, maître de forges, ruiné en 1870, avait consacré jusqu’à la fortune de sa femme au paiement de ses créanciers; sa mère était demoiselle d’honneur de l’impératrice Eugénie. Winterhalter avait fait d’elle un portrait qui se trouvait maintenant au Musée de Washington. Les professeurs américains lui écrivaient souvent pour avoir quelques détails sur sa vie. On parlait de lui, Bernard, dans deux catalogues. On estropiait d’ailleurs son nom. On mettait un _t_, à la fin. Inconsciemment, alors qu’il avait dix ans, il avait déjà cherché à se libérer de cette contrainte. Parfois il se persuadait qu’il était le fils d’un prince exilé. On l’avait soustrait aux fureurs de sujets égarés qui reviendraient un jour, c’est l’usage, le réclamer en triomphe. Ses parents actuels, généreusement, sans qu’il fût question d’un salaire, n’avaient point hésité à l’adopter. Ils l’aimaient. Il leur était reconnaissant de leur sollicitude, de leur courage, du tact avec lequel ils gardaient vis-à-vis d’un enfant maître leur dignité... Il regrettait seulement qu’ils ne fissent jamais allusion à leur secret. Un jour il traça sur une feuille de cahier une phrase perfide et la laissa traîner sur le bureau de son père. --Les princes, les ducs régnants ont quelquefois des fils qu’ils doivent cacher. Ils les font nourrir à la campagne. On les soigne avec dévouement, sans cependant les gâter. Le père déplia le billet, le lut. --C’est à toi? C’est ta dictée? On ne pouvait s’y méprendre. Lui ne savait rien. Voilà qu’il laissait grand ouvert le papier compromettant, qu’il regardait sans émoi le ruban bleu que Bernard avait tendu sur sa poitrine en grand cordon. Le recel s’était bien accompli à son insu. Quelle surprise serait la sienne, le jour où celui qu’il croyait son fils, en uniforme, viendrait à cheval le remercier et l’assurer de sa bienveillance! Il inclinerait sa tête vénérable. On l’embrasserait. On le décorerait. Mais sa mère? Il la contemplait souvent, à la dérobée. On ne sait quels insectes pailletés, comme dans les lampes japonaises, éclairaient ses yeux; le jour, le feu, n’y étaient pour rien. Les papillons ne venaient point le soir voltiger alentour. Il étudiait longuement, sur une immense photographie, sa bouche, son sourire qui y étaient presque grandeur nature. Non, celle-là était sa mère. Elle lui avait coupé elle-même un pardessus pour l’école, alors que les camarades portaient tous des capuchons. Les revers étaient de soie grise. Dans la doublure, un centime neuf, pour porter bonheur. Un mouchoir blanc à ourlé bleu, qui débordait. Des gants gris perle, des gants à fermoir. Pauvre cher homme de tuteur, il avait été bien trompé! Aujourd’hui qu’ils étaient absents, leur maison peu à peu s’abandonnait à Bernard. Les murs, les couleurs s’effritaient. Il allait profiter de sa solitude pour vivre toute la journée en poète et en gentilhomme. Comme les chasseurs qui lâchent dans les parcs les faisans nourris à la basse-cour, il donnait la volée à tous ces souvenirs, à tous ces objets domestiques. Il s’imaginait visiter, entre deux trains, le vieux cottage familial depuis longtemps inhabité. Il avait frappé par déférence à la porte de cette solitude de même que l’on frappe, avant d’entrer, à la porte d’un ami sourd. Il avait ouvert les fenêtres sur le jardin sauvage où les catalpas protégeaient du soleil les magnolias, les hortensias. Par cette lumière nouvelle, chaque meuble, chaque bibelot avait repris pour lui sa valeur et son style. Ainsi les traits d’une beauté s’isolent peu à peu aux approches de la vieillesse, et, n’appartenant plus au présent, se partagent entre les époques passées: le nez devient Louis XVI, le menton Empire. Dans l’arrangement qui lui paraissait autrefois uniforme, Bernard distinguait maintenant des aînés et des cadets. Les bois, la couleur des bois avait joué, détruisant l’harmonie de ton, isolant l’acajou, le noyer, le palissandre. Seuls les portraits: Brutus, Mac Mahon--les gravures: la chasse, les accordailles--s’entendaient pour ne conter qu’une même histoire: il suffisait, comme au chemin de croix, de tourner dans le bon sens. Du jardin, à travers champs, Bernard descendit jusqu’au bourg. Ses pas sonnaient à peine sur l’honnête sol français, de vrai terreau, pur de tout alliage de cuivre ou d’or. Des aubiers centenaires jalonnaient par toises et par coudées le cours des ruisseaux. Les corbeaux éternels tournaient autour du clocher, contre le sens des aiguilles de l’horloge, neutralisant le temps. Les pics verts faisaient leur chasse aux insectes comme une tournée, de poteau à poteau télégraphique. A l’horizon, rejetant les champs de cerisiers jusqu’aux marais de cette Brenne dont les habitants ont le ventre jaune, flexible, la Creuse s’effilait sur les collines de meulière. Avant le coucher du soleil, pour être prête à son lever, la campagne déjà s’endormait, comme les coqs astucieux. Elle s’endormait; elle ronflait un peu, la campagne. Pas de murmures ou de cris, pas de fumées. Comme elle paraissait vaine, la légende qui veut qu’il y ait des hommes. Il était si clair, ce soir, qu’il n’y en a point, qu’il n’y en a qu’un, ou deux. Pas de chansons. Et, justement, il était là-bas à la lisière des champs, l’unique homme, donnant à l’univers sa véritable échelle. Etalon invariable, le jour n’avait dilaté, le soir n’avait emporté que son ombre. Il suffisait de le mettre en regard du ciel pour voir que c’était le ciel, peu à peu, qui diminuait. Le village était célébré par les géographes parce qu’il marquait à peu près le milieu de la France. On ne savait à vrai dire si c’était l’église ou le rond-point qui occupait le centre exact. Comme le pôle, il devait varier, suivant les années, mais on se sentait presque, comme au pôle, au faîte d’un demi-globe, plus exposé, plus assuré. Les rues, les fleurs, les fossés s’évasaient sur cette terre convexe. Par quelle vanité, par quelle peur Bernard la délaissait-il pour une ville, où l’on doit loger dans les coins la nuit, le soleil? Par quelle ignorance cherchait-il à étudier la vie là où elle s’amasse en une écluse gigantesque, alors qu’elle était ici distribuée par maison, goutte par goutte, et que sous chaque toit, comme sous un microscope, isolé, un défaut ou une qualité s’épanouissait? Et Bernard, sans trop de difficulté, peuplait son bourg de types balzaciens. Dans cette ferme habitait Dron, l’avare, qui avait fait construire pour sa femme, au cimetière de Bourges, une chapelle exigée par testament, et qui déjeunait dans le caveau, les jours anniversaires, pour épargner les frais de restaurant. Dans cette échoppe, Bottin torturait les animaux, il teignait les serins en martin-pêcheurs, il plumait les coqs vivants pour un chapelier; il avait crevé les yeux de son merle pour qu’il chantât mieux: l’oiseau chantait de moins en moins, mais il engraissait. Dans son café, Durandot le terrible, qui avait surpris deux fois sa femme avec son ami Ermelin et ne s’était point senti capable de casser la tête, prétendait-il, à un camarade de première communion. Et sur son banc municipal, le père Dorat, le menteur, qui continuait à mentir, ses quatre-vingt-cinq ans passés. Chaque après-midi, il s’échappait pour errer à l’aventure dans la campagne et racontait au retour d’incroyables aventures. Quelque coquassier le ramenait en carriole. On venait justement de le débarquer, et il appela Bernard pour le mettre au courant, fier de son équipée. Bernard volontiers s’arrêta. Rien ne pressait. Le soleil avait battu dès six heures son record de la veille, et terminait, doucement, sur sa lancée. Le vieux Dorat était ce soir pour l’émotion. Il mentait avec sentiment. --Où je suis allé, Bernard? Je ne sais pas au juste, mais je crois bien que j’ai aperçu des bateaux. --Des bateaux! Il n’y avait ni canal ni fleuve à trente lieues à la ronde et jamais Dorat n’avait dépassé les bornes de la commune. --Je crois bien que ce sont des bâteaux. Ils étaient dans l’eau, des matelots dessus; plus longs que larges et les cheminées à barre rouge. J’ai de mauvais yeux, je ne peux rien certifier, mais c’était bel et bien des bateaux. --Ils avaient des voiles?... Oui, des voiles... des toiles enfin pour le vent. Le vieux réfléchissait en bourrant sa pipe, car il n’avait point prévu la question et il veillait à ne point se couper dans ses récits. A court d’imagination, prétextant que les allumettes de l’Etat, trop courtes, s’éteignaient ou lui brûlaient les doigts avant que le tabac n’eût pris, il rentra se remiser près du fourneau. C’est alors que Bernard remarqua sa petite fille, à la fenêtre. Elle cousait silencieusement, et levait vers le jeune homme, après chaque coup d’aiguille, deux yeux fidèles, deux lèvres entr’ouvertes. Tous les signes qui poinçonnent la beauté, chez les différents peuples, étaient réunis sur ce visage encore insignifiant. Les prunelles étaient bleu marine, les cheveux noirs; les sourcils se rejoignaient; le nez était droit; juste une fossette, juste un grain de beauté; juste cette respiration ordonnée dont chaque haleine semble durer un tout petit peu plus longtemps que l’haleine de tout à l’heure, si bien que l’on imagine un jour pour lequel une seule aspiration suffira... Il faisait déjà sombre. La seconde veille commençait et les poules, sur leur perchoir, changeaient de patte pour la première fois. Un seul rossignol suffisait à annoncer l’automne, la nuit, la forêt, le silence. Serait-ce enfin celle-là qui comprendrait son désir, son simple désir. Ce qu’il voulait était pourtant bien facile; il voulait qu’une femme rencontrée, sans qu’il eût à la solliciter ou à la contraindre, vînt se placer d’elle-même à son côté, marchât en souriant, lui obéît; que la voyageuse du coin, dans le wagon, s’approchât, se pelotonnât contre son épaule, lût à son livre... Les Roumaines, les Russes, dit-on, saluent ainsi le bonheur, s’arrêtant une minute à tout détail qui peut devenir le premier souvenir d’une passion. Serait-ce enfin celle-là, avec ses yeux qui louchaient à peine? --Comment vous appelez-vous, Mademoiselle? --Je m’appelle Renée Dorat. Il tenta l’épreuve. --Je m’appelle Bernard. Accompagnez-moi jusqu’à la forêt. Soumise, elle posa son ouvrage et se rangea près de lui; ils partirent. Ils avaient échangé leurs prénoms comme on échange des anneaux de fiançailles, et chacun, dans son esprit, jouait avec celui de l’autre. Il lui prit les mains. Elle les avait d’inégale grandeur; il fallait les serrer avec une force inégale. Les six heures, une par une, tombaient du clocher au compte-goutte. On s’était d’ailleurs trompé, il en tombait sept. Les constellations étaient emmêlées et rigides comme des jonchets, on n’aurait pu retirer l’une d’elles sans ébranler toutes les autres. Pour le repas du château, le bassin argenté haussait un cygne tout paré. Les chiens de luxe et de garde aboyaient alternativement. --Prenez-moi contre vous, Renée! Elle le pressa contre sa poitrine, obéissante, puis, toujours silencieuse, reprit sa marche. Elle ressemblait au St. Sébastien de ce peintre allemand. A qui ressemblait-elle donc? --Embrassez-moi... Elle l’embrassa. --Embrassez-moi en laissant vos lèvres un peu ouvertes. Toujours sereine, elle se prêta à son jeu. Ainsi les miroirs où des mots délicieux sont cachés vous les révèlent quand vous soufflez sur eux, vous les révèlent sans émoi. Avec tranquillité et conscience, elle acceptait les baisers, les moindres regards. Ils étaient en sûreté en elle comme dans une tirelire. Ils s’asseyaient maintenant au bord de la source des Préférés. Ils la contemplaient. Du centre partaient d’innombrables petits cercles, immobiles et tendus. A compter son âge comme on compte celui des arbres, c’était une source qui devait avoir plus de mille ans. On sentait qu’un mouvement infini circulait dans l’espace. Mais, comme une file de billes d’ivoire, les choses se le transmettaient en restant immobiles. Seul, tout là-bas, un peuplier secouait ses feuilles, seule, si près, Renée frissonnait quand c’était son tour. Jamais Bernard n’avait vu frissonner ainsi. Quand il passait son bras autour de sa taille, un tremblement mystérieux agitait des pieds à la tête sa compagne. Chaque muscle craquait, chaque artère pétillait, les dents claquaient. Il en éprouvait une vague inquiétude. --Vous me pressez contre vous, Renée Dorat, vous m’embrassez en laissant les lèvres un peu ouvertes. Vous m’aimez donc? Elle ne répondait point. --Regardez-moi. Ignorante, elle ne regarda pas seulement ses yeux; elle crut qu’elle devait l’examiner en détail, elle considéra ses cheveux, sa cravate. Lui-même d’ailleurs était distrait. D’habitude, il regardait dans les prunelles de ses amies comme dans les porte-plumes qu’on rapporte de Lourdes ou des Sables d’Olonne. Il les étudiait vraiment, il y cherchait des plages, des châteaux rouillés, de la mousse. Mais cette soumission l’inquiétait qui l’avait d’abord flatté. Il se soupçonnait maintenant d’en être la victime. Peut-être Renée était-elle réputée dans le bourg pour sa facilité, pour sa naïveté. --Parlez moi. --De quoi? --De ce qui vous plaira. De tout. --Je ne parle jamais. On ne pouvait avoir une voix plus émue et plus raisonnable. Plein de remords déjà, il se penchait sur elle, il l’étreignait. Il tressaillit en la voyant pleurer. Elle pleurait les yeux fermés, modestement, de même que tout à l’heure, pour rire, elle avait caché ses lèvres de sa main. Et à nouveau elle ressemblait à une femme illustre. Quelles femmes illustres avait-il donc déjà vu sourire, aimer, pleurer? Ils revenaient vers le bourg. Des ombres d’oiseaux voletaient sans bruit. La lune invisible éclairait la nuit par en dessous. Bernard, pour la première fois, comprenait qu’il était né pour la campagne et pour la médiocrité. Toutes ses qualités ne lui serviraient jamais. Il était prodigue, mais il était pauvre. Il était complaisant, mais il n’aurait jamais qu’à l’être pour des supérieurs. Il était modeste, mais il n’avait point de talents. Quelles fées s’étaient trompées, au bord de son berceau, et lui avaient octroyé les mérites nécessaires aux rois? Voilà qu’il rejetait maintenant sur son ambition, comme le fils pieux sur le père enivré, un manteau impénétrable. Il renonçait à son projet de club où les jeunes bourgeois, inscrits par professions, s’offriraient à la République en cas de grèves ou de guerre. Il renonçait à reconstruire les vieilles maisons sur le Pont Notre Dame, les cahutes sur le parvis; à planter de pins les hauteurs de Montmartre, à flanquer Paris, les fortifications une fois démolies, de vingt palais qui seraient les pavillons d’été de chaque arrondissement, avec des théâtres pour ballets, avec des bains. Les conseillers municipaux pouvaient, s’il leur semblait bon, aliéner la pointe de la Cité, peindre en jaune clair la Tour Eiffel. Il abandonnait Paris, il abandonnait le monde à lui-même. Il n’y retournerait jamais plus. Il avait subitement le dégoût d’un voyage aux Indes, à Tahiti. Il lui semblait vain et prétentieux de descendre le Gange sur un radeau sacré, à la même vitesse que les crocodiles endormis; de regarder, sur un rivage de corail cannelé, un poirier de France fleurir, un colibri s’y poser. Et cette Anglaise splendide qu’il avait vu au cinématographe sortir d’une villa de Delhi--il avait pu lire le nom de la rue--ajuster son châle, disparaître après mille tournants dans une voiture qu’on avait longtemps suivie, il l’abandonnait à son mari, à son cousin, au premier champion de polo; il renonçait à la retrouver jamais. Dans le sable, du bout de sa canne, il signait son abdication. Soufflant dans la trompette qui le matin annonçait les légumes, le marchand de journaux passait. Bernard, surpris par la manchette, acheta un numéro: Le Louvre était en feu. A part les Poussin et les Claude Gellée, intacts, à part un modeste Lesueur, tout était consumé. La Joconde, l’Olympia avaient brûlé les premières. On avait vu scintiller le Régent, inabordable, pendant une minute, puis il avait filé comme une étoile: Le voilà disparu pour un couple de siècles. Les statues bouillantes qu’on avait cru sauver et qui étaient rangées par files sur le carrousel, éclataient maintenant d’elles-mêmes, s’effondraient, perdaient un bras. On eût dit une cohorte de soldats antiques fusillés sans gloire par une société de tireurs. De Londres, coïncidence étrange, on annonçait que la Galerie Nationale brûlait également... On n’avait point encore de nouvelles de Dresde, de Munich, de Madrid. Deux jours auparavant cette nouvelle eût consterné Bernard. Il en fut à peine effleuré. Depuis ce matin, depuis tout à l’heure, il n’admettait plus la gloire, ni ses enfants, les chefs-d’œuvre. Il se sentait seulement libéré de n’être pas à Paris témoin de ce malheur, comme on l’est d’échapper à la corvée d’un enterrement. D’ailleurs il ne s’agissait plus de courir les musées, il s’agissait de vivre. D’ailleurs la Joconde était près de lui. C’est à elle que Renée ressemblait. Elle avait le même visage irrégulier sous le masque rigide et transparent de la beauté. Elle avait ses épaules arrondies, à douter qu’elle pût lever les bras, cueillir des cerises, et elle avait maintenant, comme elle, le privilège de ressembler à une merveille disparue. Déjà Bernard s’habituait à l’idée de vivre à son côté. Que lui dirait-il demain, à l’heure officielle? Assuré par avance du succès, la demanderait-il pour sœur, pour femme, ou pour maîtresse? Prouverait-il enfin qu’il n’était point sans énergie et sans esprit de suite en l’épousant, en ayant d’elle de beaux fils; en l’accompagnant chaque après-midi à la promenade, tandis que les peintres célèbres, attirés par cette ressemblance inouïe, s’inclineraient sur son passage, et s’étonneraient de la voir, de sa marche silencieuse, dévider à chaque pas l’écheveau qui attache pour toujours les autres femmes? On était à la porte du père Dorat. Bernard prit congé. --Dormez bien, Renée. Elle lui obéit précipitamment. Elle entra chez elle au galop. Elle dut se mettre au lit, tout de suite, sans souper... C’est ainsi que Bernard s’ingéniait à styliser chaque acte de sa journée, chaque paysage, chaque émotion. C’est ainsi que certaines abeilles se construisent des gâteaux dont les logettes sont plus finement sculptées. Mais aucun miel ne les baigne. * * * * * Je cherchais en vain, mon amie, à saisir sur vos traits ou dans mes paroles l’ombre d’un désir. C’était un de ces jours de semaine dont l’aménité des gardiens et des contrôleurs fait un dimanche et où la hauteur des jets d’eau n’est plus calculée sur le diamètre du bassin ou du ciel. Une loueuse bègue essayait en vain de nous expliquer qu’on paye pour les chaises; nous nous refusions à croire qu’il y eût entre les hommes des affaires d’argent; vous alliez lui donner des fleurs, ou une bague, ou un de ces enfants assemblés autour de votre loulou à longs poils, résolus à fuir de pied ferme au premier grondement, qui se demandaient s’il était debout ou couché. Les marronniers étaient tout roussis sur leur droite; il ne restait plus qu’à les retourner. Nous étions tout engourdis du côté gauche. Nous causions de l’amour comme on cause du temps, pour être banal et ne nous engager à rien. Je vous pris les mains et vous assurai que je vous aime, que je vous adore. Vous étiez tout à fait de mon avis... Bernard cependant, dans sa province, renonçait à épouser Renée. Il flânait de porte à porte. Il n’essayait même pas de trouver à sa résolution une cause précise. Il savait trop bien que chacun de ses prétextes plongeait une racine dans ses défauts et l’autre dans ses qualités. Il ne voulait avoir pour lui, par ce beau matin, ni mépris, ni surestime. Il n’eût pas menti en se disant:--C’est que Renée est trop pauvre, c’est que je n’épouse point sans dot. Il eût menti en ne se disant pas:--C’est que ma mère en serait malheureuse. Il ne l’épousait pas, et voilà tout. Elle était pour lui, désormais, un de ces souvenirs qui s’endorment soudain, et qu’on réveille, au tournant du siècle, avec leur jeunesse. Dans vingt ans, il la rencontrerait à nouveau, il la saluerait, ils se souriraient. Elle pouvait en attendant épouser Mortonne, le jeune ébéniste. Elle lui était destinée. Arrêté justement près de la boutique, il s’étonnait de n’avoir jamais eu, comme devant ce menuisier, le sentiment de sa roture. Mortonne était grand, svelte. Il avait des mains effilées, des cheveux châtain soyeux et courts, des yeux bleus voilés et francs. Il travaillait avec soin et indifférence. Les poules piétinaient les copeaux: il les chassait sans juron et sans geste. Une automobile lui demandait la route: il répondait sans dédain et sans condescendance, alors que Bernard déjà s’agitait; il n’avait pas de sourire entendu en mettant le chauffeur en garde contre le carrefour de la Semble-Vierge. Bernard était consterné et jaloux. Il ne savait dans quel esprit de flatterie, il s’ingéniait, lui, à plaisanter et à égayer ses camarades. Il interrompait les discussions sérieuses par des boutades, et donnait pour excuse son humour, qu’il disait anglais. Il feignait, au café, avec la main qui battait l’air, d’atteindre au goulot la carafe, qu’il retenait de la main placée à la base. Il glissait sur des pelures d’orange imaginaires. Il imitait le chien qu’on écrase, la lime, l’omnibus Panthéon sur le pont de la Concorde. Et cependant dès qu’un camarade le traitait de pitre ou de clown, il se sentait atteint en plein cœur. Il devenait brusquement rageur et mélancolique. Comme si l’humour anglais empêchait de comprendre la gravité, le poids de l’existence! Bernard se faisait fort d’être, s’il le voulait, plus triste qu’aucun d’eux, et avec plus de raison. Il n’y avait d’ailleurs pas tant de motifs d’être gai, dans la vie. Il passait devant la maison de son oncle. Il entra. Le capitaine Golaud habitait une petite rue qui portait son nom: la municipalité l’avait baptisée alors que lieutenant il avait enlevé à lui seul une batterie chinoise. Dans la salle à manger, il découpait la bordure noire de quelques lettres de faire-part; il les conservait, ainsi inoffensives, pour connaître le détail des familles. Les volets étaient fermés; un rayon était pris dans une des fentes transversales; il semblait avoir été mis là par le facteur. Au mur, des cartes de navigation, semées d’îles si minuscules qu’on y devait, au lieu d’enterrer les morts, les jeter à l’eau comme d’un navire. Une étoile de mer était accrochée à un ruban. Un sabre pendait à une écharpe. Tout devenait une médaille chez l’oncle Golaud, chevalier de la Légion d’Honneur. Bernard l’embrassa. --Mon oncle, je viens te demander un conseil, un ordre. Hypocritement, il donnait de l’importance à cette visite faite par hasard. Par compassion sans doute, pour que le vieux soldat ne finît point par se croire inutile et méprisé. L’oncle ferma la fenêtre qui donnait sur la rue Golaud. --Tu ne m’en as guère demandé pour tes palmes. Que deviens-tu? Bonjour. Bernard s’était vanté, dans une lettre à ses parents, d’avoir refusé le titre d’officier d’Académie. Le capitaine trouvait de mauvais ton cette répugnance. --J’aime une jeune fille. L’oncle sourit. --L’amour est le grand chef. Épouse-la. Tu l’aimes? --Infiniment. Il sembla hésiter. --Mais c’est une ouvrière. --Tant mieux. Tu vas l’épouser. Je me charge de décider tes parents. Tu l’aimes, n’est-ce pas? Il se frottait les mains. Il concluait: --L’amour est le roi du monde. Bernard regardait avec pitié le front exsangue, les joues gonflées du vieillard. Ce visage de cire, en plein midi, semblait toujours éclairé par le dernier rayon du soleil. C’était donc là l’homme qui s’était cru toute sa vie un modèle de volonté, et qui passait pour l’être. Pauvre volonté, que Bernard l’inconstant, d’un simple mot, faisait tourner d’un bloc! Pauvre volonté impitoyable qui durait juste un jour, juste une heure, comme une consigne, et qui s’anéantissait à la relève. Cet homme--on admirait au régiment ces coïncidences extraordinaires--avait rajeuni à son insu les plus célèbres exploits antiques. Il avait traversé le Niger à la nage, dans la nuit, malgré les crocodiles, pour rejoindre Mama Batyli, qui haussait sur l’autre rive une torche allumée. A demi réveillé, dans sa case, il avait étouffé deux serpents gigantesques, de son lit, en étendant les bras, comme s’il prenait seulement un point d’appui pour s’étirer, et s’était rendormi sans les lâcher. Traversé par une flèche, il l’avait arrachée malgré le médecin, pour mourir plus tôt, devant sa compagnie et face au fanion: cela l’avait sauvé. Cet homme, pour le marier à Renée, était déjà disposé à se brouiller avec sa famille entière, à lui donner en dot la moitié de sa pension. Il se préparait avec enthousiasme à l’assaut. Bernard sonna la retraite: Il obéit avec énergie. --Ma mère en mourrait, mon oncle. Elle qui veut voir notre famille peu à peu s’élever; elle qui est si fière de toi. --Ta mère est une sainte. --Il faut tâcher d’oublier, n’est-ce pas? Accompagne-moi jusqu’à la maison. Je finis ma malle. Ne me lâche pas une minute. Pourquoi ma mère n’est-elle pas-ici? --C’est une sainte. Il prit son chapeau, le neuf. --Tu partiras demain matin, à sept heures. J’avais un permis de première pour Paris. Le voici. Promets-moi de ne pas manquer le train. --Il fait si beau ici! Tout est calme... --Tu partiras. Voici vingt francs. C’est ainsi qu’un faux malade se laisse avec remords soigner par un vieux médecin que toute la ville sait perdu. Ils allèrent prévenir l’omnibus. L’oncle Golaud commanda une place d’intérieur: on s’échappe si facilement d’une impériale. Il tint toute la journée son neveu par le bras. Il lui fit cadeau d’une boîte en peau d’onagre avec un grelot grigri qu’il suffisait de faire sonner pour écarter les souvenirs d’amour. Il montra comment l’agitait Mama Batyli, et comment Eve Kirchmann, sa maîtresse de Singapour, l’avait percé d’un trou pour l’envoûter. * * * * * C’était le jour où j’avais vingt-huit ans, mon amie. Je vous embrassai enfin sur les cheveux, je rentrai chez moi au galop, je chantai face à votre portrait, je recousis avec joie mon parapluie, je voulais vous envoyer, par télégramme, les plus beaux vers, les plus belles phrases d’amour:--Jour pas plus pur que fond cœur... Ne lurent pas plus avant... Visages réunis dans fontaine... Hélas! Heureux passé! J’ai vingt-huit ans et un jour. Or Bernard, emprisonné par le capitaine avec son dernier repas, errait sans appétit dans les chambres. Il ne se consolait point, ce soir, à se regarder dans la glace, comme l’oiseau en cage dont l’amie est morte. L’ombre d’ailleurs brouillait son visage. C’était le crépuscule: tous ses dieux pâlissaient. Il croyait avoir trouvé à tous ses actes une clef qu’il essayait avec conscience. Il croyait comprendre enfin qu’il n’était pas intelligent. Il remarquait chez lui pour la première fois ces plis tombants des paupières auxquels il avait cru depuis des années reconnaître les sots. Il avait en effet leurs amusements superficiels: il trouvait spirituel de dire en Alger au lieu de dire en Algérie; il appelait un précepteur un régent, un journal le pamphlet du jour. Il avait leurs enthousiasmes; le matin où une revue avait exposé le radium à sa devanture, il avait respectueusement, avec sa petite amie, défilé devant le tube, se découvrant. Il saluait aussi, au Louvre, les tableaux des grands maîtres, quand ils étaient vraiment trop beaux. Il croyait à l’Art pour l’Art, à la Vie pour la Vie. Et au fond qu’y comprenait-il? Jamais il n’avait pu lire un volume de philosophie jusqu’au bout. La suite des idées et surtout les conséquences générales lui échappaient. Pour qu’il distinguât les lignes des détails, il lui fallait auparavant lire le manuel qui résumait l’œuvre, souligner les phrases typiques. Obligé de compter avec les philosophes pour ses examens, il n’avait pu se les rendre familiers qu’en les unissant, dans son esprit, sur une large fresque. Il imaginait la philosophie comme le fait un peintre. Au centre le vieux Descartes, obséquieux avec les hommes, chassant les chiens; Kant l’égoïste, qui fumait, qui ronflait, qui allait cracher; et Démocrite et Héraclite qui évitaient avec le même bon goût, en si parfaite compagnie, de rire et de pleurer; et Spencer avec son ban d’Australiens; et Beethoven auquel on devait bien cela; et les Futurs Métaphysiciens, enfants pensifs accroupis au milieu de leur cerceau tombé. Il les logeait dans un monde moyen, le monde composite des mondes qu’ils avaient créés; où l’eau était tout; où l’eau n’était rien; au milieu de cet air follet où toutes les pensées ont la même densité, où les lauriers, les citronniers distillent avec rage la sève commune; où des potagers carrés sont plantés d’arbrisseaux réguliers et symétriques, qui donnent par la greffe la flore universelle, de même que les chiffres de la table de Pythagore, combinés, donnent le monde. * * * * * Vous souvient-il, mon amie, du jour où nous avons retrouvé le phonographe dans lequel, voilà dix ans, vous aviez récité un poème anglais. Vous écoutiez avec angoisse l’écho de votre voix de jeune fille prononcer des mots que vous ne compreniez plus. Ainsi Bernard, de sa fenêtre, au clair de lune, contemplait ce cachet sans initiales sur l’impénétrable nuit, et se trouvait gêné par un tel calme, et se sentait emprunté devant le firmament, et ne pouvait comprendre toutes les émotions de son enfance qui revenaient ce soir vers lui et ne le touchaient plus, comme des pigeons voyageurs longtemps égarés qui retrouvent leur colombier en ruines. Chacun de ses sentiments s’était engourdi à mesure que son imagination devenait plus active et plus précise. Ainsi qu’une liqueur injectée dans une plante la conserve, mais la tue, il ne savait quelle étude malfaisante avait un beau jour desséché les joies et les peines de sa jeunesse et les lui laissait là, intactes et décolorées comme des pièces d’herbier. Il se rappelait, il ne pouvait revivre le temps où il se mettait lui-même au lit, en plein jour, pour pleurer sans avoir le souci de se tenir en équilibre; où son chat venait le rejoindre; où ses regards, peu à peu éclaircis, pour traverser le gouffre immense du plafond, suivaient une fente capricieuse dont les méandres faisaient désespérer de gagner jamais la corniche; où il étreignait les arbres dans la forêt pour savoir leur grosseur, pour savoir son envergure; où le moindre étang rejoignait l’océan et laissait miroiter tous les trésors, armures et statues engloutis dans les naufrages. Il n’était plus rêveur. Il n’était plus douillet. Les défauts et les qualités n’avaient sur lui aucune prise, et dans ses rêves même la désolation et le mystère rarement passaient. Il ne voyait plus pour le sauver de cet engourdissement, que la musique. Il pleurait, autrefois, par une nuit semblable, quand le moindre violon jouait, quand le vent du soir attisait l’étoile polaire. Il fallait qu’il pleurât cette semaine. Demain, dès son arrivée à Paris, il irait au concert, il écouterait surtout le hautbois, le violoncelle, tous les instruments dont la voix est à notre hauteur et qui n’ont pas plus de gammes que nous n’avons de peines. La main sur les yeux, il entendrait sa voisine respirer, et soudain, blâmant les harpes, le cor anglais éclatera... Il ferma la fenêtre. Il avait oublié que dans le pin le plus proche, des rossignols nichaient. Il ne s’apercevait plus que les oiseaux chantent. * * * * * Un peu avant l’aurore, d’un coup, comme un scaphandrier qui perd ses semelles de plomb, il fut rejeté hors du sommeil. Etait-ce en lui, était-ce dans sa chambre que deux objets s’étaient heurtés? Un de ses amis venait-il de mourir aux colonies, en pleine brousse, ou un étranger s’agitait-il dans le placard? Il attendit, les bras croisés, immobile, pour ne pas provoquer au crime définitif le voleur qui hésitait peut-être encore...., en entr’ouvrant les paupières, au cas où son ami serait devant lui, en longue robe blanche, rendant sa dernière visite. Il prononça à tout hasard la phrase classique qui donne un prétexte à sortir de la chambre sans mettre les bandits en éveil. --Voilà bien ma chance. J’ai oublié mes allumettes au salon. Elles étaient d’ailleurs bien inutiles. Un rayon de lune balafrait le plafond; la veilleuse y projetait des cercles. On aurait pu, la veille d’un examen, repasser là-haut toute sa géométrie. Un silence hostile faisait de la chambre un cube parfait. La nuit, les choses ne reconnaissent leur maître que s’il les appelle, comme les chiens. Bernard appela par leur nom les plus revêches. --Bonjour, pendule! Elle se mit à ronronner; une minute, et elle sonnerait. --Salut, Bucéphale! Au premier plan d’une gravure usée, le prince héritier de Macédoine enfourchait son coursier qui frémissait encore, l’avant-main déjà soumise, l’arrière-main encore rétive; et il n’était point étonnant qu’il ait eu peur de son ombre; face au soleil elle était encore trois fois plus grosse que lui. Bernard continua à nommer quelques objets parmi les plus fragiles, quelques parents, parmi les plus chers; il lui semblait que tout ce qu’il ne caresserait pas ainsi d’une parole aurait dans la journée une mauvaise fortune. Déjà, la nuit de la Saint Sylvestre, il notait sur un carnet les prénoms de ses amis désirés, les titres et les sous-titres de ses ambitions ou de ses sentiments. Mais allait-il falloir à chaque réveil prendre les précautions qui jusqu’ici lui servaient une année? Tant de droits à acquitter à la porte du jour! Comme il devenait difficile de vivre. Sur la terre feutrée, la première tache de soleil s’élargissait sans obstacle. Dès qu’elle eût gagné le moulin de la ville, il s’arrêta, comme une montre que l’eau submerge. Tout se taisait d’ailleurs, excepté une alouette qui montait peu à peu, les yeux fixés sur le soleil, croyant ombrager son nid; excepté un boulanger, au fond du cours Marceau, qui cuisait ses pains dans le sein de la terre. Sur le mur d’en face qu’on allait recrépir, apparaissaient les dessins laissés par le lierre arraché, des mille-pattes, des coupures, des triangles plus nets que ne les imprime, sur la grêve, la marée descendante. L’heure du reflux d’ailleurs approchait; les volubilis se haussaient vers les croisées. Bernard prit le parti de s’éveiller gaiement. Il avait ses raisons. Il avait lu en se couchant un conte où deux amoureux se poursuivaient en riant dans le lit, à coups d’oreillers et il concevait à merveille, ce matin, l’amour folâtre. Il se promettait, le jour où il deviendrait l’ami de Dolorès, d’écarter de leur passion toute allure fatale. Ils se pousseraient, le matin à grands coups de pieds sur la descente de lit, alternativement, selon l’heure de leurs cours; il lui ferait de fausses papillotes; elle lui couperait une nuit la moustache. Il feindrait au réveil d’avoir perdu sa force et essayerait en vain de soulever une allumette. Il en avait assez des silences chargés, des lèvres amères; pour s’entraîner; il tira ses couvertures d’un geste, agita ses jambes au dessus de sa tête, se précipita vers sa cuvette où il barbota, et, entendant du bruit, se dirigea en imitant les danseurs russes vers sa fenêtre. C’était un régiment qui passait, revenant des manœuvres. Encore séparés par le sommeil, les hommes à peine causaient. Ils étaient au pas de route: chacun, l’ancien fermier, l’ancien comptable, l’ancien plongeur, suivant la cadence qu’il allait aux champs, à l’atelier, au restaurant, mais tous marchaient à la même vitesse et Bernard trouvait effrayant que ce garçon de ferme eût ainsi à vivre deux fois plus vite, ce garçon de café deux fois plus lentement. Pauvre armée! Tous les problèmes de l’équipement paraissaient, à cette heure, si vains, si vides: la suppression des capotes, des képis pompon, des tambours, l’adoption d’épaulettes noires pour les enterrements, quels passe-temps pour occuper des hommes! Et cependant, à sa fenêtre, malgré lui, il affectait l’allure militaire, il regardait sacs et vareuses en homme du métier; il souhaitait que les soldats affaissés, en le voyant ainsi froncer le sourcil, le prissent pour un officier en civil et rectifiassent la position. Mais il ne réussit qu’à faire sourire un adjudant trapu, sur lequel la médaille militaire s’étalait isolée comme sur une panoplie. Pauvre adjudant! Pauvre chien du quartier! Il ne lui en voulait point. Car ce n’était pas seulement par impuissance à les contredire que Bernard donnait toujours raison à ses interlocuteurs, c’est qu’il en avait pitié. Il s’en rendait compte maintenant: ce sentiment de gêne qu’il éprouvait vis-à-vis des plus faibles et des plus forts, ce désir de prendre leur main, cette répulsion à effleurer leur peau, c’était la pitié. S’il les flattait, s’il affirmait à l’oncle Golaud qu’il aurait voulu être officier, à Dolorès qu’il aurait voulu être femme, c’est que femmes et officiers sont décidément bien à plaindre. Et ils n’étaient pas les seuls: Il y avait aussi les pauvres journaliers de Bonneuil ou de Pantin qui rataient leurs tramways, voulaient monter pendant la marche, roulaient dans la boue; les vieux professeurs de piano qui agitent sans relâche, entre deux leçons, leurs doigts de jour en jour plus raides et repassent à vide leurs sonates; des filles portaient d’immenses manteaux en fausse hermine; les chevaux glissaient; les animaux bizarres du jardin des Plantes, outres biscornues, déversaient sur notre climat, haleine par haleine, une vie inutile. Un jour, on présenta Bernard au plus riche financier de Paris; c’était un petit homme à barbe pommadée, qui grasseyait, dont le nez était rouge en été et violet en hiver; il en eut pitié. Il entendit à l’Opéra Miss Gregor dans Marguerite: ses regards immenses voyaient à travers les mille spectateurs: pour elle, ni la pesanteur, ni le désir n’existaient. Elle eût tendu sa main à travers les murailles. Elle eût laissé se tuer à ses pieds, sans se douter de sa cruauté et de leur malheur, les trois sous-officiers de cavalerie voués chaque année à la passion, d’après les statistiques: il en eût pitié. C’est ainsi que sa compassion faisait une escorte discrète aux plus vigoureux et aux plus puissants. C’est ainsi que les ambulances déjà terminaient le défilé du bataillon. Vinrent encore de pauvres chiens, qui suivaient les voitures, croyant à une vraie guerre. Vint encore le camion de la cantinière; sa lanterne était encore allumée: c’était tout ce qui restait de la nuit. L’horloge sonnait six heures et Bernard s’habilla. En se baissant pour fermer sa valise, il se vit dans la glace, courbé, congestionné, mal rasé. Il eut pitié de son reflet. * * * * * Une fois que le convoi l’eût ravi à son bourg, à sa famille, il se sentit rasséréné. A nouveau, avec le compartiment de première classe pour écluse, il pénétrait dans ce monde paisible où il ne trouvait ni secrets ni accidents. Unique spectateur à nouveau, il laissait personnages et décors s’évertuer à rendre plus vraisemblable la pièce anodine qui se jouait. Les bouteilles lancées par les portières se cassaient, selon les avis affichés aux cloisons, en d’autant plus de morceaux que la vitesse du train était plus grande. Le rythme des essieux scandait toute chanson. Les bibliothécaires vendaient sans préférence des journaux qui n’étaient ni d’hier ni de demain. Bernard les acheta et les lut avec l’assurance du chrétien qui ouvre au hasard la Bible pour y trouver un conseil. Il y avait dans chaque journal une nouvelle qui lui était destinée. Etait-ce l’avènement de cette princesse saxonne? Etait-ce la mort de Miss Gregor de l’Opéra? Miss Gregor s’était suicidée. Du moins, on l’avait trouvée étendue sur son lit, sans trace d’asphyxie, sans blessure, et, pour qu’on ne touchât pas à son corps, dans une lettre, elle donnait sa parole d’honneur qu’elle ne s’était pas non plus empoisonnée. Elle avait découvert une mort nouvelle. Le journaliste apitoyé se haussait aux idées générales. Il prétendait que le Destin de l’homme n’est que le hasard, que celui de la femme est une inéluctable logique. Il donnait des exemples, Napoléon, Jeanne d’Arc. Ses moindres mots dans une occasion aussi solennelle, mettaient leurs majuscules. Ainsi revêt son uniforme, pour un enterrement de famille, un sous-préfet novice. Bernard aimait se soumettre une minute aux théories les plus enfantines. Elles guidaient, elles éveillaient son imagination. Le Destin de l’homme est le hasard? Il se surveilla: en effet, ses mains une fois se crispèrent sans raison, ses yeux une fois devinrent humides; il eût un désir incompréhensible de casser une vitre. Il fit la contre-épreuve, il essaya d’imaginer une femme vraiment libre, il tenta de diriger les héroïnes de l’histoire ou de la légende vers une existence de médiocrité et de repos. En vain. Il ne pouvait, dans son imagination même arriver à déplacer d’une ligne leur destin, même en les traitant, ce qu’avait dédaigné Othello ou Henri VIII, avec beaucoup d’indulgence, avec un peu d’intelligence. Il voulut empêcher la guerre de Troie. Il mit sa tête dans ses mains. --Je suis Ménélas. Assis sur le toit de mon palais je regarde s’enfuir celle qui m’a trompé. Je ne la poursuivrai point; elle filera en paix une laine étrangère. Sa trirème disparaît dans ce qui reste de lumière. Elle tire à elle tout le jour: souvent, au cours de nos nuits communes, je dus me réveiller comme aujourd’hui, découvert et tremblant. Un long rayon de la lune complice efface jusqu’à son sillage. Il n’y a plus sur la mer, pour nous guider, que les roses tombées de la poupe. Partons, elles surnagent encore. Partons... A moins que ma terrasse ne tangue et ne roule, berçant ma peine. Partons, pour être sur un vaisseau. Troie devait périr. Il voulut du moins sauver Desdémone. --Elle est là. Elle feint de dormir. Elle dort. Mes mains sont nouées autour de son cou, mais que seulement elle tressaille, qu’elle ébauche un geste, dans son sommeil, et je ne la tuerai pas... Que le plancher seulement craque; qu’une de ces fleurs s’effeuille, et je ne la tuerai pas... Horrible silence, horrible surdité. Qu’elle meure!... Ombre de cet oiseau, et toi, grondant tonnerre, et vous cortèges de gondoles avec vos chœurs, vous êtes en retard d’une seconde! Ophélie? --Pour Ophélie, elle m’agace. Elle se noie? Qu’elle s’arrange pour flotter. Si je l’aimais? Je l’aimais, certes, mais ses yeux étaient comme une mer impitoyable qui renvoie à la côte tous les morts. Même en ses jours de gaieté, y revenait toute la tristesse de la veille, par épaves... Le train s’arrêtait. Une femme monta. Bernard se penchant vers la portière opposée ne tourna pas les yeux, se réservant de la contempler tout à l’heure. On approchait de Paris. Déjà il regardait sans émotion cette campagne dont il avait cru les jours précédents entendre battre le cœur. Déjà, pour en saisir malgré elle-même le pittoresque, il reprenait ses ruses de littérateur. Il s’imaginait ne l’avoir jamais vue; il découvrait dans les chiens les dents du loup; la forme des cases romaines dans les chaumières; il apercevait galopant des animaux alezans et bais tout semblables à des licornes. Dans l’Ile de France qu’un bonheur uniforme a patinée, il retrouvait la trace de chaque siècle, il voyait le paysage par tranches comme un géologue voit les terrains: d’abord les jardins Louis XV, la coquille vide de Vénus au fronton de la grille, Vénus elle-même sous un temple rond; les maisons Empire, par îlots, avec leurs tilleuls; les maisons Henri IV blanches et rouges, de brique protestante, de pierre catholique. Son imagination dissociait les éléments de ce jour parfait; il devinait la terre ronde, il sentait en pleine clarté des étoiles au dessus de lui; il traînait comme un boulet la force qui le rivait au sol. Il animait le monde d’un faux mouvement; du train qu’il proclamait immobile, il lâchait vers l’horizon, comme une élastique qu’on détend, les villages, les bosquets que ses yeux avaient retenus une seconde. Il éprouvait aussi le besoin de mettre un drame dans sa pensée: --Regarde cette femme, Bernard. --Ne la regarde pas. Te voilà au carrefour de deux chemins et perdu à jamais si tu choisis le plus facile. Cette femme est celle que tu rencontras la veille de son départ. Elle te sourit. Ne la regarde pas. Toi qui as vingt-trois ans, toi qui reconnais aux plis de leurs paupières les hommes intelligents, toi qui fus averti, par des pressentiments, de deux ou trois terribles catastrophes, garde ta solitude, et ta dignité. Tu seras grand: le ciel se fait pour toi plus bleu, la plaine plus verte. Pour toi frémit la campagne de Virgile et de Ronsard. Au bord des nids trop ronds bégayent des oiseaux ovales. Les avettes autour des cassis bourdonnent si activement qu’on ne voit plus les rayures de leur corset. De l’étang, à travers les prés brouillés, la rivière et les ruisseaux remontent en espalier vers les collines... Décidé déjà à tourner la tête dans une minute, dans une seconde, Bernard aiguisait son désir. Le soleil étincelait. C’était l’heure où dans chaque famille de province, dans chaque chambre d’étudiant, un jeune homme aux joues brillantes s’éveille en sursaut et court à la fenêtre. Dans ce matin ignorant où tout sentiment, pour le cœur encore engourdi, devient un remords, il songe avec angoisse, pêle-mêle et sans mesure, à son meilleur ami, dont il aime à torturer les mains sincères, aux yeux inégaux de sa maîtresse, chaque jour plus fidèles, chaque jour moins familiers, à la fiancée qu’on lui prépare, dans le luxe et dans la douceur, pour une volupté et une amitié infinies. Il contemple la campagne de France: il frissonne. Le ciel est tout bleu; la terre toute verte. Les oiseaux chantent dans les nids. Les abeilles bourdonnent autour des œillets et des roses. Vers l’étang, bordant les prairies encore brumeuses, coule la rivière avec ses ruisseaux. [Illustration] * * * * * [Illustration] TABLE Pages JACQUES L’ÉGOÏSTE 5 DON MANUEL LE PARESSEUX 71 BERNARD, LE FAIBLE BERNARD 143 [Illustration] ACHEVÉ D’IMPRIMER LE VINGT-HUIT FÉVRIER MIL NEUF CENT ONZE PAR “THE ST. CATHERINE PRESS LTD.” CANAL, PORTE STE CATHERINE, BRUGES, BELGIQUE. NOTE: [A] Etudiant de 2ᵉ année. End of Project Gutenberg's L'École des indifférents, by Jean Giraudoux *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 61745 ***