The Project Gutenberg eBook of Maïtena, by Bernard Nabonne
Title: Maïtena
Author: Bernard Nabonne
Release Date: July 21, 2023 [eBook #71236]
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
“LE BEAU NAVIRE”
BERNARD NABONNE
ROMAN
PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie
11, RUE DE SÈVRES (VIe)
MCMXXVII
DU MÊME AUTEUR
EN PRÉPARATION :
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
Dix exemplaires sur Hollande Van Gelder Zonen, dont quatre hors commerce, numérotés de 1 à 6 et de 7 à 10.
Trente exemplaires sur vélin pur fil Lafuma, dont cinq hors commerce, numérotés de 11 à 35 et de 36 à 40.
Trois cents exemplaires sur alfa bouffant, tous hors commerce, numérotés de 41 à 340, réservés à la Critique, aux Amis de l’Auteur et des Éditeurs.
Cinq cents exemplaires sur vélin teinté par fil du Marais, constituant l’édition originale, et numérotés de 341 à 840.
No
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by « Les Éditions G. Crès et Cie », 1927.
Aou nouste Hénric
éncouè aquesto hémno.
B. N.
MAÏTÉNA
Un accusateur qui a de telles révélations à faire ne devrait-il pas être plus empressé ?
Lord Byron. (Lara.)
Le goujat était sorti en traînant ses sabots pour aller dormir dans l’étable. Sous le haut chambranle de sa cuisine, Maïténa Otéguy, la figure égayée par le feu, la jupe relevée sur la chair grasse et musclée de ses jambes que la chaleur marbrait de veinules rouges, s’amusait à faire griller des châtaignes. Elle les mangeait brûlantes, sans éloigner sa figure de la flamme, de ses petites dents polies, les lèvres haut retroussées.
Le silence convenait au vide de son esprit. Rythmés, le bruit de la pendule et la respiration d’un enfant qui dormait dans la pièce à côté flottaient très doux. L’éclatement des châtaignes gonflées de feu étaient les seuls épanchements de joie de cette solitude réconfortante.
Cependant, Maïténa, dont l’oreille était exercée aux mouvements de la campagne qui était au nord et du village qui était au sud de la ferme, se redressa. La boue du chemin clapotait de plus en plus distinctement : deux sabots s’approchaient de façon lente et régulière. Le vent qui soufflait dur par intermittences noya, quelques secondes, ce bruit dans ses insultes contre la quiétude des arbres. Lorsque Maïténa put entendre de nouveau, on frappait à la porte.
Un vieillard aux reins ployés entra d’un coup avec une vivacité singulière. Il laissa un moment ses doigts gourds sur le loquet, puis les leva jusqu’au bord de son béret pour saluer. Ce béret, posé sur le crâne à plat comme un cèpe, garni largement de crasse au centre pareil à une tonsure, verdi à ses bords, semblait l’auréole et le cadre du visage rasé au nez et aux lèvres minces. Ses yeux étaient verts comme un feuillage tout nouveau qui sort de sa paupière hivernale. Celle-ci, plissée soigneusement pour une longue ironie, descendait très loin sur la figure.
Quoique étonnée de cette visite à pareille heure, Maïténa Otéguy ne bougea pas de sa chaise, et recouvrit avec lenteur ses jambes nues pour bien indiquer à son vieux voisin qu’elle trouvait sa venue toute naturelle.
— Bonsoir, Ourtic !
— Adieu, Maï !
Ils se turent. Et il alla s’asseoir sous la cheminée en face d’elle.
Le silence est un état dans lequel se complaisent longuement les béarnais. S’il n’étend pas aussi bien que la parole l’influence de la personnalité, il ne la dilapide point ; il la concentre et la consolide. Et puis se taire n’est pas seulement rêver, c’est surtout l’art de ne pas penser.
Le silence était plus complexe qu’avant l’entrée d’Ourtic. Le rythme de la pendule, la respiration de l’enfant qui dormait derrière la cloison, attendaient quelque chose de la rencontre de ce vieillard lointain et méprisant, et de cette jeune femme plantureuse, gonflée d’avenir.
— Vous devriez venir plus souvent à la veillée, dit-elle enfin. On mangerait ensemble quelques châtaignes en buvant du picpoult.
— En somme, tu possèdes une belle situation tranquille, fit le visiteur sur la cadence énergique et lente de la conversation. Je sais bien que tu es vaillante et que tu ne manques pas d’ordre. Mais, tout de même, tu as de la chance ! Si ce n’avait été ton malheur…
Il affala brusquement son nez sur son menton ; et il saisit des deux mains la pomme d’un chenêt avec un grand air d’accablement.
— Il y a dix ans, aujourd’hui ! finit-il. C’est un anniversaire.
Elle secoua ses épaules avec humeur.
— Vous auriez mieux fait de rester chez vous, Ourtic, que de venir me raconter ça !
Cependant, elle ne voyait plus le vieillard qui relevait sa tête ironique en la branlant doucement.
Elle se représentait déjà le jeune homme au front bas, au regard timide, qui vint un jour demander sa main. Il avait du bien. Ses soixante journaux de terre étaient cités parmi les plus fertiles du pays. Sa maison, aux confins du village, vieille, mais récemment ravalée et raffermie par des contreforts, abritait depuis trois générations deux paires de bœufs. Voilà des chiffres qu’on sait au loin.
Quant à Maïténa, elle était pauvre. Son père, un émigrant basque, appartenait à la dernière classe des ouvriers des champs. Il vivait en loyer. — Elle ne pouvait repousser un fiancé pareil.
Malgré cette nécessité de lui accorder sa main, elle l’aima tout de suite. Au début de leur mariage, ils ne coururent pas les foires et les marchés comme c’est la coutume en Béarn ; elle avait trop de travail : il lui fallait nourrir les hommes et les animaux, nettoyer la maison qui ne l’avait pas été depuis la mort de la vieille. Mais, le soir, lorsque tout le monde était rentré, ils sortaient, eux ; ils suivaient la route enlacés l’un à l’autre sans que personne les vît, car la pudeur des sentiments est la seule qui soit à l’aise en face de la nature.
Ils se taisaient. Ils ne savaient quoi se dire. La terre dure et facile, béante et pleine d’espoirs, parlait pour eux. L’odeur chaude des prairies les enivrait d’enthousiasme ; le chant du vent dans les arbres était juste assez mélancolique pour que leur bonheur ressortît ; et, lorsqu’ils voyaient des vignes symétriquement plantées à flanc de coteaux, labourées avec prédilection, soigneusement attachées contre de hauts tuteurs, ils croyaient admirer l’image idéale de la vie.
Un soir, enfin, comme l’ondulation des collines était plus voluptueuse, la terre plus molle, comme la campagne tout entière avait l’air d’une alcôve parfumée, un nuage tira sa draperie devant la lune et Maïténa se donna à son mari.
Virgile Prébosc était timide. Il n’avait pas connu de femme avant sa femme. Il fallait la collusion du printemps et de son désir pour qu’il renonçât à leur innocence.
Cet acte les bouleversa tellement que leur lune de miel cessa au moment où elle aurait dû naturellement commencer. Penser était pour eux une chose redoutable ; et ils pensaient trop à cette révélation pour oser lui donner une suite. Ils étaient habitués à ce que la nature fît arriver, germer, les choses en leur temps, sans que la volonté de l’homme y eût une part ; et ils attendaient qu’elle déterminât chez eux un nouvel enthousiasme.
Quelques jours après, comme Virgile Prébosc rentrait du travail, il trouva sur le seuil Maïténa toute souriante qui l’appelait. Cela l’étonna d’autant plus que, depuis la fameuse nuit, elle évitait de le regarder.
— Je suis enceinte.
Et, son ancienne timidité ayant complètement disparu, ce fut elle qui, avec de grands éclats de rire, le prit par la main et l’attira jusqu’à sa chambre. A partir de cet instant, ils furent réellement mari et femme.
Ils vécurent ainsi cinq ou six mois dont le souvenir brûlait encore le cœur de la jeune femme. Elle niait énergiquement un axiome trouvé dans un almanach et suivant lequel le bonheur n’a pas d’histoire. La moindre promenade avait eu une importance prodigieuse. Et la dernière en avait eu une épouvantable. Ils devaient la faire séparément.
Cette période rendait sans valeur toute sa vie antérieure, et voilà la conséquence habituelle du bonheur. Ensuite, le temps s’écoula avec une rapidité qui passait son imagination. Elle restait stupéfaite de ce que lui apprenait le vieux — qu’il y eût dix ans. — Dix ans qu’un maquignon du village avait ramené sur sa carriole le corps sale et exsangue de son mari.
L’avant-veille, Virgile Prébosc était allé à la foire d’Arudy pour remplacer ses bœufs de travail. Ses voisins l’avaient vu en acquérir une belle paire, et prendre avec elle la route du retour. Mais les bêtes firent leur entrée dans le village sans leur nouveau maître. Il ne reparaissait pas.
Tant de choses peuvent arriver à un homme dont la ferme est prospère, dont la femme est enceinte, et qui vient d’acheter du bétail ! Tant de désirs comblés produisent l’hypertrophie du désir. On ressent le besoin de faire partager son bonheur par des aubergistes frais et ventripotents, et par les femmes qu’on rencontre sur la route au bord des fossés, les yeux attentifs, les bras accueillants, comme au bord d’un lit.
Les paysans, à la manière des grands philosophes, acquièrent de la psychologie en observant les animaux. Ils savent que les mâles les plus sages et les mieux dressés ont leurs moments de frénésie. Maïténa commença par pardonner. Elle expliqua comme elle put l’absence de son mari aux voisins curieux. Puis, elle se mit à explorer elle-même la route et les auberges en s’enquérant discrètement.
Le maquignon, du haut de sa charrette, avait aperçu Virgile, les pieds en l’air, au fond d’un fossé. Son crâne était défoncé. Il n’y avait plus qu’à le conduire au cimetière.
Les gens plaignirent la veuve. Mais on ne songea pas à retirer les pierres du fossé sur lesquelles le jeune homme devait s’être fracassé la tête. Un mort n’est plus qu’un rêve, un sujet de causerie dans les veillées. Par égard pour la veuve, on ne fit pas d’enquête sur les causes de l’accident qui pouvaient être déplaisantes. N’avait-il pas trop bu ?
La guerre arriva, passa. La disparition de Virgile n’était pas plus extraordinaire que le commencement et la fin des hostilités européennes. On inscrivit son nom par mégarde sur le monument aux morts du village. Une glorieuse tranchée se creusa devant son souvenir.
Et il fallait l’acuité d’esprit d’Ourtic et la fidélité de Maïténa pour se rappeler encore.
Près de son feu, la jeune femme paraissait accablée par la tranchée, par les cinq ou six mois, par les dix ans, et par la carriole du maquignon. Cette faiblesse gênait Ourtic. Et l’effort qu’il fit pour la tirer de sa prostration donna une raison d’être à l’effort qu’il fit pour dire ce qu’il voulait dire.
Il mâchonna un préambule qui était plutôt une sorte de transition entre le silence et la parole.
— Ma fille et le Pascal ont porté leurs meubles aux Riaulets, ce matin. Ils y prennent la métairie vide. L’homme et la femme étaient d’accord pour s’en aller.
Il ne savait pas s’il élevait le ton parce que Maïténa levait la tête ou si c’était l’inverse.
— Je ne sais pas pourquoi ils font ça, car j’avais besoin d’eux ! Je ne sais pas ce que je vais faire, maintenant ! Et ils ont eu tort. Ambrosine était bien un peu bavarde, mais son mari n’avait pas de défauts. Il est le meilleur ouvrier du pays, et le plus honnête homme. Je dis bien : il a eu tort de me quitter, car je suis celui qui l’apprécie le mieux.
Les paupières de Maï étaient à présent bien ouvertes. Il fallait qu’elles ne se refermassent que sur une bonne parole. Celle-ci tomba, mêlée à une voix cassée et à une phrase prudente.
— Le Pascal est un brave homme, bien charmant. Mais quel dommage que ce soit justement lui qui ait tué ton mari !
C’est une fleur qui sort des mains de la nature.
Regnard (Démocrite)
Ourtic ne croyait pas qu’à cette heure-ci de la nuit il fût indispensable que les souvenirs serrassent de très près l’histoire authentique.
Ourtic vieillissait. Voilà pas mal de temps qu’il se demandait si réellement le Pascal avait tué le Virgile. Ce doute l’inquiétait pour sa santé morale. Il n’admettait pas qu’il n’eût l’esprit robuste jusqu’à la fin de sa vie. Il venait de faire la seule expérience qui lui fût permise. Il faisait contrôler son cerveau. L’imagination et la mémoire dépendent, à peu près au même titre, de l’intelligence ; et Ourtic était trop subtil pour ne pas traiter de haut les distinctions subtiles.
Après avoir parlé, il se sentait tout ragaillardi. Il s’émerveillait de son équilibre car sa conscience ne vacillait point. Elle était bien accrochée quelque part dans l’espace, au-dessus de lui ; et, tant qu’elle ne tombait pas sur ses épaules, comme pour l’écraser, elle se démontrait une bonne conscience.
Il pouvait juger de la qualité de ce qu’il venait de dire par l’effet qu’il produisait. Il était complètement satisfait sur ce point. Maïténa, effroyablement saisie, le croyait de façon évidente. Elle le regardait avec cette frayeur que le vieillard avait toujours considérée comme de l’admiration exacerbée. Toute la jeune personnalité de Maï était suspendue à ses vieilles lèvres. Il vivait une minute divine.
Il avait bien à se venger de Pascal qui, abandonnant sa ferme à l’entrée du printemps alors que les travaux commençaient, lui faisait une injure cruelle à la face du pays et un tort considérable. Mais la vengeance est un soin tout à fait mesquin lorsqu’elle n’est pas soutenue par un souci d’ordre sentimental.
Ourtic ne se serait pas contenté d’une cause vulgaire à sa révélation, qui avait déjà, par surcroît, une cause cérébrale.
Il désirait jouer un rôle dans l’existence de Maï.
Il avait une âme délicate qui recherchait les sentiments de choix. Il ne pouvait aimer ses deux filles : l’une s’amusait à Paris ; l’autre était lourde d’esprit. Il appréciait son gendre, mais voilà que celui-ci le quittait. Enfin, il en voulait à son entourage et en général à tous ceux du département de perdre le vieil esprit béarnais. Il en voulait aux jeunes gens d’être allés à la guerre, d’avoir abandonné le pays et les cultures pendant si longtemps. Quand on quitte le Béarn, c’est pour y revenir riche.
Aussi, s’était-il décidé à s’attacher fortement à sa voisine. Elle ne le choquait en aucune chose. Elle parlait peu ; elle n’avait pas d’amant ; et rien ne l’empêchait de croire qu’elle eût de l’affection pour lui.
Si elle ne témoignait pas de beaucoup d’esprit, il lui était reconnaissant de ce qu’il en témoignât par sa tendresse pour elle. Il avait choisi Maïténa parce qu’elle était basque et qu’il est extraordinaire de trouver une basque en Béarn.
Son affection était, d’ailleurs, très pure.
Cependant, quatre immenses jambons vinrent se placer dans son champ visuel. Ses paupières durent remonter entièrement pour les englober tous les quatre à la fois. Ce mouvement des paupières lui fit mal, car, depuis vingt-cinq ans, il n’avait dû les ouvrir aussi complètement, depuis le jour où sa femme avait mis au monde deux filles jumelles. Mais il ne s’aperçut pas de sa légère souffrance. Les jambons étaient énormes.
Ensachés de toile blanche, ils étaient bien plus éblouissants que le soleil ; ils évoquaient une constellation qui eût été tout entière suspendue au plafond de la cuisine. Jamais Ourtic n’en avait vu d’aussi gros. Ils ne lui donnaient pas une idée de nourriture mais d’opulence. Et le cochon dont ils avaient été distraits se reconstituait dans son esprit, pièce par pièce, avec le luxe de sa croupe et la richesse de sa hure.
Vraiment, la femme capable de produire un pareil chef-d’œuvre valait toutes les impératrices, toutes les avocates et toutes les femmes galantes de la terre. Et Ourtic avait envie de se mettre à genoux devant elle, comme on se mettait autrefois à genoux devant le taureau qui était dieu parce qu’il créait de la viande.
L’enthousiasme d’Ourtic était invisible. Il avait l’habitude de ne pas montrer ses sentiments profonds. Il gardait ainsi sa sensibilité intacte. Les impressions qu’on présente à tout venant se fanent vite. L’admiration pour les jambons n’occupait pas entièrement son esprit. Elle était combattue par son admiration pour la fournée de la semaine, en pains de cinq kilos, ronds, chapeautés et bien assis sur leur planche. L’un d’eux, en coupe, laissait voir son âme, une mie mousseuse et vaporeuse. Et puis, il y avait aussi des urnes, lisses comme les flancs de leur maîtresse, qui celaient dans leur cœur des provisions délicates : du confit d’oie et des foies gras entiers sertis de graisse.
Tout cela avait d’autant plus de valeur pour le vieillard qu’il perdait aujourd’hui sa ménagère. Aussi, oubliant sa révélation de tout à l’heure, il demanda respectueusement :
— Ne connaîtrais-tu pas une femme dans ton genre qui voudrait se louer, Maïténa ?
Elle le regarda avec surprise.
— Mais, moi, je ne savais pas, cria-t-elle, que le Virgile avait été tué par le Pascal ! Il faut que vous m’expliquiez. Je le veux ! Et pourquoi êtes-vous resté si longtemps ?
— Les jeunesses sont impatientes, dit Ourtic avec philosophie. Pour raconter une chose de cette importance il faut réfléchir car on pourrait se tromper et prononcer un mot plus haut que l’autre ! Et puis il fallait que je sache si le Pascal, si toi, et si moi, nous méritions que je parle. Il fallait que nous le méritions en même temps. Ce soir, il y a une éclipse de lune.
— Hé ! parlez !
Ourtic n’était pas étonné que la créatrice de tout ce qu’il voyait autour de soi lui intimât des ordres en son nom personnel et au nom de ses provisions. La nourriture ambiante lui donnait de l’estomac pour raconter ou ses souvenirs ou son rêve. D’ailleurs, depuis longtemps il avait réfléchi aux moindres détails de ce qu’il devait dire. Il le débita religieusement tandis qu’il rôtissait à la flamme ses mains vénérables.
— On ne pouvait pas se tuer en tombant dans le fossé où l’on a trouvé ton mari. Je puis te l’affirmer, moi, puisque j’étais tombé au même endroit, un instant avant, sans me faire le moindre mal.
Il faut te dire qu’il y a dix ans j’étais encore un homme solide. Je ne ressemblais pas aux mauviettes qu’on vous bâtit aujourd’hui et dont les femmes sont obligées de se satisfaire. J’ai conservé jusqu’à plus de soixante ans toutes mes facultés. J’entends par là qu’épuiser une belle fille ou un pichet de trois litres ne me faisait pas peur, à quelle heure que ce fût.
J’étais parti pour la foire d’Arudy en même temps que le pauvre Virgile. Mais, il n’avait malheureusement pas de défauts. Il était arrivé avant que je ne fusse à moitié chemin. Tu le sais, les auberges ombragent toute cette route, et, devant chaque auberge, par un hasard extraordinaire, se trouvait un de mes amis à qui je ne pouvais refuser une politesse.
Aussi, vers cinq heures, je couchais au fond de ce fossé qu’on a tant calomnié, et où, ma foi, on n’était pas si mal que ça.
Je dormais pendant que les voitures de retour d’Arudy mâchaient les graviers de la route. Et puis le silence arriva, et ça ne me réveilla pas non plus. Quand il me chut quelque chose de très lourd sur le corps.
Tu ne vas peut-être pas me croire ; je t’assure, pourtant, que je reconnus tout de suite ton mari et que ça me dégrisa. Je le voyais à l’envers, dans ses habits de dimanche pleins de poussière. Et j’étais tellement ému par nos situations à tous les deux que je me demandai, un moment, si ce n’était pas moi qui l’avais tué.
Sans bouger, je l’interrogeai :
— Qu’est-ce qui t’arrive là, mon pauvre Virgile ?
Je n’eus pas plus tôt demandé ça que j’entendis sur la route quelqu’un qui s’échappait au galop.
Comment je suis sorti du fossé, je l’ai oublié. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’homme n’était pas bien loin quand j’en fus hors. Je le reconnaissais facilement. Il portait une ceinture bleue ; et Pascal Jouanou est le seul du village à ne pas en porter une rouge, comme tu sais.
Je le laissai aller. Je savais où le retrouver. Seulement, je ramassai la hache qui se trouvait par terre et dont il venait de se servir pour tuer le défunt. Elle avait bien sur sa partie plate du sang et de la cervelle, mais elle était neuve, et, mon dieu, je l’ai emportée chez moi.
Comme Maïténa faisait un mouvement, il eut peur de l’avoir blessée sans utilité.
— Je me laisse entraîner à te raconter beaucoup de détails. Mais je n’ai jamais dit cela à personne, et je m’en souviens comme si c’était hier. Je ne l’ai jamais dit à personne. J’ai fait ça pour toi.
Elle poussa un grand soupir qu’il considéra comme la ponctuation finale de son récit. Bien au chaud, il la considéra avec satisfaction. Le corps très dur de Maïténa s’affermissait encore pour contenir, de toute la force de ses seins et de ses bras, son secret nouveau et sa fièvre. Quelques paroles raclèrent sa gorge serrée.
— Puisque vous saviez, pourquoi l’avez-vous marié à votre fille ?
Ourtic ne comprit pas bien cette question. Vraiment, il ne trouvait pas qu’il eût récompensé Pascal en lui accordant une fille coureuse, dépensière et sotte.
— Parce qu’elle était enceinte, parbleu !
Et il expliqua d’un air amusé :
— Et alors, comme il me fallait un gendre, je suis allé trouver le Pascal ; et il m’a tout de suite écouté. Tu vois, je te dis tout ce soir !
— Il le soupçonnait donc que vous saviez ?
— Il m’avait vu passer avec la hache.
Elle se leva pour ne pas s’évanouir. Son cœur était serré comme s’il allait lui remonter à la bouche. Elle fut étonnée d’entendre, cependant, sortir de soi une voix naturelle :
— Vous allez boire un coup avant de vous en aller.
Il ne refusa pas. Et puis, elle l’accompagna jusqu’à la porte.
— Il fallait que je te dise tout ça un jour. Au bout de dix ans, ça ne peut plus faire de peine. Moi, je suis soulagé ! Ma conscience, tu comprends, pauvre ! Ah ! quel beau pailler ! Que tout est en ordre, partout ! Je viendrai te payer, ces jours-ci, la semence que je te dois.
Il parlait plus fort à mesure qu’il s’éloignait ; sa voix dissolvait le silence comme un acide.
Maïténa Otéguy avait traversé sa cour ; et, sur la barrière qui donnait sur le chemin, elle s’arrêta pour rêver. La tempête cessait. On l’entendait encore au loin faiblement, comme si elle eût été la respiration et les vagissements de la campagne nouvelle-née. Après sa violence, la nature avait une faiblesse émouvante. L’homme pouvait se camper en dominateur. Les branches d’arbres pleuraient. Une haie renversée humiliait un champ. Des flaques éclairaient le chemin d’un éclat pitoyable. Des rigoles éperdues filaient dans une multitude de frémissements. Et, là-haut, la lune, gros clou d’argent, attachait de la clarté dans le ciel.
A sa droite, Maï voyait s’ouvrir l’unique rue du bourg, tortueuse, gravée de pavés par plaques, grimpant mollement vers le clocher, et soutenue dans son ascension par le dos courbaturé des maisons.
Quoiqu’elle n’eût pas l’esprit romanesque et qu’elle ne lût jamais, la jeune femme sentait très bien qu’elle entrait dans le roman de sa vie.
Elle fit quelques pas en avant sur le chemin, le long du mur de clôture.
Sa force allait donc avoir une autre raison d’être que les travaux du ménage et des champs. Elle était faite pour vivre ardemment. Elle ne recherchait pas trop s’il était vrai qu’elle eût à se venger. Elle se demanda même, un instant, si elle ne se félicitait pas de la mort de son mari qui lui permettait une récréation aussi vigoureuse. Mais cette idée lui fit horreur. Et comme ses gestes accompagnaient souvent ses pensées, elle se retourna vivement pour la chasser.
Elle avait passé l’angle de sa maison et son mouvement dirigea son regard vers un homme immobile, profondément absorbé devant la lucarne de sa cuisine.
Dans un pays où les distractions sont rares, voilà un bon spectacle : une belle femme surprise. Elle s’approcha silencieusement de son admirateur inconnu. Il la vit brusquement, lorsque sa poitrine le toucha et qu’il sentit sa chaleur. Mais il avait besoin d’un plaisir plus raffiné que quelques reproches. Il s’enfuit en ayant bien soin de cacher sa figure pour qu’elle ne le reconnût pas.
Elle rentra ; et, pour la première fois, prudente, elle ferma soigneusement la lucarne de peur qu’on ne la vît, la tête dans sa main, veiller toute la nuit, chose indécente.
L’aube sonna et nettoya le ciel. Il ne pleuvait plus. Le vent cessait. Une fauvette certifiait le beau temps.
Maïténa Otéguy qui n’avait pas dormi parut sur sa porte et reconnut la terre.
En face d’elle, le bourg piquait un mamelon de maisons basses aux tuiles brunâtres et mélancoliques qui couvraient des toits très aigus retroussés légèrement à un mètre du sol.
Ce bourg ressemblait à un chapeau de moine fortement rapiécé. Le clocher en formait la pointe. Le moine avait quelques arbres dans les cheveux et, entre autres, les cyprès du cimetière. Parmi ces derniers, Maïténa Otéguy avait son préféré ; c’était celui contre lequel dormait Virgile.
Derrière le clocher, le chapeau, et Virgile, les collines montaient jusqu’aux Pyrénées par talus successifs. Les montagnes sortaient douillettement de leur couverture de neige. Et, par-dessus, menacé par la molaire énorme du pic du Midi d’Ossau, le ciel bleu comme l’eau d’un torrent ruisselait vers les yeux de Maïténa où il venait se solidifier.
La jeune femme n’avait pas peur de regarder le soleil et la mère de ce dernier : la colline qui suit la route de Pau. La pente de cette colline était entièrement divisée par des carrés de vignes encore inertes, — le mois de mars finissait. — Le plus beau de ces carrés, — Maïténa le trouvait beau quoiqu’il n’eût encore aucune végétation et que les sarments fussent ascétiques et secs comme des fils de fer, — avait été planté par son mari avec les meilleurs cépages béarnais : le mansenc, le courbu et le cruchén.
Les plantes, les arbres dépouillés, et même les maisons, toutes les choses qui avaient été flétries par la tempête, anéanties par la nuit, semblaient s’épanouir et ressusciter sous le ciel. La nature n’avait pas besoin de Maï. Elle chantait toute seule sa joie, joie mièvre et éclatante, des chants de la basse-cour aux cris des bouviers qui sortaient tout près de la jeune femme ou du fond de l’horizon et se répercutaient aiguisés sur les rochers ou fondus dans l’eau du gave.
Maïténa sentait très bien en elle la montée de la sève, et ça la faisait réfléchir à celle de sa vigne.
« Elle va pousser, la malheureuse. Et elle n’a pas encore traversé la saison des gelées ! »
Aussi, décida-t-elle d’envoyer la gouge et le valet attacher les plants délicats. Pour se donner de l’autorité elle avait pris l’habitude de commander en criant, le corps bien redressé et les bras collés aux hanches.
La gouge était une jeune fille sale et tuberculeuse que la santé de sa maîtresse écrasait. Plus celle-ci se tenait droite, plus l’autre marchait courbée, attitude prise en piochant la terre.
Maï se réservait les travaux trop durs du ménage, et envoyait tous les jours sa servante au grand air.
Quand elle eut préparé son fils pour l’école, elle partit à son tour pour la vigne. Elle marchait vite.
Elle avait, d’un côté, sa colline où la végétation sommeillait, et, de l’autre, un ruisseau étroit et profond qui venait en droite ligne de la montagne. Un peu plus haut, ce ruisseau roulait sur les roches noires son eau infiniment virginale, pureté ennemie de la chaleur et que les glaciers seuls peuvent engendrer.
Ici, on l’appelait toujours « le gave », quoiqu’il n’eût plus autant d’allure. Sa couleur, enrichie durant la belle saison par les feuillages et les fruits tombant dans son cours, était présentement rougie par la terre. La pluie de la nuit le gonflait jusqu’au ras du chemin.
La femme, qui marchait la tête basse, quoique la colline l’abritât du soleil, s’arrêta. En face d’elle, un arbre était tombé à travers le ruisseau, et le forçait à mille frémissements inutiles. L’eau violée envahissait le chemin. Maïténa préférait être écorchée que de voir souffrir les choses. Et, devant ce spectacle bruyant, elle s’apercevait qu’elle comprenait le langage de la nature comme d’autres comprennent le langage des bêtes.
— C’est de l’autre côté du chemin que le Virgile est tombé.
Elle crut d’abord entendre la suite de sa conversation avec le ruisseau ; pourtant, très vite, elle se retourna.
Un grand garçon la regardait. Il lui montrait le fossé, et il insistait :
— C’est là même !
Elle ne lui répondit pas. Elle le considérait avec étonnement comme s’il se casait mal parmi ses rêveries. C’était un garçon gros et sanguin, de figure niaise. Son front était prodigieusement étroit et son menton prodigieusement osseux. La partie la plus remarquable de sa tête, les oreilles, des cartilages rouges et gras, s’évasaient et végétaient.
— C’est toi, Omer ! dit-elle cordialement et en se remettant à marcher.
— Je viens te chercher pour mon frère, lui répondit l’autre. Il a besoin de ta poudre. Il s’est rôti le pied en faisant sauter un tronc d’arbre. Il a besoin de ta poudre.
Un flot de sang inonda le visage de Maï. Comme elle baissait la tête pour que son regard ne fût pas aperçu du jeune homme, celui-ci s’imagina qu’elle était troublée d’être seule avec lui.
— C’est le printemps qui te tracasse !
Maïténa Otéguy faisait effort sur elle.
— Je vais y aller, accepta-t-elle tout à coup.
Et, d’un pas vif, elle reprit la route du bourg.
Elle avait peur d’elle et d’une chose mystérieuse qui troublait sa moelle. Elle ne savait trop si elle était impatiente ou si elle luttait contre soi, mais elle hâtait le pas. Chaque fois que son cœur battait trop fort dans sa poitrine, des ondes d’ineffables voluptés couraient dans ses membres jusqu’à l’extrémité de ses doigts.
Mais, soudain, elle trébucha et tomba brutalement sur la mousse du talus. En face d’elle, Omer, qui venait de lui lancer un croc en jambes, l’examinait d’un repli de sa figure écarlate.
Elle ne lui donna pas le temps d’avancer la main ; elle se remit debout immédiatement. Elle se contenait ; elle évitait même de parler à Omer ou de marcher plus vite, de peur d’irriter son désir.
Cette alerte la rendit si froide et si maîtresse de soi que le garçon le sentit. Il resta sur place, les bras ballants.
Maïténa s’éloigna de lui. Puis, elle l’entendit crier :
— Quand tu voudras, hé !
Elle arriva chez elle où elle prit, dans un coin de la cheminée près du four, un sachet plein de cendres d’herbes bénies le jour de la Saint Jean. Elle se chargeait tous les ans de les conserver pour guérir les blessures.
Quand elle entra chez Pascal Jouanou, celui-ci était dans son lit au fond de la cuisine. A sa vue, il se dressa sur ses draps ; et il regarda désespérément vers la porte.
— On ne t’avait pas prévenu qu’on allait me chercher, remarqua-t-elle.
Mieulx m’eust valu avoir esté crier ailleurs secours.
François Villon (Ballade de Villon à s’amye)
Elle riait d’un air bon enfant et ce rire finit par le ranimer.
— Si fait ! Et c’est moi qui ai pensé aux cendres ! Mais tu ne ressembles plus à ce que tu étais hier, Maïténa. Tu m’as fait peur en entrant. Je ne sais pas pourquoi. Jetterais-tu des sorts ?
Il aurait voulu rire comme elle ; mais il frissonna longuement.
Cette prostration de Pascal désarmait la jeune veuve. En l’apercevant de la route, elle avait eu un vertige et ses yeux s’étaient portés automatiquement sur la barre du foyer, une lourde tige de fer qui servait à faire des trous dans les terrains difficiles et qui pouvait bien, à la rigueur, assommer un homme. Maintenant, son cœur ralentissait, son sang refroidissait et elle examinait Pascal avec mépris.
Celui-ci rivait ses yeux sur ceux de Maïténa. Il semblait qu’elle le fascinât.
— Mais réponds-moi donc ! Que devient le petit ? Et le verger ? Tu es bien bonne d’être venue. J’étais seul. J’ai appelé mon frère ; et il ne voulait pas aller te chercher. L’Ambrosine est depuis ce matin chez le sandalier. Pendant ce temps, comme on ne peut pas labourer par cette boue, j’ai voulu faire sauter une vieille souche de chêne. Regarde ce que je me suis fait avec la poudre.
Il rejeta brusquement ses draps pour lui montrer son pied blessé. Celui-ci était parsemé de taches noirâtres et tuméfié horriblement.
Maïténa recouvrit les jambes, toucha le poignet de Pascal et se rendit compte qu’il avait une grosse fièvre.
— Tu as chaud ! C’est sans doute ce qui te donne le délire. Tu ne m’as jamais parlé ainsi. Serais-tu amoureux ?
Elle le considérait ironiquement. Si elle ne l’avait su déjà, elle aurait appris qu’il n’était pas amoureux d’elle en penchant son joli corps sur le sien. Sa peau, ses formes délicates mais bien sorties, une démarche molle et musclée, — apanage de la femme basque, — et qui provoquaient des poussées de sensualité sur son passage, ne troublaient pas Pascal. Sans sa vengeance à assouvir, cette indifférence le lui aurait rendu sympathique. Elle ne comprenait point qu’elle pût créer des désirs puisqu’elle n’en contenait pas. Ils ne lui faisaient plus honte comme dans les premiers temps de son veuvage, mais ils la gênaient toujours.
Pascal eut un accès de fièvre plus violent.
— Tu comprends ! Tu ressembles à ton mari, Maïténa !
Elle ne répondit pas ; elle lui versa avec une grande douceur les cendres bénies sur le pied malade, puis les étala de la paume de la main.
— Alors, ce n’est pas toi qui viens, la nuit, à la lucarne de ma cuisine, faire le jeune homme ?
Il manifesta, cette fois-ci, quelque stupeur. Il ne la feignait pas. Mais il n’était capable ni de rire ni de se fâcher.
— Tu sais bien que tu es courtisée et que, moi, je n’aime encore personne.
— Tu as tort ! Si tu avais été occupé à une amourette, tu n’aurais peut-être pas été un assassin, remarqua-t-elle très simplement.
Il avait l’intelligence un peu ralentie par le climat sédatif du Béarn, et il chercha, un instant, à comprendre ce qu’elle voulait dire.
— Pourquoi donc ? demanda-t-il enfin.
— Mais parce que tu n’aurais pas tué Virgile, répondit-elle aussi naturellement que possible en continuant à lui soigner le pied.
La tête de Pascal Jouanou au repos ressemblait à celle de saint Jean-Baptiste que Salomé tenait sur un plat. Mais il ne portait pas de barbe. Il était propre. Après une enfance malheureuse, il avait pris l’habitude de fermer souvent les yeux pour accepter ou pour éviter les coups, habitude à laquelle il devait des paupières lourdes au mouvement timide et non sans charme. Il aimait aussi à dissimuler ses idées profondément pour ne pas les laisser détériorer. Des paupières protégeaient ses yeux. Et des cheveux volontairement désordonnés protégeaient le logement de ses idées comme des fils barbelés.
— Comment l’aurais-je tué ? fit-il en rougissant.
— D’un coup de hache sur le front, entre le fossé et les bœufs. N’as-tu pas essayé, une fois, de tuer ton père ?
Il ne releva pas tout de suite la seconde accusation.
— Ne crois pas cela, Maï, j’aimais ton Virgile. Je n’aurais pas voulu, pour tout au monde, lui faire du mal. Nous étions toujours ensemble. Nous nous disions toutes nos affaires. Quand il était jeune homme, c’est moi qui lui fis connaître qu’il était amoureux de toi. Je l’ai forcé à aller te demander. Il n’osait pas. On s’entendait bien. Je l’ai pleuré. Je suis venu t’aider à soigner la terre. Et, pour récompense, tu viens, aujourd’hui, me dire que j’ai tué !
Maï ne broncha pas.
— Tu as un oncle au bagne. C’est par atavisme. Il fallait peut-être que tu assassines quelqu’un dans ta vie.
La porte était ouverte et la chaleur qui précède le printemps entrait par gros paquets. Cette chaleur contribuait à entretenir la fièvre de Pascal.
— Ne crois pas ça, ma pauvre ! Si c’était vrai, je le saurais bien. Et, en ce moment-ci, vois-tu, je te le dirais.
Il avait une confiance absolue en Maïténa. Après la mort de son ami Virgile, il l’avait adoptée comme une sœur. Lorsqu’elle lui donnait des conseils, il les suivait à la lettre ; et il s’en trouvait bien. Il l’admirait.
— Si tu ne t’en souviens pas, c’est encore pire, fit-elle.
Plus que le révélateur lui-même, la jeune femme était sûre de la révélation d’Ourtic. Malgré son travail, elle s’ennuyait en Béarn et il lui fallait une occupation cérébrale. Elle savait, d’autre part, ce que valent les dénégations d’un criminel.
— J’ai bien voulu tuer le père, mais ça c’est une autre chose. C’est un péché de jeunesse. Il était coureur. Et il voulait se remarier. Il faut, quelquefois, faire respecter sa famille.
— En effet, ce n’est pas la même chose, car tu n’avais pas de droits sur le Virgile.
— Ça c’est exact.
Peu à peu, l’orage parfumé du printemps pénétrait en Pascal ; et il se rendait compte qu’il avait réellement tué son ami. C’était un acte nécessaire dans une vie comme la sienne. Cet acte apportait à sa vie une saveur qui lui manquait et qui ressemblait au nouvel intérêt de l’existence de Maï. Il songerait jusqu’à sa mort à ce que venait de lui apprendre cette jeune femme. Quels mouvements du sang ! Quels élans ! Quels héroïsmes ! Grâce à sa fièvre, son cerveau avait la chaleur voulue pour accepter une idée nouvelle et pour en prendre la forme.
— Tu as tué ! hurla-t-elle.
— J’avoue ! fit-il en pleurant.
La jeune femme remonta les draps de Pascal, le borda, et, lentement, lui prit le cou des deux mains. Elle se mit bientôt à le serrer avec passion, le torse bandé. Il se laissait faire. Il allongeait ses bras contre son corps comme pour se donner une attitude correcte de cadavre. Sa figure s’enflait progressivement sous les efforts de sa garde-malade. Elle cherchait de l’index une artère à écraser. Elle râlait pour lui.
— Il ne fallait pas m’attendre ! cria-t-on de la porte.
Ambrosine arrivait brusquement, à l’aide de ses grandes jambes, de son long cou et de sa tête maigre qui battait l’air. Elle trouvait équitable la grande renommée de vertu et de beauté de la veuve de Virgile, mais c’était une femme bavarde en quête de toutes les nouvelles sensationnelles à colporter. Aussi, admettait-elle tout de suite les choses extraordinaires.
— Alors tu allais te mettre au lit, Maïténa ?
— Tais-toi, vieille folle, hurla Pascal.
— Je causais avec lui.
— Tu lui pétrissais la figure, charogne !
— C’était pour le rendre beau, plaisanta la veuve.
Puis elle se dirigea simplement vers la porte. Elle pensait de nouveau à sa vigne. Ses seins saillaient durement sous son corsage. Et ses bras nus étaient gros. On la savait forte. L’autre femme la regarda sortir.
Tu ne dois pas trouver mauvais que la scène se passe souvent dans l’âme des personnages.
Hoffmann (Contes)
Il fallait que Maïténa Otéguy fût dans une de ces périodes de la vie où l’on recherche aussi bien les vifs mouvements de l’âme que les mouvements du corps pour avoir été révolutionnée par la révélation d’Ourtic.
Il n’y avait pas de raison dans ce grand trouble. Suivant la croyance paysanne, la peau se renouvelle tous les sept ans, les états d’âme tous les cinq ans, les amours tous les trois ans. Le temps avait évaporé à grands coups de vent le sang de Virgile. Le souvenir est une chose rare, souvent artificielle. Les poètes — il y a de vieux bouquins de Lamartine et de Victor Hugo dans le trésor ancestral de tous les villages, des bouquins qu’on se passe religieusement — les poètes ont généralisé l’idée du long souvenir. Le ressentiment de Maïténa procédait beaucoup plus de la poésie que de la recherche de la justice.
Depuis sa mort, les vaches de Virgile avaient été saillies dix fois, sa maison recrépie, et sa femme s’était baignée à plusieurs reprises dans le gave. On ne voyait plus nulle part la trace de ses mains.
Quant à l’exemple à faire, Maïténa n’y songeait pas une seconde. Elle était trop jeune ; et ç’aurait été inconvenant.
« Voici comment j’ai tué la vieille », dit le 2 août 1914, dans un moment d’expansion, Ourtic à quelques anciens, à qui les événements de la journée et quelques verres de vin blanc rappelaient le temps de 70. « Elle ne pouvait plus faire la soupe ni même tirer le lait. Elle n’était plus bonne qu’à me rendre nerveux, qu’à faire partir les valets, et qu’à encombrer notre cuisine. Un soir, j’ai attendu qu’elle s’endorme pour qu’elle ne souffre pas, et je lui ai serré le cou. Ça m’a produit un si drôle d’effet que je ne peux plus voir tuer une poule. Il fallait la faire disparaître, cette pauvre, et j’ai mis le feu à son lit. Le lendemain, il n’y avait plus rien, ni cou serré, ni femme gueularde. Les gendarmes m’ont touché la main et la compagnie d’assurances m’a payé le lit. Quoi ? Pourquoi ne voulez-vous pas le croire, puisqu’il y a prescription ? »
Ourtic fut alors approuvé par tous ceux qui n’avaient pas encore tué leur femme. Ils n’étaient pas très nombreux.
Dans l’affaire qu’elle avait avec Pascal aujourd’hui, Maïténa ne pouvait donc être soutenue ni par la population, ni par une réprobation personnelle sérieusement motivée.
Au surplus, dix ans après ledit meurtre, Pascal était un autre homme ; il pouvait ne pas être le successeur de lui-même. Pourquoi le châtier ?
Aussi, pour tout dire, la cause profonde de l’atroce aventure qui commença ce jour-là pour Pascal Jouanou, ce fut que Maïténa Otéguy se trouvait depuis dix ans sans distractions, sans passions, sans mari, en pleine campagne.
Maïténa marchait vite. L’angélus de midi sonnait. Elle devait arriver chez elle la première, pour tremper la soupe de son monde.
Son premier voisin, Osmin Laloubère, qui attendait sur sa porte que ses bêtes eussent mâché leur ration pour les faire boire avant son propre repas, la salua d’un sourire réjoui et d’une bonne nouvelle.
— Le berger est arrivé !
Il la suivit, ensuite, des yeux jusqu’à sa barrière par où elle disparut. Lui aussi la désirait.
La cour de Maïténa était pleine de brebis, un beau troupeau, qui, tous les ans, à l’entrée de l’hiver, descendait des montagnes pour aller trouver sa nourriture dans le Vic-Bilh, nord du Béarn, ou bien dans la vallée de l’Adour. On y reçoit volontiers les bergers qui sont aimables, adroits et pleins de prévenances. Pendant les vendanges, ils aident leurs hôtes aux travaux de la cave, auxquels ceux-ci ne sont pas toujours très habiles. Plus tard, pendant les grands froids, ils tressent des vanneries, « les cougeoles », dont on a besoin pour apporter le foin aux bœufs et pour abriter les couvées ; ils préparent du « greuilh » ou du fromage d’Asson avec le lait des brebis et racontent à la veillée des histoires en un patois que les béarnais comprennent fort bien mais qu’ils aiment à railler. Quant aux brebis, elles paissent l’herbe des vignes et des jachères qu’elles dotent sans autre frais d’un fumier précieux.
Le berger de Maïténa, Jeanty, était particulièrement recherché. Tout jeune, de race musclée, assoupli et endurci par la chasse en montagne, il possédait une voix très douce et des talents féminins.
Quand Maïténa entra dans sa cuisine, elle le trouva ceint d’un tablier bleu et coupant du pain en tranches fines au-dessus de la soupière. La femme sourit.
— Alors, vous êtes là, Jeanty !
Il s’avança vers elle, respectueusement. Il tenait un petit béret au-dessus de sa tête ; et sa figure s’éclairait de plaisir. Il prenait cette attitude chaque fois qu’il arrivait dans une ferme. Ils ne se serrèrent pas la main. C’est un geste que les béarnaises ne savent pas faire.
— Je suis dans le pays depuis une heure ! Je me suis arrêté chez vous de préférence aux autres. Et je me mettais à tailler la soupe pour vous épargner la peine.
Elle ajouta un sourire à l’autre sourire. Il ressemblait à Virgile par quelques traits qu’elle seule pouvait discerner, et en particulier au fond de l’œil par une lueur d’un bleu idéal et qui imprègne le reste du corps.
Mais elle détourna très vite son regard comme on retourne un livre. Cette évocation lui inspirait des idées sévères.
Elle songeait :
« Je suis idiote de ne pas avoir profité de ce moment ! Est-ce qu’il reviendra ? Une petite serrée de plus et le travail était accompli. Qu’est-ce que ça me faisait, l’Ambrosine ? J’ai bien le droit, je pense ! Il a tué le mien ! Et pourquoi l’a-t-il tué ? L’atavisme n’a pas suffi. Ça ne serait pas sérieux ».
Mais tandis qu’elle pensait ainsi, elle disait :
— Mettez-vous tous à table pendant que je fais cuire la hampette ; et mangez la soupe. Les travaux doivent être faits à l’heure pour être bien faits. Pour manger, c’est à midi.
— Le facteur a porté une lettre, fit Jeanty.
Maï regarda l’enveloppe. Elle était de Maricha Otéguy, sa sœur, élevée au Pays Basque par une tante, et, depuis peu, mariée avec un tout jeune homme. La veuve n’ouvrit pas la lettre, mais la posa à côté d’elle et se mit à déjeuner sans parler pour ne pas distraire les autres de leur nourriture.
Elle mangeait peu. Elle était rassérénée par l’atmosphère saine qui l’environnait. L’haleine chaude de ses compagnons, le parfum excitant de la soupe aux choux assaisonnée de thym et d’absinthe, le feu qui la grillait par derrière, le soleil qui pénétrait pas à pas dans la cuisine, par la porte entr’ouverte, et qui sollicitait son cou, sa figure et ses bras, tout cela inclinait son esprit vers des idées paisibles.
La lettre même qui était près d’elle faisait ressortir la plénitude de sa tranquillité. Elle amenait la famille lointaine, toute l’agitation extérieure qui l’avait portée ici, dans la vie de tous les jours de Maïténa Otéguy. Cette cuisine était pour elle l’aboutissement final, le centre du monde.
Aussi, ce fut avec soin qu’après le repas, les ouvriers et le berger sortis, elle fut ouverte, et lue méticuleusement par une jeune femme penchée.
« Ma chère sœur,
« Tu sais que mon mari doit faire son service militaire cette année. Or, il a eu le malheur, à seize ans, de faire du mal à un douanier qui l’attrapait portant de la contrebande. Comme il a été en prison, on veut maintenant l’envoyer en Afrique. Et ça l’ennuie.
« Il veut être libre.
« On a décidé ça hier soir, sur la route, quand le facteur lui a remis sa feuille. Il y a des basques à gauche et à droite de la Bidassoa. Nous passerons demain en Espagne et nous resterons près de la rivière. Le Guipuzcoa est plein d’Otéguys.
« Mais la tante ne veut entendre parler de rien. Quand on sera parti, elle laissera tout à des voisins, à moins que tu viennes prendre notre place. Si tu viens, tu seras dix fois plus riche que là-bas. Et tu ne seras plus à l’Étranger.
« Vends le coin de ton défunt et viens.
« Chère sœur, je t’embrasse. »
« Maricha. »
Cette lettre bouleversait tellement les idées de Maïténa qu’elle dut la relire pour se pénétrer de son sens. Mais, quand elle l’eut bien comprise, elle s’abandonna à l’enthousiasme.
Elle était née dans un petit bourg près de la Bidassoa, un petit bourg si pauvre que ses habitants devaient aller chercher fortune au delà des mers ou vivre de contrebande. Son père chérissait le sol, mais détestait la mer et les aventures aussi vivement que ses compatriotes les goûtaient. Il émigra à l’intérieur de la France c’est-à-dire dans le Béarn. Il s’arrêta, un jour, au sud de Pau où les paysans sont riches, accueillants aux ouvriers agricoles, et où il retrouvait un peu l’isolement de son pays.
Quoique béarnaise depuis l’âge de sept ans, Maï se rappelait nettement le Pays Basque. Son village natal était suspendu à l’un des derniers rochers de la chaîne qui s’étalait ici multiple et insaisissable. Ces Pyrénées qui lui faisaient peur à leur centre, elle les avait chéries à leur naissance, vers cet endroit merveilleux que le soleil choisissait tous les soirs pour s’évanouir.
Elle possédait une mémoire lumineuse, et elle voyait encore admirablement l’extraordinaire teinte bleue qui, là-bas, se répandait partout, sur les maisons, sur les touristes, sur les prairies. Il lui semblait que la mer n’ayant pu absorber tout le bleu de l’espace le surplus se déversât sur les cantons basques.
Aujourd’hui, cette féerie qui est purement basque et que les étrangers ne découvrent pas du tout, car le pays, comme l’âme basque, ne se dépouille que devant un basque tout seul et tout nu, émerveillait Maïténa.
Cette passion défendue se cachait si bien jusqu’ici qu’elle avait fini par être comme si elle n’était pas. Maintenant, Maïténa se rattrapait. Elle oubliait les deux malheureux dont elle allait prendre la place.
Une sorte de justice qui veillait dans son inconscient lui faisait, d’ailleurs, trouver équitable que sa sœur connût quelques déboires. De nombreuses années auparavant, leur tante, après avoir habité Paris et gagné une large aisance dans la galanterie, était revenue chez elle d’où elle avait aussitôt réclamé la jeune Maricha. Elle n’était plus ni belle ni généreuse, mais, dans sa maison, Maricha ne manqua de rien. Cette idée put rendre amère l’enfance misérable de l’aînée.
Celle-ci ne songeait donc pas à sa sœur. Elle songeait à elle, à « la patrie basque », à son enfant qui serait basque. Elle exultait. Et dans ce même temps elle entendit une voix surnaturelle.
— Hé ! Madame Prébosc ! Il y a cinq petits agneaux qui sont nés pendant que nous dînions. Il faudra venir choisir le vôtre.
Elle dirigea ses yeux tout doucement vers l’apparition. Et elle reconnut à la fois avec une émotion considérable la voix lente et les traits lactés de Jeanty.
Jeanty apparaissait à Maïténa comme Notre-Dame-de-Lourdes est apparue à Bernadette Soubirous. Sa ressemblance magnifique avec Virgile le faisait resplendir d’une façon sacrée. La jeune veuve fit effort pour ne pas se jeter par terre devant lui, les seins et les genoux sur les dalles.
Elle venait de rêver à son enfance ; et puis, tout à coup, elle se réveillait mariée. Le mariage est une résurrection. On reprend la personnalité d’une ancêtre déjà aimée, et l’on vit une autre vie. Le Béarn succédait au Pays Basque. Sa conception et sa naissance étaient remplacées par sa merveilleuse nuit de noces où, sur une colline molle comme une chevelure, la lune étant cachée par un nuage et par Virgile, son corps avait été éclairé par les deux yeux que voici.
— Vous êtes souffrante, Madame Prébosc ?
Comment pouvait-elle entendre ? Ça n’avait pas de sens. Comment put-elle répondre ?
— Je vais bien ! Soyez tranquille.
Et elle lui laissa tourner le dos sans courir à lui et lui baiser religieusement les paupières.
Quand il fut loin, elle se donna, en un éclair, une explication de la recrudescence de son culte pour son mari :
— Avant la visite d’Ourtic, je serais partie !
Mais elle s’effraya d’avoir parlé tout haut. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour voir si, derrière la haie, personne n’avait pu l’entendre. Elle redevenait tout à fait béarnaise. Elle trouvait même déjà un peu folle son exaltation à la lecture de la lettre, comme s’il eut été fou d’être basque.
Elle s’étonnait d’avoir médit à sa face du paysage qu’elle voyait. Il était bien plus beau que celui dont elle rêvait, il y a un instant. Ils ne possédaient, là-bas, ni les neiges éternelles devant leur cœur, ni ce petit coteau dressé comme un vase pour recevoir à son sommet le fameux cyprès de Virgile Prébosc.
« Que va-t-il penser de moi, ce pauvre Jeanty ? » se demanda-t-elle.
Elle rentra dans sa cuisine et prit sur le chambranle un vieil écritoire, de l’encre violette et une plume rouillée. Elle posa le tout sur la table épaisse, au bout qui ne servait point aux repas, et avec beaucoup d’application se mit à écrire :
« Ma chère sœur,
« Je m’empresse de répondre à ta lettre qui m’a beaucoup surprise et étonnée pour que celle-ci te parvienne avant ton départ. C’était donc ta destinée de ne jamais rester en place, de quitter d’abord les parages du père, puis ceux de la tante. Mais ce n’est pas ta faute, tu n’y peux rien ! Tu dois te garder ton mari.
« Et vous n’êtes pas à plaindre.
« Quant à moi, c’est ici que j’ai mes agréments. Il faut que je nourrisse le souvenir du pauvre Virgile. Alors, je ne reverrai plus le Pays Basque. Dis à la tante de prendre une orpheline de l’Assistance.
« Comme la tante ne vous donnera rien, et comme vous n’avez rien, je t’envoie un mandat. Vous aurez ainsi de quoi acheter un petit commerce. C’est tout ce que j’ai. Ce sont toutes mes économies.
« Espérons que l’année sera bonne !
« Je t’embrasse.
« Maïténa. »
Elle plia la lettre, et l’inséra dans une enveloppe qu’elle laissa ouverte pour y glisser le mandat quand elle serait au bureau de poste. Elle achevait ce travail et levait les yeux, lorsqu’elle aperçut, devant sa porte Ambrosine Jouanou, la tête mouvante et les bras repentants.
Celle-ci expliqua sa visite avant d’entrer, en pénitente irréprochable :
— Il gueule. Il te déteste. Et tu ne lui pétrissais pas la figure.
Il n’est animal au monde en butte de tant d’offenses que l’homme.
Montaigne (Apologie de Raimond Sebond)
Dès qu’elle fut rentrée chez elle, Ambrosine apprit à son mari :
— Sa sœur l’appelle chez les basques pour lui laisser l’héritage d’une tante sienne. Mais elle ne veut pas. Elle préfère travailler davantage et rester ici où elle a ses agréments. J’ai eu une pensée extrêmement regrettable, tout à l’heure. Je ne m’en étais jamais aperçue comme aujourd’hui : elle est la plus brave femme du village ! Elle s’occupe de ses amis et n’oublie pas son défunt.
Ce petit discours déplut à Pascal. Sa fièvre était tombée. Son pied allait mieux et serait guéri dans quelques jours. Il pouvait se rendre compte sainement qu’il agissait ce matin comme un innocent. Si, au moment de son aveu, il avait été capable d’héroïsme, il tremblait, maintenant, de peur de tous ses membres.
« Comment le savait-elle ? » pensait-il. « Elle n’en était pas sûre ! Il me suffisait de nier, de nier toujours ! »
Il essayait, pourtant, de se convaincre que rien n’était perdu :
« Peut-être en lui jurant que j’ai menti ! En en trouvant un autre ! »
Quand sa femme lui eut parlé, il ne put s’empêcher de hurler :
— Ah ! pourquoi n’y va-t-elle pas chez les basques ? Est-ce qu’on ne s’en passerait pas ici ?
Ambrosine s’indigna d’une pareille ingratitude.
— Comment, méchant homme, c’est toi qui dit ça, quand elle t’a soigné, ce matin encore ?
Ce fut, bientôt, une dispute épouvantable. Et, quoique Ambrosine eût à se féliciter de s’être vengée de Pascal par avance en n’attendant pas cette occasion pour le tromper, elle se promit bien de mettre Maïténa au courant de la nouvelle vilenie de cet homme afin de lui créer en elle une ennemie.
— Tu t’en repentiras, fils de chienne, d’être impoli.
Il se tut le premier, saisi d’inquiétude. Il n’était pas utile qu’il se créât, à présent, des ennuis dans son intérieur.
Il oublia tout de suite Ambrosine. Il ne songea plus qu’à Maïténa. C’est alors qu’il commença à se tourmenter de ne pas savoir ce qu’il devait craindre d’elle. Il ne supposait même pas qu’elle pût prévenir la police.
Ce jour-là s’écoula. D’autres suivirent tout naturellement. Il ne dormit plus. Il évita le quartier qu’habitait la veuve. Il possédait près de chez elle un champ qui le forçait, autrefois, à passer devant sa maison. Il le laissa sans culture.
Et, un beau jour, sa femme se plaignit publiquement de sa paresse. Elle se trouvait au lavoir avec d’autres ménagères et Maïténa.
— Le mien devient tout triste ! On dirait qu’il fait de la philosophie, ce monsieur. Tantôt, je le surprends à parler tout seul. Tantôt, il se met à pleurer d’une manière que je ne comprends pas. Il était plus vaillant quand nous étions chez le vieux !
— Pourquoi n’y revenez-vous pas ? Nous serions voisins, suggérait la basquaise.
— J’y ai déjà pensé, ma pauvre ! Mais il ne veut rien entendre.
Le soir même, ces propos furent rapportés au père Ourtic. S’il n’avait été maître de soi, il aurait remarqué :
« Fainéant, va ! après ce que j’ai fait pour lui ! »
Mais il ne sortit pas de sa réserve indulgente. Un sourire silencieux plissa doucement sa lèvre mince ; et il jugea avec bonhomie :
— Il est jeune. Ça lui fait peut-être du bien de changer d’air ! Je ne lui en veux pas.
Il regardait gravement, du pas de sa porte, le champ inculte de Pascal, en évaluant la faible distance qui séparait cette pièce de la maison de Maïténa. Le vieillard renouvelait souvent cette contemplation et ce calcul. Ils le consolaient un peu de ne pouvoir faire labourer ses propres terres.
Depuis le départ de son gendre, il ne trouvait pas de valet pour le remplacer. La crise de la main-d’œuvre sévissait fortement en Béarn. Tous les jours, un jeune homme nouveau s’en allait vers la ville. Là, il aurait le cinéma ; il ne se lèverait plus à quatre heures du matin pour soigner les bœufs qui mangent pendant deux heures avant de boire ; et il pourrait s’amuser le dimanche.
Le dimanche, Pascal, lui, ne s’amusait point. C’était le jour que sa femme choisissait pour aller retrouver Maïténa.
Et puis, elle l’attirait dans sa métairie. Elle avait fait la veille à son intention un « pastis bourrit » ou un pâté feuilleté ; et, dès qu’elle était là, elle extrayait les meilleures bouteilles du caveau pour la recevoir dignement.
Pascal n’osait rien dire puisqu’il s’agissait de Maï ; mais, ces jours-là, il fuyait.
Il fuyait. Il allait droit devant soi. Et, quand il finissait par être assez fatigué pour s’arrêter, il choisissait une lande bien isolée et s’étendait au milieu des fougères. Il ne dormait pas ; son cœur se détraquait dès qu’un lézard agitait les feuilles mortes ; et il répétait tout haut, comme si elle allait apparaître :
— Non, ce n’est pas moi ! Je me vantais, voyons ! Celui qui l’a assommé, c’est le Jean Brocs qu’on a enterré, mardi-a-fait-quinze-jours ! Je l’ai vu tuer ! Oui, c’est vrai, je l’ai vu ; mais c’est tout ce que j’ai fait ! Laisse-moi ! Laisse-moi, femme !
Il attendait que la nuit fût tombée pour rentrer. Il s’approchait prudemment de sa maison. Il écoutait longtemps et repartait au moindre bruit suspect.
Sa femme l’accueillait en murmurant :
— Tu as bien couru ! Tu es content qu’il n’y ait plus personne ! Sauvage que tu es !
Elle n’insistait point. Elle n’était pas fâchée d’avoir ses coudées libres tous les dimanches.
Elle s’apercevait lentement qu’il évitait la veuve et qu’elle ne risquait pas de le voir revenir à l’improviste quand cette dernière se trouvait là. Elle se souciait peu de la cause de cet éloignement. Il lui suffisait de savoir qu’elle-même ne participait pas à ce mystère. Le mystère inquiète rarement ceux qui touchent de trop près ses acteurs. Ambrosine accusa simplement son mari de détraquement cérébral. Elle fuit par ce moyen les scrupules inutiles et les recherches dangereuses.
— Ce n’est plus un homme !
Pascal disparaissait ainsi aux yeux de sa femme. La peur diminuait son âme et amincissait sa silhouette. Or, Ambrosine avait besoin d’un mâle très palpable ; et, bientôt, elle dut se consoler avec deux ou trois de ses anciens amis.
Un jour, ils ne lui suffirent plus ; elle désira un des jeunes admirateurs de Maïténa.
— Qu’est-ce que tu dirais si je l’invitais dimanche prochain ? lui demanda-t-elle. C’est un garçon très sérieux. Il pourra m’aider pour ma vigne. Pascal ne fait plus rien. J’ai tous les travaux en retard. Il est temps que j’attire un ouvrier capable.
— Ne te gêne pas pour moi !
Dès lors, comme Ambrosine l’avait prévu avec humilité, les jeunes gens du village vinrent chez elle parce qu’ils y trouvèrent Maïténa ; et, celle-ci décourageant toute familiarité, ils se rabattirent sur la maîtresse de maison.
Malgré sa rigidité, la veuve supportait sans dégoût visible la société équivoque d’Ambrosine. Mais, ce qui semblera une contradiction plus singulière, celle-ci paraissait surexcitée par la froideur même de sa sévère amie. Jusque-là, sa débauche avait été normale ; depuis son intimité avec Maïténa, elle devenait frénétique.
Aux simples petits goûters succédèrent des réceptions suspectes. La « jeunesse » qui en sortit raconta que Maï parlait de moins en moins. Comme si la peur qu’elle inspirait à Pascal eût été contagieuse, aucun homme, même ivre, ne s’aventurait à plaisanter avec elle.
D’ailleurs, dès qu’elle pouvait profiter d’un moment d’inattention et d’ivresse générales, elle sortait de la ferme joyeuse. Elle prenait le petit sentier abrupt qui menait au bourg et au cimetière. Et là, affalée sur un marbre, elle disait amèrement :
— Ce n’est pas encore ça que je lui dois ! Mais que faut-il faire, mon dieu, que faut-il faire ?
Elle ne se soucia point des bruits fâcheux qui couraient dans le village au sujet de ces réunions dominicales. Elle ne se soucia pas plus que certains jeunes gens, parmi lesquels le frère même de Pascal, Omer Jouanou, se fussent vanté d’obtenir ses faveurs. Ce fut, au reste, une prétention tellement invraisemblable que personne n’y attacha foi et qu’elle tomba dans le ridicule. On se contentait généralement de la plaindre d’être en butte à des sollicitations aussi dépravées.
Il n’en fut pas de même pour Pascal et Ambrosine. L’opprobre s’appesantit sur eux, tout d’un coup. Une nuit, ils furent réveillés par des hurlements et par des sonneries de cors de chasse. Et ils assistèrent à leur charivari.
Pascal vint suivre patiemment, derrière un contre-vent bien clos, les couplets orduriers composés sur ses complaisances. Quant à Ambrosine, elle saisit d’abord un vieux fusil, et puis se recoucha découragée en reconnaissant parmi les cris injurieux les voix de quelques-uns de ses amants.
Le lendemain, chose plus ignominieuse parce qu’elle s’étalait à la lumière, une traînée de plumes d’oie avait couvert la route depuis leur porte jusqu’à celle d’Osmin Laloubère, favori éphémère d’Ambrosine.
Les jours suivants, la couche de plumes diminua régulièrement d’épaisseur. Pascal passait ses nuits à les enlever.
— L’Ambrosine aura de quoi refaire ses paillasses ! criait-on au lavoir.
Le vieil Ourtic vint dire à Maï la joie que lui causait l’humiliation de son gendre. Elle ne lui laissa pas voir, en échange, ce qu’elle ressentait. Mais la dissimulation fut une chose difficile devant un homme aussi perspicace.
— Tu peux bien me dire que tu es contente, toi qui l’as voulu comme ça !
Elle n’avouait ses secrètes pensées qu’en face du cyprès, là-bas, au sommet de la colline, et silencieusement.
Un dimanche soir, sortie de la ferme chaude, elle suivait le petit sentier et elle arrivait près de son but. Elle était toute seule dans ce coin inhabité du village. Les portes de l’église venaient d’être fermées. Le vent, l’air lui-même, semblaient absents et ne faisaient bruire aucune feuille. Seulement, la petite église paraissait tragique à Maïténa à cause de la couleur de ses piliers de soutien rouges comme du sang séché, couleur étonnante, commune aux pierres du pays, et qu’un archiviste local attribuait victorieusement au sac et à l’incendie de l’église par Jeanne d’Albret, pendant les guerres de religion. Cette idée et quelques autres du même genre valaient au bonhomme d’inspirer autour de lui une frayeur dont il se montrait fier.
Maï quittait des yeux ces pierres qui se mêlaient à son rêve et l’alimentaient solidement, lorsqu’elle poussa un grand cri.
Après avoir poussé son cri, elle regarda mieux sa tombe qui l’avait provoqué. Cette tombe remuait, se voussait comme une croupe, se subdivisait en mille fragments : un grand nombre de doigts, un grand nombre de cheveux, une montre, un couteau et un béret.
Elle savait pourtant bien qu’elle n’avait pas fait poser à plat sur la dalle une statue symbolique de Pascal.
Celui-ci se tenait sur le ventre et, pour passer son dimanche, s’occupait à nettoyer de la pointe de son couteau l’inscription funèbre. Il ne redoutait plus rien, depuis qu’il avait découvert ce refuge. Maïténa ne pouvait pas, au même instant, honorer son mort et déshonorer son meurtrier dans sa propre demeure. Il jouissait d’une grande sérénité.
Pourtant, il fut bien obligé de reconnaître que son ennemie s’avançait vers lui. Il la voyait de bas en haut. Il se redressa pour la voir mieux. Il remarqua alors qu’elle le contemplait comme on doit contempler un personnage de rêve. Il devint un rêve ; et il alla à reculons s’adosser au cyprès qui se trouvait derrière lui, pour prendre quelque consistance.
— Pascal sur Virgile ! cria la jeune femme.
Ils restèrent l’un en face de l’autre un long moment, pendant lequel les morts du village se battirent bruyamment la poitrine à grands coups de cœurs. Elle eut, enfin, la force de hurler plus haut que cette clameur sous-jacente :
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Il ne répondit pas. Mais cette interrogation les noua l’un à l’autre comme un lacet. Lui, il était accroché à son arbre. Elle, elle était dans l’espace. Elle sentit bientôt l’interrogation se resserrer. Elle ne put pas lui résister. Elle marcha. Elle toucha l’homme debout de son front et de ses seins. Il ne bougeait pas. Elle se débattit. Elle fit dans l’air des gestes qui se métamorphosèrent durement en gifles sur les joues de Pascal. Il oscilla sur sa base comme un drapeau rouge quand la voie est ouverte. Ils étaient libérés de leurs rêves.
La main de Maïténa tremblait. Le corps de Pascal tremblait. Et, emportées par le même mouvement, les idées de Maïténa tremblaient aussi. Par-dessus, sa petite tête se relevait naturellement avec orgueil, mais ça n’avait aucune signification. Elle ne savait lequel des deux devait craindre l’autre. Et, tout à coup, ce fut elle qui s’enfuit.
Il y eut plusieurs jours vides.
Le dimanche suivant, malgré les instances d’Ambrosine, Maïténa ne revint pas à sa métairie. Et il passa assez de dimanches pour que Pascal sût qu’elle ne reviendrait point. Il se mit à veiller à l’honorabilité de son foyer. Auparavant, l’inconduite de sa femme ne l’inquiétait pas. Elle se fit sage, et il se fit sévère. Malheureusement, elle était déjà grosse.
Et il prenait conscience de sa déchéance.
Il souffrit violemment de ne plus oser passer devant la veuve. Il considéra comme un acte de courage de pousser Ambrosine à fréquenter encore Maïténa. Elle ne demandait que cela, et Maïténa l’attirait de plein gré. Les deux ennemis essayaient, par Ambrosine, de connaître leur situation respective.
Un jour, elle rentra chez elle en disant, lorsque son ventre proéminent eut dépassé la porte :
— Elle vient de recevoir une lettre de sa tante qui lui demande, une fois de plus, d’aller chez les basques. Elle est bien décidée à rester ici. Je lui ai fait jurer de ne pas changer.
Il s’approcha d’elle et la gifla durement. Il pensait à la scène du cimetière. Il espérait compenser. Mais il ne put avoir d’illusions.
Pourtant, le soir de ce jour, comme il s’attardait dans la nuit à la barrière de sa cour, il se prit à tendre le poing dans la direction de la ferme de Maïténa Otéguy.
— Méchante que tu es ! dit-il. Ça ne peut pas durer.
Et le souffle du gave, calmant et adhésif, lui rendit son poing et ses mots brisés.
Tout le Béarn était en mai. Quand Maïténa ouvrait sa porte, le matin, le vert l’éblouissait. Toutes les nuances du vert prenaient possession du paysage, à l’exception de quelques carrés de terres labourées, rouges comme du pain chaud. Tout le Béarn était vert, et la jeune femme en venait à regretter que le ciel ne le fût pas lui aussi. Elle se reprochait son enthousiasme pour le bleu du Pays Basque.
Elle restait ainsi à regarder sans penser jusqu’à ce que quelque appel vînt la tirer de son extase.
La colline qui se trouvait devant la ferme se détachait des autres et s’avançait vers elle. Des plans se formaient. Des maisons sortant de l’ombre marquaient les vallées d’une tache blanche. Un chemin insoupçonné se déroulait entre deux mers vertes. Tous les jours, un trésor nouveau se révélait à Maïténa. Elle respirait largement et riait malgré soi.
Les parfums vierges de la nuit se pressaient vers elle et la sollicitaient. C’étaient surtout ceux des foins en fleurs, capiteux et divers. Des arbres fruitiers, çà et là, laissaient s’égoutter leurs ombelles multicolores. Le premier ouvrier passait sur la route.
— La lune est trop tendre pour qu’on entre dans les champs. La vigne est chaussée. Alors, avant le second sulfatage, je n’ai qu’à aller couper la litière.
Il ne s’arrêtait pas. Il élevait la voix à mesure qu’il s’éloignait. Il parlait aussi bien pour les plantes que pour la jeune femme. Et il continuait sur son chemin à interpréter les idées muettes de la végétation.
Mais Maïténa tendait l’oreille. Un roulement sourd brisé de bruits de ferraille lui venait du point où la route commençait à se tordre pour contourner le village.
Une caravane de bouviers allait, les arches de ses chars vides brinqueballant sur les essieux, chercher du gravier au gave. Une quinzaine de bouviers à la file. Ils s’entendaient pour faire ensemble leurs prestations et se « faire corde » au sortir de la rivière.
Le premier attelage de bœufs rouges s’avançait d’une allure allongée et houleuse, la peau de mouton posée sur le joug, les longs draps marqués de bleu noués sous le cou. Maï en arrêta le meneur qui marchait l’aiguillon dans le dos négligemment retenu à la saignée des coudes.
— Hoou !
Le char s’arrêta à la voix, et derrière lui les chars qui le suivaient l’imitèrent automatiquement.
Aussi automatiquement, l’un après l’autre, d’un pas mou, les bouviers vinrent à la barrière. Ils ne demandaient qu’à causer avec la jeune femme. Le but secret de leur voyage était de s’arrêter devant les maisons qui contenaient des vins réputés.
— Alors, Maïténa, vous vous préparez à faire le café pour Monsieur Curé ! Nous l’avons rencontré derrière une croix avec une dizaine de femmes. Les Rogations !
— C’est la Gervasie qui fait le café ! Elle a été jalouse l’année dernière et elle a réclamé au presbytère. Alors, si vous voulez venir me le faire oublier en buvant un verre de picpoult ?
— Ce sera le premier de la journée !
— Hé, goujat ! appela la maîtresse. Tu vas joindre les bœufs tout de suite ; tu les attelleras au char qui est prêt ; et tu suivras ces messieurs pour nos prestations.
Et puis, elle les conduisit devant la barrique.
— Je vous accompagnerai aussi, leur dit-elle.
Leur verre plein d’un vin doré qui sentait le soufre, ils oublièrent leur ennui. Ils se seraient bien passés de Maïténa. Une femme, quelle gêne, dans une partie de campagne !
Cependant, les vieux, les gens sérieux de la bande, ceux qui se saoulaient et qui étaient là en grande majorité, devaient se féliciter de la présence de la basquaise plus tard, quand on fut au point du gave d’où l’on pouvait tirer les pierres. Elle soutint l’un, empêcha qu’on se moquât d’un autre, distribua en masse des cerises blanches hâtives, dont les jeunes gens faisaient hommage à son tablier, à ses cheveux et à ses sandales.
Et puis, chacun mangea à part dans un coin choisi, sous un saule ou les pieds dans l’eau. Chacun cachait instinctivement sa nourriture, les uns parce qu’elle était trop abondante, les autres parce qu’elle était trop restreinte. Les jeunes gens contemplaient la jolie veuve de Virgile, issue de ses cerises blanches comme la Vénus Anadyomène de l’écume de la mer. Quoiqu’on observât le silence respectueux dû à la vie que l’on consomme, tout le monde devait à Maïténa une joie concentrée, sérieuse et profonde, qui se traduisait par un mutisme de plus en plus complet, un abaissement des paupières et des nuques, un tassement des bustes.
Elle n’avait pas conscience de son action sur ses camarades. Elle ne participait qu’au repas des arbres qui s’alimentent d’air et d’eau et de la terre vivante.
Omer Jouanou, le frère de Pascal, était un des bouviers. Il ne la quittait pas des yeux. Ses yeux se rôtissaient au soleil, et il les servait à Maïténa tout chauds et très lubriques. Cyniquement, il avalait devant elle de gros morceaux de bœuf lascifs comme des lèvres. Il n’avait pas plus envie de lui sourire que s’il eut été en train de faire l’amour.
Elle ne s’en souciait point. C’était l’heure de la digestion des bœufs et des hommes. L’atmosphère paraissait repue et satisfaite, et tombait lourdement comme sous le poids d’un bon repas.
L’âme de Maï devenait plus légère. Elle surnageait l’air. Elle n’était plus repliée sur elle-même. Elle s’abandonnait, cédait le pas aux organes de la perception, se délectait d’ignorer qu’elle rêvait. Maï regardait de tous ses yeux. Les parfums remplissaient sa gorge. Le murmure du gave alentissait son cœur.
Par-dessus un champ de blé en fleurs, elle voyait, en levant la tête, sa ferme adossée à une colline inculte, dont un troupeau de moutons pacageant métamorphosait l’image.
Sa maison était pour elle comme une seconde peau. Elle lui attribuait son apparence. Elle regardait souvent ses murs par coquetterie, quoiqu’elle ne se regardât jamais dans une glace. Elle l’aimait comme un mâle aime sa femelle. Elle la fécondait sans arrêt, jour et nuit, avec passion.
Sa maison n’avait pas d’angles rudes qui l’eussent isolée dans le paysage. Elle avait des contours admirables, un toit légèrement incurvé et très long, une face arrondie par le four. Et, comme sa maîtresse venait de la faire recrépir, son aspect était d’une grande fraîcheur.
A sa droite, un bosquet était rond comme le plaisir. A sa gauche, un pailler, encore lourd de paille blonde malgré la saison avancée, était pour l’orgueil.
De tout cela, des flammèches de rêve s’échappèrent. La pupille de la jeune femme s’embrasa entièrement. Son esprit se remplit d’une lumière artificielle.
Le feu montait en fusée, se penchait sous le vent à la façon des peupliers, s’éteignait, renaissait, se partageait, sautait du pailler à la ferme, de la ferme au pailler.
Maïténa se réjouissait de se voir vivre d’une façon si nouvelle, si miraculeuse.
— Ça brûle, fit-on à côté d’elle.
— Ça doit être des herbes.
— Une haie ou une lande qu’on rafraîchit, plutôt !
— Non, c’est ma maison, annonça-t-elle.
— Vous êtes assurée, alors ?
— L’assureur a trouvé le pailler trop près. Il n’a pas voulu.
Cette réflexion pratique la réveilla. On criait. On s’affolait.
— Sauvez-vous, Maïténa ! Allez vite. Nous irons vous donner un coup de main, dès que nous aurons rentré les bœufs.
Sa maison l’aspirait comme une église aspire les fidèles, râlait la plus douce musique.
Et, en courant, elle sentit ses pieds et son âme se détacher de la terre.
Pendant l’été, le paysage du Béarn se peuple d’incendies. Ce sont quelques-unes de ces innombrables haies qui entourent le moindre champ et plaisent tant aux anglais « estivandiers », quelque lande, ou quelque vieille prairie, qu’on brûle pour les « rafraîchir ».
Parfois, à ces feux d’entretien se mêle l’incendie d’une bonne ferme. Il faut être du pays pour distinguer celui-ci parmi ceux-là. Alors, on accourt des environs, et l’on se presse sur la « basse-cour » du sinistre comme sur un champ de foire.
Aujourd’hui, comme les travaux n’étaient pas en retard, un grand nombre d’hommes et de femmes avaient pu venir lutter contre le feu ou le regarder de près.
Le pailler embrasé venait de choir sur le toit d’où s’échappait déjà une lourde colonne de fumée qui cachait la flamme pudiquement. La réserve de regain brûlait d’un seul coup et se transformait en nuages, lorsque Maïténa entra comme un coin dans l’assemblée.
— Où est le drôle ? demanda-t-elle violemment en essuyant de son tablier son front en sueur.
Une voisine lui montra son fils, un cahier à la main, dans les premiers rangs des spectateurs.
— Je le garde. Ah, pauvre, pourquoi n’avez-vous pas remplacé votre homme ? On ne vous aurait pas fait ça !
Elle ne répondit point. En face de l’assemblée, sa maison accaparait son entendement. Toutes les particules de son être étaient tendues passionnément vers le spectacle comme un auteur regarde sa propre pièce de théâtre, la pièce de théâtre de sa vie.
La ferme était éclairée d’une manière si rare et si magnifique qu’elle en devenait immense. Elle faisait participer sa maîtresse du feu, de la terre, de l’air et de l’eau. Elle essayait de violer au nom de Maïténa le ciel, publiquement.
Les hommes s’étaient accrochés au mur. Ils avaient raflé pour ça les échelles du voisinage. Du mouvement qu’ils avaient appris en semant leur champ, ils jetaient les seaux d’eau qu’on leur passait de tous leurs reins. Il se dégageait d’eux et de la maison une grosse chaleur. La plupart était torse nu, et s’inondait de temps en temps du contenu des seaux.
L’esprit de Maïténa s’en allait tout entier par son toit. Les dépendances, la cave, l’étable, la grange où l’on mettait le char, assistaient modestement à cette agonie en attendant leur tour. Le corps de Maïténa attendait son tour.
On vint lui dire :
— Il faudrait faire la part du feu. En sacrifiant la maison, on sauverait la borde. Commandez, et nous nous mettons à l’isoler !
Elle répondit :
— Je ne tiens qu’à la maison. La borde, je m’en moque. C’est la maison que je veux sauver.
Elle resta inébranlable. On l’écouta désespérément.
La belle saison commençait à amener des touristes sur les routes qui vont à la montagne. Elle aperçut, — on ne sait par quel miracle elle put voir ailleurs qu’en face d’elle, — des automobilistes s’arrêter non loin de sa ferme et la regarder longuement avec admiration. Cette curiosité malsaine lui creva le cœur.
Cet incendie lui appartenait. Il était à elle, rien qu’à elle ! Elle s’étonnait presque qu’il ne criât point comme une vierge qu’on viole.
Elle reçut une étincelle sur la main dont la brûlure lui fut douce et qu’elle considéra comme un appel. Elle pénétra brusquement dans sa cuisine, moins par courage que pour fuir ces gens abominables. On ne s’occupait que de sa maison. On ne l’empêcha pas d’entrer.
La cuisine n’était pas encore transformée. Les meubles ne prenaient pas feu. Le plafond était en planches de châtaigniers, un des bois les moins combustibles.
Maï était entrée de plain-pied dans son cœur. Avec lui, elle put se concerter, rassembler des pensées qui s’égaillaient, parler pour ne rien dire, être femme, enfant, vieillard et religieuse. Paroles trop divines pour être divulguées. Et, quand elle dut sortir, elle avait la sensation que c’était sa propre chaleur qui brûlait sa cuisine.
Elle emportait un béret, un paquet de tabac entamé et un bouquet de fleurs d’orangers.
Sa grande préoccupation, lorsqu’elle fut dehors, fut de savoir où elle allait les abriter, car les reliques n’ont pas de valeur lorsqu’elles n’ont pas de toit. Peu à peu, elle s’apercevait qu’elle avait le même défaut que les reliques. Elle finit par mettre celles-ci dans son corsage ; et elle regretta de ne pouvoir s’y glisser soi tout entière pour ne pas assister au dernier supplice de la maison.
Il n’y avait plus rien à faire. Il n’y avait plus que des spectateurs. Elle se trouva parmi eux.
Les dépendances mises à point par l’habitation brûlaient prestement comme un copeau. Les tonneaux avaient éclaté. C’étaient des tonneaux pleins. Et le vin coulait bouillant sous la porte de la cave. Il répandait dans l’air un fort goût de caramel.
La nuit descendait. Elle entra en collision avec le foyer lumineux de la ferme. Sous son poids les flammes s’aplatirent et commencèrent à lécher le sol. Elles avaient encore de grands enthousiasmes. Et, quoiqu’il n’y eût pas de brise, elles se balancèrent noblement dans tous les sens, comme un encensoir. Le feu consacrait tout : les contrevents, les poutres, le pailler de la cour. Il oignait et il épurait.
Découragés, les gens commencèrent à partir. Le fils de Maïténa suivit chez elle la bonne femme qui s’en était chargé. On n’osa pas offrir à la veuve l’hospitalité, par modestie. On supposait que ce serait le dernier. Le dernier était un jeune homme qui l’aimait. Il n’aurait pas été délicat qu’il lui parlât de lui, ce soir. Il partit aussi.
Et elle fut seule.
Elle s’assit sur le talus du chemin, en face de la chose. Ses centres nerveux s’apaisèrent à la fraîcheur de l’herbe. Elle manquait douloureusement de désespoir, comme on manque d’argent.
Comme des décors portatifs, les bâtiments collaient leurs reliefs multicolores au ciel noir. Leurs reflets imitaient les phares à éclipses ; et, très loin, ils faisaient découvrir, tout à coup, une merveille toute proche.
Elle trouvait tout naturel que la révélation qui lui avait été apportée, soixante jours plus tôt, fût accompagnée d’une semblable manifestation des éléments. Cette révélation n’eût pas été complète sans tout cet appareil.
Et Ourtic lui-même ne devait pas l’avoir achevée, car il sortit de l’ombre et vint s’illuminer auprès de la fermière.
— Viens te chauffer chez moi.
Après le déjeuner du matin, Ourtic, tassé sur sa chaise, déplaçait alternativement son béret à droite et à gauche de sa tête, signe de grande inquiétude.
Ses yeux mouvaient parallèlement au béret. Ils passaient du corps de Maïténa, frais, sain, bien nettoyé, aux parois de sa cuisine poussiéreuse et crasseuse, domaine prospère des araignées. Le four était gorgé de cendres. Les sacs à jambons pendaient comme des suppliciés. Le sel les raidissait. La fumée les avait rendus poisseux. Ils répandaient une senteur âcre. Ils étaient vides.
Tout était vide. Peu à peu, cependant, Maïténa remplissait la pièce ; sa tête touchait au plafond ; ses bras s’allongeaient. Elle meublait la cuisine ; et, derrière elle, on devinait des victuailles. Mais le béret du vieillard changeait de côté ; et elle disparaissait. C’était le désert, une table sans convive, une chambre sans amour.
Ourtic était très intelligent. Mais il ne comprenait pas pourquoi cette présence devenait si fugitive. Elle refusait de rester. Elle avait les yeux battus. Elle avait perdu sa maison, la veille. Elle était très malheureuse. Il lui offrait un domicile. Il ne comprenait pas qu’elle résistât.
— D’ici étant, par la fenêtre, tu peux voir que tu n’as plus de maison. Dans le temps, elle me cachait la côte du bourg. J’aurais cru que les murs tiendraient. Ils ont tellement bouilli qu’ils se sont écroulés. A mon âge, je n’avais encore rien vu de pareil. Regarde, ça brûle encore. On croirait que les pierres en veulent elles aussi. Et alors, que veux-tu faire ? Où mets-tu les récoltes, le bétail, et ton lit ? Si tu veux vendre, tu ne vendras pas.
— Je vous dis que j’ai de quoi vivre chez les basques.
Le vieillard se mit à hurler de cette voix aiguë qui lui valait, quand il était encore un homme solide, de réussir sur les champs de foire. Il avait été un peu maquignon comme tous les paysans. Il hurlait désespérément :
— Reste donc ici, je te dis. Tu y es bien ! Tu y engrangeras tes récoltes. Tu y feras tout ce que fait une femme. Et tu garderas mes biens quand je serai mort !
Elle fit un grand geste qui étouffa la voix aigre et l’envoya tenir compagnie aux cendres du four et aux araignées du plafond.
— Merci.
Il n’arrivait pas à discerner, d’après ses traits, la cause de son obstination.
Une franchise idéale s’étendait toujours sur le visage de Maïténa. Elle avait le regard absolument pur qu’on trouve souvent chez les jeunes anglaises lorsqu’elles sont vierges. Aucune ride ne troublait jamais l’harmonie de son rire. Aucune arrière-pensée ne changeait la direction de ses yeux et n’aidait à supporter leur curiosité toute nette.
Cet aspect virginal était encore plus singulier, ce matin, dans la cuisine, en face du vieillard. — Des yeux froids, des lèvres très minces et très pâles, un sourire comme détaché du corps, c’était ainsi qu’elle voyait Ourtic. — Rien d’équivoque ne flottait entre eux. Elle en profitait pour laisser sa vraie personnalité, celle qu’elle ne devait qu’à la nature, l’envelopper.
En ce moment-ci, Maïténa n’avait ni porté d’enfant, ni connu d’homme.
La nuit dernière se matérialisait, se solidifiait dans son souvenir. Sa douleur devenait une lourde fatigue physique qui favorisait son calme.
Découragé, le vieillard voyait clairement l’esprit de la jeune femme quitter le Béarn.
Il lui tourna le dos comme si elle n’existait plus. Il se sentait diminué. Il s’en alla, rapetissé, plié en deux, jusqu’à la porte ouverte ; et il s’arrêta au seuil, appuyé sur sa canne. Il regarda la terre de sa cour inculte, embroussaillée, abandonnée, stérile, comme un mâle sans femelle.
— Il vaut mieux qu’elle s’en aille, dit-il tout haut, mais pour soi. Ici, elle a cette idée de son mari ! Elle ne peut rien lui faire à lui, et qu’est-ce qu’elle peut lui faire à l’autre ? Une femme qui ne peut plus rien faire, elle s’en va ailleurs !
Un jeune homme aurait pleuré. Il ne pouvait pas. Il aurait voulu tressaillir. Il tressaillit, car Maïténa lui posait brutalement sa main sur l’épaule.
— Eh ! je reste !
La figure de la veuve venait de se métamorphoser. Elle avait la fièvre. Ses lèvres étaient crispées. Ourtic respira, satisfait d’avoir parlé pour soi. Il lui prit les mains et les serra dans ses mains dépouillées de chair.
— Je t’estimais.
— Nous n’avons pas tout dit, reprenait-elle, après un long silence. Vous prétendez que tout sera à moi quand vous mourrez. Vous avez deux filles : Ambrosine ; et une autre, qui a mal tourné, à Paris. Elles ont des droits. Si vous voulez que je reste, il me faut une vente. Il n’y aura que nous deux à savoir que je ne vous paierai pas. Je veux être maîtresse là où je suis.
Ourtic ne faisait aucun mouvement. Il s’était fâché avec son gendre parce que tous les deux voulaient être le maître.
— Ça ne se peut pas. C’est trop, répondit-il.
Mais il était apparent qu’il acceptait tout et qu’il ne pouvait contenir sa joie. La jeune femme le comprit.
— Et maintenant, lui cria-t-elle, allez-vous-en dehors.
Quand elle fut seule, elle se pencha à la fenêtre, les yeux vers la maison brûlée. Elle essaya, par le canal de ses yeux, d’en faire le transbordement ici. Elle y arriva. Et puis, elle se pressa, les bras en croix, contre la muraille pour pénétrer dans le corps de sa demeure et pour ne pas éclater en sanglots.
Heureux qui, comme le visage,Peut montrer le cœur au soleil.D’Aubigné (Sonnets)
Depuis qu’il avait mis le feu à la maison de Maïténa, Pascal était soulagé.
Avant de devenir incendiaire, il avait largement souffert. Il n’imaginait pas que cette douleur préventive pût être causée par ses scrupules. Mais il comprenait que ce nouveau crime, ne lui ayant pas été légué par atavisme, devait naître d’une gestation difficile.
Il n’avait pas eu l’intention de faire du mal à Maïténa. Il la savait plus riche en Pays Basque qu’en Béarn. Il lui rendait, en la forçant à rentrer dans son pays natal, une tranquillité qu’il lui devait.
Aussi, aujourd’hui, après avoir vaincu une faiblesse presque incroyable et jeté l’allumette libératrice, Pascal se trouvait-il heureux.
Que son ennemie pût être encore menaçante, il ne le soupçonnait pas une seconde. Et l’on aurait pu se demander s’il n’avait pas craint la vengeance de la maison plus que celle de la femme, supposition admissible. Mais, quoiqu’il l’eût aperçue quelquefois depuis l’incendie, quoiqu’il la sût encore ici, il était persuadé que la jeune femme était au Pays Basque.
Il était assez sensible pour être capable de cette sorte de phénomène d’optique. Il avait fait pour qu’elle se rendît chez les basques tous les gestes qu’il fallait. Lorsqu’il jetait l’allumette sur la meule de paille, il lançait du même coup Maïténa dans son pays natal. Et il avait, déjà, pris à son compte l’angoisse qui précède les grands départs.
L’esprit de Pascal était paisible. Seule sa chair conservait le souvenir de l’incendie quoiqu’elle n’en eût pas subi la chaleur.
Et, cet après-midi, il prenait un bain dans l’eau glacée du gave pour faire disparaître ses brûlures invisibles.
Loin de toute habitation, séparé de la route par une épaisse haie de châtaigniers et de saules, il plongeait dans l’eau jusqu’au cou. Et il chantait, d’abord doucement pour accompagner le murmure de la rivière, puis plus fort pour accompagner sa joie, une cantilène :
Grâce au gave, la chanson prenait une sonorité allègre qu’elle ne contenait pas lorsque les bouviers la psalmodiaient en labourant le flanc des collines. Elle coulait le long de la rivière, et sa résonnance ne dépassait pas la berge. La berge était une frontière. Là-bas, la route sèche et plate comme une dévote acariâtre, fumant et grinçant au passage d’automobiles qui couraient vers les Pyrénées, représentait l’étranger ; ici, l’eau vive et molle, les sons béarnais, cet homme bien caché, résumaient le pays.
Lorsque Maïténa, cherchant un troupeau de jeunes canards qui avait quitté furtivement sa basse-cour, troua le mur vert qui séparait le gave du reste du monde, elle ne fut pas étonnée de voir là Pascal. La vie de celui-ci était beaucoup moins considérable que celle de la rivière, des arbres et du ciel. Elle n’attirait pas invinciblement le regard, mais elle s’agrégeait à la rivière qu’elle rendait moins nue, moins tremblante et moins fugitive.
Elle s’assit au bord du gave. Ses petites sandales se balancèrent si près de l’eau qu’elles la firent frissonner. Elle s’adossa aux arbres ; et elle oublia ses recherches.
On s’asseoit ainsi aux moments les plus importants de la vie. Maïténa, qui restait toute la journée debout, ne réfléchit pas à l’acte inouï qu’elle accomplit en s’asseyant. Son contact avec les branches, l’herbe et les feuilles, lui faisait un plaisir obscur. Elle avait besoin que sa vie si active participât un instant de la vie végétale.
Et, le sang calmé, elle réfléchissait lentement.
Ce n’était pas le corps mais l’âme de Pascal qui se trouvait à nu devant elle. Jamais elle n’avait aperçu une âme dans ce simple appareil. Et elle s’étonnait que celle-ci se présentât à elle avec cette franchise, et qu’en un mot elle fût si pure.
Rien ne la choquait en Pascal qu’elle voyait en entier, lui et son cœur, à travers deux mètres de libre atmosphère et d’eau diaphane ; rien, sauf une cicatrice blanche qui fendait son front horizontalement, souvenir d’enfance, une bouteille que sa mère lui avait brisée sur la tête après en avoir bu le contenu.
— Tu es guéri de ta brûlure ?
Elle songeait à la blessure au pied soignée trois mois avant. Il crut qu’elle faisait allusion à l’incendie, — idée injuste car elle ne le soupçonnait point de ce crime — . Il n’avait rien à avouer puisqu’il était tout nu, et ne répondit pas.
L’état dans lequel elle le trouvait ne lui nuisait pas dans l’esprit de la veuve. Il s’en rendait compte simplement. Dès qu’il l’avait aperçue à travers les branches écartées, il s’était tu comme s’il eût risqué d’être vêtu par sa chanson.
Il ne baissait pas les yeux. Il se contentait de broyer des deux mains l’eau qui se laissait faire.
La femme dont il devait avoir tué le mari était chez les basques. Le feu avait détruit chez lui le souvenir du meurtre.
Il restait stationnaire comme l’agriculteur qui appuie son menton sur sa bêche après avoir bien travaillé. Et, — comme si sa dignité d’être un homme nu avait été insuffisante pour le protéger contre la jeune femme, — l’eau l’isolait. Elle soutenait son âme à la manière d’une bouée.
Aussi, fut-il capable de s’étonner. Mais ses facultés diminuées, trois mois durant, par la peur, n’avaient pas encore repris leur plein exercice. Et il ne put raisonner et s’étonner que maladroitement.
Il ne comprenait absolument pas, par exemple, comment Maïténa faisait abstraction de sa qualité de femme en face d’un homme nu. Il ne lui venait pas à l’esprit qu’elle profitât de cette occasion pour contempler son ennemi dans sa forme la moins mensongère.
— Serais-tu amoureuse de moi ?
Ces mots étaient accompagnés d’une sorte de ricanement qui le confondit.
Maïténa, la plus intelligente des deux à ce moment-là et voyant l’âme de Pascal sans voile, fut la seule à se rendre compte que ce cri était la répétition automatique d’une question moqueuse posée autrefois par elle-même au jeune homme.
Cependant, devant l’impassibilité de son interlocutrice, il prenait enfin notion de son immense naïveté en ce qui concernait les choses de l’amour.
Ce n’était pas une femme, mais une petite fille. Comment avait-il pu la craindre ? Et, du même coup, sa pudeur s’éveilla, car il ne pouvait souffrir qu’on choquât une vierge.
Il sortit de l’eau. Il traversa la haie. Il avait laissé ses vêtements dans sa maison qui se trouvait de l’autre côté de la route. Ses muscles blancs ruisselèrent un instant sous le soleil, puis s’anéantirent derrière le battant d’une porte.
Maïténa, abaissant sa tête devant soi, vit son reflet tremblotant. Elle s’aperçut ainsi qu’elle avait un sourire frais et un pied dans la rivière. Elle sortit ses sandales, sa robe, et sa chemise. Elle descendit dans l’eau. Elle s’oignit à son tour pour la lutte.
Le gave est un mâle. Il y avait dix kilomètres qu’il ne caressait plus les roches qu’il aimait. La consécration du corps de Maïténa fut très bien faite.
Une vieille femme apprit à Pascal la nouvelle. Elle portait un lourd panier de cèpes maintenu en équilibre sur sa tête par un torchon roulé en forme de couronne. Elle tricotait en marchant et parlant. Elle avait son esprit dans ses doigts. Il était très vif.
— Alors, pauvre, le beau-père a tout vendu à la Maïténa ?
On se trouvait en juin. Pascal sortait de chez lui de bonne heure, la faulx sur l’épaule. Il appela Ambrosine :
— Viens écouter ce qu’a fait le vieux !
Déjà, la vendeuse de champignons, de peur de se compromettre, s’épuisait en rétractations :
— J’ai dit ça, mais je ne sais pas si c’est vrai. Je croyais que vous alliez me le dire. Mais n’en parlons plus ! En passant, je voulais vous montrer ces cèpes que je viens de trouver. Ils sont tout petits, tous sains, blancs et durs. Regardez ! Pas un cèpe de châtaigners, tous de chênes. Je vous laisse le panier pour trois francs.
— Il faut que tu ailles voir, indiqua Pascal à sa femme.
— Moi ?
Elle redoutait son père au delà de toute expression. Elle ne voyait même plus Maïténa parce qu’elle vivait chez lui. Et, pourtant, sa curiosité était bien forte. Le malheur que venait de subir la basquaise était l’objet de tant de causeries !
Ce n’est qu’à la campagne que l’homme fait aussi peur à l’homme. Ne serait-ce pas cette crainte qui empêche les derniers paysans d’aller habiter les villes ?
— Eh bien ! c’est moi qui y vais, déclara Pascal.
Pour ne plus réfléchir, il posa ses outils contre le mur et partit à grandes enjambées.
Il trouva son beau-père dans une de ses prairies située près d’un petit affluent du gave. Le foin était abattu depuis la veille. On secouait les andains pour la première fois.
Ourtic fanait lui-même. Il avait remarquablement rajeuni. Sa fourche semblait quelque accessoire diabolique. Elle remuait des paillettes de feu et communiquait leur force motrice à ses membres raides comme des bielles. A quelques pas de lui, Maïténa et deux ouvriers travaillaient d’une façon plus souple et plus humaine.
Le foin séchait aussi bien par l’action de leurs yeux que par celle du soleil. Pascal arriva près du groupe sans être vu. Le vieillard l’aperçut le premier. Il fit taire l’homme qui, avant de faucher les bordures, martelait sa faulx. Tout le monde s’arrêta. On profane le travail, lorsqu’on le mélange avec les paroles.
Pascal avait employé toute son énergie pour marcher.
— Qu’est-ce qui t’amène ? demanda le vieillard sur un ton désobligeant.
Sa figure s’était affreusement plissée. Ses rides avaient l’habitude de rendre les nuances les plus subtiles des sentiments. Elles s’assemblaient, se contournaient, se chevauchaient, se fondaient et composaient immédiatement un tableau définitif avec des détails exquis, des couleurs et de la profondeur. Le corps qui les supportait se réduisait, se condensait, devenait immobile comme le chevalet d’un peintre. Les pupilles usées paraissaient fraîchement réparées. Une goutte de vernis roulait au coin de l’œil.
Pascal, intimidé, lui parla sans art :
— Il y a des bruits qui courent. L’Ambrosine m’a dit de venir voir !
— Qu’elle ne jouisse pas trop vite. Je suis encore en vie.
— On pourrait peut-être venir vous aider. Vous êtes âgé, c’est à nous à revenir. En somme, nous n’étions pas fâchés.
— Je suis bon et je vous ai pardonné. Mais je suis vieux ; j’ai mes petites fantaisies, jeune homme, et je ne veux plus vous voir !
Pascal se recula de deux pas, mais abandonna sa question pantelante entre lui et Ourtic :
— Ne dit-on pas que vous avez tout vendu ?
— La vérité est une chose bien agréable. C’est vrai.
Le vieillard rendait hommage à la vérité comme un prêtre rend hommage à Dieu. Aussi ne fit-il plus peur à Pascal. Celui-ci n’avait rien à ménager, et la présence de Maïténa, qui se rapprochait pour les écouter, l’exaspérait.
— Vendue ! Montrez les sous ! Si vous l’avez donnée, il y a des juges.
Le dernier mot alla frapper Ourtic à la face.
— Il y a des juges ! Il y a des juges ! répéta-t-il hors de lui. Tu sais ce que tu dis ?
— La loi exige que tout revienne à vos filles. Hoou ! vieux ! Je suis ici chez moi dans cette prairie. Si je le voulais, je viendrais charger le foin que vous avez coupé.
— Et, d’abord, tu vas partir !
Le jeune homme désigna Maïténa du menton avec l’enthousiasme du sacrilège.
— Tout ça c’est parce que vous couchez avec elle ! Vous avez toujours été le même. Vous n’avez pas de conscience, vieux fainéant !
— Va-t’en.
Pascal avait l’imagination surexcitée, mais ce qu’il disait n’avait pas grande importance. Les assistants mesuraient la querelle à l’amplitude des gestes, au bruit des paroles. Il lançait sa figure sur le vieux comme il lui aurait lancé une tomate. A travers ses yeux grands ouverts, on voyait son sang brûler comme du soufre.
— Je vous étranglerai !
Ourtic ne bougeait plus. Lorsque son gendre lui cracha au visage, il sourit.
Le drame ne se passait pas entre ces deux hommes. Celle qui était bouleversée c’était celle qui ne parlait pas et qui pouvait, après tout, se désintéresser du débat. Elle ne risquait rien : l’acte était en règle.
Maïténa s’attachait, depuis un instant, aux yeux ardents de Pascal d’où sortaient des jets de clarté comme le blé sort de la main. La colère des hommes est un aphrodisiaque pour certaines femmes. Et, Maïténa, dont l’esprit était si chaste, s’apercevait, tout à coup, avec angoisse, que sa peau appartenait au meurtrier de son mari.
Il fallait une émotion bien vive, un désir bien brutal, pour que son âme dépouillée de sensualité perçût à présent cette possession, car sa chair s’était tendue d’autres fois vers Pascal sans qu’elle le comprît.
Le soir de la rencontre du cimetière, n’était-ce pas pour cela qu’elle le fuit ?
Son esprit semblait sortir d’elle et l’examiner de loin. Son enveloppe, quelle chose extraordinaire ! Pourquoi ces frémissements lorsque tout le reste demeurait si tranquille ? Elle passait alternativement de la stupeur à un impérieux besoin de rire qui arrivait chaque fois à point pour l’empêcher de s’évanouir.
Elle voulait se reculer. Elle craignait que ses sentiments ne s’imprimassent sur sa figure et que sa contenance ne fût pas digne de Maïténa Otéguy. Mais elle ne put pas. Et elle vit ainsi que son corps ne lui obéissait plus.
« Comment, mon Dieu, puis-je le désirer ? »
La passion de tuer ne s’apparentait pas chez elle à l’envie de faire l’amour. Elle avait le sang trop pur pour ressortir à cette perversion. Et, d’ailleurs, si son émotion eût été si compliquée, elle ne l’eût pas expliquée aussi facilement.
Elle ne désirait, en effet, que son mari. Après sa mort, elle ne s’en était jamais aussi bien rendu compte que depuis que Pascal était son assassin. Là-bas, sur sa dalle de marbre, le corps de Virgile Prébosc se levait. Elle le voyait à travers le corps de son ennemi. La vie furieuse de Pascal se dédoublait ; elle était assez forte pour animer deux hommes.
« Mon Dieu, c’est pour ça que je ne l’ai pas encore tué ! »
Elle avait de la pitié pour son corps si faible et si exigeant. Elle n’ignorait point la puissance des sens, mais elle n’y pensait jamais que comme à une chose attendrissante. Elle n’était pas de ces paysannes idiotes qui rient bêtement lorsqu’on leur parle de l’amour. Il formait pour elle une loi très simple et d’ordre puéril. Et elle s’étonnait de ce que sa chair fût si jeune.
A présent, toute la violence de Pascal ne rendait plus à son oreille que des sons atténués !
— Et d’abord vous me devez une hache, gueulait-il.
— La hache avec laquelle tu as tué le Virgile, s’indigna le vieux, car il n’aimait pas que les gens méprisassent les éléments de sa supériorité.
— Voleur ! Vous n’en savez rien ! Il y a aussi des juges pour la diffamation.
Si elle n’avait pas connu le meurtre de son mari par son témoin et son auteur lui-même, elle l’aurait appris par sa peau. Cette peau se substituait maintenant à son âme pour tout son travail d’observation et d’intuition.
Elle ne sortit de son état voluptueux que lorsqu’elle put se représenter la scène du gave de la semaine précédente.
Elle ignorait par quelle mystification de ses sens elle n’avait pas désiré alors le jeune homme, quoiqu’il fût tout nu et que son corps dût être par conséquent plus perceptible au sien.
Mais il suffit que l’exercice de la pensée lui revînt une seconde pour que son désir lui fît subitement horreur. Et, du même coup, sa chair devint cruellement douloureuse.
— Pour la hache, je la veux, déclarait Pascal avec entêtement. Elle est à moi. Vous venez de le reconnaître vous-même, vieux menteur !
Ourtic était stupéfait par cette logique.
— Eh bien, tu l’auras, triple fils de charogne !
Il était devenu hideux. Maïténa vit qu’il ne se possédait plus. Au moment où il allait se précipiter sur son gendre, elle se mit entre eux.
— Laisse-nous, cria le vieux ; ce ne sont pas des affaires de femme !
Elle s’adressa à Pascal :
— Va-t’en, fils de chienne !
Et il partit sans se retourner.
— Tu la veux, ta hache ! On va te la rendre ! fit Ourtic.
Il n’avait rien dit, dans le courant de cette journée, de sa dispute de la veille. Maïténa, habituée aux sentiments sous-jacents, ne s’étonna pas ; mais elle s’émut.
— La hache !
Il avait eu tort de parler.
— Eh oui, fit-il d’un ton bonhomme, puisqu’il prétend qu’elle est à lui, il faut la lui rendre !
Elle courait déjà à la pièce des outils, saisissait une vieille hache précieusement, l’emportait dans sa chambre.
Cette hache, en forme d’éventail à demi ouvert, « chaussée » plusieurs fois depuis que Pascal l’avait acquise, était lourde comme il faut.
La femme la regarda avec attendrissement. Elle caressa les empreintes qui pouvaient dater du meurtre de son mari. Elle aurait voulu que son cœur fût aussi dur que cette masse d’acier. Mais, pas plus qu’elle, il n’oublierait.
« C’est tout ce qui me reste de lui ! »
Elle ne pensait pas à son fils, un être vivant, donc très malléable, et qui serait forcément influencé par tant d’autres êtres. Tandis que ceci n’avait qu’un seul souvenir.
Et l’instrument tragique qui aurait pu figurer comme pièce à conviction entre un aréopage noir et rouge et un assassin, elle le glissa amoureusement, religieusement, entre deux draps, dans la grande armoire à linge qui se trouvait au pied de son lit.
Ourtic possédait une ouïe délicate. Sans avoir quitté la cuisine, il connaissait la cachette de la hache. Et il vint la reprendre, le soir même, après souper, pendant une courte absence de sa ménagère.
— Il vaut mieux que ce soit à cette heure-ci. C’est la Saint Jean. Ils sont tous allés regarder les feux.
Et il partit allègrement en prenant les chemins de traverse.
Il ne trouva personne à la ferme des Riaulets. Seul un âne attaché à un pieu broutait tout autour de lui l’herbe chaude. Ourtic fut heureux de constater la malpropreté des environs de la maison.
Il fermait un contrevent, brisait une branche de cerisier, caressait l’âne. Il éprouvait la sensation d’être le maître des biens de son ennemi, de lui succéder et d’améliorer ses biens.
Et, les pieds convenablement collés au sol, il laissait ses regards aller au loin.
Les feux de joie marquaient partout les sommets des collines. On en avait fait un immense dans le bourg, sur la place de l’église, le brasier que le curé allait bénir et qu’allumaient, d’habitude, les hommes les plus vieux du village.
— Il est de tradition que ceux qui font prendre le feu de la Saint Jean meurent dans l’année, dit encore Ourtic comme une remarque qu’il ne faut pas oublier.
Mais il devenait plus sérieux. Ses yeux faisaient abstraction des taches vives des feux. Elles rentraient dans la grande masse de la nuit.
Il méprisait ce que les hommes peuvent faire pour changer les « façons » de la nature. Deux formes seulement lui semblaient disputer l’empire du Béarn aux ténèbres : d’abord, le corps anguleux et phosphorescent des Pyrénées suspendu en l’air ; ensuite, une longue vapeur sinueuse, blanche et plate comme une route estivale, qui coupait l’espace en deux, la partie de lui-même que le gave avait envoyée à la hauteur de ses peupliers pour se mirer.
— Le temps va changer, estima-t-il.
Pendant qu’il contemplait, ses nerfs furent saisis, soudain, par une brusque sensation de fraîcheur qu’il considéra comme le rappel d’une obligation qu’il oubliait en soi. La nuit était chaude.
Il regarda complaisamment l’âne qu’il était venu pour tuer. Un bon coup de hache au jarret. La jambe tranchée nette. Il devait avoir un beau sang rouge et reconstituant comme tous les ânes.
— Tu es plus beau que ton maître, remarqua-t-il pour donner plus de valeur à sa vengeance.
Il avait le droit de le tuer. La chair d’un animal est le prolongement de celle de son propriétaire. Les gens qui ne possèdent que des briques et du ciment ne savent pas tout le corps et toute l’âme dont ils se privent.
Cette bête-ci pacageait en regardant Ourtic avec un petit rire bergsonien. Le vieillard ne put s’empêcher d’admirer son ouvrage. L’herbe était tondue avec autant de régularité et d’agrément qu’un tapis de Turquie. Il la laissait aussi rêche que sa propre pelure.
Cette pelure d’âne donnait une idée de confort solide, de pensées sérieuses, sous un bon toit, une bonne lampe, et dans une belle barbe.
Son appréciateur se décida à le laisser vivre et à employer autrement sa visite.
Il attendait de soi un acte retentissant.
Il déposa la hache bien en évidence devant la porte.
Peut-être que demain nous ne reboirons pas.
Ronsard (Second livre des amours)
Depuis dix ans, la chasteté de Maïténa qui l’éloignait de la vie commune, l’isolement que cause le travail, le fait de ne pas être née dans le pays, l’avaient souvent empêchée de comprendre les actes et les goûts des béarnais. Et elle avait eu besoin d’un interprète pour les lui expliquer, Ourtic.
Mais, aujourd’hui, tandis que son corps ne lui appartenait plus, elle se trouvait beaucoup plus maîtresse qu’autrefois dans son âme. Elle se suffisait. Le Béarn s’expliquait par elle. Elle en était le noyau. Elle possédait et dirigeait le monde entier, excepté son propre corps qui était un empereur en captivité.
Aussi, lorsque Pascal entra dans sa cuisine, après le déjeuner de huit heures, ne fut-elle pas surprise. Elle pressentait sa venue.
— Où est Ourtic ? cria le jeune homme. Il est venu chez moi hier soir ! Je suis sûr qu’il y a fait du mal !
Puis il se tut ; et il regarda à droite et à gauche, sans saluer.
— Et alors, tu rapportes la hache ?
Il ne s’attendait pas à cette réclamation. Il fut frappé de stupeur.
— Pourquoi la hache ? fit-il faiblement.
Elle s’intéressait donc à cette hache qui n’avait jamais été sienne !
Pascal se mettait à soupçonner avec angoisse l’existence de chemins de traverse par lesquels la Maïténa Otéguy d’antan était revenue du Pays Basque où il l’avait envoyée. Il commençait à croire que l’incendie lui-même ne détruisait pas le virus du souvenir. Son étonnement était si honnête, si naturel, que Maïténa eut peur d’exagérer l’importance de sa hache.
Une atmosphère voluptueuse l’environnait, depuis l’entrée de Pascal. Un singulier appétit sensuel faisait se dresser ses seins, s’ériger toutes les papilles de sa peau. Son ventre se rentrait. Elle était incurvée et dure comme pour happer et écraser. Des frissons ineffables ruisselaient jusqu’à l’extrémité de ses doigts ; et, pendant ce temps, elle retrouvait sa tranquillité intérieure.
— Ferme la claire-voie ! Tu vas laisser entrer la volaille.
Cette maîtrise de soi impressionna le jeune homme. Il en remarqua les manifestations tangibles autour de lui.
Cette cuisine ressemblait déjà à la cuisine où elle évoluait auparavant. Les toiles d’araignées n’existaient plus ; les pavés étaient lavés et passés à l’ocre ; une fournée toute fraîche couvrait la nouvelle planche à pain ; et, sur la lourde table, un pichet de boisson préparée pour les sulfateurs se prélassait. Elle avait emporté son âme avec elle de son ancienne maison jusqu’à celle-ci.
— Et alors, on se retrouve, dit-il d’un air accablé.
Tout ici, surtout les yeux de Maïténa, alarmait le jeune paysan. Elle ne pouvait dissimuler sa fièvre qui était de désir. Elle ne s’en inquiétait point. Qu’est-ce que ça lui faisait qu’il sût la vérité ?
— Il n’y avait que toi à penser qu’on ne se retrouverait pas !
Elle l’engagea ensuite à s’asseoir, non par pitié mais par besoin de lui.
Malgré tout ce qu’il avait fait pour s’éloigner d’elle et l’éloigner, il se sentait attiré, aspiré, par son ennemie. Une force abominable le mettait sans cesse entre ses griffes.
— Tu vas boire un coup, fit-elle en allant au placard des bouteilles et des verres.
— La vie est difficile, répétait-il d’un air pénétré.
Ces mots lui venaient naturellement aux lèvres ; mais, sans s’en apercevoir, il ne leur donnait pas du tout le même sens que les paysans durant les périodes de misère.
Pendant dix ans, depuis la mort de Virgile Prébosc jusqu’au commencement de cette année, Pascal avait eu une existence remarquablement simple. Il avait subi patiemment une femme acariâtre, un beau-père autoritaire et vingt mois de tranchées. Autour de son cœur, s’était formée une enveloppe de protection semblable aux doubles écorces spongieuses qu’acquièrent pour vivre et pour porter des fruits certaines espèces de vignes attaquées par le phylloxéra.
Il supportait les vexations comme une pénitence. Cette pénitence ne lui donnait aucune fièvre, ne le blessait pas, mais l’isolait. A l’aise, il pouvait rêver. Seulement, le rêve est dangereux pour un prisonnier. Après l’avoir amené à l’extérieur de sa geôle, il peut lui suggérer les moyens de s’en évader réellement. Le captif saute le mur. Il ne fait pas un bond suffisant. Il est abattu par le factionnaire.
Pourquoi remarqua-t-il, un jour, ce que lui disait Ambrosine ?
« Nous ne gagnons rien, ici. Le vieux dure. Nous pouvons prendre la métairie des Riaulets qui est libre pour la Toussaint. Nous y vivrons dessus largement, et nous reviendrons vite ici, maîtres. Le médecin a défendu au père de se faire du mauvais sang. Il ne trouvera pas d’ouvrier pour te remplacer, puisqu’il n’y en a aucun. Et il se fera du mauvais sang. »
Il avait déjà entendu des propositions pareilles de la part de sa femme qu’Ourtic ne ménageait pas souvent. Pourtant, cette proposition lui sembla la première, et il fut décidé.
Cette fuite de la maison d’Ourtic, l’hégire de Pascal, marquait le début de ses malheurs. Il ignorait leur cause, puisqu’il ne savait pas que le vieillard avait apporté, un soir, sa bonne parole à Maïténa. Aussi, attribuait-il à cette maison-ci quelque pouvoir surnaturel. Il ne la détestait pas pour ça. Mais, lorsqu’il y était entré, il s’était senti tout ému.
« Dire que je suis si franchement bon et que mes actes voudraient prouver le contraire ! »
Il était même amoureux de soi.
Maïténa, devant son placard, choisissait le vin qu’elle devait lui faire boire. Sur une étagère, au-dessus des bouteilles, elle apercevait un flacon de liquide à base d’arsenic destiné aux taupes et aux rats campagnols. Ce flacon l’intéressait. Pascal méritait de se rafraîchir avec son contenu. Raisonnablement, elle aurait dû en verser quelques gouttes dans la bouteille qu’elle allait lui servir. Ça n’en changerait guère le goût, et puisqu’il boirait il ne pourrait pas dire qu’elle n’était pas une bonne hôtesse.
Il est assez naturel qu’une femme fasse couler le sang de celui qu’elle aime. Il vient de la féconder, elle le tue. Ainsi le rajeunissement de l’espèce est assuré. La pullulation humaine et la guerre sont évitées. Le fer, le feu et le sang sont désirables en amour. Mais le poison n’est pas voluptueux. Et la main qui devait verser l’arsenic était malheureusement de chair, d’une chair lascive. Débat du cerveau et de la chair.
Le cerveau fut simplement assez puissant pour que le spectateur ne vît pas sa défaite.
Maïténa prit un verre vide qu’elle posa devant Pascal.
— Tiens, que j’étais bête ! Tu vas boire le même que nous.
Et elle lui donna le vin du pichet.
Il but d’un air concentré, lécha ses lèvres et fit une offre intéressante :
— Que dirais-tu si je quittais le pays ?
Il n’essayait donc plus de la chasser du Béarn. Il était prêt lui-même à la fuir.
Elle ne s’enorgueillit point de cette victoire. Son corps et son esprit furent, cette fois, d’accord. Il ne fallait pas que cet homme qu’elle mènerait soit à la tombe, soit au lit nuptial, se dérobât. S’il était parti, elle l’aurait suivi comme une chienne.
— Tu n’as pas le droit d’abandonner le clocher et tes champs ! Les champs, ce sont eux qui t’ont forcé à te servir de tes doigts et de tes jambes ! Et on dit que la petite cloche a été baptisée la veille de ta naissance et que tu es le premier qu’elle ait sonné. Combien de journaux as-tu défrichés ? Combien de bœufs as-tu dressés ? — Non tu ne peux pas aller donner ton travail ailleurs !
Elle avait déjà employé les mêmes arguments pour d’autres jeunes gens, et celui-ci devait bien en comprendre la banalité. Elle ne voulait pourtant pas lui ordonner de rester à cause d’elle ! Il écoutait passionnément, car il discernait comme sa voix sonnait faux. Jamais il ne l’avait entendue parler ainsi. Il ne concevait Maïténa que franche et naturelle.
Puisqu’il lui fallait une explication extraordinaire de cet artifice, il crut d’abord qu’elle lui pardonnait tout. Mais ce n’était pas une raison assez formidable pour une transformation de Maïténa.
Il en restait abruti, stupide, grâce à quoi il fut éclairé. Les yeux de la jeune femme, d’ailleurs, ne se défendaient point. Elle le désirait.
Lui, le meurtrier, ne pouvait faire le moraliste et trouver cette attraction monstrueuse. Il ne réfléchissait pas et ne pouvait la trouver effrayante. Mais une joie prodigieuse bouleversait son cœur, le liquéfiait, en faisait une source de volupté. Il ne se sentait plus vivre ; et ses artères battaient à tout rompre. Son moi se fondait. Ses atomes allaient rejoindre les atomes épars pour les faire participer à son bonheur. Il se donnait au monde. Et, en même temps, Pascal, nom, corps, postérité, se magnifiait, s’amplifiait, devenait une raison, un but, une dignité.
Il n’avait jamais vu Maïténa ni la Vierge Marie. Quelle merveille ! Ses lèvres étaient du sang rouge, frais et chaud, et la plus nourrissante des nourritures. Ses yeux n’avaient pas de couleur ; ils étaient de chair et non plus d’âme. Ne méritait-elle pas, cette femme, qu’on fût honnête et généreux, et qu’on se pardonnât même le crime commis par soi ?
« Puisqu’il paraît que j’ai tué, pourquoi n’est-ce pas pour elle ? »
Il ne ressentait pas la nécessité de parler. Elle n’attendait rien. Ils avaient du génie. Ils se taisaient.
Et, enfin, sa joie se métamorphosa en gaîté et s’extériorisa. Il éclata de rire. Et il crut que c’était la cuisine qui riait, que c’était la fournée fraîche et que c’était Maïténa. Le verre du pichet en tintait.
Quand son étonnement commença à s’atténuer, il voulut aller le confronter avec la grande campagne et le grand ciel.
Et ils se tournèrent le dos comme lorsqu’on va se fiancer. Puis il sortit.
Pascal avait à peine disparu qu’Ourtic s’encadra dans la porte d’entrée.
— Vous étiez là ? demanda la jeune femme un peu saisie.
— Mais je n’ai pas fait de bruit !
Il alla au placard, examina le flacon d’arsenic.
— J’avais peur que tu t’en serves.
Sa voix avait une grande douceur. Maïténa craignit qu’il ne cherchât par des chemins tortueux à reconquérir son autorité.
— Les vieux sont bavards comme les femmes. Vous ne manquez pas de voisines moins occupées que moi. Allez leur dire vos fantaisies !
Il s’assit tranquillement près de la table.
Il avait une idée. Il voulait l’émettre. Et il était trop vieux pour attendre.
— Elles ont leurs amants. Je ne suis plus jeune. On ne m’aime que lorsque je raconte des histoires ! On ne te racontait pas d’histoires tout à l’heure !
Elle fit un mouvement trop vif. Elle ne pouvait supporter à présent le ton d’Ourtic, fluide, acide et artificiel. Elle avait besoin d’un style sévère, concentré. Des pleurs même n’auraient pas été malséants.
Elle croisa ses bras sous ses gros seins.
— Alors, il y a un instant je voulais empoisonner ! Et maintenant !
— Empoisonner ! Moi, qui te veux tant de bien ! Mais non ! Un jeune homme et une jeune femme qui se plaisent ! Le pauvre Ourtic ! Je veux que tu fasses à ton goût pour que je sois tranquille !
Elle était froissée. Fallait-il toujours que ce vieux dît tout haut les choses mystérieuses !
— Quand ça serait ? hurla-t-elle.
— Alors, ce serait très bien ! Quel joli garçon et quelle intelligence, le Pascal ! Tu pensais toujours à lui à cause de son pauvre ami Virgile. Un homme ressemble à un homme. Tu avais peut-être besoin du second et tu as le premier sous la main. Quel joli garçon !
Dualité. L’âme de Maïténa était impassible. Sa chair était en joie. On l’approuvait donc ! Elle le savait bien qu’il était le plus beau garçon du pays !
L’idée du véritable amour naturel la métamorphosait. Ourtic qui avait la mauvaise habitude de regarder plutôt l’âme que le corps des gens, finit par s’en apercevoir. L’air austère qu’il prit n’était pas affecté.
Il ressentait pour les lois de la nature un respect religieux. Durant sa vie, il leur avait obéi avec ferveur. C’était là qu’il puisait largement ce sentiment de supériorité que gardent les paysans à l’égard des citadins. Ce n’est pas par des calculs compliqués, mais d’une façon directe qu’ils vont jusqu’à l’essence des choses.
Dans l’amour, il ne concevait plus la recherche de la volupté ; il ne distinguait que la règle à laquelle il était dangereux de se soustraire.
Il observait la jeune veuve de bas en haut en hochant la tête. Il s’en voulait honnêtement de n’avoir pas songé plus tôt à lui donner un mâle. Puisqu’elle lui faisait la soupe, elle méritait bien de faire l’amour. Elle était taillée aussi bien pour l’un que pour l’autre de ces deux actes principaux de la vie. Les reins courbés et chauffés au travail se caressent et s’apaisent au lit. Quelle jolie femelle !
En imagination, mais d’une manière aussi peu sensuelle, aussi grave, que celle d’un maquignon qui examine une paire de bœufs, il mettait à nu la dure gorge de la femme, son ventre minuscule. Il s’émerveillait de sa peau duvetée.
Et il se frottait les mains comme si elles eussent été veloutées par cet attouchement.
— On n’attend pas comme ça, fit-il avec effroi.
Il découvrit, alors, avec intérêt, des yeux de Maïténa très angoissés dans une figure rayonnante de satisfaction.
— Et Virgile ? demanda-t-elle, en dirigeant la tête vers la fenêtre, vers le bourg, le cimetière, et le jet noir du cyprès.
Cette question expliqua les yeux au vieillard. Ils l’aidèrent à exprimer une chose à laquelle il jugeait que l’esprit ne devait pas participer.
— Mais ce n’est pas pour ton plaisir ! Pourquoi n’y aurait-il que le Virgile pour cela ? Il n’est pas à ta disposition ! Il est mort. Pourvu qu’il soit vaillant, n’importe lequel sera assez bon. Tu le verras ! Il suffit de t’en choisir un.
Ce conseil la déchira comme un couteau mal aiguisé. Une volupté ignoble. Une initiation faite par un vieillard — Ourtic avait soixante-dix-huit ans — peut être délicate. Elle paraît toujours brutale, ratée. Mais trop tard ! Quand tout fut fait, elle reconnut, avec un grand trouble, le viol moral qu’elle venait de subir. Elle cessait d’être vierge.
Elle dissimula son émotion.
— Lequel ?
— Ils ne manquent pas. Mais il faut choisir. Les plus beaux, ici, tu les auras rien qu’en leur faisant signe. Une femme comme toi ! Tu es la plus belle, tu dois le savoir. Il y a, d’abord, ceux qui te cherchent. Osmin Laloubère, ton ancien voisin ! Il pleurait, pendant que ta maison se brûlait, et il a une jolie borde. Omer Jouanou. Lui est fou de toi. Je le rencontre souvent, le soir en allant prendre le frais. Il est toujours dans tes parages. Il est en chaleur. — Mais il est trop jeune.
— Et il a une jolie famille ! fit Maïténa avec mépris.
— J’aurais dû en effet te parler, avant lui, de son frère qui est l’aîné ! remarqua Ourtic protocolairement.
— Mais vous êtes fou ! hurla-t-elle.
Elle regrettait de ne pas avoir sous la main la hache de la veille pour mettre en morceaux le banc où s’était assis Pascal et le vieillard avec ses paroles.
Ce dernier n’avait de pouvoir qu’en parlant. Aussi continua-t-il en redressant la tête et en frappant du poing sur la table comme s’il voulait faire une proclamation :
— Il est le premier ouvrier du pays !
— Ce n’était pas d’un ouvrier qu’il s’agissait !
— Pour travailler la femme et la terre, il faut le même, articula-t-il avec dignité.
Il y eut un petit silence, à la suite duquel il reprit doucement :
— Il travaillerait pour le fils de Virgile. C’est la meilleure manière de lui faire payer ses méchantes façons.
Maï éclata :
— Taisez-vous ! C’est à ceux qui travaillent à réfléchir et à donner des conseils. Vous, vous ne faites rien.
Pourtant, elle se domina.
— Je vais préparer la soupe. Faites-moi de la place, en attendant.
Le vieux sortait. Puis, peu à peu, la cuisine devenait une simple femme, mais jeune et bien faite, peinte par les soins de la nature, et qui sentait l’absinthe sauvage et le thym frais.
— La vie passe comme le gave, disait Ourtic vieillissant.
L’existence de Maïténa était sortie, depuis peu, de cette période immobile où, dans les glaciers, s’élabore le torrent d’Arudy. La nature et la veuve de Virgile avaient été violées en même temps, au mois d’avril, par leurs révélations respectives.
Le cours du roman de Maïténa se chauffait, aujourd’hui, au soleil de juillet. Il y a aussi les rochers contre lesquels on bute pour former une cascade et obtenir son épanouissement.
Avant la saison morte, celle où il n’y a plus qu’à laisser agir la nature, et qui dure depuis le 1er août jusqu’aux vendanges, les foins, les moissons et les derniers sulfatages exigent une activité intense. Les journées de travail sont aussi longues que deux journées d’hiver ; et l’on ne dort à midi que pour permettre aux bœufs de ruminer. On n’a le temps ni d’aimer, ni de réfléchir, ni de regarder devant soi la campagne pour en contempler la métamorphose.
Puis, un beau matin, lorsque les granges sont gorgées de gerbiers jusqu’à la gueule, que les vignes sont couvertes de taches bleues que la pluie ne nettoiera plus, les hommes et les femmes, en se levant, reprennent conscience d’eux. On va pouvoir rêver, « tirer des plans », faire travailler les maçons en profitant des longs jours. Nous sommes au moment des bals et des batteuses. Et le béarnais a tout le loisir de regarder la scène sur laquelle il va s’amuser.
Sa campagne n’a plus la grâce du printemps. Çà et là, elle est enceinte, solennelle ou en friches. Pourtant, les champs de blés et les prairies rasés comme une nuque sont d’une accouchée qui reste à la mode. Le rythme de ses transformations s’arrête.
A présent, lorsque Maïténa regardait, à travers le paysage dont les premières clartés de l’aube venaient de prendre la forme, vers le cimetière, elle reconnaissait difficilement son cyprès. Ses teintes inchangées se confondaient avec les pousses noirâtres de chênes centenaires nés brusquement, comme un nid de lapins, derrière le village. Ils étaient si chargés de force qu’ils accaparaient le soleil aussi bien que le regard de la jeune femme.
Malgré lui, le cerveau de Maï se laissait pénétrer par leurs couleurs, leurs contours, féconder par leur sève opiniâtre. Ils balayaient son esprit, comme ils balayaient le ciel, de leurs feuilles. Ils assouplissaient, enrichissaient ses pensées et son cœur avec la même science que le ventre des vallées et la tête des collines.
Cet assouvissement universel, en cette saison des semences mûres, la contaminait d’une façon languissante et comme à regret. Sa raison séduite à son tour ne désapprouvait plus sa peau de se contracter pour des caresses.
Maïténa détournait les yeux ; elle abaissait les paupières ; et elle trouvait en soi le même horizon voluptueux qu’au Béarn.
Là aussi, elle découvrait des moissons à dépiquer.
— On n’a pas retenu de batteuse, dit-elle soudain à Ourtic qui était dans la cuisine. Puisqu’il y en a une avec monte-paille dans le quartier de la route d’Oloron, je vais aller en voir le maître.
Elle noua le foulard de sa tête, jeta sur une chaise son tablier gros bleu, le remplaça par un petit tablier à fleurs ; et puis elle traversa la route pour s’engager d’une allure pleine et bien balancée dans un chemin de traverse.
Elle allait. Elle s’arrêtait une seconde devant les ruisseaux pour qu’ils reflétassent sa figure et les sautait sans se soucier des reflets de ses cuisses. Elle traversait les haies, aiguillonnée à vif par les épines, déterminait le lourd départ d’une compagnie de bartavelles, les sauts de poële d’une rainette, tandis que le soleil rougissait avec joie son cou blanc, lorsqu’en pénétrant dans un champ elle fut stupéfaite de voir qu’il n’était pas aussi vide que les autres.
Sur pied, le blé déjà noir, une paire de bœufs et un homme. Elle reconnut Pascal. Il préparait sa faucheuse. Elle s’arrêta, étourdie. Au-dessus des têtes de blés, comme s’ils eussent dominé une réunion publique, le jeune homme et la jeune femme prirent une attitude végétale. Pendant une minute, on n’entendit que la crécelle des cigales. Les bœufs profitèrent du répit pour agacer les mouches avec les longs poils de leur queue.
— Il faut aimer le blé pour s’en occuper même lorsqu’il ne vaut plus rien !
Et un rire prodigieux la secoua.
Une joie immense se tenait droite et se gonflait comme sa vie et sa chair. Elle éclaboussait l’homme et le champ piteux. Son rire, petit génie de la terre amoureux des belles récoltes, était soutenu par un rayon de soleil pour châtier le mauvais cultivateur. Ce rayon de soleil aveuglait Pascal. Ses oreilles restaient seules ouvertes. Il y recevait une cascade de sons cristallins comme dans une sébile.
Pascal éprouvait la sensation d’avoir les pieds collés à la terre qui était en haut, et, la tête en bas, d’aller s’abîmer dans le ciel, acrobatie pénible pour un mendiant honteux.
— J’avais les travaux en retard, dit-il du ton qu’il aurait dit : « Je chante toute la messe en latin, ma bonne dame ! »
— Ta femme et tes travaux ont eu des retards en même temps ! Quel méchant ouvrier tu fais !
Quand Maïténa parlait, l’air devenait lascif et charnel. Sa voix avait cet enrouement naturel qui est voluptueux. Son corps venait de s’imbiber de tous les parfums des champs parmi lesquels celui de la menthe dominait. Il les distillait, les pulvérisait autour de lui. Les cinq sens à la fois étaient possédés par elle. Le champ bordé de tous côtés par des haies vives en était saturé et semblait vouloir la retenir dans son enceinte. Elle était de l’opium, du beau temps et des seins. La flamme qui veillait dans ses yeux mettait le feu à ses phrases. Son interlocuteur s’étonnait que ce feu adhérât à lui, — il en sentait les crépitements et les étincelles, — et qu’il ne le fît pas souffrir.
Après quelques mots prononcés, elle se mettait à rire ; et, tout de suite, les limites du champ de blé prenaient du champ. L’atmosphère qui ne formait qu’un bloc se disloquait. Ses milliers de parcelles montaient jusqu’au ciel, et allaient en heurter la voûte illuminée comme une fête de village. Les arbres flottaient comme des drapeaux.
L’esprit de Pascal avait été emporté dans ce tourbillon, et valsait quelque part dans l’espace. Son corps privé d’un guide aussi léger s’abandonnait à lui-même. Il s’approcha. Ses lèvres et celles de la jeune femme, qui se cherchaient dans le ciel, se joignirent.
Leurs lèvres étaient parfaitement dessinées. La volupté coula dans leurs interstices comme le sang coule dans les rigoles des baïonnettes modernes. Le baiser, né de lui-même à la manière des molécules de Darwin, se prélassa longuement sur son double berceau et puis mourut encore de lui-même. Son cadavre disparut. Il ne laissa qu’un goût de vie sur la bouche de ses deux assistants.
Pascal venait d’acquérir quelque espoir. Il osa murmurer :
— Pourquoi pas ?
Maïténa découvrit la différence de leurs désirs. — Lui subissait un amour intégral. Son cœur et son intelligence étaient pris. Il désirait donner un autre aspect au souvenir qu’il garderait de Virgile. S’il l’avait vraiment tué d’un coup de hache, quel acte peu délicat ! Le tromper avec sa femme démontrerait une autre sensibilité et une autre éducation. Ceci se substituerait à cela dans sa mémoire. D’autre part, il s’attendrissait de pouvoir aimer quoiqu’il fût un assassin. — Quant à elle, elle ressentait un amour pur, tout dépouillé de ces scories sentimentales.
Elle répondit honnêtement :
— Ça me contenterait, sans doute, moi ! Mais toi, tu y as mis le cœur !
— Tu ne sais pas si tu ne me donnerais pas le temps de le contenter aussi. On dit que les femmes n’accordent leur cœur qu’après le reste.
Elle sourit à la façon d’Ourtic ; et Pascal se sentit prodigieusement isolé dans son champ, isolé comme on ne peut l’être qu’en pleine campagne où les créations sont peu humaines et ressortissent surtout à la fatalité.
— Je te veux quand même, affirma-t-il énergiquement.
Mais les feuilles des peupliers ne tressaillirent pas comme tout à l’heure à l’appel de Maïténa ; et les blés secs gardèrent leur dignité.
Elle cessa de sourire.
— Si je m’écoutais, je serais d’abord à toi ; et puis je te tuerais. Deux plaisirs. Mais je ne dois pas prendre le premier !
Il aurait voulu se jeter sur cette femme, la dépouiller de sa robe et de son autorité, et la posséder violemment. Mais il ne pouvait pas. De même qu’à l’horizon les Pyrénées tout en glaces malgré l’été se dissolvaient dans un léger brouillard, de même Pascal se dissolvait dans sa propre haleine, dans son désir.
— Et tu as de la chance, continuait-elle, que je ne puisse pas me venger sans être à toi, c’est-à-dire au diable !
Elle entr’ouvrait son corsage comme on entr’ouvre un lit ; très légèrement elle caressait la peau sensible à l’extrême de sa poitrine, et la flattait pour la calmer.
L’image de la mort était projetée par les paroles de Maïténa avec un tel relief que Pascal eut un haut-le-corps.
Il recula, ensuite, de deux pas et détourna les yeux. Elle suivit la nouvelle direction de son regard ; elle perdit contenance à son tour.
Un homme très raide, idiot et pâle, venait d’arriver près d’eux. On ne l’entendait pas respirer.
Omer Jouanou se demandait si c’était bien lui qui arrivait là. Il éprouvait la sensation atroce d’être une simple créature du cauchemar de Maï et de Pascal.
Il n’avait rien entendu ni rien vu de compromettant. Il parla le premier pour se prouver son existence. Il avait préparé sa phrase depuis longtemps.
— Et si ça me plaît de vous ennuyer !
Au son de cette voix de l’un d’eux, les trois personnages se remirent à vivre. Une soupape secrète se déclenchait. Leur sang pouvait de nouveau circuler en toute liberté.
Pendant ces derniers mois, Pascal et Maïténa étaient si préoccupés l’un par l’autre qu’ils n’avaient pas remarqué la métamorphose d’Omer. L’épais goujat du début de l’année devenait un garçon mince, presque fin, qui intéressait les matrones et qu’on croyait poitrinaire.
Ses yeux seuls représentaient sa substance dissoute. Ils brûlaient au fond du visage comme dans le creux d’une cheminée. Ils étaient si beaux qu’on se demandait si c’étaient toujours les mêmes.
Vexé de l’étonnement des deux autres, il répéta sa phrase, mais d’un air plus agressif :
— Si ça me plaît de vous ennuyer, à moi !
Pascal haussa les épaules. Maïténa sourit. Alors, le garçon accomplit de tout son corps un grand geste obscène.
La jeune femme fit deux pas en arrière. Incarnat, Pascal se demandait si elle jugerait bon qu’il se jetât sur son insulteur, quand celui-ci fit entendre un long rire niais et pacifiant. Puis, comme si ce n’eût pas été suffisant pour mettre fin à cette scène, une batteuse toute proche siffla.
— Je passais, dit Maïténa pour se remettre en marche.
Et son premier pas fut léger comme si elle eût eu de l’élan et comme si elle ne se fût pas arrêtée.
— Tu t’en vas comme ça ? demanda Pascal humblement.
— Un des deux frères suffisait ! répondit-elle sans se retourner.
Cependant, un peu plus loin, lorsqu’elle eut mis une haie entre elle et les jeunes gens, elle ne put résister à l’envie de regarder derrière soi. Sans risquer d’être vue, elle s’aperçut qu’ils causaient avec cordialité. Elle en ressentit une sorte de déception. Elle ne savait pas l’influence de l’atmosphère sensuelle qui l’accompagnait partout.
De son côté, d’ailleurs, elle rentrait dans sa chair dont elle s’était déprise tout à l’heure. Le seul événement qui demeurât en elle n’était pas le baiser, mais d’avoir trouvé et exprimé son secret : « Je ne pourrai te tuer qu’après m’être donnée à toi. » Cette certitude l’éclairait si miraculeusement qu’à sa lumière il lui fut permis, — acte bien rare dans son existence, — de se poser quelques questions.
Pourquoi éprouvait-elle un appétit de vengeance aussi violent ? La vengeance était un sentiment naturel qui se mariait bien, autrefois, avec son caractère. Mais comment, à l’instant où elle se déjugeait et où elle se démontrait si femme, conservait-elle cette ténacité si peu féminine ? Elle se demandait si son cœur — le mot tuer — aurait été aussi véhément si sa chair avait été plus calme.
Le premier tintement de l’angélus arrêta ses réflexions. Le temps avait passé très vite sur le chemin de traverse qui va de la maison d’Ourtic à la route d’Oloron.
Le son des cloches du village était d’une pureté merveilleuse. Il paraissait l’expression même de la belle saison, des bonnes nouvelles, du désir voluptueux qui vous appelle vers les soupes bien mitonnées. Midi était sonné par le carillon, par Maïténa et par les clochettes incarnadines des bruyères.
En août, les béarnais sont amoureux. Ils n’ont rien de mieux à faire. La chaleur de leur pays est prodigieusement humide. Elle amollit leurs corps, les met en contact direct avec la sensualité universelle, qui est elle-même la chaleur humide. Des couples y naissent et se séparent et forment des individualités. Et ces individualités courent former ailleurs d’autres couples, puis se divisent elles-mêmes. Désirs. Natalité. Confusion. Anéantissement de la médecine. L’amour coule dans tous les fossés.
L’amour n’est rien. Les hommes ne pensant plus à rien sympathisent. Les femmes pensent un peu, et dépassent maintenant les hommes. Les enfants et les vieillards sont en vacances et sourient. Il y a aussi les poètes qui pleurent derrière leurs contrevents.
Un jour, Maïténa demanda à Ourtic.
— Où couchaient-ils, l’Ambrosine et le Pascal ?
— Mais dans ton lit !
Depuis la naissance de Maïténa, jamais les pendules n’avaient été aussi épuisées et aussi fainéantes que cette journée-là. Pourtant, tout s’écoula, même le soleil, même Ourtic vers sa chambre pour aller dormir.
Quand elle fut seule, elle éteignit tout. Elle se précipita vers son lit avec des cris de joie. Sa gorge tremblait. Son lit tremblait. Elle n’osait pas se donner à lui toute nue. Elle gardait sa chemise. Et elle entra follement dans ses draps, des draps froissés, comme dans la peau d’une femme qui avait déjà reçu le jeune homme. Mais ses draps étaient une bouche, une main moites. Ils se collaient aux endroits les plus sensibles et les plus suants, ils avaient la fièvre. Ils se brûlaient eux-mêmes, se liquéfiaient, s’évanouissaient. Elle les recherchait. Sa gorge, son ventre, ses cuisses, les écrasaient pour en retrouver une parcelle. Son sang courait après eux dans ses veines.
Deux jours après, elle enleva sa chemise.
Venger Virgile, lui être fidèle, étaient pour elle deux passions aussi fortes. Mais la douleur d’être fidèle la poussait à exalter une vertu si difficile.
Chaque fois qu’elle allait sur la route, elle le découvrait, lui, Pascal. Il rôdait sans cesse autour de sa maison et de sa conscience. Il sortait de derrière une haie, marchait à sa hauteur, et lui parlait. La porte de Maï ne s’ouvrait plus que sur l’amour.
— Saigne-moi, ou donne-toi, ou fais les deux. Mais ne me laisse plus vivre. C’est pour le Virgile que je parle. Ton esprit est à lui. Ton corps est à moi, à moi. Tu ne le tromperas pas plus que tu ne le trompes. Et tu ne le trompes pas du tout. Tu me saigneras ensuite.
Elle se méfiait, d’une façon obscure, de pareils arguments. Il avait acquis une certaine finesse depuis qu’il aimait. Cette métamorphose n’était pas parallèle à celle de Maïténa qui concernait uniquement la chair. Elle comprenait bien cette différence. Les habiletés de Pascal n’attaquaient pas le moins du monde son cerveau, mais seulement sa peau qui était déjà toute conquise.
Ourtic observait souvent sa ménagère à la dérobée. Son menton remontait jusqu’à son nez par-dessus sa bouche dépouillée de dents. Il ne cherchait pas à cacher son inquiétude, car personne ne songeait à la remarquer. Que ferait-il si elle mourait, elle qui faisait une soupe si savoureuse, surtout depuis que la graisse était rance ?
— Ton existence a été déviée, Maï ! Fais-lui reprendre un autre courant.
— Pour cela les rivières changent de lit.
Par la fenêtre, il considérait le hongreur qui passait sur la route, à cheval, les pieds ballants, portant en sacoche son rasoir et quelques antiseptiques vétérinaires.
— Quel dommage qu’on ne puisse pas nous arranger, nous aussi !
Il souffrait de voir un pareil conflit entre l’âme et le corps dans un être aussi parfaitement naturel, créé pour une vie rectiligne.
Ourtic était sorti tout pensif sans se douter qu’il laissait derrière soi une idée à Maïténa.
Il lui fallait un moyen d’apaiser sa chair. Son sang était trop chaud, trop ardent, trop virulent. Elle avait trop de sang.
Elle fit quelques préparatifs, retroussa très haut sa manche gauche. Son bras était blanc comme du papier vierge. Elle y traça une entaille avec un couteau de cuisine, bien propre comme tous ses couteaux. L’entaille rougit, s’ouvrit, coula. Elle était assise. Il y avait un seau près d’elle qui recevait la petite rigole. Elle était très sage. Elle avait vu saigner un apoplectique par le pharmacien, bonhomme imbu des vieilles traditions. — La saignée a fait ses preuves. — Elle savait opérer.
Ourtic rentra au moment exact où l’opération devait s’achever. Maïténa n’en attendait pas moins de lui. Elle lui fit signe de prendre une bande de charpie toute préparée pour serrer son bras. Mais il s’affola. Il ne comprit pas. Il cria. Et la jeune femme dut se panser elle-même.
— Quand une femme se calme tout à fait, les hommes deviennent fous. C’est la règle.
Il ne répondit pas sur-le-champ. Il suffoqua. Elle le regarda avec intérêt. Elle était contente de cet intérêt dont elle ne se croyait plus capable pour un vieillard. Elle se convainquait ainsi déjà de sa métamorphose.
Le surlendemain, Maïténa, ayant bu un peu plus d’eau que de coutume, avait refait son beau sang tout naturellement. Seulement, Ourtic ne lui donnait pas de conseils et veillait sur elle sans distraction.
Cela lui était facile. Elle ne sortait plus de peur de rencontrer Pascal. Elle espérait faire mourir son désir d’inanition.
Hélas ! elle n’avait pas besoin de voir le jeune homme pour savoir qu’il errait aux alentours. Des frissons couraient sur sa peau avec plus ou moins d’intensité suivant qu’il surveillait sa maison de près ou de loin. Il était sans cesse aux aguets.
Il n’ignorait plus qu’il ne pouvait la convaincre par des raisonnements. Il se décida. Un jour, il choisit un moment où elle était seule. Il se précipita dans la cuisine et sur elle. Elle saisit aussitôt la pelle du four. Comme la pelle de bois allait s’abattre sur Pascal, Ourtic entra. Il était temps.
— Tu es bien méchante, Maï, fit-il.
Il la désarma, tandis que le jeune homme sautait par la fenêtre. Il haussa les épaules ; et il sortit de nouveau, mais ce fut sans succès.
Le soir de ce même jour, lorsque l’horizon eut fini de dévorer le crépuscule, Maïténa pénétra dans sa chambre après avoir fermé à clef la vieille porte de la métairie et couché son fils. Ourtic dormait déjà.
La chambre de la jeune femme était blanchie à la chaux, pavée de carreaux rouges posés sur la terre. Aucune glace ne l’ornait. Un rameau de laurier béni encore vert suspendu à l’un des murs empêchait ceux-ci d’être complètement nus. Elle ne savait pas faire les bouquets. Elle ne savait pas davantage agrémenter une pièce. Jusqu’à présent, ça ne lui manquait pas. Quand elle voulait voir de belles choses, elle regardait le paysage ; et, sa chambre fermée, elle dormait.
Maintenant, pendant les longues veilles où son sexe de plus en plus altéré la faisait se tordre sur ses draps, elle n’avait plus la ressource de voir la nuit à travers ses fenêtres qu’elle n’osait ouvrir à cause de Pascal. Aussi, avait-elle obscurément l’idée des ornements qui auraient pu la distraire. Ne serait-ce pas ainsi qu’à l’origine l’amour naturel créa la poésie ?
Il lui fallait un certain temps avant de se mettre au lit. Quand elle était déshabillée, elle laissait lentement le vide de la pièce s’emparer de sa forme. Peu à peu, sa peau se rafraîchissait au contact de l’air, se laissait admirer en détail par la chandelle.
Autour de cette chair protégée des murs, août se traduisait par les cris de la campagne poussés par les animaux en chaleur. Il y avait des nuits monstrueuses consacrées aux crapauds, aux chouettes et aux rats ; des nuits violentes offertes aux chattes ; des nuits crapuleuses aux renards ; des nuits conventionnelles aux rossignols ; des nuits spirituelles aux grenouilles ; et des nuits universelles aux femmes qui imitent les cris d’amour de tous les animaux. Toute cette harmonie érotique se répandait dans le Béarn, par ses bois, ses petites vallées, ses collines successives.
— Quelle misère ! disait-elle en jugeant de ses mains vives ses richesses charnelles. Il faut que ça cesse !
Elle se couchait donc, ce soir-là, quand on frappa à ses contrevents. Elle s’émut, éteignit la lumière. Puis elle continua à écouter, le cœur battant.
— Maïténa ! Maïténa ! gueulait une voix fiévreuse. Laisse-moi entrer, et tout sera fini ! Maïténa ! Après, je me ferai mon affaire, si tu le veux ! Et Virgile sera bien vengé, car j’aurai pu reconnaître ce que je perds ! Maïténa ! Je sais que tu ne dors pas !
La voix changeait, et devenait sarcastique :
— Et qui te dit que je t’aime, Maïténa ? Qui te dit que je ne veux pas, moi aussi, me venger de ce que tu m’as fait en excitant ta folie ?
Elle commandait :
— Ouvre-moi, Maïténa ! Tu verras comme je suis malheureux !
Puis, après des sanglots, le même homme, mais plus pauvre, insultait :
— Sale garce, basquaise, va donc coucher avec celui qui est au cimetière ! Je ne perdrai plus mon temps avec toi, charogne ! Il n’en manque pas d’autres femelles !
Ces dernières paroles allèrent en s’éloignant. Des pas d’homme aussi. Mais Maïténa ne s’endormit pas plus que les autres nuits.
Plusieurs fois, elle entendit des foulées inégales et compliquées dans la campagne, un couple, une chute, c’était son cœur.
Quand ce fut réellement un couple, ça ne l’étonna pas. Il était la suite naturelle de ses battements de cœur.
Maïténa s’assit sur ses draps brûlants, serra sa gorge pour être moins seule, mais sa gorge ne lui cédait pas. Elle s’attendait à ce qu’on frappât de nouveau à ses contrevents. Il n’en fut rien. Elle perçut simplement des paroles confuses, un rire. Paroles et rire s’arrêtaient près de son mur. Des feuillages que l’on coupe. Deux corps qui tombent. Dans la nuit, elle sourit.
Pour se distraire et se rafraîchir, grâce au couple, sous sa sauvegarde, silencieusement, elle entre-bâilla ses fenêtres.
Toute la terre réverbérait la clarté de la lune, et renvoyait au ciel une foule d’étincelles qui étaient des étoiles. Cette clarté n’écrasait pas les choses comme celle du soleil ; elle en était l’esclave ; elle n’existait nullement par elle-même.
Les êtres que Maïténa vit étendus à trois mètres d’elle ne lui firent pas l’impression d’avoir une durée brillante et très courte, comme tout ce qu’on aperçoit à la lumière du jour, mais d’être rares et éternels. Sur deux larges cuisses bleutées le clair de lune se concentrait. Ces cuisses étaient plus importantes que les lourdes collines qui s’ouvraient comme elles à droite et à gauche du gave.
Maï s’intéressait au spectacle émouvant de cette chair plus que nue, puisque illuminée, aurait-on dit, par ses propres moyens, et qui évoquait sa chair à elle, sa chair toujours cachée. Puis elle se représenta, enfin, que ce qu’elle regardait était en amour et que la clarté pouvait bien être créée par l’amour. Cette idée détermina un mouvement de ses bras. Elle ouvrit complètement les volets.
Elle n’aperçut pas d’abord Pascal qui faisait partie de la forme contemplée, qui s’en détachait, et qui courait vers elle. Elle n’entendit pas la voix d’une jeune fille surprise qui l’insultait. Elle ne reprit conscience que lorsque les cuisses nues furent recouvertes. La jeune fille se redressait très vite, un peu honteuse, un peu indignée. Et Maïténa ferma brutalement sa fenêtre, malgré la senteur acide et sauvage de la chair et des champs.
Il l’appelait maintenant, et tapait de nouveau aux fenêtres. Il continua jusqu’au jour, sans empêcher Maïténa de dormir comme elle ne l’avait fait depuis longtemps. Mais toutes les nuits se ressemblent-elles ?
Berger, as-tu de la philosophie ?
Shakespeare (Comme il vous plaira)
Fin septembre, un matin, on apprit à Maïténa qu’un troupeau de moutons faisait bouger la route vers le sud. Et elle sut tout de suite que c’était son berger, que c’était l’automne, qu’elle allait avoir froid, et qu’il fallait faire préparer les tonneaux pour la vendange.
Peu après cette émotion, Jeanty arriva. Il portait sur l’épaule une peau de brebis que suivaient toutes les brebis. Ses jambes s’étaient encore allongées. Il était devenu absolument mince comme les jeunes gens qui font des sports, et naïf comme ceux qui vivent dans la solitude. Les nuages et les neiges conservaient frais son âme et son teint. La nourriture lactée lui faisait les yeux et le derme très doux.
— Pour combien êtes-vous là ? lui demanda la jeune femme d’une façon gentille et en signe d’accueil.
Son béret à la main et son sourire aimable à la figure, il parla de sa voix aigrelette :
— Un mois si vous voulez ! J’ai l’intention de tondre ici mes brebis. Je ne partirai que s’il fait trop froid pour elles. Mais le proverbe dit : « A brebis tondue Dieu mesure le vent. » Et je vous aiderai pour la vendange.
Dès cet instant, la maison d’Ourtic prit une animation plus intime et sa tenue d’hiver. L’été, on vit au dehors ; quand vient le froid, au dedans.
Maïténa se trouva bien de ce contact nouveau. Sa garnison sensuelle allait-elle prendre elle aussi ses quartiers d’hiver ? Au moment de se transformer pour s’accorder avec le rythme des saisons, celle-ci négligeait son âme pour être tout entière aux prises avec elle-même.
Jeanty dormait dans une petite pièce noire où l’on avait jeté deux paillasses ; les moutons dans une grange attenante.
De même qu’ils constituaient une fourrure pour la ferme — leur chaleur traversait les murs, — de même la jeunesse pacifique de leur berger entrait tranquillement chez ses hôtes et gagnait sans secousse leurs pensées. Cette forme de quiétude comportait, il est vrai, son ferment d’activité intérieure qui procédait des montagnes inconnues et des récits merveilleux que Jeanty apportait avec lui.
Maïténa, ayant ainsi oublié pendant quelques jours son tourment, reconnut qu’il durait dès qu’elle songea à s’assurer de sa disparition. Cette insensibilité, cette lutte silencieuse de l’esprit et du corps, leurs forces se compensant par miracle, avaient duré fort peu.
Depuis, son désir, au lieu d’être chauffé par le soleil, vécut d’un foyer intérieur. Son sang réagissait. Auparavant, il lui fallait épancher son trop plein de chaleur. Aujourd’hui, elle la recherchait, elle faisait le geste de l’attirer. Elle n’entr’ouvrait plus son corsage, dans la solitude, pour faire prendre l’air à sa poitrine. Elle la vêtait d’un tricot de laine qui l’enveloppait de caresses continuelles.
Le calme apporté par le berger était comme ses vêtements d’hiver. Il ne servait qu’à attendrir son corps davantage et à l’apprêter soigneusement pour la possession.
Elle comparait la douceur de Jeanty aux enthousiasmes et à la brutalité des gestes de Pascal. Malgré ce qu’une pareille distribution avait d’arbitraire, elle se représentait symboliquement le nouveau venu par le lait de ses brebis, et le meurtrier de Virgile par la couleur aphrodisiaque du sang.
Elle s’expliqua bientôt pourquoi le berger était revenu, pourquoi elle le comparait à Pascal, quoique rien ne les reliât l’un à l’autre, et pourquoi il occupait son esprit.
Après un déjeuner de midi, la « vêprée », et le départ des ouvriers, Ourtic, excité par la nouveauté de la température et par celle de Jeanty, retenait quelques minutes ce dernier dans la cuisine pour le plaisanter.
— Et ta bonne amie ! Où l’as-tu laissée ? A Laruns ; ou aux Eaux-Bonnes ? Tu peux me le dire, va ! A mon âge, on sait que les femelles des bergers passent l’hiver à réchauffer les vieux qui ne quittent plus la montagne.
Maïténa ne rit pas. Jeanty rougit à peine. Ourtic fut un peu déçu.
— Monsieur Ourtic, vous le savez bien, je n’ai pas de bonne amie !
— Oh ! Tu caches ton jeu !
— Mais non ! Ne croyez pas ! Une bonne amie c’est bon pour ceux qui ne savent pas, qui n’ont pas le temps de réfléchir au danger que c’est de prendre une femme à changer. Je choisirai bien la mienne. Une seule, quand on s’aime bien c’est beaucoup, allez !
Le vieux était vexé d’avoir raté son effet. Il se rattrapa comme il put.
— Une seule femme ! Il ne pense qu’à lui ! Mais ça la fatigue ! J’en ai connu un autre qui n’en voulait qu’une. Elle s’en souvient encore.
L’allusion à Virgile était claire. La vie de Maïténa se ralentit, comme une voiture ou un roman se ralentit pour prendre un virage. Elle regarda de l’autre côté pour tourner. Elle retourna la figure de Virgile. Elle regarda Jeanty. Et elle reconnut Virgile.
La ressemblance du mort et de ce garçon très vivant elle l’avait déjà reconnue, au début de l’année. Et puis cette ressemblance s’était préparée. Elle s’était endormie. Et elle éclatait comme un éblouissement.
La jeune femme en oublia de reprocher à Ourtic son manque de respect envers Virgile, et de s’étonner de ce qu’une ressemblance aussi magnifique n’eût pas frappé tout le monde.
L’automne arrivait. La sensibilité de Maïténa, en même temps que son désir, se mettait au chaud, devenait plus profonde. Dans les visages, elle ne regardait jamais que les yeux ; et elle finissait par y voir la forme des âmes. On voit ainsi, du fond d’une mine, les étoiles en plein jour. A la vérité, dans Virgile et Jeanty seules les âmes étaient semblables, mais elles étaient semblables entièrement.
Dès cet instant, la jeune femme fut surveillée par son mari, représenté par les yeux du berger. Il venait évidemment contrôler son souvenir.
Elle ne craignait pas que son regard la trahît. Il ne pouvait être que l’image d’une admirable fidélité. Mais son corps était sans cesse en état d’adultère virtuel.
Elle voyait tellement bien son corps épanoui en vue de l’amour, en vue de Pascal ; elle le voyait tellement bien avec son esprit qui était un étranger, qu’elle ne pouvait concevoir que les autres étrangers n’eussent autant de perspicacité.
« M’aime-t-il toujours ? » se demanda-t-elle, quelque temps après, un soir, en pensant à Virgile. Elle reporta automatiquement cette question sur le mandataire de son mari. N’était-ce pas lui qui avait fait naître la question ? Elle jeta un coup d’œil sur Jeanty. Après quoi, elle se répondit affirmativement.
Maïténa, jusqu’à présent, ne remarquait pas que le jeune homme lui faisait discrètement mais passionnément la cour.
Au printemps dernier, elle n’était pas si bonne observatrice. Les raisins qu’on venait de cueillir, les comportes promenées comme des vases de parfums à travers la campagne, saturaient le sang et l’air de ferments capables d’activer l’esprit de Maï. Et puis, n’avait-elle pas entendu involontairement, au sujet de l’amour de Jeanty pour elle, dans ces endroits dangereux pour les confidences que sont les vignes à hauts tuteurs, des paroles restées obscures jusqu’ici en un coin de sa mémoire ?
Il lui faisait la cour sans lui adresser la parole. Un jour, pourtant, il eut l’idée de mettre en valeur devant elle ses talents. La providence le conduisait à l’aveugle. L’événement prouva qu’elle lui voulait du bien.
— Madame Prébosc ! appela-t-il à travers la table. — Il était le seul à la nommer ainsi. Les gens du pays lui donnaient toujours son nom de jeune fille. — Madame Prébosc ! puisqu’on a fini la récolte, pourquoi ne pas travailler un peu, le soir, à la veillée ?
— Parbleu ! Il veut te faire de l’accordéon ! lança un valet à la gouge.
La maîtresse de maison ne répondit pas, quoiqu’elle fût indignée de l’apostrophe du valet. Elle était tellement émue par les yeux de celui à qui elle avait accordé son âme une fois pour toutes qu’elle ne pouvait en ce moment ouvrir devant eux ses lèvres qui résumaient tout son désir monstrueux, des lèvres possédées par le meurtrier. Ourtic la tira d’embarras.
— Voilà une bonne idée, jeune homme ! Tu nous aideras à dépouiller le maïs !
Et, le soir de ce jour, comme Ourtic était allé faire une tournée chez les voisins, et même assez loin dans le village, une quinzaine de personnes munies de picots se réunissaient dans la grange autour du tas d’épis. On avait refoulé dans une partie de la borde le troupeau qui ajoutait une animation obscure au dépouillage, et dont la compagnie encourageait les hommes timides.
De plus, une lanterne suspendue à la claire-voie invitait les passants à entrer.
Les assemblées à la campagne comportent toujours de l’enthousiasme. Les paysans sont, par instinct de conservation, insociables, surtout en pays de maisons disséminées. — En Béarn, votre plus proche voisin demeure parfois à un kilomètre. — Il leur faut une sorte de folie, d’enivrement, pour se réunir. Afin d’obtenir cette excitation préalable certains tempéraments ont besoin de « picpoult ».
Ceux qui vinrent chez Ourtic, ce soir-là, furent tout de suite agrégés par le fluide sensuel qui émanait de Maïténa Otéguy. Mais personne ne se doutait que ce fût d’elle — elle se tenait bien droite comme l’y obligeait la largeur de sa poitrine et parlait peu — . Aussi, les hommes et les femmes qui subissaient son emprise échangeaient-ils au hasard de rudes galanteries.
Cependant, pour dissiper l’équivoque qui planait et créer artificiellement, de toutes pièces, une cause de cette cohésion sans cause connue, certains plus délicats se tournèrent vers Jeanty :
— Fais-nous de la musique, berger.
— Son accordéon il est démoli.
— Alors, fais-nous quelque légende !
Il n’attendait que ça. Il commença de sa place. Il ne participait pas à la timidité des gens du pays. Il ne craignait même point de regarder Maïténa. Il ne se troubla un peu que lorsqu’il vit Pascal et son frère entrer, au milieu de son récit, et s’adosser au mur d’une façon toute naturelle. Il les devinait amoureux de Maïténa.
Jeanty racontait l’histoire véridique de Marguerite, comtesse de Comminges et d’Armagnac, dame chaste et pleine de très vertueuses qualités, qui, à son corps défendant, dut supporter trois époux.
— Son premier mari, un Monsieur de l’autre côté de l’Adour, s’empara du château où on la conservait pucelle. Ceux qui sollicitaient qu’il épousât la dame s’étaient réunis en grand nombre pour l’aider comme vous aidez Ourtic, ce soir. Les gens de Paris et ceux de Mirande dépouillent une dame comme vous dépouillez le maïs. On lui apporta une peau de brebis ; et il se maria gentiment devant des hommes d’armes en belle quantité pour qu’il fût bien connu qu’il devenait tout aussitôt le comte de ce pays.
Par ma foi, il aurait été bien bon pour cette dame de ne pas rencontrer une autre manière de faire chez les deux époux qui vinrent après. Puisqu’on l’avait habituée à celle-là, elle l’aurait mieux vue une seconde fois. Cependant, l’un après l’autre, ces Messieurs la mirent en prison le lendemain même de la cérémonie. C’était pour qu’elle ne risquât pas d’enrichir de son comté quelque autre seigneur de son goût. Ils considéraient leur comtesse comme un sceptre qu’on ne porte qu’une fois et qu’on met ensuite à l’abri. Sa peau devenait très fraîche.
De son côté, elle aussi, elle eut son idée. Elle la garda secrète ; on m’a dit que ce fut le plus terrible. Elle, qui passait tout son joli temps en prison, elle se montait la tête sur celui qui la gardait. C’était un sourd qui n’entendait pas ses déclarations.
Ça finit, à la fin ! Le roi de France, — car il y avait à cette époque des rois en France et des vicomtes en Béarn, — il la fit mettre en liberté, quand elle n’en voulait plus de liberté. Elle dut quitter celui pour qui elle se brûlait et qui était toujours resté près d’elle, de l’autre côté de la porte de son cachot. De cette séparation elle mourut dans l’année. Il est vrai qu’elle avait déjà quatre-vingt-cinq ans.
Tout ça, hommes, ça se passait au siècle quatorze, du temps qu’on a bâti votre église et que les Anglais étaient à Bordeaux. Il y a très longtemps !
Quand il eut achevé son récit, tous les auditeurs se mirent à rire bruyamment. Dans le conte le plus tragique, les paysans soupçonnent qu’on a mis quelque ironie, et c’est lorsqu’ils ne l’ont pas distinguée qu’ils la considèrent la plus fine.
Ourtic fut le seul à émettre un jugement sur l’histoire. Sa remarque ne fut comprise de personne. Il ne la faisait que pour lui.
— Pourquoi rire ? Elle ne fut pas malheureuse, cette comtesse ! Elle se laissait toujours faire. Ce qui est très dur pour une femme, c’est de ne pas se laisser faire, et de faire aux autres !
— Je vous dirai demain, ajouta le berger, les aventures de la belle-sœur de cette dame, Béatrix, qu’on surnommait « la Gaye Armagnagoise », la sœur aussi de Bernard d’Armagnac qui était le connestable.
— Elles sont trop vieilles, tes histoires ! railla tout d’un coup Pascal que la jalousie rendait hardi. Elles ne peuvent intéresser que ceux qui courtisaient les femmes il y a cinquante ans ou ceux qui tètent encore leur lait.
Jeanty allait répondre sans se fâcher, quand Maïténa se leva brusquement, très pâle, la tête jetée en arrière comme une chevelure.
— Va-t’en, lâche ! Tu l’attaques parce qu’il est très jeune. Ça ne l’empêche pas d’être tout à fait différent de toi ! Qui est-ce qui te ressemblerait ? Tu n’as jamais su rien faire ! Pas plus à lui qu’à un autre tu n’apprendras à courtiser les femmes ! Quelle est la misérable qui voudrait de toi ?
Les yeux tournés vers Pascal, tous les ouvriers attendaient sa réponse. Ils la sentirent, plutôt qu’ils ne l’entendirent venir. Et encore peut-être n’était-ce qu’un écho.
— Toi !
Les assistants se préparaient à deviner ce que ça voulait dire. Mais ils ne purent goûter tout de suite ni les agréments de leur imagination, ni la fin de cette querelle imprévue. Il devait y avoir, ce soir-là, un autre intermède. On se demanda, d’abord, si ce dernier n’était pas une féerie.
Une lumière totale enfilait soudain le hangar. Dans le chemin qu’elle avait tracé, deux figurants projetés par elle arrivèrent au bord de la scène.
— Monsieur Ourtic ! appelait une voix d’homme.
Le vieux se levait.
— Mon père ! Tu ne me reconnais pas ? demanda une voix de femme.
Le vieux n’osait dire :
— Si fait, tu es celle qui a tourné mal !
Le manteau de zibeline, les diamants, et des yeux, des yeux trop luxueux pour être portés sur soi en automobile, la peau mate et le kohl, tout cela l’éblouissait. Il ne voulut pas en convenir. Il garda son sourire ironique et ses rides bien tuyautées. Il rendit ses baisers à sa fille.
— Dire qu’il y a des drôles qui n’ont rien pour se vêtir ! fit-il avec admiration en examinant un petit chien enveloppé d’un paletot de fourrure.
Les deux figurants s’expliquaient :
— Nous faisons la route des Pyrénées, d’Hendaye à Cerbère. Nous couchons ce soir aux Eaux-Bonnes. J’ai eu brusquement l’idée de te dire bonjour en passant. C’est toujours calme ici. Vous n’avez pas de troubles d’âme. Quel repos ! Nous sommes pressés. Nous repartons.
Lorsque, dans l’auto silencieuse et invisible, la femme et l’homme se furent engloutis, que leur rayonnement et celui de leurs phares ne furent plus qu’au service de la voirie, Ourtic qui était le seul à avoir bougé pensa :
« Si riche ! J’ai peut-être eu tort de la déshériter ! »
Mais cet incident était, pour ainsi dire, extérieur. Les béarnais attachés au sol ne suivent pas par la pensée ceux des leurs qui ont quitté la campagne. Ils les voient souvent rentrer chez eux poitrinaires pour y mourir. Ils ne les dédaignent pas. Mais ils les attendent.
Dans la grange allégée de ces corps étrangers, la vie reprenait. Les paupières battaient. Les dépouilles se déchiraient comme des chuchotements. Maïténa s’était compromise en défendant un jeune homme avec cette vivacité. On lui donnait l’exemple de ce qu’il faut faire quand on s’intéresse à un garçon : pas de paroles ; pas de regards.
Elle se tourna vers Pascal pour voir sa contenance. Il ne savait pas ce qu’il devait faire ; et ce mouvement le décida. Il s’avança dans le sillage du regard de Maï.
Quand il fut près d’elle, elle ouvrit les yeux plus grands pour le contenir dans ses orbites. Et, alors, il ouvrit la bouche.
— Tu es la plus méchante femme. Un étranger ! Il est honteux de soutenir un étranger contre un enfant du pays ! Je ne te considère plus !
Maïténa éclata de rire. Pascal se souvint de la rencontre du champ de blé. Il sortit de ses gonds.
— Quand on excite les hommes comme toi, on se cache, garce !
Ourtic s’interposa. Un jour, dans une prairie, Maïténa l’avait débarrassé de Pascal. Il allait avoir sa revanche. Il le prit de haut.
— Je connais ça, jeune homme ! Tu diras la suite quand tu auras cuvé ton vin.
Pascal se tut, interloqué. Il ne buvait jamais. S’étonner était une faiblesse. Maï en profita tout de suite. Elle entra dans cet étonnement et le dilata. Elle prenait vivement Jeanty dans ses bras et le baisait sur les joues, deux fois, quatre fois, sur les yeux, sur les lèvres.
Pascal se désespérait. Jeanty se laissait faire. Omer était dans la joie la plus pure, car il ne jalousait que son frère aîné. Il n’aimait d’ailleurs que les femmes choisies par celui-ci. — Il avait, à son époque, fréquenté Ambrosine. — Quant à Ourtic, il était furieux. Il détestait l’imprévu. Et cette soirée en était pleine. Il gueulait. Il trébuchait. Il remplissait la grange de vacarme. Lorsque tout le monde fut bien abasourdi, il changea de ton ; et il n’eut plus qu’à dire : — « Allez-vous-en ! allez-vous-en ! mes petits ! » — pour que tout le monde s’en allât.
Puis, comme on le saluait, il ajouta :
— Nous vous aiderons la même chose à notre tour !
Maïténa et Jeanty allèrent se coucher chacun de son côté. Ourtic resta dans la cuisine l’instant nécessaire pour se confier ses impressions.
— Ces disputes c’est parce que le vin bout. Les hommes et les femmes sont comme les raisins. Quand le jus fermente, on doit ouvrir la porte de la cuve. Autrement, le tonneau éclate.
Maintenant, Maïténa se trouvait seule. Elle regardait avec admiration le lit qui contenait, toutes les nuits, une substance devant quoi elle-même ne pouvait rien. N’était-il pas prodigieux qu’elle eût réussi à la dominer jusqu’à présent !
Au moment d’arriver au bout de sa résistance, elle cherchait désespérément une compensation à accorder à son esprit. Celui-ci n’avait jamais été davantage à son mari. Il le lui prouvait depuis qu’elle matérialisait son souvenir dans les yeux d’un vivant.
Pour que leur logement commun, l’être humain, conserve son équilibre, il faut que l’importance de l’esprit et celle de la chair se balancent. En Maïténa, la chair l’emportait. Tandis qu’elle cherchait à l’aveugle une ressource nouvelle, l’imagination vint chez elle au secours de l’esprit.
Elle trouva. Son âme au service du mort ne pouvait faillir.
Alors, elle se déshabilla joyeusement. Pour la première fois depuis longtemps elle communiait avec soi. Les forces qui l’attiraient étaient entrées en elle ; elle ne leur résistait plus. Et, lorsqu’elle put caresser sa gorge, elle trouva sous sa main que son cœur frémissait de plaisir.
« Il va être content ! »
Elle se représentait les yeux de celui qu’elle n’oubliait pas s’entr’ouvrant lentement pour l’appeler.
« C’est toi qui me l’envoies ! Merci. »
Elle ouvrit sa chambre sans bruit. Elle traversa la cuisine. Le réduit où dormait Jeanty était là, la porte entre-bâillée par négligence. Maïténa poussa celle-ci, pénétra. Elle reflétait encore le sourire de Virgile évoqué tout à l’heure.
Le berger se réveilla en sursaut, et crut qu’il rêvait toujours. Il ne reconnut pas tout de suite cette femme debout en face de lui, car elle était nue, et l’on ne pouvait deviner en la voyant habillée la réalité miraculeuse du corps de Maïténa.
Le bougeoir qu’elle tenait à la main éclairait son ventre. Le ventre, quintessence de rêve. Ce ventre était aussi uni, aussi parfaitement modelé que s’il n’eut jamais connu la maternité, ni même l’étreinte d’un homme. Harmonieuse et palpitante, en peau blanche, des cheveux bruns qu’on ne lui connaissait pas jetés sur les épaules, elle avait l’aspect très simple d’une jeune fille.
Jeanty qui n’avait jamais été admis à l’intimité d’une femme s’ébahissait que tant de mystères charmants se présentassent à lui dans cette simplicité.
Il poussa une exclamation de surprise qui détermina Maï à éclater de rire. Alors, il la reconnut à ses dents laiteuses et à la longue main qu’elle posait devant le triangle blond de son ventre. Il s’émut davantage. Il aurait été moins étonné que ce fût vraiment une jeune fille. Ne savait-on pas au loin la vertu de Maïténa Otéguy ?
— C’est pour toi, dit-elle. Fais comme si tu étais mon mari.
Il se leva. Elle s’étendit à sa place toute chaude sur le lit. Attente. Le berger, debout, s’habituait à la lumière de ce corps. Les mains et la tête brunies par le grand air restaient dans l’obscurité. Maïténa localisait ses facultés dans sa chair dont les mouvements se substituaient à ceux de son esprit.
Ce soir, elle rendait hommage à Virgile. Demain seulement, elle en ressentirait l’effet surnaturel.
Jeanty revenait peu à peu de sa surprise. Lourd de bonheur, il tombait à genoux devant les seins de la jeune femme. Ceux-ci étaient gonflés de tous les plaisirs et de tous les enthousiasmes. Jamais le garçon parmi ses agneaux, son lait, ses cascades, n’avait imaginé de seins aussi immaculés. Quoique ces seins fussent à la portée de sa main, il les crut d’abord inaccessibles comme les grands sommets. Il s’étonnait qu’ils ne crevassent pas de nuages.
— Que vous êtes belle !
En voyant ce respect, elle, qui songeait au roman de sa vie, comprit alors que son corps de femme était le centre de ce roman. Autour de cette substance soumise aux lois de la vie, évoluaient son souvenir, sa volonté, ses devoirs et le désir de ses voisins. Elle s’en rendait compte avec stupeur.
Et, tandis qu’elle réfléchissait ainsi, Maïténa Otéguy se laissait prendre par le berger.
Je gaigne tout, et demeure perdant.
François Villon (Ballade Villon)
La Toussaint fut une trêve. Le souvenir de Virgile devint un bouquet de chrysanthèmes. Maïténa aima de tout son corps, durant quelques jours, sa tombe fleurie. Son corps s’endormit dans ce culte universel. Et puis les fleurs se fanèrent. Il n’y en eut plus pour les remplacer. Le corps de Maï se réveilla.
Alors, elle se mit à pleurer. Elle pleurait comme un saule dont les larmes sont le corps lui-même, dont chaque sanglot est un accroissement, une beauté nouvelle.
Jamais ses pleurs n’avaient atteint cette violence. Pendant dix ans, elle avait gardé le deuil de son mari, aussi bien dans son cœur que dans ses apparences, avec rigueur, Depuis la révélation d’Ourtic, son chagrin s’amplifiait. Chaque particule de ce chagrin se développait, se révélait à son tour avec ses facultés nouvelles, devenait une planète et éclatait. Elle s’embellissait. Elle portait son mari en soi. Elle avait parfois en éclair l’idée que les désirs qu’elle ignorait auparavant pouvaient venir de lui et être intégrés en elle par lui. Sa chair amoureuse était chaude pour deux : pour lui, le mort, et pour elle, la veuve sage.
Un jour, elle venait de faire ses provisions au bourg, lorsqu’elle rencontra Omer Jouanou. Il avait repris quelques couleurs. Il souriait un peu. Il lui déclara tout de suite au lieu de la saluer :
— Il y a longtemps que je pense à toi. Tu te souviens de mon croc-en-jambes, près du gave, au mois de mars. Ce n’est pas tout. Je t’épiais tous les soirs à la lucarne de ta cuisine. Tu m’y as trouvé, un soir. Tu la connaissais, ta maison. Mais elle te connaissait, toi, mieux encore. Je te connaissais comme elle ; et j’avais fait sur toi beaucoup de raisonnements.
— Allons, adieu !
— Et bonjour au Jeanty !
Elle le quitta sans délai. Il resta au milieu du chemin pensif suivant son habitude. Il hésitait. Et puis, lorsqu’elle fut assez loin, il lui cria :
— Je suis bien content que ce ne soit pas avec Pascal ! hé !
Elle rentra chez elle, troublée. Ce goujat venait de lui rappeler Jeanty auquel elle ne pensait plus, quoiqu’il se trouvât encore à la ferme. Elle ne songeait qu’à Pascal et au mort.
Aussitôt sa mission achevée, au petit jour, son intérêt pour le berger avait pris fin. Elle était aussi pure qu’avant. Et il fallait qu’Omer Jouanou fût doté par son désir d’une bien grande subtilité pour discerner que la presque virginale pureté de la jeune femme avait changé de nature depuis le dépouillement des maïs, puisqu’elle-même ne le sentait point.
Jeanty, c’était la nuit de Jeanty. Elle y réfléchit ; et elle dut s’avouer qu’en se donnant à lui une fois elle n’avait pas encore assez fait pour le mort. Elle l’éprouvait d’autant plus que sa chair n’était pas apaisée.
Plusieurs jours passèrent. Elle réfléchissait encore. Elle désirait de plus en plus. Quant au berger, il ne se décidait pas à partir. Il attendait obscurément que le miracle de sa nuit se renouvelât. Il négligeait ses brebis. Il n’y avait plus d’herbes pour elles, ni dans les vignes, ni dans les champs.
Aussi, un beau soir, Ourtic, apitoyé par l’état lamentable du troupeau, les rappela rudement à la réalité. Puisque Maï redevenait inquiète, il valait autant que le montagnard s’en allât.
On dînait. Suivant son habitude, Ourtic avalait goulûment sa soupe près du foyer. Simultanément, il se réchauffait de l’intérieur et de l’extérieur. Il achevait sa soupe ; il s’approchait de la table, versait un bon coup de vin rouge dans son assiette creuse où demeuraient des particules de légumes, de romarin, de marjolaine, de lard haché et de graisse rance. Puis, il buvait d’un trait le mélange parfumé, le bord de l’assiette posé sur sa vieille lèvre.
— Quand pars-tu, berger ?
Le jeune homme qui n’avait pas fini de manger, fut saisi, s’étrangla, avala de travers, resta un instant sans pouvoir répondre ni respirer. Maï en profita pour détourner la conversation.
— Vous ne prenez pas de fricot, vieux ?
— Il sent bon ! Il t’assurerait la clientèle d’un ange ! Mais ta soupe me suffit, femme ! Tu y mets toutes tes qualités ! On dirait qu’on te mange ! Et c’est précisément pour ça que le berger oublie son pauvre troupeau ! Tu lui donnes un trop bon estomac ! Il supporte tout sans souffrir, même que ses brebis crèvent de faim !
Jeanty ne savait où se cacher. Malgré lui, il devenait de plus en plus visible. Ses joues rouges illuminaient. Enfin, il n’y tint plus. Il lança son départ en pâture au vieux.
— J’avais décidé de partir demain matin, du moins si ça vous plaît ainsi qu’à Mme Prébosc.
Ourtic lui tourna le dos pour l’approuver. Maï conservait son visage très pur. Elle était pour le garçon aussi indifférente que le lendemain de sa nuit. Et, quoiqu’il eût entendu parler de la dissimulation féminine, il avait l’impression qu’elle obéissait à des ordres surnaturels.
Ils s’approchèrent du foyer. Ils gardèrent le silence comme on ne peut le garder que lorsque le mutisme de la pensée confirme celui de la parole. Ils attendirent ainsi que les dernières braises se fussent éteintes. Et puis, imbibés de chaleur, ils allèrent se coucher.
L’ardeur de Maïténa ne se calmait point. Elle avait le pressentiment que celui qui ressemblait à Virgile allait mettre à profit sa dernière nuit. Il ne pouvait partir sans lui donner une pureté définitive et la force de supprimer le coupable. Avant de se mettre au lit, elle ôta le crochet qui retenait ses contrevents.
« La porte lui ferait peur. Entré par la fenêtre, il ne croira pas être entré. »
Sa chandelle s’éteignit. Son esprit se mit à construire des ombres dans les ténèbres du dehors.
Ces ombres devinrent une ombre, une forme, des angles. Un corps se condensa. Ce corps terminé passa la fenêtre et tomba dans la chambre. Il y eut d’abord le bruit unique de la chute, puis le tumulte de deux cœurs qui battirent du même rythme la même muraille. La bonne muraille !
La femme couchée, l’hôtesse, ne parlait point. Elle ne voulait pas effaroucher son visiteur, comme s’il ne lui eût pas été amené par un énorme désir, mais pour une mission très subtile et méritoire.
C’était la première fois que le mâle attendu légitimement venait la trouver sans qu’elle l’appelât. Du vivant de son mari, c’était elle qui avait dû l’entraîner vers le lit nuptial. Et, après sa mort, elle était allée réveiller dans sa chambre son mandataire.
Maintenant, elle ne réfléchissait plus. Sa personnalité se dissolvait. Et son cœur sonnait un tocsin joyeux pour la réunion de ses atomes égaillés.
L’ombre créée par son imagination était devenue un corps. Bientôt, les ténèbres elles-mêmes, les ténèbres de toutes les nuits, se confondirent avec lui, furent lui. Il fut toute la pièce. Le lit et Maïténa gênèrent son développement. Le lit crissa et disparut. Maïténa sans un cri disparut.
Elle fut le corps. Ses bras enveloppèrent une chair jeune sortie du sein de tant de nuits amoureuses. Elle aima l’univers. Et elle cria. Mais son appel n’alla que jusqu’à la colline d’en face.
— Ne crie pas si fort, lui recommanda Pascal.
Elle eut un immense soubresaut. L’étranger retomba sur le pavé de la chambre. Ce n’était plus une forme, plus une ombre ; c’était moins que rien, la négation elle-même de la vie : Pascal.
Il ressuscita, pourtant, par ses propres forces, mais pour une existence précaire, celle d’une émission de voix :
— Tu ne le savais donc pas ?
Elle sortit à son tour de son lit. Elle fuit jusqu’à l’autre bout de la chambre pour s’en éloigner. Ce lit avait un relief infâme.
Elle ouvrit les contrevents que le jeune homme avait refermés. La campagne pénétra d’un seul coup dans ses yeux. Elle y chercha d’un regard désespéré une ressource suprême contre ce qui venait d’être. A l’est, une blancheur caressait déjà la colline. La nuit allait être refoulée dans le passé.
Au lieu de chasser et d’absorber ce qui avait été, la campagne et la lueur l’éclairaient impitoyablement. Et Maïténa soupira. Ce n’était plus son corps qu’elle congédiait, mais son âme, qui alla tourbillonner dehors, lamentablement, parmi les feuilles mortes.
— Je n’ai pas été à toi ! Non ! Je n’ai pas été à toi ! hurla-t-elle, après s’être remplie de nuit comme de forces.
— Si, dit Pascal.
La voix de Maïténa flotta comme un drapeau usé, se déchira.
— Va-t’en !
Pascal, lentement, enjamba l’appui de la fenêtre, puis s’y accouda et parla avec méchanceté.
— C’est le premier pas qui coûte. Maintenant que je t’ai eue, je t’aurai d’autres fois. Tu seras de nouveau heureuse que j’aie tué le Virgile comme tu le fus tout à l’heure. A présent, tu es contente et tu me chasses. Mais tu reviendras.
Lui, le silencieux, il se découvrait une faconde intarissable. Il aurait parlé des heures sur ce sujet. Pourtant, il tressaillit. Il s’arrêta.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Un homme apparaissait au coin de la maison. La figure luisante, une lanterne d’étable à la main, il marchait tout droit sur Pascal. Il éclaira bientôt tout Pascal. La lumière disloqua ses traits. Pascal souffrit de surprise et de clarté. Une voix, brusquement, le pansa.
— Salaud !
— C’est toi, Omer ?
Celui-ci ne lui répondit pas ; mais il laissa tomber sa lumière, et le prit à la gorge.
— Je t’ai vu sortir, fils de charogne !
— De quoi te mêles-tu, bête que tu es ?
Maïténa, toute nue, ne songeant pas à se cacher avec les lambeaux de sa chemise, regardait ardemment.
Les deux frères roulèrent par terre. Ils échangeaient, par rafales, coups de genoux, coups d’épaules et coups de front. Finalement, Omer eut le dessus.
— Je veux que tu meures !
Le monde entier se résumait pour Maïténa dans cette bataille. Tous ses muscles se tendaient pour aider Omer. Les poings qui meurtrissaient Pascal communiquaient directement avec son esprit.
— Tue-le ! Tue-le ! cria-t-elle, soudain.
Alors, elle aperçut une chose inouïe. Omer se levait. Il ajustait sa ceinture qui tombait. Il aidait son frère à se remettre debout. Et il lui serrait la main.
— Puisqu’elle le veut, ce n’est pas la peine !
Quoiqu’elle parlât très peu avec ses voisines et qu’elle eût toujours repoussé les avances de celles qui voulaient devenir ses amies, Maïténa était admirée par tout le village. Elle était aimée. Elle était même populaire.
Un sentiment aussi universel n’a, le plus souvent, aucune cause. Un paysage est tel qu’il est sans motif. Et ce n’est pas sa faute s’il est un état d’âme. Donc, les paysans étaient fiers de posséder une aussi jolie femme dans leur village. Alors que leurs filles les plus belles s’en allaient vers Paris, cette belle étrangère était venue chez eux. Elle donnait de l’appétit aux vieillards, de l’amour aux jeunes hommes. Les autres femmes s’en trouvaient bien.
Lorsque, durant la nuit de Pascal, les cris de Maïténa apprirent à tout le pays qu’elle avait un amant, on l’estima encore davantage. On lui sut gré de condescendre aussi gentiment à ne plus vouloir se singulariser.
Ainsi, dans son milieu, la situation de Maï ne changeait point. Cette sympathie de tous ne servait qu’à l’isoler au centre d’une métamorphose que personne ne remarquait.
Calmée, elle avait la sensation d’être plus belle depuis l’étreinte de Pascal. Elle était fière du plaisir qu’elle avait recueilli et honteuse de celui qu’elle avait accordé. Quand elle voyait de loin son amant, elle reconnaissait sur lui son corps à elle, comme si ses empreintes fussent ineffaçables. Et, en se voyant sur lui, elle regrettait d’avoir tant de charmes.
Elle ne pouvait supporter que sa chair fût contente d’elle tandis que son cœur était dégoûté. Mais, malgré soi, ses yeux étaient plus tendres qu’avant Pascal, sa bouche plus sensuelle, et son sang circulait plus gaîment parmi les sinuosités de sa chair.
Beaucoup de femmes ne peuvent recevoir la grande volupté qu’assez avancées dans la vie. Elles n’osent pas l’avouer. Et inconsciemment elles attendent. Beaucoup de femmes sont vouées à deux hommes : l’un à qui elles doivent accorder du plaisir ; l’autre par qui elles doivent s’en faire accorder.
De tout temps, la chair de Maï était vouée à Pascal sans qu’elle s’en doutât.
Tout s’étant accompli en temps, lieu et action qu’il fallait, elle s’inquiétait beaucoup moins des causes de sa nuit que de ses effets. Elle aimait à considérer que Pascal ne vivait encore que grâce à cette nuit. Quel scandale ! Et quel réconfort !
Le souvenir de Virgile que seule sa veuve portait en elle, qui n’existait que par elle, n’allait-il pas être revivifié lui-même par l’étreinte du meurtrier ?
Virgile était l’esprit. Pascal était la chair. Elle avait satisfait sa chair. Il lui fallait maintenant satisfaire son esprit en tuant Pascal.
Le froid de l’hiver qui stimule l’énergie et cicatrise les plaies n’agissait pas sur la jeune femme. Il lui manquait pour tuer Pascal cette secousse sacrée qui ressortit plus à la vue qu’aux autres sens. Elle devait subir un véritable acte de génération. Elle le subit dans toute son ampleur, en passant par toutes les gammes, de la plus subtile à la plus émouvante du frisson, le jour où l’on saigna le porc.
Ce matin-ci, la clarté et l’animal avaient les mêmes couleurs, roses et dorées. Et, à l’horizon, les nuées prenaient de la peine à s’élever, comme si elles eussent été trop grasses. La campagne revêtait cet aspect d’abondance qui convient aux fêtes de famille.
Le « pelle-porc » est, en effet, la fête de la maison et de la nourriture. C’est le dieu domestique qu’on y sacrifie, et qui, en reconnaissance de cet hommage, pourvoira à la vie de l’année. On invite les voisins et les parents, qui le tiennent jusqu’à ce qu’il soit bien mort, le dépouillent ensuite de ses soies dans une maie d’eau bouillante, puis le suspendent à la poutre maîtresse de la pièce d’honneur. On l’ouvre, on l’adore, et on le laisse en croix jusqu’au lendemain, une serviette propre attachée à son cou en symbole et pour étancher le dernier sang.
En manière de préambule, plusieurs personnes attendaient le tueur dans la basse-cour d’Ourtic. Un beau fumier à pans droits, placé comme dans toutes les fermes béarnaises traditionnelles devant la porte de l’habitation, fumait tranquillement et réchauffait l’air pour aider un soleil trop pâle.
On pensait au cochon.
— Le pauvre ! Il a l’estomac vide ! Il va souffrir de la faim si on le fait attendre encore !
Le tueur arrivait enfin. Il était dans sa période de travail, la seule de l’année. En hiver, il mangeait, il buvait pour les douze mois. Le reste du temps, il ne faisait rien. Ce matin, il avait déjà tué et « dîné » quatre fois, comme on dîne aux pelle-porcs. La saison commençait à peine ; aussi, n’était-il pas encore très gras, mais il était ivre.
Pascal passait sur la route. Attiré par les quolibets, il s’approcha ; et puis il s’accouda à la barrière sans parler, pour profiter d’une occasion de voir Maï.
Elle se cachait dans sa cuisine pour ne pas assister à l’égorgement de son nourrisson, comme toute fermière qui a un peu de cœur. Mais, lorsqu’elle aperçut le jeune homme par la fenêtre, elle sortit.
— Allons ! donne tes outils ! viens te faire saigner ! disait-on au boucher.
— Il ne peut pas travailler. Il est trop plein ! déclara judicieusement Ourtic.
Cependant, on tirait de sa loge un cochon rose et noir, aux oreilles courtes, au groin allongé, pur spécimen de la race béarnaise — car le Béarn a une faune absolument originale.
Quatre hommes le saisissaient par les pattes, et le retournaient comme un matelas d’un mouvement bien concerté. Hurlement sans grâce et sans modulation, mais qui réjouit Ourtic. L’animal gueulait la richesse de la ferme.
Le saigneur s’approcha. Il avait ingurgité un liquide trop précieux. Il avait trop de dignité. Il s’étala par terre de tout son long.
Maïténa éclata de rire.
Le long couteau dont le fil brillait et qui gisait près du bonhomme l’attirait. Elle le saisit avec autorité, le serra comme si elle eût voulu se le souder au poing. Après avoir poussé une bassine au bon endroit, elle enjamba le ventre énorme gaillardement. Elle ne craignait pas qu’on vît ses cuisses. Sa robe était, d’ailleurs, très ample, et ses beaux mollets paraissaient à peine, moulés dans des bas de laine naturelle filée à temps perdu.
Sous sa main, le cœur de l’animal palpitait d’une façon pesante. Elle le chevauchait avec quelque sensualité pour recueillir sa chaleur et s’en faire de la force. Son bras se leva pour prendre son élan.
— Attention ! cria Ourtic.
Mais déjà la lame se cachait tout entière dans la chair. Maïténa la sortit lentement. Puis, elle la jeta loin d’elle avec le même dégoût qu’en chassant Pascal de son lit.
Les cris de la victime s’échappèrent, un instant, par la plaie, et moururent par saccades.
Maï se redressa. Une joie tumultueuse roulait dans son cœur. Elle savait s’y prendre pour tuer. Elle contempla le sang qui coulait avec force comme le vin rouge d’une barrique pleine. Elle y trempa ses mains ; et, sans aucune gêne, elle regarda Pascal dans les yeux en haussant les épaules.
— Il n’y a plus du tout de jus ! dit un homme.
Elle saisit la bassine rouge. On ne l’observait pas. Elle s’arrangea pour passer près de la barrière.
— Je sais m’y prendre !
Et Pascal eut l’impression qu’elle emportait dans ses bras la charge de son propre sang.
A la campagne, le matin ne s’annonce pas par le chant du coq. On entend celui-ci à toutes les heures du jour et de la nuit, sauf à l’instant muet où le soleil voilé comme une femme arabe lance son premier regard. Les hommes et les animaux se gardent alors de l’effaroucher et Maïténa Otéguy est la seule qui ouvre sa porte en face de lui.
Elle vide devant le seuil, pour sa volaille, son tablier plein d’orge. Elle admire, pendu comme une lanterne au milieu de sa cuisine, le porc tué de la veille qui expose son ventre béant. Elle jette dans le foyer des sarments de vigne, et elle allume le feu. La soupe chauffe. La chaleur se transmet à toutes les parties de la maison. Ses habitants et le soleil entrent ensemble dans la cuisine.
On déjeune. Le petit garçon très éveillé part vivement pour l’école. Les valets vont tailler la vigne. Maïténa est de nouveau seule avec la maison. Elle se hâte de faire les menus travaux du matin. Elle a une course à faire. Elle noue son tablier à fleurs. Elle enfonce dans une de ses poches une branche de basilic, dans l’autre un petit revolver qu’elle a acheté à Pau le lundi précédent, jour de marché, et dont elle s’est fait enseigner le maniement. Elle met un foulard sur sa tête.
C’est alors qu’elle entend un appel qui n’est pas dans le programme.
Qu’est-ce qui pouvait se permettre de l’appeler ? Elle n’avait à obéir qu’au souvenir de son mari, c’est-à-dire à elle seule. Elle était d’autant plus stupéfaite d’être appelée que l’appel venait de celui qu’elle allait tuer dans un moment. Siffle-t-on ainsi son exécuteur ? Quelle outrecuidance !
— Hoou ! Maïténa !
Elle apparut à la porte de sa cuisine. Vis-à-vis d’elle, devant la barrière, Pascal portait dans ses bras, ruisselant d’eau, le petit garçon qui était parti tout à l’heure pour l’école. La présence de son fils aida la jeune femme à supporter la présence insolite de Pascal, et lui donna les moyens de se précipiter haletante vers lui.
— Le drôle ! Qu’est-ce qu’il a ?
Elle pensa tout de suite à la mare qu’on avait creusée à l’entrée du village pour que les canards n’allassent pas se perdre dans le gave, et où se noyait parfois un enfant.
— Il est tombé dans la mare ?
— Oui, dit Pascal.
Maïténa et Pascal ne pouvaient parler davantage. Ils étaient destinés tous les deux à une autre scène, à la même heure. Ils avaient manqué leur destin. La première, consciemment, le second, inconsciemment, ils en restaient très troublés.
Le petit garçon qui ne comprenait rien à cette gêne et qui d’ailleurs avait froid se mit à parler avec volubilité. Il ressentait quelque fierté de devenir ainsi, tout à coup, un personnage de premier plan.
— La terre était glissante. Ce n’est pas ma faute. Et puis, maman, ne m’en veux pas, car j’ai failli me noyer. Demande-le à Pascal. Il a failli se noyer lui aussi. L’eau est très profonde à cet endroit. Tu sais, c’est près du vieux peuplier. J’y passais pour aller plus vite. Heureusement que Pascal n’était pas loin. Maman, tu entends, j’ai failli me noyer.
Maïténa l’enleva brusquement au jeune homme. Après la mère fallait-il qu’il eût aussi le drôle ? Elle emporta son petit dans la cuisine ; elle le dépouilla de ses vêtements mouillés comme on dépouille un lapin. Ensuite, elle lui administra une fessée qui le réchauffa.
Elle avait aimé son mari d’un amour complet. L’amour qu’elle ressentait pour son fils ne pouvait être qu’accessoire. La passion de la femme est pour l’homme. Lorsque cette passion va à l’enfant, c’est qu’elle n’a pas trouvé d’homme à quoi s’adapter. Le cas de Maïténa est donc le plus naturel quoique le plus rare.
Son fils ne se rattachait pas à sa chair qui s’était révélée et absolument assouvie pendant la nuit de Pascal. Tous les matins, elle infligeait au drôle une correction préventive qui le rendait sage pour la journée. Aujourd’hui, elle avait oublié de le faire, et elle ne s’étonnait point qu’il se fût si mal comporté. Elle l’aimait lucidement.
— Reviens à l’école ! Et suis la grande route !
Elle le regarda partir. Elle le conduisit des yeux jusqu’au tournant. Pascal était resté en face de la maison, sur la route. Il n’avait pas osé entrer. Par la porte ouverte il avait suivi la fessée ; et maintenant il regardait aussi le petit garçon qui s’en allait, le corps redressé.
Pascal attendait il ne savait quoi. Au bout d’un moment, cette attente lui pesa. Au même instant, le revolver pesa dans la poche de Maï.
Il la gêna.
On ne voyait plus l’enfant. Il n’y avait plus là de raison tangible à la présence du jeune homme. Il ressentit la nécessité de remplacer la raison de sa présence par quelques paroles.
— Je suis content d’avoir pu te le ramener.
Il la gênait autant que le revolver, outil ridicule et inconvenant. Un paysan bien équilibré se sert-il du revolver, l’arme des cocus ? La jeune femme en rougit. Elle s’assimilait à une machine. S’était-elle servi d’une machine pour regretter son mari ? Et s’était-elle servi d’une machine pour jouir ? Pour punir, une machine était absurde.
Le revolver et Pascal la gênaient. Elle donna d’abord son congé à l’homme.
— Tu peux t’en aller tranquille ! Il n’y reviendra pas ! Dans ma famille, nous ne faisons pas deux fois la même bêtise.
Et puis, débarrassée de l’homme, elle ferma sa porte pour aller se débarrasser du revolver. Elle le déchargea et le jeta au fond d’une armoire.
Tout l’édifice du châtiment de Pascal s’écroulait. Elle n’en souffrait pas beaucoup. Elle éprouvait autant de plaisir aux préparatifs qu’à l’acte lui-même. Les préparatifs étaient achevés. Et elle songea même, une seconde, à laisser vivre Pascal.
Elle y renonça. Elle n’avait pas assez d’imagination pour abandonner un projet qu’elle nourrissait depuis le début de l’année. Elle n’était ni médecin ni sorcier pour faire vivre les gens.
Mais elle regrettait de ne plus avoir d’idée pour le supprimer. Elle avait épuisé toute son imagination durant la nuit de Jeanty. Il fallait bien qu’elle prît son parti de ne plus avoir d’autre idée dans sa vie.
Elle connaissait pourtant quelqu’un qui en avait à revendre. Il vous en donnait sans même s’en apercevoir, contre l’amour, contre la vérité, et contre lui-même. Et, impatiemment, elle se mit à attendre Ourtic.
Il rentra bientôt. Il sortait tous les matins pour respirer frais et pour causer. Il tenait absolument à connaître toutes les nouvelles, le premier. Manière de vieillir. A quelque instant qu’il mourût, il serait à la page.
Et, lorsqu’il n’existait pas de nouvelles à apprendre, il se faisait dire des secrets plus anciens, des histoires de filiation, de bâtardises, de testaments et de faillites. Il savait dans quels lits les Maures avaient couché en 732 et les Anglais en 1815. Il connaissait des descendants d’Alaric et de Gaston Phébus. Il avait ses idées sur l’hérédité. Aujourd’hui, il savait que Pascal avait tiré le fils de Maïténa d’une mare. Il savait qu’Omer Jouanou en voulait mortellement à son frère des droits ainsi acquis sur Maï. Ils s’étaient battus devant lui.
Il apprit cela à la jeune femme.
— Ce n’est pas très étonnant, ajouta-t-il. Omer est un sentimental. Et Pascal lui en fait bien voir. Partout, il arrive avant lui. Il devrait bien en laisser à son cadet ! Enfin, ça n’arrange pas les affaires de cette famille ! J’ai vu les yeux qu’Omer faisait à Pascal !
Maïténa réfléchissait aux paroles du vieux. Réfléchir sans penser est digne d’estime. C’est déjà de la persévérance. Et, pendant qu’on réfléchit ainsi, tant d’événements peuvent arriver. Un pauvre coq peut tuer un coq. Un frère peut tuer un frère. Et il peut arriver aussi que personne ne veuille plus la mort de personne.
Maïténa était devant sa cheminée où brûlait un grand feu. Les flammes flottaient comme des voiles de corsaires. Mais la jeune femme les comparait à un essaim d’abeilles filant dans l’axe d’un rayon de soleil. Vol nuptial. Le mâle le plus robuste rejoint la reine, s’accroche à elle. La reine jouit glorieusement. Son favori éclate de bonheur. Ses entrailles s’éparpillent dans les airs. Il y a des cymbales et des grelots. La suite de la reine bourdonne. Apothéose.
Dans l’axe de la broche un poulet rôtissant était blond comme un rayon de soleil. Maïténa l’observait glorieusement. Sa tête et le feu bourdonnaient.
Je vais faisant un cri non entenduEntre les fleurs du sang amoureux nées,Pâle dessous l’arbre pâle étendu.Joachim du Bellay (Olive)
Les ventres lourds des bœufs rouges prenaient tout le chemin. Ils se balançaient à gauche et à droite nonchalamment, arrachaient l’un après l’autre leurs seize fers de la boue argileuse avec un bruit de lèvres qui se détachent, et marchaient droit quand même à une bonne vitesse, satisfaits de la confiance de leur bouvier témoignée par l’aiguillon posé sur la peau de mouton de leur joug.
Ils étaient de cette race qu’on ne trouve plus que dans le « fin fond du Béarn », comme on appelle sur les rives de l’Adour la région où demeure Maïténa Otéguy. La race gasconne, blanche auréolée, pénètre dans la patrie d’Henri IV par le nord ; la race bazadaise, race nègre, souveraine des Landes, y entre par l’ouest. Les bœufs béarnais vifs et fins disparaissent étouffés par cette invasion étrangère.
Le pas des deux bœufs rouges scandait les idées de Pascal qui marchait derrière eux.
Il aimait Maïténa. L’amour tel que l’entendent les poètes est rare chez les paysans. Aussi, celui-ci ne trouvait-il pas en lui les points de repère assignés par la tradition des villes pour en arriver à s’avouer : « je l’aime », et non pas : « je la veux ».
Il était triste parce qu’il convient d’être triste quand on aime. On s’abandonne, mais on n’a pas confiance.
— Est-ce pour elle que j’ai tué le Virgile ?
Et, le cœur serré comme s’il l’eût eu entre les dents, il répétait avec férocité :
— Non ! Oh ! non.
Les bœufs rouges remuaient mélancoliquement leurs clochettes dans le chemin creux. Les voies de cette sorte sont nombreuses en Béarn. Elles sont les plus anciennes : leur origine passe pour gaëlique. Les béarnais qui méprisent leurs chemins de fer conservent avec piété — et même sans les profaner par des empierrements — leurs chemins creux et leurs « poudges » romaines.
Là, le jeune homme se trouvait plus en contact avec l’âme de son pays, qui, ailleurs, ne le soutenait pas assez. Et puis, cette route avait quelque similitude avec les tranchées. Il y éprouvait la sensation de se blottir qu’il recherchait pendant la guerre.
L’âme de Pascal était un chemin timide et rude qui se réfugiait dans la nature. Du lierre était suspendu à ses aspérités. Elle n’avait pas d’autres moyens que ce lierre de s’exprimer.
Pour se donner du courage, il essayait de se rappeler le meurtre de Virgile. Plaisir inaccessible. Il se remémorait plus facilement des choses sans importance : achats de bétail, disputes, nuit de noce, nuits d’août pendant lesquelles il allait effacer sur les murs de Maïténa les dessins obscènes de son frère Omer. Elle ne s’en doutait point.
— La sale garce !
Le grand art est de ne pas paraître ce qu’on est. Pascal passait pour une brute. Il le savait. C’était son seul réconfort. Si l’on connaissait sa tendresse, si ses malheureuses pensées intimes devenaient publiques, il n’aurait plus d’autre recours que d’aller se précipiter dans le gave.
Aussi se dévoilait-il rarement. Pourtant, sans s’en apercevoir, il se mit à chanter de toute sa voix la cantilène sentimentale interrompue par l’irruption de Maïténa dans son cœur dévoilé, le jour où il se baignait dans le gave.
Il s’arrêta bientôt. Il n’avait plus le goût d’extérioriser sa mélancolie, d’y faire participer le Béarn, même le Béarn dépouillé d’habitants.
Il était ému. Il avait rencontré, tout à l’heure, en traversant la rue du bourg, un spectacle tragique qui lui donnait une grande frayeur du spectacle qu’il pouvait offrir.
D’abord, un groupe de femmes en capulet bavardantes et souriantes s’était rangé près du fossé pour les laisser passer, lui et ses bœufs ; puis, à un coude de la route, imprévus, trois êtres noirs tenant toute la largeur du chemin.
Une jeune fille qu’il avait peut-être vu naître et qui lui était actuellement tout à fait inconnue, tellement le chagrin est anonyme, s’avançait, soutenue aux bras par deux matrones robustes comme des religieuses. Sa robe et ses cheveux étaient mouillés de larmes. Elle avait aussi une figure. Ah ! l’intensité de vie de la douleur. Elle saigne. Elle pleure. Elle provoque l’amour. On recueille l’amour. On panse les plaies d’où sortent les larmes. Il n’y a pas de souffrance sans amour, sous le signe des hommes sains.
Qu’elle fût orpheline, veuve ou petite mère en deuil, Pascal, profondément secoué, réfléchissait encore à ce qu’il pourrait faire pour qu’elle ne pleurât plus.
« J’irai chez elle. Elle sera toute seule. Je lui dirai tout de suite que je l’aime. Et je l’épouserai ».
Il ne pensait plus, dans la naïveté de son cœur, qu’il était déjà marié à Ambrosine et qu’il aimait Maïténa.
Il songeait cependant :
« Maï n’a pas été malheureuse comme ça, quand elle perdit le Virgile, puisqu’elle pouvait se consoler avec moi. »
A ce moment-là, il s’arrêta automatiquement. Ses bœufs s’arrêtaient. Le bouvier fait partie de son attelage, mais il n’en est pas forcément l’âme. Les bêtes plongeaient ensemble leurs museaux dans une source au bord du chemin. Elles ne se pressaient pas. Elles savaient qu’elles avaient le temps. Et c’est en les considérant que le jeune homme sentit qu’on parlait au-dessus de lui.
Il eut, alors, la sensation qu’il était mort. Il entendait des voix. Et ces voix le dissolvaient, l’enfouissaient, passaient sur lui comme la prière d’un prêtre sur une tombe. Tout à l’heure, tout seul, Pascal avait l’illusion de vivre encore, parce qu’il ne pouvait se comparer à personne. Maintenant il entendait des voix abominables, modulées, et purement humaines.
Sentant qu’il s’enfonçait de plus en plus dans la terre, il fit effort pour en sortir. Il se hissa au-dessus du chemin creux, et se trouva aussitôt dans un petit bois de châtaigniers et de chênes qui le dominait.
La voix de Maïténa tomba sur lui comme un fruit mûr.
— C’est lui !
Elle travaillait là, à quelques pas d’Omer. Omer élaguait des arbres à l’aide d’un coupe-haie, une faucille à long manche. Elle, elle ramassait, armée de deux baguettes, des châtaignes enveloppées de leurs hérissons. Auprès, une « cougeole » neuve, que Jeanty avait tressée pour elle et qu’il lui avait laissée à son départ remplie de fleurs et de petits agneaux, attendait les fruits roux.
Maïténa et Omer accueillirent le bouvier silencieusement. Comme ils l’examinaient, leurs regards passèrent par-dessus sa tête. Ils fichaient un point dans l’espace. Ils s’en approchèrent. Pascal les suivit. Et, sans avoir parlé, il fit partie de leur groupe. Il éprouvait la sensation de ne pas accroître ce groupe et de ne pas l’alourdir mais de lui donner une cohésion et une raison d’être qui lui manquaient avant son arrivée. Il avait l’intuition que les autres personnages causaient de lui sans rien dire. Il devenait insensible à tant d’attentions. Il était habitué à l’attention de Maïténa.
— Du gui sur un chêne !
— Sur un chêne !
— Faut-il qu’elle ait voulu vivre cette graine pour avoir percé une écorce pareille et s’en être nourrie !
Ils s’ébahissaient devant ce viol par la petite plante aérienne de l’arbre le plus magnifique et le plus rude. Un viol aussi singulier et aussi fantastique que celui d’une femme comme Maïténa par un homme comme Pascal.
— Le chêne, il a été assez humilié comme ça ! fit Pascal, le premier.
Omer saisit son coupe-haie, et, d’un seul coup, trancha à sa base la touffe verte qui tomba à leurs pieds dans un multiple battement de petites feuilles.
— Il taille bien, ton outil, remarqua Pascal.
La jeune femme ramassa le gui.
— Je le suspendrai dans l’étable pour qu’il porte bonheur au taureau.
Au-dessous d’eux, dans le chemin, les bœufs agitèrent leurs clochettes.
— J’ai un champ à labourer. Il faut que je parte, déclara leur maître qu’ils appelaient ; mais il ne bougea pas.
— La matinée n’est pas finie !
La voix de Maïténa était toute simple, toute claire. L’âme de Pascal s’y noya. Il perdit la tête.
— Et si c’était pour toi que j’avais tué Virgile ?
Omer ne les écoutait point. Il désignait une branche du baliveau qu’il élaguait.
— Faut-il la couper ?
Ils se turent pour considérer le petit arbre. Ils se sentaient, tous les trois, dominés par les chênes. Ils se savaient devant la nature moins importants qu’eux. Et ils les servaient sans humiliation.
— Elle l’empêche de pousser ! répondit Maïténa.
— Dommage ! fit Pascal. Ce coin n’aura plus d’ombre.
— C’est une branche gourmande qui gêne l’arbre. Quand elle sera par terre, il sera tranquille. La sève montera tout droit sans se perdre en chemin. La cime se redressera. Et elle fera de bonnes choses. Il n’y a que la tige qui compte.
— Faut-il la couper ? recommença l’élagueur indécis.
— Mais oui !
— Pauvre ombrage ! fit Pascal.
La jeune femme recula. Omer colla ses doigts à son coupe-haie. Il regardait fixement la branche qui était à sa hauteur.
— Il faut que je l’abatte d’un seul coup, observa-t-il la gorge serrée.
On ne lui répondit pas. Il dirigea ses yeux sur Pascal et Maïténa, et devint fort rouge. Il hésitait à accomplir un acte aussi important.
— Je te remercie pour le drôle, Pascal ! dit la jeune femme très émue. J’irai te remercier tous les jours en portant des fleurs à Virgile.
Cette voix redressa d’un seul coup l’âme et le corps d’Omer. Sa volonté fut jetée avant qu’il eût lancé son outil. Son âme aidait ses épaules. Il tourna brusquement sur soi pour donner de l’élan au coupe-haie. Maï baissa les yeux. Le coupe-haie siffla, traversa l’air et la tête de Pascal, — il y a des crânes tendres, — et se planta dans l’arbre, puis vibra.
— Pauvre branche !
Omer ne sut jamais pourquoi Maïténa prononçait lamentablement ces deux mots tandis que le corps de Pascal tombait sur les fougères. La faucille avait tranché son crâne comme une grenade. Son sang filtrait à travers les feuilles qui le dissimulaient pudiquement.
Le sang de Pascal fut le seul à pleurer Pascal. Pourtant, Omer se désola que Maïténa fût aussi calme. Ne l’aurait-elle pas aimé quoiqu’il eût sauvé son fils ? Elle regardait en effet le corps et l’admirait comme on peut regarder et admirer un bouquet de fleurs fanées.
Omer était inquiet. Depuis que Pascal était mort, l’atmosphère sensuelle qui environnait jusqu’à présent Maïténa Otéguy se dissipait subitement. Elle était aussi belle, mais sa beauté ne débordait plus de son vase, ne rayonnait plus, ne cherchait plus dans l’espace celui qu’il lui fallait, ne risquait plus d’effleurer ni de caresser involontairement des sens sans emploi.
Omer ne savait pas pourquoi son frère était mort ; il ne savait pas comment il était mort ; il ne savait même pas qu’il était mort.
Elle le rassura :
— Je ne dirai rien. La faucille était trop bien aiguisée. Ce n’est pas ta faute. Fais-lui tomber un arbre dessus ; et on ne verra rien.
Omer vit plus clair devant lui.
Elle respira profondément, le torse tendu comme le fût des chênes. Elle se trouva un corps frais et souple, un cœur silencieux, un sexe insensible. Et elle s’émerveillait toujours du charme du corps étendu.
Comme le jeune homme se mettait à l’œuvre, elle saisit la cougeole, la soutint d’une main et du pli de sa hanche, et partit de ses jambes alertes habituées à porter une gorge pleine.
Elle oubliait la touffe de gui. Omer courut et l’en coiffa brutalement pour s’en débarrasser. Il était triste. Il aurait voulu la coiffer de crêpe et qu’on ne la vît plus. Le gui enveloppa la tête, dégoulina en pluie sur les épaules, et prit racine sur les seins. Elle n’était plus que fruits et petites feuilles. Végétation. Et, lorsqu’elle descendit dans le chemin creux, les bœufs de Pascal levèrent la tête pour la brouter.
Un arbre qui tombe et tranche en deux la tête d’un homme, voilà un accident qui n’arrive pas tous les jours. On en parla dans les journaux. Les gens du village en furent fiers comme d’une gloire locale. Et leur médecin acquit une juste notoriété par son explication scientifique du phénomène.
Il démontra que le crâne de Pascal avait été fêlé en plusieurs endroits dans sa jeunesse par des chutes, des coups de cailloux et de bouteilles. Ces fêlures se suivaient sans solution de continuité autour de la tête et la partageaient très également. Au choc de l’arbre, la partie du sommet s’était détachée comme une calotte, avec une rectitude parfaite.
Quoiqu’on fût dans la période des accouchements et qu’il fût par conséquent très absorbé, le médecin préparait sur ses observations une communication qui devait causer de l’émoi à l’Académie de Médecine.
Ourtic le désapprouva, au début, de faire tant de bruit sur cette affaire. Mais, bientôt, il dut reconnaître son erreur et voua une admiration profonde au médecin. De toutes parts, des blessés, des traumatiques, venaient consulter ce dernier. Grâce à la publicité gratuite des journaux, il était connu dans toute la France. Il habitait un beau pays avec l’eau du gave dans toutes les vallées. Il y restait modestement. Il obtenait des malades si passionnés qu’ils ne pouvaient croire, malgré ses dénégations, qu’il n’avait pas ressoudé un crâne partagé et, en définitive, ressuscité un mort.
Ambrosine profitait de cette affluence d’étrangers pour monter un cabaret dans sa ferme. Les jolies filles allaient y prendre l’apéritif et ne quittaient plus le pays.
Omer était bouvier.
Ourtic admirait la transformation du village.
Maïténa choyait son fils.
Et Jeanty, sur les routes, chantait sa nuit miraculeuse.
Il n’oubliait plus, le soir, de laisser la porte de sa chambre entr’ouverte. Il arrivait à des filles dévêtues d’y entrer pour se faire raconter cette aventure. Mais, pour si nues et si blanches qu’elles fussent, il n’y en eut jamais d’aussi pures que Maïténa.
FIN
ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 24 AOÛT
MIL NEUF CENT VINGT-SEPT PAR
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POUR LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie
OUVRAGES PARUS
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