The Project Gutenberg eBook of La chanson de la croisade contre les Albigeois, by Guillaume de Tudèle
Title: La chanson de la croisade contre les Albigeois
Author: Guillaume de Tudèle
Translator: Jean Audiau
Release Date: July 16, 2023 [eBook #71204]
Language: French
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
Poèmes et Récits
de la vieille France
Publiés sous la direction de
A. JEANROY
Membre de l’Institut
V
POÈMES ET RÉCITS DE LA VIEILLE FRANCE
V
Principaux épisodes
TRADUITS PAR
JEAN AUDIAU
PARIS
E. DE BOCCARD, ÉDITEUR
1, RUE DE MÉDICIS, 1
1924
Il a été tiré de ce volume,
le cinquième de la Collection des
Poèmes et Récits de la Vieille France
50 exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de 1 à 50.
La Chanson de la Croisade contre les Albigeois[1], qui se compose de près de dix mille vers, est formée par la réunion de deux poèmes d’une étendue et d’une valeur bien inégales.
[1] C’est le titre que porte l’édition donnée par Paul Meyer, dans les Publications de la Société pour l’Histoire de France, (2 vol., Paris, 1875-79). Fauriel avait déjà publié cet ouvrage, en 1837, dans les Documents inédits pour servir à l’Histoire de France, sous le titre : Histoire de la Croisade contre les Hérétiques Albigeois.
Le premier, qui va jusqu’au vers 2770 et raconte les événements dont le Midi fut le théâtre entre 1207 et 1213, est l’œuvre d’un clerc, originaire de Tudela, appelé Guilhem, qui le commença en 1210 : c’est le récit d’un chroniqueur consciencieux plutôt que d’un poète habile.
Toute cette partie de la Chanson est écrite dans une sorte de jargon franco-provençal, qui témoigne d’une connaissance bien imparfaite des deux langues : Guilhem, obéissant à une ancienne tradition, estima sans doute que la langue d’oïl convenait davantage à l’épopée, et il s’efforça de franciser son œuvre.
La deuxième partie de la Chanson, qui commence avec l’entrée en guerre du roi Pierre d’Aragon (sept. 1213) et finit en 1219, est écrite, au contraire, en langue d’oc, et plus spécialement, semble-t-il, dans le dialecte fuxéen[2] ; c’est une succession de scènes dramatiques et nuancées, dont l’auteur nous est malheureusement inconnu ; mais, comme son devancier, le troubadour anonyme abuse trop souvent des répétitions et des chevilles. Aussi son poème, plus personnel, plus vibrant que celui de Guilhem de Tudela, ne mérite cependant pas d’être admiré sans réserve : c’est le cri d’un partisan, ce n’est pas l’œuvre d’un vrai poète.
[2] Paul Meyer (op. cit., Introd., p. CXIV) suppose que l’auteur de cette seconde partie était un protégé du comte de Foix, et rapproche la langue de l’anonyme de celle parlée dans le pays de Foix. — On a proposé pour ce poète plusieurs identifications qui ne me paraissent pas fondées.
Les tendances des deux écrivains sont aussi bien différentes : Guilhem de Tudela penche pour les Croisés, dont il ne partage pas toujours, il est vrai, le cruel aveuglement ; au contraire, l’écrivain anonyme ne cache point son ardente sympathie pour le comte de Toulouse et les malheureuses populations méridionales.
La longueur de la Chanson de la Croisade contre les Albigeois ne permettait pas de faire tenir dans les limites de cette collection une traduction complète du poème. Aussi me suis-je résigné à sacrifier une grande partie de l’œuvre de Guilhem de Tudela, pour réserver une place plus grande au récit autrement vivant du troubadour anonyme.
Pour chacune des deux parties, j’ai traduit les épisodes qui m’ont semblé mériter plus spécialement d’être connus, et j’ai résumé les autres afin de garder autant que possible à la Chanson son allure générale. Cependant j’ai cru pouvoir supprimer dans la traduction les répétitions inutiles, les énumérations fastidieuses et certaines chevilles dont le retour trop fréquent serait d’un fâcheux effet pour un lecteur moderne. Par contre, j’ai parfois complété entre crochets le nom des personnages, pour qu’on n’ait nulle peine à les identifier, et j’ai divisé la Chanson en chapitres, pour en faciliter la lecture.
1208 |
— | 15 janvier |
: | Assassinat de Pierre de Castelnau. |
1209 |
— | 2 juillet |
: | Sac de Béziers. |
— |
— | 15 août |
: | Prise de Carcassonne. |
1210 |
— | : | Le Comte Raimon livre le Château Narbonais aux Croisés. | |
— |
— | 22 novembre |
: | Prise de Termes. |
1211 |
— | Mi-février (?) |
: | Parlement d’Arles. |
— |
— | juin |
: | Premier siège de Toulouse. |
1213 |
— | : | Siège de Pujols. | |
— |
— | 13 septembre |
: | Bataille de Muret. |
1215 |
— | novembre |
: | Concile de Latran. |
1216 |
— | mars |
: | Le jeune Comte de Toulouse rentre en Provence. |
— |
— | juin-août |
: | Siège de Beaucaire. |
— |
— | : | Les Toulousains se révoltent : dévastation de la ville par Simon de Montfort. | |
1217 |
— | 13 septembre |
: | Raimon VI rentre à Toulouse. |
— |
— | sept.-octobre |
: | Siège de Toulouse. |
1218 |
— | : | Raimon VII, « le jeune comte », rentre à Toulouse. | |
— |
— | 25 juin |
: | Mort de Simon de Montfort. |
1219 |
— | avril ? |
: | Bataille de Baziège. |
— |
— | juin |
: | Louis, fils de Philippe Auguste, marche sur Toulouse. |
Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, commence la chanson que fit Maître Guilhem, un clerc qui fut élevé en Navarre, à Tudèle. Moult il était sage et preux, comme le dit l’histoire, fort bien accueilli par les clercs et les lais, aimé et accueilli par les comtes et les vicomtes.
Pour la destruction qu’il vit et connut par la géomancie (car il avait longtemps étudié), et parce qu’il sut que le pays serait brûlé et ravagé à cause de la folle croyance que les habitants avait acceptée, que les riches bourgeois seraient dépouillés des grandes richesses dont ils étaient possesseurs, et que les chevaliers s’en iraient, bannis, misérables et marris, en terres étrangères, il résolut en son cœur (car il était bien doué, habile et prompt à l’action) de faire un livre qui fût entendu par le monde, et par lequel fussent répandus sa sagesse et son sens. Alors il fit ce livre, et l’écrivit lui-même. Du jour où il le commença jusqu’à ce qu’il le finit, il ne s’appliqua pas à autre chose : c’est à peine même s’il dormit.
Ce livre fut bien fait, et composé de bons mots, et, si vous le voulez entendre, grands et petits y peuvent apprendre beaucoup de sens et de beaux dires, car celui qui le composa en eut le ventre farci, et qui ne connaît ni n’a éprouvé [son livre] ne saurait s’en faire une idée.
L’hérésie avait gagné tant de terrain que le Pape et l’Eglise résolurent de la combattre par la prédication.
En ce temps, Pierre de Castelnau est venu vers le Rhône, en Provence, sur son mulet amblant ; il excommunia le comte de Toulouse, parce qu’il soutenait les routiers qui ravageaient le pays. Alors, un écuyer de méchant esprit, pour s’assurer désormais les faveurs du comte, le tua en trahison en passant par derrière lui, et en lui portant à l’échine un coup de son épieu tranchant ; puis il s’enfuit au galop de son cheval vers Beaucaire, d’où il était, où vivaient ses parents.
Cependant, quand il eut reçu la communion, vers l’heure où chante le coq, Pierre de Castelnau, levant ses mains vers le ciel, pria le Seigneur Dieu de pardonner à ce sergent félon. Il mourut ensuite au point de l’aube, et son âme s’en alla au Père Tout-Puissant ; il fut enterré à Saint-Gilles, avec force cierges allumés, et force kyrie eleison, que chantent les clercs.
Le pape fit alors proclamer la croisade par l’abbé de Cîteaux : de nombreux villages sont mis à feu et à sang.
Ce fut à la fête qu’on nomme la Madeleine[3], que l’abbé de Cîteaux amena sa grande ost : tout à l’entour de Béziers, elle campe sur la grève. Je crois bien que pour les assiégés les tourments et la peine se préparent, car jamais l’ost de Ménélas, à qui Pâris enleva Hélène, ne dressa tant de tentes dans les ports, sous les murs de Mycènes, ni tant de riches pavillons, la nuit, à la belle étoile, que ne fait l’ost des Français : sauf le comte de Brienne, il n’est baron de France qui n’y fasse sa quarantaine.
[3] Le 22 juillet.
Pour ceux de la ville ce fut une mauvaise étrenne !…[4] Toute la semaine ils ne font qu’escarmoucher. Oyez ce que faisaient ces vilains, plus fous et plus naïfs que n’est la baleine ! Avec leurs panonceaux blancs de grosse toile, ils courent à travers l’ost en poussant de grands cris, pensant épouvanter les croisés, comme on chasse les oiseaux de l’avoine, en criant, en huant, en agitant leurs drapeaux, le matin, quand il fait grand jour.
[4] Je passe un vers dont le texte est corrompu.
Le roi des ribauds[5], lorsqu’il les vit escarmoucher contre l’ost, tuer et mettre en pièces un croisé français après l’avoir fait par force tomber d’un pont, appelle tous ses truands et les rassemble, criant à haute voix : « Allons les assaillir ! » Aussitôt tous vont s’équiper ; chacun prend une massue, car, me semble-t-il, ils n’ont point d’autre arme. Ils sont plus de quinze mille qui n’ont rien à se mettre aux pieds ! En chemise et en braies, ils commencent tous à courir autour de la ville pour en démolir les murailles : ils se jettent dans les fossés et se prennent à cogner du pic, tandis que d’autres s’efforcent de faire voler les portes en éclats.
[5] C’est-à-dire le chef des valets de l’armée.
Les bourgeois de la ville, à cette vue, commencent à s’effrayer, cependant que ceux de l’ost s’écrient : « Allons tous nous équiper ! » Vous auriez vu alors une belle cohue pour entrer dans la ville !…
Les habitants voient que les croisés accourent, que le roi des ribauds va envahir la ville, que les truands sautent de toutes parts dans les fossés, mettent les murailles en pièces et ouvrent les portes, tandis que les Français de l’ost s’arment en toute hâte. Ils savent bien en leur cœur qu’ils ne pourront résister, et s’enfuient au plus vite au moutier principal. Les prêtres et les clerc revêtent leurs ornement [sacerdotaux] et font sonner les cloches comme pour une messe des morts.
Enfin on ne put plus s’opposer à l’entrée des truands ; ils s’emparent à leur gré des maisons, car chacun, s’il le veut, peut bien en choisir dix. Bouillants de colère, les ribauds n’ont point peur de tuer : ils égorgent tout ce qu’ils trouvent et se saisissent des grandes richesses. S’ils peuvent conserver ce qu’ils ont pris, ils seront riches à tout jamais ; mais bientôt il leur faudra rendre gorge, bien qu’ils aient conquis tout cela par eux-mêmes, car les barons de France veulent se l’approprier.
Les barons de France et ceux de Paris, les clercs et les laïques, les princes et les marquis, ont décidé entre eux que, pour tout château où viendrait l’ost et qui ne se rendrait point avant qu’on l’eût pris, on passerait les habitants au fil de l’épée : de cette manière, en ne trouverait plus par la suite personne que la peur n’empêchât de résister aux croisés, à cause des exemples qu’on aurait vus ! — Ainsi l’ost put s’emparer de Montréal, de Fanjaux et de la région, car, sans cela, je gage qu’ils ne les auraient pas encore pris par la force ! — C’est à cause de cette décision, que les habitants de Béziers furent mis à mort : les croisés les ont tous tués : ils ne pouvaient leur faire pis ! Ils ont tué tous ceux qui s’étaient réfugiés au moutier : rien ne put les protéger de la mort, ni croix, ni autel, ni crucifix ! Les misérables ribauds ont égorgé les clercs, les femmes, les enfants, si bien que nul, je crois, n’en échappa. Dieu reçoive, s’il lui plaît, leurs âmes en Paradis, car je pense que jamais, même au temps des Sarrasins, on ne fit ni ne toléra massacre aussi sauvage !
Les vauriens se sont alors installés dans les maisons qu’ils ont prises et qu’ils trouvent bourrées de richesses. Mais les Français, à cette vue, peu s’en faut qu’ils n’enragent : ils les jettent dehors à coups de triques, comme des chiens, et installent dans les demeures les chevaux et les roncins…
Le roi et ses ribauds pensaient jouir à tout jamais des richesses qu’ils avaient prises ; aussi, quand les croisés eurent tout enlevé, les misérables vauriens punais s’écrient d’une seule voix : « au feu ! » et apportent des torches aussi grandes qu’un bûcher. La cité s’enflamme et l’épouvante se répand. La ville brûle tout entière, en long et en travers. Ainsi Raoul de Cambrai détruisit et incendia une riche cité près de Douai[6], et, par la suite, sa mère Aalais l’en blâma fort, tellement que, pour cette raison, il pensa la frapper au visage.
[6] Cf. la chanson de Raoul de Cambrai (éd. P. Meyer et A. Longnon, 1882), p. 35-6. Il s’agit ici probablement de l’incendie de l’abbaye d’Origni ; mais dans le texte conservé c’est avant l’incendie que se place cette scène, et Raoul, s’il insulte sa mère, ne la frappe pas.
Quand les ribauds aperçoivent les flammes, chacun se retire. Alors brûlent les maisons et tous les palais, où l’incendie détruit maint heaume et mainte casaque qui furent faits à Chartres, à Blaye ou à Edesse, et mainte bonne robe qu’il fallut abandonner. Tout le moutier brûla, qu’avait fait maître Gervais : il se fendit par le milieu par l’effet de la chaleur, et deux pans de murs s’effondrèrent.
Seigneurs, il fut certes merveilleux et grand l’avoir que les Français et les Normands eurent de Béziers : pour tout le reste de leur vie ils auraient été riches désormais, sans le roi des ribauds et ses misérables truands qui brûlèrent la ville, les femmes, les enfants et les prêtres qui étaient revêtus de leurs ornements sacerdotaux, là-bas dans le moutier.
Trois jours, les croisés ont séjourné dans les prés verdoyants ; le quatrième, chevaliers et sergents se sont mis en route à travers le pays où rien n’arrête leur marche, les étendards flottant au vent.
Un mardi soir, à vêpres sonnantes, les croisés arrivèrent à Carcassonne, dont les habitants étaient dolents, à cause du massacre de Béziers, que je viens de vous conter. Le vicomte [de Béziers] se tenait sur les murs et sur les galeries, regardant l’ost avec stupeur. Il convoque au conseil ses chevaliers et ses sergents, ceux qui s’entendent à manier les armes et qui combattent le mieux : « Barons, leur dit-il, montez sur vos destriers, et sortons de la ville, moi et quatre cents d’entre vous, ceux dont les chevaux courent le mieux. Avant qu’il soit nuit noire, ou que le soleil se couche, nous pouvons déconfire ceux qui se trouvent sur ces pentes. Préparez-vous en hâte, mettez-vous en selle et frappez tous ensemble sur l’ost ! » — « Par ma foi, dit Peire Rogier de Cabaret, si vous m’en croyez, vous ne sortirez point. Je crois que vous ferez assez si vous gardez votre ville, car demain matin, après avoir déjeuné, les Français s’approcheront de vos fossés et chercheront à vous enlever l’eau dont vous vous abreuvez. C’est à ce moment là qu’il faudra frapper et donner force coups ! »
A ce conseil se rallient les plus sensés ; des chevaliers en armes font le guet autour de la ville, qui est très forte. L’empereur Charles, le puissant roi couronné, la tint assiégée, dit-on, pendant plus de sept ans, sans pouvoir la conquérir, ni hiver, ni été. Ses tours s’inclinèrent devant lui quand il partit, et c’est pourquoi il la prit quand il y revint[7]. La geste ne ment point : ce fut vérité, car autrement, il n’aurait pu prendre la ville !
[7] Sur cette légende, voyez Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 254 sq.
Le vicomte de Béziers, après s’être bien gardé pendant la nuit, s’est levé au point du jour ; et les barons de France, après avoir déjeuné, se sont armés par toute l’ost. De leur côté, ceux de Carcassonne se sont équipés. Ce jour-là, il y eut force coups frappés et donnés, et, de part et d’autre, nombre de morts et de blessés ; mais les barons de l’ost ont réussi à brûler tout le bourg jusqu’à la cité, et ils ont tellement entouré les assiégés qu’ils les ont privés de l’eau de l’Aude. Ils ont dressé contre le mur pierrières et calabres qui frappent nuit et jour, en long et en large.
Oyez maintenant quel miracle fit le Seigneur Dieu ! Les arbalétriers qui sont montés sur les tours, pensent atteindre l’ost, mais leurs flèches restent à mi-chemin et tombent dans les fossés. J’ai aussi entendu dire, et je sais que c’est vrai, que jamais corbeau, vautour, ni aucun autre oiseau [de mauvais augure] ne vola en l’ost, pendant tout cet été ; et il y eut telle abondance de vivres qu’on donnait trente pains pour un denier monnayé. Les croisés prennent le sel des salins, et réparent ainsi leurs pertes : s’ils ont déboursé pour le pain, de ce côté-là ils font des bénéfices. Cependant sachez que nul n’est rentré dans ses frais : je crois plutôt qu’ils sont en perte.
Le roi d’Aragon, qui a rejoint l’armée des croisés, tente de sauver les assiégés : mais les conditions de l’abbé de Cîteaux sont telles que le vicomte de Béziers décide de continuer la résistance ; quelques jours après il est fait prisonnier par ruse, et les Croisés entrent dans Carcassonne.
[Les habitants de la ville], les bourgeois et les chevaliers qui s’y trouvent, les dames et les damoiselles, tous, à l’envi, se hâtent de sortir, n’ayant pour tout vêtement que chainse[8] ou que braies, car on ne leur laissa de rien autre la valeur d’un bouton. Les uns s’en vont à Toulouse, d’autres en Aragon, d’autres en Espagne, ceux-ci en aval, ceux-là en amont. Les croisés entrent librement dans la ville, occupant la salle[9], les tours et les donjons ; ils font un tas de tout le butin précieux, et distribuent comme ils l’entendent les chevaux et les mulets, dont il y a grande abondance.
[8] Sous-vêtement de toile, sorte de chemise.
[9] La grande salle du château.
Le comte Raimon de Toulouse, ne pouvant obtenir de l’abbé de Cîteaux l’absolution qu’il lui demande, se rend auprès du Pape, et, dès son retour, livre à Simon de Montfort le Château Narbonnais.
A Toulouse entra l’abbé de Cîteaux : fort s’en étonnèrent vieux et jeunes, et même les petits enfants. En présence de tout le peuple, le comte leur livra le Château : personne n’en vit jamais en plaine de si beau ! Ils ont à ce sujet fait mainte charte, maint bref et mainte lettre scellée que l’abbé transmit par le monde, jusqu’au Mont Gibel[10]. Le roi d’Aragon vint le trouver du côté de Muret, et s’entretint avec les seigneurs abbés, dans une prairie, à Portet ; mais ils n’aboutirent à rien qui vaille l’anneau d’une méchante boucle.
[10] L’Etna.
L’évêque de Toulouse, Folquet de Marseille[11], — qui n’a son pareil en prix, — et l’abbé de Cîteaux tiennent conseil. Chaque jour, ils prêchent le peuple, lui reprochant de ne point se réveiller ; ils s’élèvent l’un et l’autre contre le prêt et l’usure. Par tout l’Agenais, les gens sont tellement entachés [d’hérésie] que l’abbé chevaucha jusqu’à Sainte-Bazeille ! Mais les habitants ne se mettent dans l’oreille rien de ce qu’on leur prêche ; ils disent, au contraire, en se moquant : « Tiens, l’abeille bourdonne autour de nous ! » Aussi ne serai-je point surpris, sur ma foi, si on les tue, les vole, les dépouille, si c’est par la force qu’on les rend sages.
[11] Folquet de Marseille, ayant renoncé à la poésie, s’était retiré à l’abbaye de Toronet, dont il devint abbé après 1201 ; il fut, en 1205, élu évêque de Toulouse.
Les bourgeois de Toulouse, ceux de la confrérie, et les bourgeois du Bourg discutaient chaque jour ; mais à la fin, ils n’arrivèrent à rien qui valût un gland ou une pomme pourrie. Les partisans des hérétiques, ceux qui sont liés avec eux, disent que l’évêque, l’abbé et les clercs les font se quereller entre eux, pour que, par cette folie, ils se détruisent les uns les autres ; car s’ils étaient unis, tous les croisés du monde ne leur sauraient nuire. Elle fait entendre ces paroles au comte [de Toulouse] et à ses compagnons, la gent folle et néfaste qui s’est ralliée à l’hérésie ! Ils verront bien un jour (Dieu me bénisse !) quel conseil leur ont donné ces gens que Dieu maudisse ! A cause de cela, tout sera mis à mort, le pays sera dévasté, ravagé et désolé par la gent étrangère, car les Français de France et les barons de Lombardie, tout le monde leur court sus, et leur porte haine plus grande qu’à la gent sarrasine.
A l’entrée du printemps, Simon s’empare de Minerve, où il brûle « maint hérétique et mainte folle hérétique qui braillent dans le feu » ; puis, ayant confié Carcassonne à Guillaume de Contre, les croisés viennent assiéger Termes.
Raimon de Termes ne les prise pas un bouton, car je crois qu’on ne vit jamais plus fort château. Là, les croisés passèrent les fêtes de la Pentecôte, de Pâques, de l’Ascension, et la moitié de l’hiver, à ce que dit la chanson. Jamais on ne vit garnison si puissante que celle qu’il y eut en ce château du Roussillon, du côté de l’Aragon et de la Catalogne. On fit là mainte joute, on y brisa maint arçon, et maint chevalier et maint Brabançon y moururent, mainte enseigne et maint riche gonfanons y furent perdus, que les assiégés plantèrent de force là-haut sur le donjon malgré ceux de l’ost, qu’ils le voulussent où non. Ni mangonneaux ni pierrières ne font à ceux de Termes la valeur d’un bouton de dommage : ils ont assez de vivres, viande fraîche et porc salé, vin et eau pour boire, et pain à foison. Si Dieu ne leur envoie quelque méchef, jamais on ne les vaincra !
Voulez-vous savoir, Seigneurs, comment Termes fut pris, et comment Jésus-Christ y fit grand miracle ? L’ost demeura à l’entour jusqu’à ce que, au bout de neuf mois, l’eau ayant tari, les assiégés en manquèrent. Ils avaient bien assez de vin pour deux ou trois mois ; mais je ne crois pas qu’on puisse vivre sans eau. A ce moment, tomba une grande pluie, un grand déluge (que Dieu et Foi me gardent !) dont mal leur advint : dans des tonnes et des bassins, ils recueillirent beaucoup de cette eau, dont ils se servirent pour pétrir et pour préparer leurs aliments. Ils furent pris alors d’une telle dyssenterie qu’ils en perdaient la tête et résolurent de s’enfuir plutôt que de mourir ainsi sans confession. Ils ont mis les dames de la ville dans le donjon, et, quand vint la nuit noire, sans que personne s’en aperçût, ils sortirent du château, n’emportant, je crois, d’autre bagage que des deniers.
Alors Raimon de Termes dit qu’on l’attendît, qu’il retournait là-bas. En chemin, les Français le rencontrèrent et le menèrent auprès du comte fort. Les autres, Catalans et Aragonais, s’enfuirent pour éviter d’être tués. Mais le comte de Montfort montra grande courtoisie, car il ne prit pas aux dames la valeur d’une pougeoise[12], ni d’un denier monnayé.
[12] Petite monnaie frappée au Puy.
Après la prise de Termes, les croisés tiennent d’abord deux parlements à Saint-Gilles et à Narbonne, puis un troisième à Arles.
Là, les croisés font écrire sur une charte le jugement qu’ils donneront au comte [de Toulouse], qui attend dehors avec le roi d’Aragon, par un froid vif, en plein vent. L’abbé [de Cîteaux] le lui remet, en présence de tout le monde, de maître Thézis qui est avec lui, le meilleur et le plus savant clerc qui soit au monde, en présence de l’évêque d’Uzès, et de cent autres clercs. Quand le comte a la charte en main, il appelle secrètement l’écrivain, et quand il l’entend, l’écrivain la lui ayant lue bien lentement, il mande, plein de tristesse et de ressentiment, le roi d’Aragon : « Venez çà, sire roi, lui dit-il en riant, écoutez cette charte, et l’étrange commandement auquel les légats me mandent d’obéir ! » Le roi la fait relire aussitôt, et quand il l’eut entendue, il dit simplement, avec calme : « Voilà qui a besoin d’être amélioré, par le Père tout puissant ! » Le comte, tout préoccupé, tellement qu’il en néglige de prendre congé, s’en va vers Toulouse aussi vite qu’il peut, la charte à la main… Il la fait lire partout, pour que la connaissent clairement chevaliers, bourgeois, et prêtres qui chantent messe. Elle dit que le comte devra observer la paix, renvoyer les routiers, rendre leurs droits aux clercs, qui seront maîtres souverains de tout ce qu’ils lui demanderont, mettre hors de sa protection les juifs, et livrer les hérétiques qu’on lui désignera à la discrétion des croisés. Le comte et les siens ne devront ni manger plus de deux viandes, ni vêtir désormais riches tissus, mais plutôt grosses capes brunes, qui leur dureront plus longtemps ; ils détruiront châteaux et forteresses, et jamais plus chevalier ne résidera en cité, mais à la campagne, comme font vilains. Ils ne percevront plus sur les chemins d’autres péages que ceux anciennement établis, et donneront chaque année quatre deniers toulousains aux « mainteneurs de la paix » établis par les croisés ; les usuriers renonceront au prêt à usure et s’ils ont fait quelque gain, ils le rendront tout d’abord ; si le comte de Montfort ou les croisés chevauchent sur les terres du comte de Toulouse, et prennent des biens lui appartenant, on ne devra point s’y opposer. Il faudra se conformer en toutes choses à la volonté du roi de France ; enfin le comte passera la mer jusque vers le Jourdain, restera là-bas tout le temps qu’exigeront les moines ou les cardinaux de Rome ou leurs commettants, puis il devra entrer dans l’ordre du Temple ou dans celui de Saint-Jean. Quand il aura fait cela, ses châteaux lui seront rendus, et s’il ne le fait pas, on le chassera de partout, si bien qu’il ne lui restera rien.
Les hommes de la terre, chevaliers et bourgeois, en entendant la charte qui leur est lue, disent qu’ils aimeraient mieux être tous tués ou faits prisonniers que de souffrir cela, et qu’ils ne le voudraient faire pour rien, car ils ne seraient plus alors que des serfs, des vilains ou des paysans. Les bourgeois de Moissac, et ceux d’Agenais disent qu’ils fuiraient par eau en Bordelais plutôt que d’avoir pour seigneur Barrois ni Français, ou bien qu’ils s’en iraient, si le comte le veut, se fixer avec lui où il lui plairait. Le comte les en a fort remerciés ; il a fait ses lettres scellées, et les a envoyées à tous ses amis.
Au printemps, les croisés, après avoir soumis de nombreux châteaux, passent l’Hers près de Montaudran et mettent le siège devant Toulouse ; mais les assiégés, malgré l’opposition du comte de Toulouse, tentent une sortie.
Il était près de tierce lorsqu’ils sortirent ; ceux de l’ost venaient de dîner quand les Toulousains les attaquèrent ; mais le comte de Montfort n’avait pas voulu se désarmer, et la plupart des barons de l’ost n’avaient point déposé le haubert ; aussi sautent-ils prestement sur leurs destriers. A cette rencontre, vous auriez vu frapper de part et d’autre tant de coups d’épieu sur les heaumes retentissants, mettre en pièces, fendre et rompre tant d’écus que vous auriez cru à la fin du monde. Sans mentir, les Toulousains tuèrent Eustache de Caux (dont on fit maint soupir) au moment où, quoiqu’il fût hardi, il allait s’en retourner auprès des siens.
Grand fut le combat (Jésus-Christ me garde !) lorsque les Toulousains et les Navarrais se jetèrent sur l’ost. Alors vous auriez entendu les Allemands pousser de grands cris : la plupart criaient : « Bar ! Bar ! Bar ! » Au passage d’un pont, les Toulousains portèrent à Eustache de Caux un tel coup d’une lance de frêne au gonfanon vair, que le prêtre ne put arriver à temps pour l’administrer, lui donner pénitence et le confesser. Mais il n’y avait pas deux jours qu’il avait reçu le sacrement de pénitence : je crois donc que Jésus-Christ lui voudra bien pardonner.
Quand les Français s’en aperçoivent, ils vont tous à son aide ; mais les félons soudoyers, lorsqu’ils voient ceux de l’ost accourir en masse, se mettent à fuir, car ils savent bien qu’ils ne pourraient tenir contre eux. Ils n’ont pas grande peine à emporter ce qu’ils ont conquis : ils n’ont fait que tuer un homme dont beaucoup pleurent la mort, car il était fort puissant, et de très haute condition. Ses hommes ont fait porter son corps en sa terre, où ils voudront l’enterrer avec les honneurs.
Le matin, à l’aube, quand parut le jour clair, ceux de l’ost, après avoir, quinze jours durant, fait couper les vignes, se mettent à plier tentes et pavillons, car, à ma connaissance, ils veulent changer d’endroit ; les vivres sont trop chers, et ne leur peuvent suffire : un pain, pour un petit déjeuner, vaut bien deux sols, et, sans les fèves et les fruits des arbres (quand ils en trouvent), ils n’auraient rien à manger.
Ils envahissent les terres du comte de Foix, y séjournent longuement, puis, au déclin de l’été, « ayant fait tout le mal qu’ils pouvaient », ils se séparent. Le comte de Toulouse convoque aussitôt ses sujets et ses fidèles ; mais Simon de Montfort les met en déroute à Castelnaudary.
Avant que la guerre soit terminée, maint coup sera donné, mainte lance brisée ; maint gonfanon neuf se dressera par les prés, mainte âme sera jetée hors du corps, et mainte dame veuve ruinée. Le roi Pierre d’Aragon se met en route avec toute sa mesnie ; il a mandé toute la gent de sa terre, si bien qu’il a rassemblé grande et belle compagnie. A tous il a dit et déclaré qu’il veut aller à Toulouse combattre la croisade qui dévaste et détruit tout le pays. Le comte de Toulouse a imploré sa merci pour que sa terre ne soit ni ravagée ni brûlée [par les croisés], car il n’a tort ni faute envers personne née. « Et, puisqu’il est mon beau-frère, car il a épousé ma sœur[13], et puisque j’ai marié mon autre sœur[14] à son fils, j’irai les aider contre cette gente maudite qui les veut déshériter ».
[13] Eléonore d’Aragon, en 1200.
[14] Sancie d’Aragon, en 1241.
« Les clercs et les Français veulent déshériter le comte, mon beau-frère et le chasser de sa terre, sans tort ni faute qu’on lui puisse reprocher, mais uniquement parce que cela leur plaît ainsi. Je prie donc mes amis, ceux qui me veulent honorer, de songer à s’apprêter, car d’ici un mois je passerai les ports avec tous les compagnons qui voudront me suivre ! » Tous répondirent : « Seigneur, il sied de faire ainsi ; nous ne voulons point vous faire opposition, quoi que vous veuillez ». Là-dessus ils se séparent, et vont faire leurs préparatifs.
Le comte Raimon pense, entre temps, à reconquérir Pujols[15]. Les capitouls adhèrent à son projet et convoquent les habitants de Toulouse dans les prés de Montaudran. La proposition du comte est accueillie avec enthousiasme.
[15] Petit château fort aux environs de Toulouse, dont on n’a pas exactement déterminé l’emplacement : il y a deux villages de ce nom près de Toulouse : l’un dépendant de la commune d’Escalquens, l’autre de la commune de Sainte-Foy d’Aigrefeuille. Aug. Molinier (Hist. gén. de Languedoc, VI, p. 420, n. 1) se prononce en faveur du dernier nommé.
Les soudoyers français sont entrés à Pujols, et le puissant comte de Toulouse a investi la place ; avec lui étaient le comte de Foix, le preux Rogier Bernart, le comte de Comminges, les Catalans que leur a laissés le roi [d’Aragon], et le peuple de Toulouse, chevaliers, bourgeois, et le commun, qui vint en hâte. Le premier qui parla fut un sage homme de loi, fort bien emparlé, qui faisait partie du conseil de la ville : « Sire, dit-il, puissant comte et marquis, s’il vous plaît, écoutez-moi, vous et tous ceux qui êtes assemblés ici. Nous avons chargé sur des chariots les pierrières et les engins, afin que vous combattiez énergiquement les ennemis et j’ai confiance que Dieu nous donnera la victoire, puisque le droit est pour nous, et le péché du côté de ces gens que nous voyons détruire nos terres. Sachez, seigneurs, que nous avons appris par des lettres scellées que nous ont envoyées nos chers amis que, si demain soir nous n’avons point forcé les assiégés, il leur viendra aide et grand secours, nombre de chevaliers équipés et de sergents en armes ; et ils nous feront grande honte et double dommage, si nous partons avant de les avoir mis en pièces. Nous avons quantité d’arbalètes et de flèches empennées ; allons ramasser des matériaux, et hâtons-nous, pour que les actes suivent de près les paroles : allons tous ensemble chercher des branchages et des gerbes et apportons-en suffisamment pour combler les fossés, car dans ce château se trouve la fleur de tous les croisés, et si nous réussissons à les faire prisonniers, l’orgueil de notre ennemi juré Simon de Montfort en sera abaissé. Et maintenant montrons pourquoi nous sommes réunis ! Allons aux matériaux ! »
L’ost, en toute hâte, court ramasser des matériaux ; il n’y a chevalier, bourgeois ni sergent qui n’apporte sans tarder un faix de branches ; ils jettent le tout dans les fossés et les emplissent si bien qu’ils atteignent le pied de la muraille qu’ils se mettent à creuser avec les grands ferrements. Les Français se défendent et jettent du feu ardent, de gros moellons, des pierres, puis de l’eau bouillante ; ceux de dessous, quand ils la sentent s’éloignent en se secouant, et se disent l’un à l’autre : « La gale est plus douce que cette eau bouillante ! » Les archers lancent sur eux tant de flèches que nul Français n’ose se montrer, de crainte d’être blessé par la joue ou par les dents, et les pierrières leur font tant de mal que nul ne peut se tenir sur les courtines sans être renversé ou obligé de s’en aller tout sanglant ou mortellement blessé, sans espoir de guérison. Galeries ni parapets ne leur servent de rien ! Les chevaliers de Toulouse crient à haute voix : « Jetons-nous sur eux, bourgeois, car voilà qu’ils en ont assez ! » Aussitôt ils s’emparent de la place et des maisons, où il ne reste aucun français, pauvre ou riche, qui ne soit pris. Les uns sont passés au fil de l’épée, les autres pendus, sans rémission.
Entre temps (septembre 1213) Pierre d’Aragon est arrivé à Muret[16], où le comte de Toulouse et ses gens vont le rejoindre. La ville est bientôt prise, et les Français qui l’occupent doivent se réfugier dans le donjon ; mais le roi persuade alors aux Toulousains d’évacuer la ville, et d’y laisser entrer les troupes de Simon : de cette façon, on pourra s’emparer de tous les croisés. Le lendemain le roi réunit ses compagnons :
[16] Sur la bataille de Muret, cf. la savante étude de M. Dieulafoy, La bataille de Muret, in Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, tome XXXVI, 2e partie, p. 95-135, et l’importante introduction de M. Anglade, en tête de son édition de La bataille de Muret, Toulouse 1913. On y trouvera un plan de la bataille (p. 38) et un résumé de l’étude de M. Dieulafoy (p. 42-83).
— « Seigneurs, leur dit-il, écoutez ce que je veux vous dire : Simon est ici, et ne peut nous échapper. Je vous annonce donc que la bataille aura lieu avant la tombée de la nuit. Préparez-vous à conduire vos gens et à frapper de grands coups, car, seraient-ils dix fois plus nombreux, nous leur ferons tourner bride ! »
Le comte de Toulouse se mit alors à parler : « Sire roi d’Aragon, si vous me voulez écouter, je vous dirai mon sentiment. Faisons dresser les barrières autour de notre camp, afin que nul cavalier n’y puisse entrer ; et, si les Français viennent nous attaquer, avec les arbalètes nous les blesserons tous ; puis, quand ils auront tourné le dos, nous pourrons leur donner la chasse et les mettre en déroute. »
— « Il ne me semble pas bon, dit Miquel de Luzia, que le roi d’Aragon commette cet acte indigne, et ce sera grand péché si, ayant la place [pour combattre], vous vous laissez dépouiller par couardise ! » — « Seigneurs, dit le comte, je n’en puis mais. Qu’il en soit à votre volonté ! Avant la nuit, on verra bien qui sera le dernier à lever le camp. »
Les Toulousains essayent vainement d’entrer dans Muret et regagnent leur camp, où ils se mettent à dîner ; mais Simon donne à ses troupes l’ordre de sortir en armes et il les harangue ainsi :
— « Seigneurs barons de France, je ne sais que vous dire, si ce n’est que nous sommes tous venus ici pour risquer notre vie. De toute cette nuit, je n’ai fait que penser et mes yeux n’ont pu trouver le repos. Or j’ai découvert, à bien réfléchir, que c’est par ce sentier qu’il nous faudra passer pour aller droit aux tentes, comme si nous voulions livrer bataille. Si nos ennemis sortent, nous les attaquerons ; mais si nous ne pouvons les amener à quitter leurs tentes, il ne nous restera plus qu’à fuir vers Auvillar. » — « Allons essayer, dit le comte Baudouin, et sachons bien frapper, car mieux vaut mourir honorablement que vivre comme un mendiant ! » Alors l’évêque Folquet les bénit, et Guillaume de la Barre les disposa en trois corps, toutes les enseignes en tête.
Tous vont droit vers les tentes, à travers les marais, enseignes déployées et pennons au vent. Des écus, des heaumes dorés, des hauberts et des épées reluit toute la place. Le bon roi d’Aragon, quand il les aperçut, se dirigea vers eux avec quelques compagnons ; et ceux de Toulouse y sont tous accourus, car ils ne crurent ni roi ni comte. Tout à coup, sans qu’ils se soient doutés de rien, les Français arrivent et se dirigent tous vers l’endroit où le roi avait été reconnu. Il s’écrie : « Je suis le roi ! » Mais on n’y prit pas garde, et il fut si malement frappé et blessé que le sang se répandit sur le sol, et qu’il tomba raide mort.
Les autres, à cette vue, se croient trahis ; ils fuient de çà, de là : nul ne se défend. Les Français les poursuivent, les taillent en pièces et les combattent avec tant d’acharnement que celui qui en réchappe vivant peut s’estimer heureux ; le carnage se prolongea jusqu’au ruisseau[17]. Les hommes de Toulouse, qui étaient demeurés au camp, se tenaient tous ensemble en grande angoisse. Dalmatz de Creixell s’est jeté à l’eau en criant : « Dieu nous aide ! Grand malheur nous est advenu, car le bon roi d’Aragon est mort, et beaucoup d’autres barons sont morts et vaincus. Jamais plus on n’éprouvera si grand dommage ! » A ces mots, il est sorti de la Garonne, et les gens de Toulouse, grands et petits, ont couru vers l’eau tous ensemble ; les uns passent, mais beaucoup y restent, car le courant, rapide en cet endroit, en a noyé bon nombre. Dans le camp est demeuré tout leur bagage…
[17] La Louge, qui baigne Muret.
Grands furent le dommage, le deuil et la perte, quand le roi d’Aragon resta sur le champ de bataille, mort et sanglant, ainsi que bien d’autres barons. Ce fut grande honte pour toute la chrétienté et pour le monde entier.
Le comte de Toulouse, conseille secrètement aux capitouls de traiter avec Simon, cependant que lui même ira se plaindre au pape des violences dont il est victime.
Devant le concile, le comte de Foix plaide sa cause et celle de son seigneur, le comte de Toulouse.
Toute la cour l’écoute, le regarde et l’entend : il a le teint frais et sa personne est agréable. Il s’avance vers le pape et lui dit avec calme : « Sire pape droiturier, de qui relève le monde entier, qui occupes le siège de saint Pierre et gouvernes à sa place, toi en qui tous les pécheurs doivent trouver un protecteur, et qui dois maintenir droiture, paix et justice, car tu es ici pour assurer notre salut, seigneur, écoute mes paroles et rends-moi ce qui m’est dû. Je puis jurer avec sincérité que je n’aimai jamais les hérétiques, que je repousse leur société, et que mon cœur ne s’accorde point au leur. Puisque la sainte Eglise trouve en moi un fils obéissant, je suis venu en ta cour pour être loyalement jugé, moi et le puissant comte mon seigneur, et son fils également qui est beau, bon, tout jeune, et n’a fait tort à âme qui vive. Je me demande alors pourquoi et comment aucun prud’homme peut souffrir qu’on le déshérite. Le comte mon seigneur, de qui relèvent grandes terres, s’est mis à ta discrétion, te livrant la Provence, Toulouse et Montauban, dont les habitants furent ensuite soumis au pire ennemi, au plus cruel, à Simon de Montfort, qui les enchaîne, les pend, les extermine sans merci. Et moi-même, seigneur, j’ai rendu par ton ordre le château de Foix et ses puissants remparts ; le château est si fort qu’il se défend de lui-même ; il y avait là pain et vin, viande et blé en suffisance, eau claire et douce sous la roche qui surplombe, et mes braves compagnons, et mainte luisante armure. Aussi ne craignais-je point de le perdre, quelque effort que l’on fît : le cardinal le sait, et peut, s’il le veut, en témoigner. Si tel que j’ai livré mon château on ne me le rend, nul ne doit plus avoir foi en aucun traité ! »
Le cardinal[18] se lève, vient vers le pape, et lui dit doucement : « Sire, ce que dit le comte est vrai en tout point. J’ai reçu le château et je l’ai livré, en vérité : en ma présence l’abbé de Saint-Thibéry s’y est établi. Le château est très fort et bien pourvu, et le comte a loyalement fait tes volontés et celles de Dieu ».
[18] Probablement le cardinal Pierre de Bénévont qui exerçait les fonctions de légat en France depuis l’année précédente.
Alors, l’évêque de Toulouse se lève, habile à la réponse : « Seigneurs, dit-il, vous entendez tous le comte [de Foix] prétendre qu’il s’est délivré et séparé de l’hérésie ; moi, je dis que de sa terre en est sortie la plus forte racine. Il a aimé, honoré et soutenu les hérétiques : tout son comté en était plein et farci ! Le château de Montségur fut bâti pour qu’il pût les défendre, et il les y a recueillis. Sa sœur[19] devint hérétique après la mort de son mari, et, par la suite, demeura plus de trois ans à Pamiers, où elle a converti bien des gens à sa mauvaise doctrine. Et quant à tes pèlerins, serviteurs de Dieu, qui chassaient les hérétiques, les routiers et les proscrits, le comte en a tué et mis en pièces un si grand nombre que le champ de Montgey en est encore couvert, que la France les pleure encore, et que tu en restes déshonoré ! Là dehors, devant la porte, tels sont les plaintes et les cris des aveugles, des proscrits, et des mutilés, qui ne peuvent plus marcher sans qu’on les guide, que celui qui les a tués, estropiés, mutilés, ne mérite plus de tenir terre ! »
[19] Probablement Esclarmonde, veuve de Jourdain de Lisle.
Arnaut de Villemur[20] s’est dressé ; on l’entend bien, on le regarde et on l’écoute ; il parle bien en effet et n’est point intimidé : « Seigneurs, si j’avais pu savoir que cette accusation serait mise en avant et qu’on dût en faire tant de bruit en cour de Rome, il y aurait en vérité, davantage d’hommes sans yeux et sans narines ! » — « Par Dieu ! se dit-on l’un à l’autre, celui-là est fol et hardi ! »
[20] Il était co-seigneur de Saverdun et hérétique notoire.
— « Sire [pape], dit le comte de Foix, mon bon droit, ma sincérité, et ma droiture me justifient ; et, si l’on me juge selon justice, je suis sauf, car je n’aimai jamais les hérétiques, ni leurs adeptes, ni les « vêtus »[21] ; au contraire, je me suis rendu, donné et offert à l’abbaye de Boulbonne, où tout mon lignage s’est donné et fait ensevelir. Quant au château de Montségur, la chose est claire : jamais, même un jour, je n’en fus possesseur. Et si ma sœur fut méchante femme et pécheresse, je ne dois point être condamné pour ses péchés à elle. Si elle demeura en ma terre, c’est en vertu d’un droit, et parce que mon père, avant de mourir, a dit que si l’un de ses enfants était en peine en quelque lieu, il n’avait qu’à revenir en la terre où il avait été élevé, et qu’il devrait y avoir le nécessaire et y être bien accueilli. Je vous jure aussi par le Seigneur qui fut cloué en croix, que jamais bon pélerin faisant bons pélerinages établis par Dieu ne fut exterminé par moi, ni volé, ni mis à mort, et que jamais sa voie n’a été entravée par mes compagnons. Mais de ces voleurs, traîtres félons, menteurs à leur foi, qui portaient la croix pour ma perte, par moi et par les miens nul ne fut atteint, qu’il ne perdît les yeux, les pieds, les poings, les doigts ! Et je me réjouis au sujet de ceux que j’ai tués et mis à mort, et je regrette ceux qui m’ont échappé. Quant à l’évêque, qui montre tant de violence, je vous dis qu’en sa personne Dieu et nous sommes trahis, car avec ses chansons mensongères, aux couplets mielleux, qui sont la perte de qui les chante, avec ses satires affilées et tranchantes, avec nos présents, grâce auxquels il devint jongleur, avec sa mauvaise doctrine, il est devenu si puissant que nul n’ose le contredire. Quand il fut devenu moine et abbé, il n’y eut, tant la lumière s’y obscurcit, calme ni repos en son abbaye jusqu’à ce qu’il en fût sorti. Et quand il fut élu évêque de Toulouse, un tel feu se répandit par toute la terre que jamais aucune eau ne pourra l’éteindre, car à plus de cinq cent mille, grands et petits, il a fait perdre la vie, le corps et l’âme. Par la foi que je vous dois, à ses actes, à ses paroles, à son attitude, il semble qu’il soit plutôt l’Antéchrist que le messager de Rome ! Le légat de Rome m’a dit et promis que le seigneur pape me rendrait mon héritage ; et que nul ne me tienne pour niais ni pour fou si je désire recouvrer le château de Foix ! Le cardinal mon seigneur connaît la vérité : il sait que je l’ai rendu loyalement et de plein gré. Or, celui qui retient ce qui a été confié à sa garde doit être blâmé, selon le droit et la raison. »
[21] C.-à-d. les hérétiques qui ont reçu le consolamentum et qui portent les vêtements noirs.
— « Comte, dit le pape, tu as bien défendu ton droit, mais tu as un peu diminué le nôtre ; je saurai ton droit et la valeur de tes sentiments. Si ta cause est juste, quand j’en aurai les preuves, tu recouvreras ton château tel que tu l’as livré ; et même si la Sainte Eglise te condamne, tu dois trouver merci, pourvu que Dieu t’ait inspiré [le repentir]. L’Eglise doit recevoir tout pécheur mauvais, enchaîné [par les péchés], quand elle le voit en danger, s’il se repent de bon cœur et fait ce qu’elle lui ordonne. » Puis il a dit aux autres : « Entendez cette parole, car je veux vous rappeler à tous ce que j’ai ordonné : que tous mes disciples marchent illuminés, portant le feu, l’eau, le pardon et la lumière, et douce pénitence, et franche humilité ; qu’ils portent la croix et le glaive, qu’ils jugent avec sagesse et fassent régner paix sur terre ; qu’ils observent chasteté, portent avec eux droiture et vraie charité, et ne fassent rien que Dieu ait défendu ! Et quiconque fait ou prêche autre chose n’agit ni selon mes paroles ni selon ma volonté. »
Raimon de Roquefeuil alors s’est écrié : « Sire pape droiturier, aie pitié d’un enfant orphelin, exilé tout jeune, le fils de l’honoré vicomte [de Béziers] que les croisés et Simon de Montfort ont tué quand on le leur eut livré. Parage a baissé d’un tiers ou de moitié, quand il reçut le martyre à tort et à péché ; tu n’as en ta cour ni cardinal ni abbé qui soit chrétien plus fidèle qu’il ne l’était ! Et, puisque le père est mort, seigneur, rends au fils déshérité sa terre, au nom de ton honneur ! Et si tu ne veux pas la lui rendre, que Dieu mette cette iniquité au compte de ton âme ! Si tu ne lui livres point sa terre à bref terme assigné, je te la réclamerai, selon le droit, au jour du jugement où nous serons tous jugés ! »
— « Barons, se disent-ils les uns aux autres, il l’a bien accusé. » — « Ami, dit le pape, cela sera bien amendé ! »
Les ennemis du comte de Toulouse obtiennent, malgré l’intervention de l’archidiacre de Lyon, de l’archevêque de Narbonne[22] et de l’abbé de Beaulieu[23], que la garde des terres soit confirmée à Simon de Montfort. Le comte Raimon et le comte de Foix viennent alors protester contre la sentence et prendre congé du Pape. Celui-ci fait rendre son château au comte de Foix et retient auprès de lui le jeune comte de Toulouse, auquel il assigne le Venaissin et le pays d’Argence : il promet de lui faire restituer plus tard, s’il le mérite, tout l’héritage de son père.
[22] Arnaut Amatric, élu archevêque de Narbonne le 12 mars 1212, autrefois abbé de Cîteaux et chef de la Croisade, était devenu par jalousie l’ennemi de Simon de Montfort.
[23] Abbaye du Hampshire (Angleterre), aujourd’hui Bewley.
Quelques jours après, le jeune comte rejoint son père à Gênes et rentre avec lui dans ses domaines de Provence. Les habitants de Marseille font aux deux comtes une réception enthousiaste.
Le quatrième jour, voici venir un messager, qui salue le comte et lui dit en son langage : « Seigneur comte, ne vous attardez pas demain matin, car les meilleurs d’Avignon vous attendent sur la rive [du Rhône] : ils sont plus de trois cents qui vous feront hommage. » Le comte, lorsqu’il entend ces paroles, en ressent une grande joie. Le matin, son fils et lui se mettent en route, et quand ils sont parvenus sur la rive, le comte descend de son bon mulet arabe, et trouve ceux d’Avignon à genoux sur le gazon. Il les salue, et eux l’accueillent avec joie. Alors Arnaut Audigier, homme preux et sage, né à Avignon d’une noble parenté, parle le premier : « Sire comte de Saint-Gilles, vous et votre bien-aimé fils, de noble lignée, acceptez cet honorable gage : tout Avignon se met en votre seigneurie ; chacun vous livre sa personne et ses biens, les clefs de la ville, les jardins et les portes. Et ce que nous vous disons, ne le tenez point pour chose vaine, car ce n’est de notre part ni égarement ni présomption. Mille vaillants chevaliers d’une bravoure accomplie et cent mille hommes courageux ont engagé leur serment garanti par des otages que désormais ils poursuivront les auteurs de votre dommage. Vous jouirez en Provence de tous vos droits, rentes, cens, tribut, péage, et nul ne voyagera sans payer le droit de sauf-conduit. Nous occuperons tous les passages du Rhône, et nous répandrons par le pays la mort et le carnage, jusqu’à ce que vous ayez recouvré Toulouse et votre légitime héritage ; les chevaliers bannis sortiront des bois, n’ayant plus à craindre désormais ni tempête ni orage, et vous n’avez au monde ennemi si féroce que, s’il vous fait tort ni dommage, ce ne soit pour lui une source de honte ! » — « Seigneurs, dit le comte, vous faites montre de sens et de noblesse en m’offrant votre appui, et vous y gagnerez l’estime de toute la chrétienté et de votre pays, car vous restaurez les preux et Joie et Parage. »
Le lendemain, le comte et son fils se mettent en route ; Ils passent la nuit à Salon, d’où ils repartent à l’aube.
Ils devisent d’armes, d’amour, et de présents, jusqu’à ce que le soir tombe et qu’Avignon les reçoive. Quand le bruit de leur arrivée s’est répandu par la ville, il n’y a vieillard ni jouvenceau qui n’accoure tout joyeux, à travers les rues. Il se tient pour fortuné, celui qui peut courir le mieux ! Les uns crient : « Toulouse ! » en l’honneur du père et du fils, et les autres : « Joie ! Désormais Dieu sera avec nous ! » D’un cœur résolu et les yeux mouillés de larmes, tous viennent s’agenouiller devant le comte, et tous ensemble disent : « Christ, Seigneur glorieux, donnez-nous le pouvoir et la force de leur rendre à tous deux leur héritage ! » Si grande est la presse et la procession qu’il faut recourir aux menaces, aux verges, aux bâtons !
Le comte et son fils entrent au moutier pour faire leurs prières. Puis vient un repas abondant et savoureux, où l’on sert mainte sorte de ragoûts et de poissons, vins blancs, roux et rouges, parfumés de girofle : et c’est alors le tour des jongleurs, des vielles, des danses et des chansons.
Le dimanche matin, on célèbre la cérémonie du serment et tous disent : « Seigneur légitime et bien aimé, ne craignez ni de donner ni de dépenser : nous vous fournirons l’argent et les hommes nécessaires, jusqu’à ce que vous recouvriez votre terre ou que nous mourions avec vous. » — « Seigneurs, dit le comte, belle en sera la récompense, car grâce à Dieu et à moi, vous serez plus puissants. »
Quelques jours plus tard, le comte de Toulouse ayant conclu un accord avec le prince d’Orange[24], part pour l’Espagne afin d’y lever une armée. Cependant le jeune comte met le siège devant Beaucaire.
[24] Guillaume de Baus, prince d’Orange de 1182 à 1218.
Au siège de Beaucaire vient le comte légitime, à travers la Condamine, droit vers les portes. Avec le consentement de la ville, les habitants les plus loyaux lui livrent les portes, et lui remettent les clefs. Le comte mène grande joie avec ses amis fidèles. Ceux d’Avignon viennent en bateau par le Rhône et ceux de Tarascon sortent de leur ville ; tous passent l’eau et entrent dans Beaucaire, criant : « Notre seigneur bien aimé entre dans la ville apportant avec lui joie parfaite, car désormais il n’y restera plus ni Français ni Barrois ! » Là-dessus ils se logent et occupent les maisons.
Mais avant peu, va reprendre la guerre meurtrière, car Lambert de Limoux, un habile sénéchal, Guillaume de La Motte et le déloyal Bernart Adalbert font armer leurs compagnies, hommes et chevaux, et sortent par la porte du château. Ils entrent au galop dans les rues aux cris de : « Montfort ! Montfort ! »
Nous aurons désormais de nouvelles choses à dire, car voici que recommencent la destruction et le carnage.
A travers la ville s’élèvent les cris et le bruit des combats. Le menu peuple court aux armes et grande est la presse des barons provençaux : les trompes sonnent, on déploie les enseignes, en criant : « Toulouse ! » La poursuite va commencer !
Le combat se termine à l’avantage du jeune comte ; mais celui-ci, avant de poursuivre l’attaque contre la garnison du château, fait entourer son camp d’un solide retranchement. De son côté, Simon de Montfort vient au secours des siens ; il livre sans résultat une première bataille et décide de continuer la lutte. Cependant de nouveaux renforts arrivent à ses ennemis.
Ceux de Marseille viennent avec grande allégresse. Au milieu du Rhône chantent les rameurs ; à l’avant sont les pilotes qui règlent les voiles, les archers et les bateliers. Les cors, les trompes, les cymbales et les tambours font retentir le rivage dès l’aurore ; les écus et les lances, l’azur, le vermeil, le vert et le blanc, l’or fin et l’argent se mêlent à l’éclat du soleil et de l’eau, dès que la brume s’est dissipée. Sur la rive, Ancelmet et ses cavaliers chevauchent pleins de joie, à la lueur du jour, leurs chevaux garnis de housses, oriflamme en tête. De toutes parts les meilleurs crient : « Toulouse ! » en l’honneur du noble fils du comte qui recouvre sa terre, et ils entrent dans Beaucaire.
Cependant, les Français enfermés dans le château font à Simon de Montfort des signes désespérés. Les croisés, résolus à tout pour les sauver, livrent un nouveau combat.
Les cris, le tumulte de la bataille, le frémissement des enseignes, agitent l’air et font trembler les rameaux ; des cors et des trompes si grand est le bruit que la terre en retentit et que tout le ciel en frémit. Foucaut [de Berzi], Alain [de Rouci], Gautier de Préaux, Gui, Pierre Mir et Aimon de Corneil franchirent les premiers les barrières avec le comte de Montfort, emporté tout droit par son cheval sombre ; il s’écrie à haute voix : « Saint Pierre et Saint Michel, rendez-moi la ville avant que soit perdu le château, et donnez-moi vengeance de ces nouveaux ennemis ! » Il entre dans la mêlée, et le carnage commence…
Pierres, dards et lances, flèches et carreaux, guisarmes et piques, haches, brisant boucles, cristaux des heaumes, hauberts et chapeaux, écus et bandes des boucliers, mors et grelots, pleuvent de toutes parts comme flocons de neige. Le craquement des lances et le froissement des clavains[25] font un bruit de tempête ou de marteaux. Si farouche est le combat, si périlleux et si dur, que les croisés ont fait tourner bride à leurs chevaux arabes : ceux de la ville les poursuivent de leurs coups et de leurs cris. Alors vous auriez vu rester sur le terrain ou voler en morceaux jambes, pieds, bras, entrailles et poumons, têtes, mâchoires, cheveux et cervelles. Si cruelle est la guerre, si grands sont les dangers et le carnage, qu’ils les mènent battant et qu’ils leur barrent les chemins, les collines, les places, les prés et les marais même. Quand le combat cessa, il y eut pour les chiens et les oiseaux de proie abondante pâture.
[25] Sortes de pèlerines de mailles ou de lames de fer, qui couvraient le cou et les épaules, et qu’on fixait au haubert.
Simon, ayant échoué dans cette nouvelle entreprise, consulte ses barons, et, sur le conseil de Foucaut de Berzi, tente vainement une surprise ; puis de nouveau, il réunit ses compagnons.
Dans la tente de soie, où l’aigle resplendit, ils parlent et délibèrent en secret : — « Seigneurs, dit le comte, Dieu me prouve par signes évidents que j’ai perdu le sens. J’étais autrefois puissant, preux et vaillant ; aujourd’hui ni ruse, ni force, ni hardiesse ne me suffisent pour secourir mes barons et les tirer de là ! Et si j’abandonne le siège de si honteuse manière, on dira par tout le monde que je m’avoue vaincu. » — « Beau frère, dit Gui, je vous dis en vérité que Dieu ne veut point souffrir que vous teniez le château de Beaucaire ni le reste, car il regarde et juge votre conduite : pourvu que tout l’or et tout l’argent vous appartiennent, vous n’avez nul souci de la mort des gens. »
Là-dessus, arrive un messager qui vient droit, en toute hâte, à la tente du comte : — « Sire comte de Montfort, dit-il tristement, votre énergie, votre ardeur, votre audace sont vaines. Vous perdez vos hommes et les condamnez ainsi à la mort, si bien qu’ils ont l’âme et l’esprit sur les dents ! Je suis sorti du château, et telle y est la détresse que, me donnât-on l’Allemagne avec tout l’or du monde, je n’y resterais point, si grand tourment on y endure ! Il y a bien trois semaines passées que l’eau, le vin et le froment leur manquent, et j’ai connu là-bas frayeur telle que, — Dieu et les Saints me protègent ! — mon corps tremble et mes dents claquent. »
Quand le comte entend cela, triste et noir de colère, sur le conseil de ses hommes et suivant leur volonté, il envoie en secret ses lettres en la ville, à Dragonet, homme sage, prudent et avisé, pour qu’il entre en pourparlers avec le comte [de Toulouse] : il promet de lever le siège immédiatement si on lui rend tous ses hommes, sans qu’il en manque un seul.
Cette proposition est acceptée : la garnison française est rendue à Simon sans armes ni chevaux. Le lendemain dès l’aube les croisés se mettent en marche, et, quelques jours après, ils arrivent devant Toulouse.
Par deux et par trois, quelques-uns des meilleurs chevaliers et des plus riches bourgeois sortent de la ville. Dès qu’ils aperçoivent le comte, ils s’adressent à lui et lui disent avec douceur : « Seigneur comte, avec votre permission, nous nous demandons comment il peut se faire que vous veniez ici avec glaive et fer mortel, car il ne peut être profitable de causer du dommage à son propre bien. Si par vous il nous arrivait malheur, nous n’aurions guère de chance, car entre vous et nous il ne devrait rien arriver qui pût causer mal, dommage ou violence. Vous aviez bien voulu nous octroyer et nous promettre que jamais, de votre part, mal ne nous adviendrait ; mais il ne nous semble pas aujourd’hui, et cela ne peut être, que vous ayez, pour notre bien, pris les armes contre la ville. Vous devriez y entrer, avec vos palefrois, sans armes, avec des jupes d’orfroi, chantant et couronné de guirlandes, comme il convient à celui qui en est le seigneur. Et, quoi que vous puissiez demander, nul n’eût dit non ! Mais voici que vous nous apportez l’effroi et un cœur farouche de lion ! » — « Barons, dit le comte, qu’il vous plaise ou non, en armes ou désarmé, en long ou en large, j’entrerai dans la ville, et je verrai bien ce qui en est cette fois ! Vous m’avez provoqué à tort, car vous m’avez enlevé Beaucaire, — puisque [par votre faute] je n’ai pu le prendre, — le Venaissin, la Provence et le Valentinois : en un mois j’ai su, par plus de vingt messages, que vous êtes conjurés contre moi et que vous avez fait dire au comte Raimon de venir recouvrer Toulouse afin que je la perde. Par la croix où fut mis Jésus-Christ, je ne déposerai ni mon haubert ni mon heaume de Pavie que je n’aie pris des otages parmi les meilleurs de la ville ; et je serais curieux de voir si quelqu’un m’en empêchera ! » — « Seigneur, lui répondirent-ils, ayez pitié de nous, de la ville, et de ceux qui s’y trouvent. Nous n’avons envers vous ni tort ni faute qui vaille un denier de Melgueil, et jamais personne n’a fait de serment contre vous. Quiconque vous fait entendre cela veut vous enlever le pays. Le vrai Dieu Jésus-Christ sait bien ce qui en est : puisse-t-il nous sauver, lui et notre bonne foi ! » — « Barons, dit le comte, vous m’êtes fort hostiles et me cherchez querelle : jamais, depuis que je vous ai conquis, ni auparavant, vous n’avez eu à cœur mon honneur et mon bien. » Puis il appelle Gui son frère, Hugue de Laci, Alain, Foucaut et Audri le Flamand. « Seigneur comte, dit Alain [de Rouci], il vous faudra mettre un frein à votre colère et à votre ressentiment, car si vous abaissez Toulouse, vous tomberez si bas que jamais plus vous ne reprendrez votre place. » — « Seigneurs, dit le comte, je suis ruiné au point d’avoir engagé toutes mes rentes et tous mes revenus, et mes hommes m’ont remontré que la disette et le besoin les accablent, au point que, si j’échouais ici, je ne saurais plus que faire. Je veux donc qu’on s’empare sur le champ de ceux qui viennent ici, et qu’on les mette aussitôt au Château Narbonnais. Leurs richesses et leur argent seront destinés aux nôtres, jusqu’au jour où nous serons assez forts et assez riches pour retourner en Provence.
Nous irons en Provence quand nous aurons assez d’argent ; mais auparavant nous détruirons Toulouse de telle manière que nous n’y laissions rien qui ait quelque valeur : puisque c’est elle qui m’enlève la Provence, je la reprendrai à ses dépens. » — « Sire frère, dit Gui, je vais vous donner un bon conseil : si vous prenez seulement le cinquième ou le quart des biens, vous pourrez attendre des jeunes pousses une récolte plus belle, tandis que si, cédant à la colère, vous détruisez la ville, vous aurez une fâcheuse renommée à travers toute la chrétienté, et vous attirerez sur vous la vengeance de Jésus-Christ et les reproches de l’Eglise. » — « Frère, dit le comte, mes compagnons veulent me quitter parce que je n’ai plus rien à leur donner. Si je détruis Toulouse, je n’agirai pas sans motif, puisque ses habitants me sont hostiles, et puisque j’espère, avec l’avoir que j’en tirerai, reprendre Beaucaire et conquérir Avignon. » — « Sire comte, dit maître Robert je vais vous faire un discours bon à entendre. Depuis que le pape vous a élu, vous auriez dû observer droiture et raison pour ne pas mettre l’Eglise dans l’embarras ; puisque ceux de Toulouse ne vous ont point trahi, vous ne devriez point les détruire, sinon par jugement ; et si vous observez droiture en votre accusation, ils ne doivent ni perdre leurs biens, ni endurer de souffrances. » En devisant ainsi, ils arrivent près de la ville.
A ce moment voici l’évêque, piquant des deux. Il parcourt les rues, donnant sa bénédiction, puis il mande les habitants, les prêche et les sermonne : « Barons, dit-il, sortez à la rencontre de notre bon et aimé comte : puisque Dieu, l’Eglise et moi vous l’avons donné pour seigneur, vous devriez le recevoir en grande procession. Si vous l’aimez bien, vous en serez récompensés dans ce monde et vous aurez, dans l’autre, la gloire promise aux saintes personnes. Il ne veut rien du vôtre ; au contraire, il vous donnera du sien, et, en sa garde, vous connaîtrez de meilleurs jours. » — « Seigneurs, dit l’abbé [Jordan] de Saint-Sernin, monseigneur l’évêque dit vrai, et vous perdez l’indulgence. Allez donc vers le comte, et que sa mesnie se loge à son gré dans vos maisons ; ne dites point non, et vendez-leur en faisant la juste mesure : ils ne vous feront pas tort de la valeur d’un bouton. » Là-dessus ils sortirent dans les champs : celui qui n’avait point de cheval y allait à pied. Mais voici que par toute la ville court une rumeur : « Barons, retournez sur vos pas sans bruit, à la dérobée, car le comte demande des otages et veut qu’on les lui livre : et, si vous vous laissez prendre ici dehors, vous agirez en sots. »
Tous aussitôt rentrent en hâte ; mais, pendant que les barons [de Toulouse] se consultent dans la ville, la mesnie du comte, sergents et damoiseaux, brise les coffres des habitants, prend l’argent, et les écuyers et les soudoyers disent à leurs hôtes : « Aujourd’hui vous serez mis à mort, ou vous donnerez rançon, car vous avez excité la colère de messire Simon. » Ils répondent secrètement, entre les dents : « Dieu ! comme vous nous avez livrés à Pharaon[26] ! »
[26] Cf. le Livre des Rois, livre I, ch. 8.
Par les rues pleurent dames et petits enfants ; mais, d’une seule voix on crie par la ville : « Barons, prenons les armes ! Voici l’heure où nous aurons à nous défendre contre ce farouche lion, car mieux vaut mort honorable que passer sa vie en prison ! »
De toutes parts, en courant et à force d’éperons, arrivent chevaliers, bourgeois, soudoyers et sergents, apportant chacun tout un équipement : écu ou chapeau de fer, pourpoint ou gambeson, hache émoulue, fauchard ou pilon, arc à main ou arbalète, bonne lame de lance, petite côte ou gorgerin, camail ou hoqueton. Quand ils furent ensemble, pères et fils, dames et damoiselles, chacun à l’envi commence à dresser les barrières devant sa maison : huches, coffres, tonneaux qui roulent, poutres et chevrons reposent à terre ou sur des tables.
Par toute la ville, la défense se prépare si bien que les cris, le tumulte et le son des trompes font retentir les rues et le ciel. « Montfort ! » crient Français et Bourguignons, et ceux de dedans : « Toulouse ! Beaucaire ! Avignon ! » Partout où ils se rencontrent, se précipitant à l’envi, ils s’entrefrappent avec fureur : lances, épées, et tronçons de piques, flèches, masses et tisons, guisarmes, lames, pennons, piques, pierres, planches et moellons, volent de tous côtés, de face et de flanc, brisant les heaumes, les écus, les arçons, défonçant têtes, cervelles, poitrines, mentons, bras et jambes, poings et fesses. Si farouche est la lutte, si grand l’acharnement, si nombreux les dangers, que ceux de Toulouse les mènent battant, eux et le comte Gui. Et quand les croisés ne virent plus d’autre moyen de salut, le comte de Montfort s’écria : « Mettez le feu partout ! »
Alors s’allumèrent les torches et les brandons. A Saint-Remezi, à Jousaigues, et sur la place de Saint-Etienne, on frappe de grands coups. Les Français sont barricadés dans l’église, dans la tour Mascaron et dans le palais de l’évêque. Les nôtres combattent le feu, et font des abattis de tous côtés pour arrêter les flammes. D’autres vont s’emparer en hâte des Français qui, dès leur arrivée, se sont installés dans la ville. Ceux-ci eurent grande peur et frayeur de mourir : dans l’hôtel du comte de Comminges, les Toulousains vont les cerner de telle façon qu’ils ne peuvent en sortir.
Le comte de Montfort crie de manière qu’on l’entende : « Barons, allons les éprouver d’un autre côté, tout droit à Saint-Etienne, et voir si nous pourrons leur nuire ! » Et le comte, suivi des siens, s’élance avec tant d’impétuosité qu’à l’orme de Saintes-Carbes ils font trembler la terre. Ils débouchent par la place de l’église, mais ils ne peuvent atteindre personne de la ville. Les hauberts, les heaumes, les enseignes qu’on agite, le son éclatant des cors et des trompes font retentir le ciel, la terre et l’air. Par la rue droite, se dirigeant vers la Croix-Baragnon ils attaquent si violemment qu’ils brisent et rompent les barrières. De toutes parts accourent, pour soutenir la lutte, chevaliers, bourgeois, sergents, pleins d’ardeur, qui, à coups d’épée et de masse, les serrent de près, si bien que des deux côtés on en vient aux coups. On reçoit dards, lances, flèches, couteaux ; on se lance des épieux, des fléchettes, des fauchards, qui tombent si dru qu’on ne sait où se tourner. Alors vous auriez vu faire grand carnage, rompre maint camail, fausser nombre de hauberts, fendre quantité de poitrines, briser force heaumes, abattre maint baron, tuer de nombreux chevaux, et le sang se répandre avec les cervelles sur le terrain ! Ceux de la ville résistent si bien aux croisés qu’ils leur ont fait abandonner le combat.
— « Seigneurs, dit le comte, je peux bien vous dire que, de ce côté-ci, nous ne réussirons pas à leur faire du mal ; mais j’irai les surprendre [ailleurs], si vous voulez me suivre. » Tous, car nul ne s’y voulut soustraire, éperonnent ensemble. Ils pensent aller dans le Bourg par la porte Cerdane, mais ceux qui s’y trouvent les reçoivent de telle manière que la bataille s’engage dans les rues. A grand renfort de massues, de pierres, d’épées, avec les guisarmes et les haches qui augmentent le massacre, les Toulousains leur firent vider la rue et la place.
La bataille dura jusqu’au soir, et le comte se retira, triste et pensif, au Château Narbonnais, où l’on fit maint soupir. Plein de colère il envoya chercher les barons de la ville qu’il avait gardés en prison : « Barons, leur dit-il, vous ne pouvez fuir et par la très sainte mort que Jésus a voulu souffrir, nulle richesse au monde ne pourra m’empêcher de vous faire couper la tête ou de vous faire sauter du haut en bas du château ! »
Cependant, l’abbé de Saint-Sernin et l’évêque Folquet décident par de fausses promesses un certain nombre de bourgeois à se livrer comme otages. Le comte de Montfort recouvre alors ceux de ses hommes qui sont demeurés prisonniers dans Toulouse, puis il prend un plus grand nombre d’otages. Suivant l’avis de l’évêque, et malgré les conseils de modération que lui donnent son frère et quelques autres croisés, Simon fait raser les défenses de la ville, saisir les armes et exiler les otages après les avoir mis à contribution.
De la ville sortent les bannis, la fleur des habitants, chevaliers, bourgeois et changeurs ; ils sont escortés par une troupe furieuse et armée qui les frappe et les menace, les injurie, les insulte et les fait aller au pas de course. L’affliction, la tristesse, la poussière et la chaleur, la fatigue, le danger mêlent sur leur visage les larmes et la sueur. La douleur leur déchire le cœur et les entrailles, et leur ressentiment s’accroît tandis que diminuent leurs forces. Dans la ville s’élèvent les cris de deuil et les sanglots des barons et des dames, des grands enfants, des fils, des pères, des mères, des sœurs, des oncles, des frères : « Dieu, se disent-ils les uns aux autres, quels maîtres cruels ! Seigneur Dieu, vous nous avez livrés à des brigands ; faites-nous mourir, ou rendez-nous à nos seigneurs légitimes ! »
Le comte de Montfort fait ordonner par tout le pays qu’il n’y demeure personne sachant manier la pelle, le pic ou le coin à fendre, que tous viennent l’aider à détruire Toulouse restée sans défenseurs. Il fait donner l’ordre à tous ses lieutenants d’envoyer les démolisseurs dans la ville, et de la raser si bien qu’on y puisse entrer en courant. Alors vous auriez vu abattre maisons et tours, murs, salles et créneaux ! On démolit les demeures et les ouvroirs, les galeries, les chambres ornées de peintures, les portails, les voûtes, les hauts piliers. Partout tels sont la rumeur, la poussière et le fracas que le soleil en est obscurci, et que l’on dirait un tremblement de terre, un grondement de tonnerre ou un roulement de tambour. Dans toutes les rues, nombre de gens se lamentent, car le bruit de la démolition réveille l’angoisse et les soupirs : Toulouse et Parage sont vraiment aux mains de traîtres, on le voit bien à l’œuvre !
Cependant on emmène, avec des menaces, des injures et des insultes, les otages qu’on va disperser en terres étrangères, chargés de fers et de lourdes chaînes, maltraités, endurant toutes sortes de maux, d’angoisses et de dangers, morts et vivants attachés ensemble !
Pourtant, Simon de Montfort n’est pas entièrement rassuré. Pour prévenir un nouveau soulèvement, et pour se procurer l’argent dont il a grand besoin, il voudrait encore faire des exemples et mettre la ville au pillage. Il confie ses desseins à ses compagnons :
— « Seigneurs, dit le comte, mon cœur et ma pensée me disent de répandre à travers la ville le pillage, puis le massacre et l’incendie, car on ne peut voir si orgueilleuses gens. Sans l’évêque qui est subtil et sage, et qui les a trompés par ses paroles et ses promesses, toute ma mesnie était tuée et perdue, ma personne honnie, ma valeur détruite. Si je n’en prends pas vengeance, mon cœur en sera triste et dolent. » — « Seigneur comte, dit Tibaut, c’est chose jugée que quiconque oppose résistance à son seigneur, doit périr par le glaive. » — « Tibaut, dit Alain [de Rouci], ce conseil causera grand mal au comte, si Dieu ne l’en défend. Le comte mon seigneur n’a-t-il donc pas juré sur les reliques d’être envers ceux de Toulouse bon et loyal, et de les traiter avec bonté ? Eux, de leur côté, lui ont prêté serment en vérité. Et puisque des deux côtés ils se sont donné les assurances, il faudrait bien voir d’où vient la faute. Si je suis votre homme et me comporte loyalement, si je vous aime d’un cœur loyal et vous obéis ; si je n’ai envers vous ni tort ni faute, et si vous êtes pour moi un seigneur cruel ; si vous violez vos serments, si vous venez me détruire avec vos glaives tranchants, ne dois-je donc pas me défendre de la mort ? Mais si, bien sûr, je le dois ! Le seul privilège du seigneur est que son homme ne doit jamais le provoquer le premier. » — « Frère, dit le comte Gui, vous êtes si vaillant et si preux que votre sagesse doit vaincre votre ressentiment. Qu’il vous prenne merci de ces gens, que ni eux ni leur ville ne souffrent dommage. Prenez-leur seulement de l’argent qu’ils verseront en commun. » — « Seigneur comte, dit l’évêque, qu’il leur en cuise, au point qu’ils ne gardent que leurs corps. Que toute la richesse, les deniers et l’argent soient vôtres. Je veux qu’ils vous versent trente mille marcs, pas un de moins, d’une Toussaint à l’autre ; ce sera un début : il ne leur restera pas grand’chose ! Et tenez-les toujours comme de lâches serfs, de sorte qu’ils ne puissent jamais vous montrer les dents de colère ! » — « Seigneur, dit Tibaut, écoutez-moi un instant. Si forts sont leur orgueil, leur entêtement, leur malignité, que vous et nous, nous devons les craindre ; car, si vous ne les tenez humiliés et faibles, nous, vous et l’Eglise, nous aurons encore sujet de combattre. »
L’accord se fait sur ces paroles, et le comte de Montfort donne l’ordre à ses cruels sergents de commencer à imposer aux habitants les vexations, les insultes, les dommages, les affronts. Ils vont par la ville, menaçant et frappant, demandant et prenant de tous côtés. Alors vous auriez vu par toutes les rues les dames et les barons dolents, marris, affligés et tristes, pleurant et souffrant, les yeux pleins de larmes brûlantes, le cœur débordant de soupirs et de plaintes, car on ne leur laisse ni farine, ni froment, ni ciclaton, ni pourpre, ni aucun bon vêtement. Hélas ! noble Toulouse, comme Dieu vous a livrée, pour vous rompre les os, aux mains de méchantes gens !
Simon de Montfort se rend quelque temps après en Bigorre, où il marie son fils Gui à la comtesse Pétronille ; puis il revient à Toulouse, où il impose des taxes sur les absents. Il part ensuite pour Montgranier, qu’il assiège et fait capituler, s’empare de Posquières, de Bernis et de La Bastide.
Il entreprend alors de reconquérir la Provence, ordonne à l’évêque de Viviers de lui fournir des bateaux, traverse le Rhône et s’empare d’une partie du Valentinois. Ces nouvelles inquiètent sérieusement les partisans du jeune comte ; mais bientôt ils apprennent que Raimon, le père, est revenu d’Espagne et s’est réfugié auprès de Rogier de Comminges.
Le comte de Toulouse tient conseil avec ses privés : « Seigneurs, dit-il, conseillez-moi, car vous savez bien, vous autres, que si je reste si longtemps dépossédé, c’est par violence et par injustice. Mais parce que les orgueilleux sont abaissés et les humbles élevés, sainte Marie et la vraie Trinité ne veulent pas que je reste plus longtemps honni et abaissé. Aussi ai-je envoyé des messagers à Toulouse, aux barons de la ville les plus puissants et les plus honorés, qui m’aiment de cœur et que j’ai toujours aimés, pour savoir s’ils voudront m’accueillir, ou quelle sera leur pensée. Ils m’ont fait savoir par lettres scellées que le comte de Montfort a emmené des otages ; mais, entre eux et moi, si grands sont l’amour, la droiture et la loyauté, qu’ils aiment mieux perdre les otages que me voir exilé. Ils me livreront la ville, si je peux m’y rendre en cachette, et, puisqu’ils sont tout dévoués à mon service, je veux savoir ce que vous me conseillez. » — « Seigneur, dit le comte de Comminges, si vous recouvrez Toulouse, Parage est restauré et reprend son éclat. Et, vous nous aurez remis en splendeur, vous et nous, car nous aurons tous assez de terre si vous rentrez en possession de votre héritage. »
Après le comte honoré, parla Rogier Bernart : « Seigneur comte, je peux bien dire que si vous reprenez Toulouse, vous aurez en main les clés et les dés de tout votre lignage, et Prix et Parage peuvent être restaurés, qui défendront bien la ville, si seulement vous y allez. Mieux vaut pour vous en être le seigneur et y mourir qu’aller par le monde dans la honte et la détresse. » — « Seigneur, dit Bernart de Comminges, mon cœur me dit, et je suis tout disposé à l’écouter, de conformer toujours à votre volonté mes paroles et mes actes. Je ne voudrais avoir ni richesses ni terre, si vous aussi vous n’aviez votre part. Si vous recouvrez Toulouse, si vous avez cette chance, il vous faut en hâte en assurer la défense, de façon que qui que ce soit ne puisse désormais vous la faire perdre. » — « Beau neveu, dit le comte, ainsi ferons-nous s’il plaît à Dieu. »
Rogier de Comminges prit ensuite la parole : « Seigneur comte, allez de l’avant, je serai là-bas aussitôt que vous. Je mettrai d’abord ma terre en état, pour rendre impossibles toute surprise et toute invasion, car j’ai beaucoup d’ennemis. »
Rogier de Montaut, son frère Isart, dit l’Abbé, Guillem Guiraut, Guillem Unaut et Aimeric encouragent également Raimon de Toulouse, et lui promettent leur concours.
— « Barons, leur dit le comte, Dieu soit loué de ce que je trouve vos cœurs fidèles et appliqués à me servir. Je vous vois impatients d’entrer dans Toulouse : allons-y donc, puisque vous le voulez tous ! »
Ils partout aussitôt. Sur les bords de la Garonne, Rogier Bernart, qui ouvre la marche avec ses hommes, met en déroute une troupe de croisés commandée par Joris. Raimon et ses comparions apprennent cette nouvelle avec joie.
Ils chevauchèrent tout le jour par les chemins unis jusqu’à ce que vînt la nuit obscure. Alors le comte [de Toulouse] a choisi ses fidèles messagers et leur a ordonné en quelques mots d’aller dire en la ville, à ses amis jurés, qu’il est arrivé là dehors avec les autres bannis, et qu’on vienne sans faute le recevoir.
A l’aube, quand le jour brilla, et quand ils en virent la clarté, le comte prit peur, car il craignit qu’on ne le vît et que par toute la terre ne s’élevassent le tumulte et les cris. Mais Dieu fit pour lui un miracle : le temps s’obscurcit et un brouillard épais assombrit l’air, si bien que le comte entre dans le bocage où il est bientôt caché.
Le premier de tous Uc Joan est sorti de Toulouse, avec Raimon Bernier qui était un homme fort avisé. Ils trouvèrent le comte à l’écart, et, quand ils se montrèrent, la joie fut complète : « Seigneur, dit Uc Joan, rendons grâces à Dieu ! Venez recouvrer Toulouse, puisque vous en avez si belle occasion : tout votre lignage y sera bien obéi, tellement que si vous y mettez seulement ces quelques barons en armes, vos ennemis sont morts et perdus, et vous et nous nous sommes à tout jamais maîtres de la ville. N’entrons pas par les ponts car si nous étions aperçus, les autres seraient bientôt fortifiés. » — « Seigneur, dit Raimon Bernier, il vous dit la vérité : on vous attend là-bas comme le Saint-Esprit, et vous nous trouverez si vaillants et si hardis que jamais plus vous ne serez dépossédé. »
Là-dessus, tous chevauchent vers Toulouse, interrogeant les Toulousains, et, quand ils voient la ville, nul n’est si insensible qu’il n’ait les yeux mouillés de l’eau du cœur, et chacun dit en lui-même : « Vierge Impératrice, rendez-moi le lieu où je fus élevé ! Il me vaut mieux y vivre et y être enseveli qu’aller plus longtemps par le monde dans la détresse et la honte. » Ils sont sortis de l’eau et marchent dans les près, bannières déployées et gonfanons flottants.
Quand ceux de la ville ont reconnu les enseignes, ils viennent vers le comte, comme s’il était ressuscité. Et, quand il entre dans Toulouse par les poternes, tous les habitants accourent, petits et grands, dames et barons, hommes et femmes, s’agenouillant devant lui et lui baisant les vêtements, les pieds, les jambes, les bras, les doigts. Il est accueilli avec des larmes de joie, car c’est le bonheur qui revient, riche de fleurs et de fruits !
Le retour du comte de Toulouse ranime la colère contre les croisés : la garnison de la ville est massacrée, et celle du Château Narbonnais n’ose s’y aventurer. La comtesse de Montfort, enfermée dans le château, envoie prévenir son mari, tandis que les Toulousains organisent fiévreusement la défense.
Onques en aucune ville on ne vit si nobles ouvriers : les comtes et tous les chevaliers y travaillent, les bourgeois et les bourgeoises, les riches marchands, les hommes et les femmes, les courtois monnayeurs, les garçons et les filles, les sergents et les trotteurs[27] : chacun apporte un pic, une pelle ou un pellegril léger, et tous ont le cœur prompt à la tâche. La nuit, ils font le guet en commun. Les lumières et les flambeaux brûlent par les rues, les tambours, les timbales et les clairons retentissent. Les jeunes filles et les femmes, pleines d’une sincère allégresse, chantent danses et ballades sur des airs joyeux… Que Dieu songe à les protéger !
[27] Gens de basse condition qui accompagnaient les cavaliers pour tenir leur monture, le cas échéant.
Que Dieu songe à les protéger ! car voici venu le temps où Toulouse reçoit le comte avec amour, si bien que Prix et Parage sont à jamais restaurés. Mais Gui et Guiot[28] arrivent furieux, avec leurs belles compagnies et leur convoi. Avec Alain [de Pauci] et Foucaut [de Berzi], montés sur leurs chevaux aux longues crinières, enseignes déployées et gonfanons dressés, ils chevauchent vers Toulouse par les chemins connus. Des écus et des heaumes, où brille l’or battu, si grand est le nombre qu’on dirait qu’il en pleut. D’oriflammes et d’enseignes toute la place reluit.
[28] Le frère et le fils de Simon de Montfort.
Au val de Montoulieu, où était le mur en ruines, Gui de Montfort crie à ses gens, et on l’entend bien : « Francs chevaliers, à terre ! » Il fut si bien obéi qu’au son des trompes chacun est descendu. Rangés en bataille, l’épée nue, ils se sont jetés vigoureusement à travers les rues, brisant et détruisant les passages. Les barons de la ville, jeunes et chenus, chevaliers et bourgeois, ont soutenu le choc ; les braves habitants ont vaillamment résisté en combattant ; les sergents, tendant leurs arcs, ont donné et reçu maints coups. Cependant l’ardeur des assaillants devient si grande que tout d’abord ils ont enlevé les barrières et les palissades, et sont venus combattre dans les rues, si bien qu’en peu de temps l’incendie est allumé. Mais ceux de la ville l’éteignirent avant qu’il eût pu s’étendre, et Rogier Bernart est venu dans la mêlée, à la tête de ses compagnons qu’il guide et conduit.
Quand on l’eut reconnu là, sa présence raffermit les cœurs. Peire de Durban, à qui appartient Montégut, portait son enseigne. Il met pied à terre et marche en tête. On crie : « Foix ! Toulouse ». Le carnage commence de tous côtés.
Dards, masses, lames émoulues, pierres, flèches et carreaux tombent de partout, comme s’il en pleuvait. Du haut des maisons, avec les pierres aiguës, les habitants brisent aux ennemis heaumes, cristaux[29], écus, poings et jambes, bras et troncs ; ils les ont bien combattus de mainte façon. A force de coups, de gourmades, de cris perçants et de tumulte, ils ont mis la crainte et le désarroi au cœur des Français, enfoncé et enlevé les débouchés et les passages et chassé les croisés qui, en se défendant, cèdent et fuient, vaincus, effrayés et nus. Ensuite leur force et leur courage devinrent si grands qu’ils les chassèrent hors de la ville. Alors les Français se sont remis en selle et ont couru tous ensemble vers le jardin de Saint-Jacques, où ils sont venus par derrière ; mais il en est resté beaucoup de morts et d’étendus : des chevaux et des cadavres qu’ils ont laissés dans Toulouse la terre et le marais sont rouges !
[29] C.-à-d. les pierreries dont les heaumes sont incrustés.
Gui de Montfort et ses compagnons se lamentent sur leur échec.
Le premier, Foucaut prend la parole : « Seigneurs, dit-il, je ne suis ni Breton, ni Anglais ni Allemand ; je vous prie donc d’écouter ce que je vais vous dire en mon “roman”. Chacun de nous doit gémir et soupirer, car c’en est fait de notre honneur et de notre gloire : la France tout entière, nos parents et nos enfants sont honnis, car jamais, depuis la mort de Roland, la France n’éprouva plus grande honte ! Nous avons assez d’armes, de bons couteaux, d’épées, de hauberts, d’armures, de heaumes flamboyants, de bons écus, de masses, de destriers rapides, et c’est une gent vaincue, à demi morte, sans armes, qui, en se défendant et en criant, à coups de bâtons, de masses et de pierres, est parvenue à nous jeter dehors de telle sorte que Jean y mourut, le meilleur homme d’armes de ma compagnie ! Aussi mon cœur sera-t-il toujours en souci, tant que mon épieu tranchant et moi nous n’en aurons pas tiré vengeance… » — « Alain, dit le comte Gui, vous vous souvenez bien que les hommes de Toulouse sont venus nous implorer. Il semble que Dieu entende leurs réclamations et leurs plaintes, car jamais le comte mon frère, tant il est méchant et cruel, n’a voulu leur rendre son amour ; clair est donc leur droit ! S’il avait modifié ses mauvaises dispositions, nous ne perdrions pas Toulouse, et nous ne tomberions pas dans le mépris, car celui qui fait tort à ce qui lui appartient doit, en toute justice, se repentir de sa sottise. Et je ne croirai jamais, me le jurât-on sur les reliques, que ce n’est point à cause de notre fourberie que Dieu s’est détourné de nous. Il semble bien, d’ailleurs que le mal doive s’aggraver, car la condition des Toulousains s’améliore, et la nôtre se gâte, tellement que, si Dieu ne nous aide point, tout ce que nous avons gagné en dix ans peut être perdu d’un seul coup. » — Il appelle ensuite ses messagers : « Vous irez, leur dit-il, en Gascogne, à Auch, ordonner de ma part au seigneur archevêque qu’il se mette en route et vienne nous secourir avec tant de gens, des siens et des étrangers, que nous puissions combattre la ville de tous les côtés. S’ils n’y viennent pas, qu’ils soient assurés que jamais plus ils ne tiendront de terre pour la valeur d’un gant ! »
Le messager envoyé par la comtesse de Montfort à son mari s’acquitte de sa mission :
En donnant à Simon la lettre scellée, il se met à soupirer, et le comte le regarde et lui demande : « Ami, donne-moi des nouvelles. Comment vont mes affaires ? » — « Seigneur, répond le messager, les nouvelles sont pénibles à dire. » — « J’ai perdu la ville ? » — « Oui, seigneur, sans aucun doute, mais, avant de leur laisser le temps de se fortifier, si vous allez tout de suite à Toulouse, vous pourrez la reconquérir. » — « Ami, qui me l’a prise ? » — « Il me semble que, pour moi comme pour les autres, il est facile de s’en faire une idée : j’ai vu l’autre comte y revenir avec grande joie, et les barons de la ville l’y faire rentrer. » — « Ami, a-t-il nombreuse compagnie ? » — « Seigneur, je ne sais en estimer le nombre, mais ceux qui vinrent avec lui n’ont point l’air de vous aimer, car ils se sont aussitôt mis à tuer les Français qu’ils ont trouvés, et à poursuivre ceux qui purent s’enfuir. » — « Que font ceux de la ville ? » — « Seigneur, bon travail : ils font des fossés, des abattis, et dressent des échafauds ; à mon sens, ils veulent assiéger le Château Narbonnais. » — « Les comtesses sont-elles dedans ? » — « Oui certes, seigneur, tristes, marries, et toujours à pleurer car elles redoutent la mort et la ruine. » — « Où était donc mon frère Gui ? » — « Seigneur, j’ai entendu conter qu’il voulait se rendre directement à Toulouse avec la bonne compagnie que vous conduisez d’ordinaire, pour combattre la ville et la prendre ; mais il ne me paraît pas qu’il y puisse réussir. » — « Ami, dit le comte, veille à bien garder le secret ; car si quelqu’un te voit faire autre chose que rire et plaisanter, je te ferai brûler, pendre ou tailler en pièces. Et sache bien répondre, si l’on te demande des nouvelles : dis que sur ma terre nul n’ose pénétrer ! » — « Seigneur, point n’est besoin de me faire la leçon ! »
Simon de Montfort dissimule à tous ses barons ce qu’il vient d’apprendre, et leur présente la situation sous l’aspect le plus brillant : son frère, dit-il, lui promet de nouvelles terres, pourvu qu’il arrive sans trop tarder, et le roi d’Angleterre lui propose un accord très avantageux. Ayant ainsi préparé tous les siens à un départ, Simon traite avec Adémar de Poitiers, à la file duquel il engage son fils Amauri ; puis il se dirige précipitamment vers Toulouse.
Son frère vint à sa rencontre, avec maint capitaine, et quand ils se présentèrent, s’affirma un amour cordial : — « Frère Gui, dit le comte, et vous autres, comment n’avez-vous pas fait pendre les parjures déloyaux, détruit la ville, allumé l’incendie ? » — « Frère, répondit le comte Gui, nous n’avons pu faire mieux. Nous avons attaqué la ville et nous sommes entrés dans les fossés, si bien que nous nous mesurâmes à eux dans les rues ; mais nous avons trouvé là chevaliers, bourgeois et artisans qui, armés de masses, de pics, de cognées tranchantes, criant, hurlant, et nous frappant à mort, vous ont transmis par notre intermédiaire les rentes qu’ils vous doivent. Gui, votre maréchal, peut bien vous dire quels marcs d’argent ils nous donnaient du haut des toits ! Par la foi que je vous dois, il n’y a si vaillant qui, lorsqu’ils nous jetèrent dehors par les portes de la ville, n’eût préféré la fièvre ou bataille en plein champ ! » — « Frère, dit le comte, c’est une honte que des hommes sans armes vous aient tenu tête. Et que Dieu ni saint Martial ne me viennent en aide, si l’on décharge bête de somme, harnais ni tonneau, avant que nous soyons dans la ville, sur la place du marché ! » — « Seigneur comte, dit Alain [de Rouci], ne soyez pas ainsi ! Je crains bien que votre serment ne tienne guère plus que rosée, car, par la foi que je vous dois, nous aurons le temps de parler d’autre chose ! Et si vous comptez entrer dans les fossés de la ville, les sommiers ne seront pas déchargés avant Noël, car, par le corps de saint Pierre, s’ils ne nous étaient point déloyaux, je n’ai jamais vu nul homme en chair et en os qui fût, pour combattre, plus brave que ces gens-là ! »
Puis vint la foule des puissants barons, par dessus tous le seigneur cardinal, l’archevêque [d’Auch] et l’évêque [de Toulouse], mitre en tête, l’anneau au doigt, avec la crosse, la croix et les missels. Le cardinal parle, et proclame avec assurance : « Seigneurs, le Roi Spirituel vous fait savoir à tous que dans cette ville est le feu d’enfer et qu’elle regorge de péchés criminels, car là-dedans habite leur seigneur. Quiconque la combattra sera sauvé devant Dieu. Vous reprendrez la ville et vous vous emparerez des maisons : que nul, homme ni femme, ne soit épargné ; que ni église, ni reliques, ni hôpital ne les protègent ! Il en est ainsi jugé, et c’est la volonté de Rome qu’ils soient passés au fil de l’épée… »
Tous aussitôt se rangent en bataille, et viennent menacer Toulouse.
Les cris, le son mêlé des trompes et des cors font retentir la Garonne, le Château et la prairie ; on entend crier : « Montfort ! » et « Narbonne ! » Les Français et les Bourguignons se sont tellement approchés qu’il ne reste plus, pour se défendre, que les lices et les fossés, d’où on leur lance aussitôt des pierres. Imbert de la Volp s’est avancé jusqu’au milieu du fossé, où il a jeté des matériaux pour le combler ; mais quand il s’en retourne vers le gonfanon brodé, Arman de Montlanart lui porte un tel coup qu’il lui laissa un demi-pied d’acier dans le flanc.
Au milieu de la ville on a dressé une pierrière qui taille, tranche et brise de toutes parts. De son côté, le puissant comte de Comminges a fait tendre une arbalète qu’on lui apporta volontiers, y place une pointe d’acier fin, vise sagement, et frappe Gui de Montfort qu’il voit au premier rang, lui donnant un tel coup sur son haubert, que, parmi les côtes et à travers son vêtement de soie, le fer l’a traversé de part en part. Gui trébuche et tombe ; on le relève et le comte lui dit alors ces paroles cuisantes : « Je crois vous avoir bien piqué, mais cependant, puisque vous êtes mon gendre[30], je vous donnerai mon comté… »
[30] Gui de Montfort, fils de Simon, avait en effet épousé en 1216, Pétronille, veuve du comte Gaston de Béarn, et fille de Bernart IV de Comminges.
Les dards et les lances, les carreaux empennés, les pierres, les épieux niellés, les flèches, les traits, les bâtons équarris, les tronçons de lances, et les moellons qu’on précipite viennent des deux côtés, drus comme une pluie fine, tellement mêlés que l’on peut à peine apercevoir la clarté du ciel. Là, vous auriez pu voir tomber maint chevalier armé, fendre maint bon écu, défoncer des côtes, briser des jambes, trancher des bras, ouvrir des poitrines, briser des heaumes, déchirer les chairs, faire voler des têtes, répandre du sang en abondance et trancher des membres.
La bataille fut grande et rudes les dangers, jusqu’à ce que les assaillants, les meilleurs d’entre eux ayant été mis à mal, ont fait demi-tour avec leurs enseignes. Ceux de la ville crient alors : « Toulouse a maté les insensés ! La croix[31] à elle seule vient d’abreuver le lion de sang et de cervelle, et le rayon de l’étoile vient d’illuminer l’obscurité ! Prix et Parage recouvrent leur splendeur ! »
[31] Les armes du comte de Toulouse portaient une croix et une étoile ; celles de Simon de Montfort un lion.
Le comte de Montfort, auquel ses barons reprochent d’avoir mérité par sa cruauté les revers que Dieu lui inflige, fait appeler les médecins les plus habiles pour soigner ses blessés, et, dès le lendemain matin, réunit son conseil :
« Seigneurs, dit-il, j’ai bien raison d’être dolent, puisque, en si peu de temps, je vois blessés mes parents, mes compagnons et mon fils même. Si je perds mon frère et demeure seul, pour le reste de ma vie j’aurai double tourment ; j’ai défendu la sainte Eglise et ses volontés ; la Provence m’appartenait ainsi que ses dépendances, et je me demande comment Dieu, puisque je le sers et lui obéis, consent à me voir honni, et comment il m’a laissé détruire par ses adversaires. » — « Comte, dit le cardinal, ne craignez rien ! Puisque votre esprit est saint et patient, vous reprendrez bientôt la ville ; et que rien, ni église, ni hôpital, ni saints, ne protège les habitants et ne les empêche de recevoir la mort ! Et si quelqu’un des nôtres y mourait en frappant, moi et le saint pape nous lui garantissons qu’il portera couronne à l’égal des Innocents. » — « Seigneur comte, dit Alain, vous m’avez l’air bien conquérant ; mais cette fois vous êtes responsable de votre sort, car Dieu regarde les cœurs et la conduite : c’est l’orgueil, la colère et l’outrecuidance qui ont changé les anges en serpents, et c’est parce qu’orgueil et dureté vous dominent, parce que la modération ne vous est point chère, parce que la clémence vous est odieuse, que vous êtes dans un embarras qui causera votre perte et la nôtre. Le Seigneur, qui gouverne et juge selon droiture, ne consent pas à ce que les habitants de Toulouse soient tués et ruinés. Monseigneur le cardinal s’ingénie à nous rendre durs et cruels. Sans doute, puisqu’il nous assure qu’il sera notre garant, nous pouvons combattre désormais en toute sécurité, et nous devons le remercier de nous appeler des saints. Mais, du moment que notre salut lui est chose si agréable, il est aisé de voir où lui branle la dent[32] : il lui restera l’argent de ceux qui mourront ! Aussi que Dieu ni saint Vincent ne me secourent point, si cette fois je suis le premier à combattre ! » — « Seigneur comte, dit Gervais, je vous dirai mon sentiment : attaquer la ville est inutile, car de leur côté se sont accrues la vaillance et la hardiesse, et du nôtre les fatigues et les pertes. Nous n’avons plus affaire désormais à des novices : si nous les attaquons, ils se défendent énergiquement et leur défense est farouche et sauvage. Parce que nous leur avons fait saigner le cœur, ils aiment mieux une mort honorable qu’une vie d’opprobre. Par la foi que je vous dois, ils nous ont bien montré l’affection qu’ils nous portent et leurs intentions ; et nous les avons trouvés tellement acharnés à combattre que notre mesnie est affaiblie de cent soixante hommes qui ne porteront plus les armes de cette quarantaine ! »
[32] C’est-à-dire, de découvrir son jeu.
Sur le conseil de Foucaut, les croisés décident de bloquer Toulouse, mais le comte de Foix et Dalmatz de Creixell réussissent à entrer dans la ville, où leur arrivée soulève l’enthousiasme. Simon, ne pouvant décider ses barons à attaquer, lève immédiatement le siège.
Tandis que le comte de Montfort est du côté de Muret, Raimon de Toulouse réunit son conseil pour organiser la défense de la ville, en prévision d’une nouvelle attaque des croisés.
C’est au Petit Saint-Sernin que se tient le conseil. Le comte fait taire le bruit, réfléchit, puis prend ainsi la parole : « Seigneurs, je me prosterne devant Jésus-Christ, et nous devons lui rendre grâces, car il nous a tirés de peine et de langueur en nous envoyant une grande splendeur qui nous a tous ranimés. Puisqu’il est saint, digne, et plein de bonté, qu’il entende ma plainte, considère mon droit, comme celui d’un pécheur qui s’est donné à lui, et qu’il nous accorde le pouvoir et le courage de défendre notre ville à notre honneur : nous avons un pressant besoin qu’il nous garde de la ruine ! Par sainte Marie et le saint Sauveur, il n’y a baron, comte, chevalier ni comtor[33], que je ne fasse brûler, pendre ou jeter en bas de la tour, si, par outrecuidance ou par cupidité, il fait du mal à une maison religieuse ou à des pèlerins. Et puisque Dieu m’a rendu la possession de ma terre, qu’il me prenne désormais, s’il le veut bien, comme serviteur. » — « Voici une résolution qui me plaît, dit le comte de Comminges ; Dieu et le monde vous en sauront gré. Et si la sainte Eglise et ses prédicateurs nous font quelque dommage, ne leur rendons pas la pareille, mais prions Jésus-Christ, le Père Rédempteur, de nous donner devant le pape un défenseur tel que nous vivions en paix et en amour avec la sainte Eglise. Nous ferons de Jésus-Christ le témoin et le juge du mal et du bien entre eux et nous ! »
[33] Celui qui, dans la hiérarchie seigneuriale, vient après le vicomte.
Le comte de Foix prend la parole pour engager les Toulousains à faire confiance aux étrangers, dont ils ont besoin pour défendre la ville ; puis, Dalmatz de Creixell ayant donné l’assurance de son entier dévouement, Rogier Bernart conseille de pousser les travaux de défense.
Entre les vaillants comtes se leva un bon et savant homme de loi, docte et bien emparlé ; la plupart le nomment maître Bernart, et il est natif de Toulouse. Il répond avec douceur : « Seigneurs, grâces vous soient rendues pour le bien que vous avez dit de la ville. Nous nous plaignons à Dieu de l’évêque qu’il nous a donné pour pasteur, car il a mis ses ouailles en détresse et les a conduites, pour leur perte, en un lieu où, pour une brebis, il y avait mille ravisseurs. Et, puisque nous avons Jésus-Christ pour protecteur, tels pensent nous tuer et nous attaquent qui périront par notre glaive et mourront dans la douleur. Nous devons être vaillants et fermes, car nous avons une bonne ville et nous la rendrons meilleure encore. Soyons aux aguets le jour et la nuit, jusqu’à l’aube, dressons des pierrières et des calabres à l’entour, et un trébuchet qui mette en pièces le mur Sarrasin, le Château Narbonnais, la tourelle du guetteur et la tour. Au nom du conseil, dont je suis, en mon nom et au nom de tous les autres habitants, du plus grand au plus petit, je vous donne l’assurance que nous risquerons tout, chair et sang, forces et vigueur, richesses et puissance, intelligence et valeur, pour le comte mon seigneur, afin qu’il conserve Toulouse et tout le reste de sa terre ! Et nous vous prévenons en secret que nos compagnons se mettront en route à la Toussaint, pour louer des chevaliers, nous savons bien où. » Arnaut de Montégut ajouta : « Je vais avec eux et les mènerai en sûreté jusqu’à Rocamadour, puis Bernart de Cazenac les recevra à son tour. S’il plaît à Dieu, vous nous verrez venir à Pâques. Quant à vous, mettez la ville en état de défense, tant que vous en avez le loisir. »
Le conseil se sépare dans la joie et l’allégresse, et on le vit bien à l’œuvre et aux travaux [qui furent entrepris], car, au dedans et au dehors, nombre d’ouvriers fortifièrent la ville.
Simon de Montfort se plaint amèrement aux chefs de son armée d’avoir perdu Toulouse et s’irrite de voir « les lièvres résister ainsi aux lévriers ! »
— « Comte, dit Gui de Lévis, il est aisé de dire ce qui en est : quand le dommage croît, le trésor s’affaiblit. Or, ce siège ne fait que traîner ! Jamais, avec vos liseurs de prières, vous n’entreprendrez rien qui ne vous oblige à lutter pendant dix années entières ! Mais, si vous voulez m’en croire, nous en finirons : au matin, dès l’aube, à l’heure où le tourier sonne [le lever du jour], faites que s’équipent tous vos chevaliers, vos bonnes compagnies, vos écuyers, avec les cors, les trompes et tous les porte-enseigne. L’hiver est âpre, dur, froid et sombre, et les hommes [de Toulouse] seront au lit avec leurs femmes. Tandis qu’ils demanderont leurs vêtements et leurs chausses, nous tenterons la chance, nous et nos chevaux. Franchissons les passages ou suivons les chemins jusqu’aux portes, pour y tuer les portiers, et que par toute la ville commencent le carnage, les cris, le tumulte et l’incendie ! Que ce soit leur dernier jour ou le nôtre, car une mort honorable vaut mieux que la misère ! »
— Par Dieu, Gui, dit Alain [de Rouci], parce que vous êtes miséricordieux et bon ami du comte, je veux que vous soyez le premier [à entrer dans la ville], et, si le comte est second, je serai le troisième ! » — « Alain, dit le comte, pour cette fois il en sera fait ainsi ! Au point du jour, nous serons tous équipés, avec toutes nos armes et nos bons coursiers arabes, et nous aurons préparé notre ruse en secret. Nos meilleures mesnies et les plus habiles engageront la lutte, jusqu’à ce que les Toulousains soient sortis. Et, quand ils se seront répandus par la plaine, nous accourrons tous ensemble, en force, donnant de l’éperon, combattant, portant des coups, si pleins d’ardeur que les Toulousains seront dispersés par le glaive et par l’acier, et que, avant qu’ils aient eu le temps de se remettre et de s’en apercevoir, nous entrerons avec eux ; et telle sera notre énergie que nous garderons la ville ou que nous y laisserons la vie. Il nous vaut mieux mourir ensemble ou mettre fin à nos maux, que tenir plus longtemps un siège déshonorant ! » — « Seigneur, dit Amauri [de Montfort], voilà qui est bien parlé ! C’est moi qui, avec ma mesnie, engagerai l’affaire ! »
Quand le conseil se fut séparé, ils mangèrent et dormirent. [Le lendemain], aux premières lueurs du jour, les uns établissent leur embuscade, tandis que les autres éperonnent par la plaine unie. Quand ceux de la ville les ont vus et entendus venir, les cris et le tumulte retentissent de toutes parts, et les Toulousains, aussitôt réveillés, prennent si promptement les armes qu’ils en oublient de mettre leur chemise et leurs braies. Les cors, les enseignes, les trompes occupent la place et s’emparent du terrain, avec des cris, tandis que les Français s’élancent tous ensemble par la plaine. Bertran de Comminges prend le commandement des hommes de la ville, et leur crie de ne point souffrir qu’on les extermine. Le comte [de Montfort], Amauri [son fils], Alain [de Rouci] tout dispos, Foucaut [de Berzi], Robert [de Piquigni], Pierre de Voisins, Robert de Beaumont, Manassès de Cortit, Hugues de Laci et Roger d’Andely éperonnent ensemble, si bien suivis que partout où ils se montrent on frappe de beaux coups, tellement que les Toulousains trébuchent et tombent, et que nombre d’entre eux choient dans l’eau tout habillés.
Les Français ont attaqué si impétueusement qu’ils ont franchi le fossé et l’eau et que les assiégés, grands et petits, s’écrient : « Sainte Marie, secours-nous, que nous ne soyons pas exterminés ! » Alors Rogier Bernart[34] éperonne et vient défendre vaillamment le passage ; les hommes de la ville, unis aux bannis, chevaliers et bourgeois, et courageux sergents, tiennent tête aux cris, au tumulte et au carnage. De part et d’autre, on se porte de tels coups que le château, la ville et la plaine en retentissent ; mais les dards, les lances, les épieux qu’on brandit, les masses fourbies, les écus brunis, les haches acérées et les lames d’acier trempé, les pierres, les carreaux, les flèches et les moellons tombent si dru, de part et d’autre, que les heaumes et les hauberts sont brisés et rompus. Ceux de la ville résistent et frappent si bien qu’ils poursuivent les assiégeants de leurs coups, et les repoussent en un tel désordre qu’ils tombent dans le fossé, abattus ou blessés. Broyés à coup de masses, égorgés, résistant et battant en retraite, les barons [de l’ost] sont sortis de la ville, et leurs chevaux restent ensevelis dans l’eau, sous la glace. Insignes, couvertures, bons coursiers arabes, équipements rembourrés, écus peints à fleurs, freins et selles, poitrails brisés couvrent le terrain en mainte manière.
[34] Le fils du comte de Foix.
Au sortir de la mêlée, ils se sont frappés de nouveau si violemment qu’il n’y a corps ni membre qui ne s’en soit ressenti ! Et, quand assiégés et assiégeants eurent abandonné le massacre, les Toulousains rentrent dans la ville, pleins de joie et d’allégresse, tandis que les Français s’en retournent, le cœur débordant de colère.
Simon de Montfort, après d’autres attaques qui se sont toujours terminées à l’avantage des Toulousains, envoie la comtesse et l’évêque Folquet solliciter l’aide du roi de France. Au printemps, d’importants renforts lui viennent de Paris.
L’ost tout entière se réjouit, car le comte de Montfort va recevoir Amauri de Craon, Gillebert des Roches et Aubert de Senlis, avec compagnie plus belle que je ne le saurais dire.
Les barons de Toulouse sont allés se mettre en armes, nul n’attendant l’autre pour s’équiper ; puis ils allèrent garnir lices et fossés, tandis que sergents et archers sont sortis par les jardins. Et quand l’ost parut, elle fit trembler la plaine, la place et la terre. Alors vous auriez vu resplendir nombre de hauberts, luire quantité d’écus admirables et de heaumes, flotter maintes belles enseignes et maints pennons. Il n’y en a pas un qui ne regarde la ville, et ils se disent entre eux : « Par ma foi, je peux bien avouer qu’ils ne me font point l’effet de vouloir fuir !… »
Le comte de Montfort fit donner l’ordre à ceux de l’ost de venir tous entendre sa proclamation. Le comte était beau et sage, fort habile à ranimer les courages ; ayant délacé son heaume, il se mit à parler : « Seigneurs vous êtes venus pour servir l’Eglise, pour prendre la ville, et pour m’aider à vaincre. Vous devez attaquer de manière à établir un autre siège au bas de la ville pour mieux les tenir, de façon que ceux de dedans ne puissent nous assaillir d’aucun côté. Ensuite nous les ferons jeûner et languir, et si je peux soumettre Toulouse et ses barons, les richesses et la terre seront à vous, au partage, car je ne veux rien garder de ce qui est là-bas, mais seulement détruire la ville et en exterminer les barons. »
Tous les barons l’écoutent et se mettent à murmurer. Quand il a fini de parler, Amauri de Craon lui répond : « Par Dieu, beau sire comte, on doit vous savoir bon gré de vouloir si tôt nous mettre à l’honneur ; mais auparavant nous voulons vous demander autre chose : c’est de ne point risquer de nous tromper et de nous honnir, car celui qui a trop de hâte se repent trop tard ! Nous tous et nos chevaux nous sommes fatigués du voyage ; aussi ne pourrions-nous fournir un nouvel effort : un homme affaibli ne sait où donner de la tête. Mais, du moment que vous nous témoignez tant d’amour, et que vous prenez un tel souci de nous honorer, cédez-nous la ville que vous avez fait fortifier : nous pourrons nous y reposer, y manger et y dormir, sans que les barons de Toulouse puissent nous en faire sortir. Vous au contraire, qui connaissez la ville, ses entrées et ses issues, occupez les postes où vous voulez nous envoyer. Par sainte Marie, j’entends raconter et dire que les barons de Toulouse ne se laissent pas facilement honnir, que, si on les provoque, ils savent bien combattre et frapper dur. Aussi vous prions-nous, beau sire, de nous laisser reprendre nos esprits ; puis, vous et nous, nous irons ensemble les attaquer, et nous les recevrons si bien que nous emplirons de leurs corps les lices et les fossés. Si nous réussissons à nous emparer de la ville et de ses barons, que le tout vous appartienne ! Quant à nous, vous nous laisserez partir ! »
Le comte de Montfort s’établit alors sur la rive gauche de la Garonne, et livre quelques combats malheureux. Les Toulousains reçoivent des renforts et continuent à organiser la défense de leur ville ; bientôt cependant, à la suite d’une inondation qui a détruit les ponts sur la Garonne, Simon réussit à s’emparer de l’une des deux tours qui se dressent au milieu du fleuve. Mais peu de temps après, Bernart de Cazenac fait entrer dans Toulouse un renfort de cinq cents chevaliers. Le comte de Montfort, à bout de ressources, livre une nouvelle bataille.
La guerre recommence, et les cris, et la lutte. La mesnie de Simon vient par les places, et, de part et d’autre, on pique de l’éperon… Les Français et les Bourguignons viennent ensemble, à une allure telle qu’ils font voler la terre, l’herbe et le sable. Ceux de la ville, l’habile Rogier Bernart, et les autres barons, chevaliers et bourgeois, puis le peuple de la ville, les sergents et les gens à pied les reçoivent avec courage. Ils mettent la barrière en état de défense et placent dessus l’enseigne de Mont-Aigon.
Elie d’Auberoche, un vaillant Brabançon, ainsi que Bernart Navarra et leurs autres compagnons, avec Ot de Terride, Guiraut de Gourdon, le vaillant Amalvis, Ugo de la Motte, Bernart de Saint-Martin, Raimon de Roussillon, et Pierre de l’Isle, qui frappa de son épieu le premier qui venait attaquer, brisant la hampe de son arme et n’en gardant qu’un tronçon, tous ceux-là soutinrent l’attaque au début. On crie « Toulouse ! », « Montfort ! » et « Craon ! », et trompes et clairons font retentir le ciel…
Tels furent les cris et le tumulte que beaucoup de ceux de la ville rentrent à la dérobée, se baignant jusqu’au menton dans l’eau du fossé. Les autres cependant combattent dehors, dans les champs : gens de la cité, bourgeois, archers et gens de pied. Ils ont tué dans la vigne Guillaume Chauderon, et les leurs et les autres se disputent son cadavre, que Sicart de Montaut défend vaillamment. Les carreaux, les lances, les rangées d’étendards, les écus, les heaumes, les chevaux et les épieux sont plus serrés que les piquants d’un hérisson. Pourtant ceux de dehors enlèvent le corps de force.
A ce moment, une gent étrangère, Blaventins[35] et Bretons, s’avance sur le champ de bataille, sans armes, portant feu et paille, torches et tisons ; ils courent vers la ville en criant : « Craon ! » Mais les sergents et les damoiseaux de Toulouse leur assènent de furieux coups, leur brisant pieds et bras, et le comte de Monfort s’enfuit avec sa multitude.
[35] Flamands du pays de Furnes.
Le lendemain Simon se porte à la rencontre du comte de Soissons qui arrive avec ses gens.
« Seigneur comte de Soissons, dit-il, je désire et vous demande votre amour et vous pouvez bien voir quel désir j’en ai ; je vous ai donné une plus grande preuve d’amour qu’à nul autre chevalier, car, depuis que j’ai vu vos lettres et votre messager m’annonçant que vous alliez venir à mon secours avec Oton d’Angelier, j’ai fait construire une chatte[36], un château et une pierrière ; et, afin que vous en eussiez toute la gloire, je n’ai point voulu prendre Toulouse avant que vous fussiez ici. Vous aurez le cinquième ou le quart de tous les biens ; les meilleurs destriers seront à vous : vous les donnerez à ceux qui en ont le plus besoin, et, par toute la terre, les messagers diront que c’est le puissant comte de Soissons qui a pris Toulouse ! »
[36] Sorte de cabane recouverte de clayonnages, sous laquelle les assiégeants s’abritaient pour atteindre les murs d’une ville.
Le conte se prit à rire et repartit : « Sire comte de Montfort, je vous dis cent fois merci de m’avoir fait si vite trésorier des richesses de Toulouse, que vous me donnez si généreusement. Mais, si vous prenez la ville, ou si je la prends moi-même, que toutes les richesses vous appartiennent. Je ne vous en demande point ma part. Et même, si vous m’en voulez croire, vous ne donnerez à personne, pas plus à moi qu’aux autres, un seul denier, tant que vous n’aurez point payé tous vos soudoyers… Nous venons d’une terre étrangère, comme nouveaux pénitents, et nous servirons volontiers l’Eglise pendant toute la quarantaine, jusqu’au dernier jour ; puis nous repartirons par ce même chemin. »
Dans Toulouse, les habitants sont en souci, car de maint côté l’ennemi les entoure, et toute la chrétienté les menace et les frappe ; mais le fils de la Vierge, pour les réconforter, leur transmit une joie avec un rameau d’olivier, une claire étoile, l’étoile du matin sur la montagne.
Cette clarté, c’était le vaillant jeune comte, l’héritier légitime, qui franchit la porte avec la croix[37] et l’acier. Dieu fit pour lui un miracle et lui montra par un signe éclatant qu’il enchaînerait le lion sanguinaire, car de la tour du pont, du plus haut créneau conquis par les Français leur enseigne tomba dans l’eau, et le lion[38] chut sur la grève. Tous ceux de la ville en ont joie entière et parfaite.
[37] La croix de Toulouse, sur les enseignes.
[38] Le lion que portait l’enseigne de Simon de Montfort.
Les chevaliers, les barons de la ville, les bourgeois, le viguier, les dames et les bourgeoises, qui en ont grand désir, vont recevoir le comte : il ne resta pucelle en chambre ni en demeure. Le peuple de la ville, les grands et les petits, tous regardent le comte comme fleur de rosier ; larmes joyeuses, cris d’allégresse emplissent les places, les maisons et les vergers. Le comte, avec grande joie, descendit au moutier du baron saint Sernin, le saint miséricordieux qui opère des miracles, et qui jamais n’admit ni ne rechercha la compagnie des Français.
Les trompes, les clairons, les cors, les cris des porte-enseigne, les cloches et les clochettes qu’agitent les sonneurs font retentir la ville, l’eau et la grève. Et, dans cette joie, cinq mille sergents et écuyers sortent de la ville, et occupent les places. Ils crient à haute voix : « Ici, Robin ! Ici, Gautier ![39] A mort ! A mort les Français et les porte-bourdon ! Nous avons doublé les points de l’échiquier, car Dieu nous a rendu le chef et l’héritier, le vaillant jeune comte qui nous apporte la flamme ! »
[39] Noms fréquents au Nord de la France, attribués par dérision aux croisés.
Le comte de Montfort, entendant ces paroles cuisantes, passa l’eau et vint sur la grève ; ses nobles barons allèrent le recevoir. Il se prit à rire, et les questionna : « Seigneur comte, dit Joris, vous avez maintenant votre pareil, qui apporte avec lui sang et glaive, flamme et tempête, et nous allons avoir à nous défendre avec le fer et l’acier. » — « Joris, dit le comte, ne m’effrayez point ! Celui qui ne sait prendre une résolution en temps opportun ne doit point aller prendre l’épervier à la cour du Puy[40] ! Toujours Toulouse et le comte m’auront pour adversaire : ni trêve, ni paix, ni accord, jusqu’à ce que je les aie pris ou qu’ils m’aient pris ! A mon avantage, et pour leur malheur, en cet hôpital[41] je ferai un château parfait, avec créneaux, lices, enceinte fortifiée, et, au dehors une palissade de pieux ; partout à la ronde un grand fossé transversal ; de ce côté-ci, vers le fleuve un beau mur sur un terre-plein élevé ; là-bas, du côté de la Gascogne, un pont et un port. Je serai de cette façon maître du rivage, des convois et des vivres ! »
[40] Allusion à un usage mentionné dans divers romans courtois : un chevalier, en offrant à sa dame un épervier posé sur un perchoir, lui décernait le prix de beauté : mais il devait défendre son choix les armes à la main. Cf. Erec et Enide (Poèmes et Récits de la Vieille France, XV) chap. 1, p. 15-24.
[41] L’Hôpital de la Grave, sur la rive gauche de la Garonne.
Après de multiples échecs, Simon de Montfort décide d’attaquer le rempart de la ville avec la chatte qu’il a fait construire ; mais les Toulousains parviennent à la détruire, mettant en déroute les croisés qui en assuraient la garde. Simon apprend la nouvelle à l’église.
Voici qu’un messager se dirige vers le comte, criant : « Sire comte de Montfort, vous souffrez aujourd’hui grand dommage pour être si dévot, car les hommes de Toulouse ont tué vos chevaliers et vos meilleurs soudoyers. Guillaume, Thomas, Garnier et Simon du Caire y sont morts ; Gautier est blessé ; Pierre de Voisins, Aimon, Rainier tiennent tête à l’attaque et protègent les targiers[42]. Si la mêlée et la tuerie durent davantage, jamais vous ne serez maître de cette terre. » Le comte frémit, soupire, devient triste et sombre, et dit : « Au sacrifice ! Jésus-Christ droiturier, donnez-moi aujourd’hui la mort ou la victoire ! » Il mande ensuite aux mainadiers, aux barons de France et à ses soudoyers de venir tous ensemble sur leurs coursiers arabes.
[42] Sortes d’appareils défensifs formés de targes jointes.
Il en arrive bien soixante mille[43] ; à leur tête le comte chevauche en toute hâte avec Sicart de Montaut, son gonfalonier, Jean de Berzi, Foucaut et Riquier. Derrière eux suit la grande masse des porte-bourdon. Les cris, le son des trompes, des cors, la voix des porte-enseigne, le sifflement des frondes et les coups des pierrières font un bruit de vent, d’orage, de tempête, tel que la ville, l’eau et la grève en frémissent. Ceux de Toulouse en furent tellement désemparés que beaucoup tombèrent dans les fossés ; mais en peu de temps ils se ressaisissent et s’élancent au dehors entre les jardins et les vergers, sergents et dardiers occupant la place.
[43] Ce chiffre est évidemment très exagéré.
Cependant, du parapet de gauche, un archer tire et frappe à la tête le cheval du comte Gui [de Montfort], si bien que le carreau se plante au milieu de la cervelle ; et, au moment où le cheval tourne, un autre arbalétrier décoche à Gui, de flanc, un tel coup d’arbalète à tour que l’acier demeure dans la chair nue et que le côté et la ceinture sont rouges de sang.
Le comte de Montfort s’approche de son bien-aimé frère, met pied à terre et lui dit ces paroles impies : « Beau frère, Dieu nous a pris en haine, moi et mes compagnons et il protège les routiers ; aussi, pour cette blessure, me ferai-je moine hospitalier ! »
Tandis que Gui parle et se lamente, il y avait dans la ville une pierrière que fit un charpentier[44] ; c’étaient des dames, des jeunes filles et des femmes qui la servaient. Une pierre vint tout droit où il fallait, et frappa le comte [Simon] sur son heaume d’acier, de sorte que les yeux, la cervelle, les dents, le front et la mâchoire lui volèrent en éclats, et qu’il tomba, par terre, mort, sanglant et noir.
[44] Ici un vers dont le texte est altéré.
Vers ce côté éperonnent Gaucelin et Rainier. En gens avisés, ils le recouvrent en toute hâte d’une chape bleue, tandis que se répand l’épouvante. Alors vous auriez entendu maint baron chevalier gémir sous le heaume et se répandre en imprécations, s’écriant à haute voix : « Dieu, tu n’es pas juste, puisque tu souffres la mort du comte et ce dommage. Bien fou qui te défend et se fait ton vassal ! Car le comte, qui était doux et hardi, est tué par une pierre, comme un impie ; et, du moment que tu frappes et fais périr les tiens, nous n’avons plus rien à faire en cette terre ! » On porta immédiatement le corps du comte aux clercs, et le cardinal, l’abbé, l’évêque Folquet le reçurent, pleins de tristesse, avec croix et encensoirs.
Dans Toulouse entre un messager qui conte la nouvelle. Si grande est l’allégresse, que, par toute la ville, les habitants courent aux églises où ils allument les cierges sur tous les chandeliers. Ils poussent des cris de joie et remercient Dieu de ce que Parage a recouvré sa splendeur et repris le dessus, tandis que le comte, cet homicide, cet homme sanguinaire, est mort sans absolution. Les cors, les trompes, les carillons, les volées et les sonneries de cloches, les tambours, les timbales et les petits clairons font retentir la ville et le pavé.
Les croisés ; au contraire, sont plongés dans la tristesse. Sur le conseil du cardinal, ils transfèrent à Amauri de Montfort le titre de comte et la possession des terres que son père avait tenues ; puis, après avoir vainement tenté d’incendier Toulouse, ils se dirigent vers Carcassonne. Amauri y fait ensevelir son père au moutier Saint-Nazaire, et, tandis que l’ost se sépare jusqu’aux beaux jours, il implore, pour le printemps suivant, le secours du roi de France.
Pendant les mois qui suivent, le jeune comte de Toulouse reçoit l’hommage de l’Isle, et va occuper Condom, Marmande, Clairac et Aiguillon ; de son côté, Bernart de Comminges donne la chasse à Joris, qui est venu ravager ses terres, le rejoint devant Meilhan, lui livre bataille et le fait prisonnier.
D’autre part, le comte de Foix a conduit une expédition en Lauragais, où Foucaut de Berzi et ses gens se préparent à le combattre. C’est alors que maints barons de Toulouse, sous la conduite de leur jeune seigneur, viennent se joindre aux hommes de Raimon Rogier. On décide de livrer bataille le plus tôt possible ; Arnaut de Villemur tente alors de dissuader Raimon de Toulouse de prendre part à la lutte :
— « Sire comte, dit Arnaut de Villemur, qu’il vous plaise de m’entendre : vous ne gagneriez aucun honneur en cette bataille. Il ne sied pas à votre rang de combattre contre ces gens, s’il n’y a ni Amauri, ni un comte, ni quelque puissant personnage. Foucaut est preux et sage, mais il n’est pas d’assez haute condition pour que vous risquiez votre personne en cette aventure. D’ailleurs, même si vous le faisiez prisonnier, vous n’y gagneriez guère, car vous n’auriez de lui ni terre, ni accord, ni paix. Pourtant, s’il vous plaît de combattre, vous me trouverez à votre côté, à droite ou à gauche. » — « Arnaut, dit le comte, pourquoi me sermonner ? Je prendrai part au combat et vous prie de vouloir faire de même, car quiconque me fera défaut en portera la faute à tout jamais. Tout homme, quel qu’il soit, fût-il roi couronné, doit risquer sa personne et sa dignité pour détruire ses ennemis, jusqu’à ce qu’il les ait abaissés ! »
Le comte de Foix lui dit : « Seigneur comte, donnez-moi la première ligne de combat, la plus périlleuse. » Le comte lui répond : « Vous et Rogier Bernart, avec ceux du Carcassais, que je sais habiles à manier les armes, bons frappeurs dans la bataille et audacieux, avec ceux aussi de votre terre en qui vous avez le plus confiance, et avec votre compagnie, telle que vous l’aurez, vous leur livrerez bataille, et je vous prie de bien frapper. Avec les barons de ma terre que j’ai bien éprouvés, avec ma compagnie et mes privés, avec ceux de Toulouse, en qui j’ai confiance, avec mon frère Bertran qui est tout prêt, je viendrai vous secourir avant que vous ayez longtemps soutenu leur choc, si bien qu’à la fin de la guerre, nous resterons honorés. Seigneurs, pour cela n’ayez point de crainte : à la mort, à la vie, quel que soit le succès de votre entreprise, vous me trouverez à vos côtés, mort ou vif, car, pour cette bataille, j’ai l’intention d’y perdre la vie ou d’en sortir avec honneur. Et que le Fils de la Vierge, qui fut martyrisé, reconnaisse la droiture et voie leurs crimes ! »
Peu de temps après, la bataille s’engage à Baziège[45], entre les gens du comte de Foix et ceux de Foucaut de Berzi.
[45] Bourg à 23 km. au S.-E. de Toulouse.
Alors vient le jeune comte, galopant en tête, tel un lion ou un léopard déchaîné ; son cheval sombre l’emporte tout droit devant lui. Il vient, lance baissée, la tête inclinée sous le heaume, fonce au plus fort de la mêlée, portant à Jean de Berzi un tel coup de son épieu niellé qu’il lui transperce le haubert, le pourpoint et le justaucorps, qu’il l’abat et le renverse, et il passe outre en criant : « Toulouse ! Francs chevaliers, massacrez la gent étrangère ! Frappez et tranchez ! » Il se tourne, revient en arrière, et frappe de nouveau de tous côtés : sa mesnie le défend et veille sur lui, et Arnaut leur porte la bannière au visage. Jean de Berzi se lève, et sa lame acérée taille, frappe, tranche et brise.
Peire Guilhem de Séguret s’approche alors en toute hâte, et frappe le comte, là où il le peut, en plein sur le ceinturon, à l’endroit où le haubert est serré, de sorte qu’il tranche la sangle et fait éclater l’acier. « Montfort ! Montfort ! crie-t-il, francs chevaliers, portez de beaux coups ! » Mais le comte n’est ni renversé ni désarçonné…
Les barons du comte tous ensemble, poussant un seul cri, rompent les bataillons avec leurs lames tranchantes, tournent et retournent les Français en tous sens, si bien qu’ils les frappent et les blessent à la poitrine et sur les flancs : les Français tombent deux par deux, dos à dos.
Alors vient la grande masse des sergents rapides : ils se mêlent si étroitement aux chevaliers dans la bataille que les Français, renversés et dominés, sont tués et taillés en pièces à la fois par les chevaliers et les sergents. Yeux, cervelles, poings, bras, chevelures, mâchoires et membres mutilés, foies, entrailles séparées du corps, sang et chair, cadavres sont répandus du tous côtés. Il y eut là tant de Français tués et égorgés que le terrain et le rivage en sont jonchés et rougis !
Le vicomte de Lautrec s’est échappé vivant ; Foucaut [de Berzi], Jean [son frère] et Thibaut, sont mis à part et retenus prisonniers, la vie sauve, tandis que les autres restent sur le champ de bataille, massacrés. La vraie Trinité a fait en cette rencontre tel miracle que, du côté du comte de Toulouse, il n’y eut personne de tué, sauf un écuyer qui s’était porté au premier rang.
Amauri de Montfort apprend à Marmande, qu’il assiégeait, la défaite de Foucaut. Il pousse énergiquement le siège de ce château et réussit à s’en emparer, grâce à l’arrivée de puissants renforts ; la ville est livrée aux flammes, et ses habitants sont massacrés. Seul, Centule d’Astarac est épargné, pour être rendu au comte de Toulouse, en échange de Foucaut de Berzi.
Cependant le fils du roi de France, à la tête d’une foule considérable de gens d’armes et de clercs, marche sur Toulouse.
Ce n’est point merveille si l’épouvante s’empare des Toulousains ! Les consuls de la ville se hâtent d’envoyer de rapides messagers aux barons des terres et à tous les guerriers, afin que nul ne fasse défaut, ni sergents, ni archers, ni chevaliers, ni soudoyers, ni bannis vivant dans les bois, ni agiles jeunes hommes. Quiconque veut voir régner Prix et Parage, gagner des terres ou retrouver l’aisance, obtiendra en récompense, pour être venu à Toulouse, d’avoir à tout jamais part aux biens qui s’y peuvent trouver.
Pour secourir la ville sont arrivés mille chevaliers habiles à manier les armes et courageux, et cinq cents dardiers. Quand ils sont réunis, au parlement plénier des hommes de la ville et de leurs chefs, Pelfort parle le premier, car il est beau parleur ; il expose les faits et les moyens d’améliorer la situation : « Barons, vous autres de Toulouse, c’est maintenant que le savoir, la réflexion, l’intelligence vous sont nécessaires. L’entreprise du [fils du] roi de France est pour nous d’une importance capitale ; il amène des étrangers, des hommes cruels et sanguinaires. Eh bien ! Avant qu’il se loge là dehors, parmi les vignobles, que monseigneur le jeune comte, puisqu’il est son feudataire et son meilleur parent[46], lui envoie des messagers vaillants et distingués, pour lui dire qu’il n’a à son égard tort ni faute, qu’il n’a commis envers lui ni déloyauté ni mensonge, et que, s’il veut accepter son hommage, il le lui fera volontiers, à lui, à l’Eglise, et à qui le réclamerait en son nom. Que le messager dise au fils du roi que, s’il vient à Toulouse avec peu de compagnons, le jeune comte recevra de lui sa terre et sera son vassal, qu’il lui rendra la ville pour en faire garder les tours, et que, du moment que le jeune comte offre de faire droit — et droit absolu — il ne devrait point être détruit à cause des paroles des médisants. Si le fils du roi repousse cette proposition et la rejette, que Jésus-Christ, dont nous ferons notre gonfalonier, nous défende ! »
[46] Ils étaient cousins issus de germains : la grand’mère de Raimon, Constance, était sœur du grand-père de Louis.
— « Voilà conseil excellent ! » répondent les barons. — « Le conseil est fort sage, dit le jeune comte, mais nous agirons autrement. Le roi était mon seigneur, et, s’il eût observé droiture à mon égard, je lui aurais toujours été loyal et fidèle ; mais, puisqu’il est envers moi malveillant, violent et hautain, puisque, tout d’abord, il m’a attaqué par les armes, m’a enlevé Marmande et tué mes chevaliers, puisqu’il chevauche contre moi avec tant de porte-bourdon, je ne lui enverrai pas de messager, je ne lui ferai pas d’avances ! Il a autour de lui d’orgueilleuses gens, de cruels conseillers, et il ne me serait d’aucun profit de lui faire quelque gracieuseté ; au contraire, je doublerais ainsi ma honte, mon dommage, et j’encourrais double reproche. Mais, quand le fils du roi sera ici en face, quand le massacre et le carnage auront duré nuit et jour, quand nous aurons vu trébucher et s’abattre par les places barons et destriers, quand nous nous serons montrés aussi forts que lui, si nous lui envoyons des messagers, il aura de nous miséricorde. Si vous m’en voulez croire, puisque le brasier s’allume, avant que le roi soit notre maître ou notre co-seigneur, nous mettrons nos affaires et les leurs sur un pied d’égalité, et nous verrons bien avec l’acier tranchant, en ce qui concerne Toulouse, si le mortier contient de l’eau ou du vin, et s’il se brisera[47]. Si nous pouvons défendre la ville, le rosier[48] s’épanouira, et l’on verra revenir Parage, Joie et Allégresse ! »
[47] C.-à-d. nous verrons de quoi Toulouse est capable.
[48] Peut-être Toulouse, que Guillem de Tudèle, lui aussi, compare à une rose (v. 1784) : que de totas ciutatz es cela flors e roza.
Les consuls font alors distribuer des vivres en abondance, mettre les reliques des saints à l’abri, construire des calabres et des pierrières, tendre les trébuchets, et fortifier la ville. Les postes de combat les plus dangereux sont répartis entre les barons de marque et leurs gens : tous jurent de ne pas quitter, quoi qu’il advienne, les ouvrages qu’ils ont à défendre. Les Toulousains, de leur côté, constituent une réserve d’hommes, pour porter secours, le cas échéant, aux défenseurs les plus menacés.
Que le Fils de la Vierge, qui est clarté et splendeur, et qui donna son sang précieux pour que vînt le pardon, considère raison et droiture, et veille à ce que les coupables expient leurs torts et leurs crimes ! Car le fils du roi de France arrive avec trente-quatre comtes et tant de gens qu’il n’est point en ce monde d’homme assez savant pour en évaluer les mille et les cents ! Il amène avec lui le légat de Rome qui prêche et lit que la mort et le carnage doivent se répandre tout d’abord, si bien que, dans Toulouse et ses appartenances, il ne reste aucun être vivant : ni dame, ni damoiselle, ni femme grosse, ni autre créature, ni enfant au sein ; tous doivent recevoir la mort dans les flammes ardentes.
Mais la Vierge Marie les en gardera, elle qui redresse les torts selon droiture. Et, puisque saint Sernin guide les habitants, qu’ils n’aient point de crainte ! Dieu, Droit, Force et Sens, avec le jeune comte, défendront pour eux Toulouse.
Amen !
Avant-Propos | ||
Dates des principaux événements | ||
PREMIÈRE PARTIE par GUILHEM DE TUDELA | ||
I. |
— Assassinat de Pierre de Castelnau | |
II. |
— Sac de Béziers | |
III. |
— Prise de Carcassonne | |
IV. |
— Vaines prédications | |
V. |
— Prise de Termes | |
VI. |
— Le parlement d’Arles | |
VII. |
— Un épisode du siège de Toulouse | |
DEUXIÈME PARTIE (ANONYME) | ||
VIII. |
— Prise de Pujols et bataille de Muret | |
IX. |
— Le concile de Latran | |
X. |
— Le jeune comte rentre en Provence | |
XI. |
— Le siège de Beaucaire | |
XII. |
— La colère de Simon | |
XIII. |
— Emeute et combats dans les rues | |
XIV. |
— Représailles | |
XV. |
— Raimon VI rentre à Toulouse | |
XVI. |
— Gui de Montfort attaque Toulouse | |
XVII. |
— Simon de Montfort arrive | |
XVIII. |
— Belle défense des Toulousains | |
XIX. |
— Raimon VI tient conseil | |
XX. |
— Nouvelle victoire des Toulousains | |
XXI. |
— Les croisés reçoivent des renforts | |
XXII. |
— Le jeune comte entre à Toulouse | |
XXIII. |
— Mort de Simon | |
XXIV. |
— Bataille de Baziège | |
XXV. |
— Le fils du roi de France vient assiéger Toulouse |
Imp. Générale de Châtillon-sur-Seine. — Euvrard-Pichat.
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