The Project Gutenberg eBook of Le Diable au Sahara by Pierre Mille

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Le Diable au Sahara

Author: Pierre Mille

Release Date: August 27, 2023 [eBook #71499]

Language: French

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE AU SAHARA ***

PIERRE MILLE

LE DIABLE
AU SAHARA

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PARIS, 22, RUE HUYGHENS, 22, PARIS

DU MÊME AUTEUR

Chez Calmann-Lévy :

Sur la Vaste Terre ; Barnavaux et quelques Femmes ; La Biche écrasée ; Caillou et Tili ; Louise et Barnavaux ; Le Monarque ; Sous leur Dictée ; Nasr’Eddine et son Épouse ; Trois Femmes.

Chez P.-V. Stock :

Paraboles et Diversions (1913).

Chez Flammarion :

La Nuit d’Amour sur la Montagne.

Chez G. Crès :

En Croupe de Bellone ; Le Bol de Chine ; Mémoires d’un Dada besogneux.

Chez J. Férenczi :

Histoires exotiques et merveilleuses ; L’Ange du Bizarre (1921) ; Myrrhine, Courtisane et Martyre (1922).

Chez Albin Michel :

La Détresse des Harpagons ; L’Illustre Partonneau.

Aux Éditions de France :

La Femme et l’Homme nu, en collaboration avec A. Demaison.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

75 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE 1 A 75

125 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL VINCENT MONTGOLFIER NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE 1 A 125

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
Copyright 1925 by Albin Michel.

LE DIABLE AU SAHARA

LE DIABLE AU SAHARA

Ceci est encore une histoire, la dernière histoire peut-être, de mon ami Barnavaux, que la guerre m’a tué. Mais, avant de la conter, ne faut-il pas que j’explique ?…

Voici deux siècles déjà que Philippe d’Orléans, régent de France, se plaignait d’avoir dépensé vingt mille écus pour voir le diable et de ne l’avoir point vu. Mon regret est pareil. On dirait que, dans cette misérable demeure qui est mon corps, ma sensibilité et ma raison habitent deux étages différents, et qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura jamais d’escalier. Je ne sais quoi, tout au fond de moi-même, de fabuleusement antique, venu d’ancêtres oubliés, sauvages, frémissants, intelligents et ignorants, cherchant à comprendre l’immense mystère du monde et ne sachant même pas qu’ils avaient un cerveau — pensant, si je puis dire, comme des bêtes qui auraient une manière de génie — je ne sais quoi de barbare, de rétrograde et d’inquiétant voudrait me persuader que l’univers est peuplé d’ombres, de forces puissantes, conscientes, malicieuses ou bienveillantes ; que les morts vivent, près de moi, d’une autre vie, que mes songes nocturnes sont vrais, d’une vérité magique et magnifique, draguant mes yeux fermés vers un avenir obscur ; que le mal, le bien sont des êtres, des satans ou des dieux, aux mains amicales ou funestes, au visage accueillant ou sinistre… Là-dessus, ma raison interroge, suppute, analyse, et ne trouve rien ! Rien que fraude, mensonge, hypothèse, doute, doute, encore doute. Je ne puis plus garder qu’une curiosité, que dis-je, une perversité littéraire, et quelque autre chose qui n’est peut-être qu’un instinct primitif, subitement remonté à la surface de mon désir, comme la jalousie ou le besoin de verser le sang.

Pourtant, pourtant, il y a mes rêves. J’ai lu beaucoup de choses sur les rêves, je sais à peu près tout ce qu’en ont dit ces savants qui prétendent toujours tout expliquer. La dernière hypothèse, et la plus séduisante — la plus séduisante, on ne sait comment, se trouvant toujours la dernière, — est que notre cerveau pensant est composé de cellules qui ne se touchent point, mais jettent les unes vers les autres des tentacules qui se cherchent et peuvent entrer en contact. On appelle ça des neurones. A l’état de veille, ces neurones s’associent d’une façon normale, habituelle : alors on n’a que des pensées et des images normales, habituelles. Dans le sommeil, ils contractent d’autres mariages, étranges et désordonnés : c’est le rêve. Mais alors ils ne peuvent vous donner que ce qu’on y a mis ; ils n’inventent pas, ils ne prévoient pas, ils ne prédisent pas. Tout au plus pourrait-on dire que, par un secret instinct, ils tendent à achever dans le rêve ce qu’on avait laissé incomplet, ou volontairement repoussé, dans la vie diurne ; ou bien qu’ils s’amusent à ressusciter de très vieux souvenirs…

Je les connais, ces rêves-là, je les connais très bien… mais il en est d’autres, et ce sont eux qui me hantent, par quelque chose d’inexplicable et de mystérieux, parce qu’ils ne finissent rien qui fût jamais commencé en moi dans l’espace connu du monde extérieur — et qu’ils reviennent, qu’ils reviennent perpétuellement, toujours aussi mystérieux, inexplicables. Phénomène assez caractéristique, et singulier : alors que, le matin, la mémoire des autres rêves s’efface, quelle qu’ait été leur intensité, quels que soient les efforts qu’on fait pour les ramener à la surface de la conscience, ceux-là demeurent présents, ils ne vous quittent pas, ils vous harcèlent, comme l’introuvable solution d’un problème ; et l’on pense : « Pourquoi, pourquoi ? qu’est-ce que cela peut signifier ? »

Ce qui me revient ainsi, aux heures où je dors, ce sont des paysages et surtout des maisons — des maisons où je suis sûr de n’être jamais allé, que je suis certain de n’avoir jamais vues. Une maison particulièrement. Elle est située dans un parc où il y en a d’autres, dont elle n’est séparée par nulle muraille, nulle clôture d’aucune sorte, et qui, à mes regards, se présentent toujours dans le même ordre, avec le même aspect. Je pourrais tracer la topographie de ces lieux, que rien ne m’autorise, pourtant, à croire réels. Mais la seule où je pénètre, avec l’idée que j’ai quelque chose à y faire, je ne sais quoi, mais important, est toujours la même. Elle a un air d’abandon et d’ennui plutôt que de tristesse, — et la pièce du milieu, le salon probablement, est si vaste que le plafond en paraît bas. Il y a deux colonnes de bois qui soutiennent la poutre qui le traverse, et, sur une table de marqueterie, un vieux châle des Indes qui sert de tapis. Mais je sais que la table est en marqueterie parce qu’on en voit les pieds et une espèce de tréteau contourné qui les unit. Dans un angle, un piano droit, très ordinaire, mais de physionomie vieillotte ; et, sur les murs, des portraits de gens que je ne connais pas, et dont je me souviens, d’ailleurs, plus vaguement. Je suis là comme en visite, j’attends quelqu’un — et ce quelqu’un n’est jamais venu, bien que je retourne là, dans mes rêves, deux ou trois fois par an depuis dix ans, souvent davantage. La saison où je crois accomplir cette visite est régulièrement la même ; c’est à la fin de l’automne, un jour de pluie, lamentable, et, par les fenêtres de la pièce, j’entends pleurer les branches d’un grand cèdre que j’ai déjà vu sur la pelouse, avant d’entrer.

C’est, au contraire, en plein été que je vois — mais plus rarement — deux grandes villes très lointaines. L’une se trouve, selon mon rêve, dans une île très vaste, et je m’y rends en tramway, de la campagne, par une route qui suit la mer. Les avenues sont très larges, les demeures, spacieuses, sont cachées derrière des jardins. Mais il y a aussi de petites rues très populaires, et dans l’une d’elles se trouve une boutique où j’entre pour acheter des cigares très longs, très noirs, déjà coupés en demi-losange à leur extrémité. Il y a un arbre qui passe à travers le toit. L’autre ville a des maisons très hautes, avec des colonnades à tous les étages, et l’entre-deux de ces colonnades est rempli de fleurs ; il y a aussi des parterres de fleurs devant les rez-de-chaussée. Mon idée est que je suis là par méprise, et que je me suis trompé de quartier. Je cherche quelque chose ou quelqu’un qui ne doit pas être là — et pourtant je suis gai, ineffablement gai. Il me semble qu’il doit habiter partout du bonheur dans ces rues, je voudrais rester… J’ignore pour quelle raison je me figure que c’est quelque part dans les États-Unis du Sud, où je ne suis jamais allé.

Le plus étrange, c’est que je ne rencontre jamais personne : personne dans la ville exotique aux beaux jardins, sauf la négresse qui me vend des cigares ; personne, pas une âme, dans la ville somptueuse aux colonnades de marbre, aux parterres de fleurs : c’est un silence illimité, sous un soleil qui n’accable pas, illumine tout ; personne dans la maison triste, incompréhensiblement triste, que je ne hante jamais qu’en automne et sous la pluie. Je passe dans tout cela, éperdu de solitude, avec la conviction qu’il va m’arriver, dans les deux premiers cas, quelque chose de délicieux ; dans le dernier, je ne sais quoi d’angoissant, mais que je voudrais savoir — Et il n’arrive jamais rien ! Je me réveille…

Et puis, quelques mois après, ça recommence.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Je mène une vie très active, je ne fume pas l’opium, je ne me suis adonné à nul poison, je ne bois guère que de l’eau, je mange à peine le soir. Je n’ai aucune tare, héréditaire ou acquise. Et deux ou trois fois l’an au moins, je le répète, il me semble que je suis sur le seuil d’une autre vie, avec le désir de franchir ce seuil — et puis, plus rien !…


Une seule fois, au cours de mon existence, j’ai cru découvrir une raison à ces mystères. J’étais alors tout enfant. Je rêvais fréquemment que ma bonne me conduisait à travers un corridor jusqu’à une porte qui me causait une horreur indicible : pesante, méchante, peinte d’un jaune hideux, avec une énorme serrure et de gros verrous ; et je tirais sur le tablier de cette fille pour qu’elle m’emmenât.

Cette porte n’existait pas dans la maison. Mais, après la guerre de 1870, on termina une aile qui était en voie de construction avant l’arrivée des Allemands. Et, quand je voulus pénétrer dans cette bâtisse neuve, au sommet de trois marches qui donnaient sur l’ancienne lingerie, je vis la porte. C’était elle ! Et j’eus la même impression d’effroi, j’éprouvai le même besoin de fuir. Éveillé, je tirai sur le tablier de ma bonne comme je l’avais fait dans mes rêves, un an auparavant : et c’était une aile neuve, je le répète, un passage où aucun souvenir ne pouvait être attaché !

Ce fait contribua beaucoup à me guérir de mes terreurs puériles. Ce ne fut que beaucoup plus tard, quand je fus devenu presque un homme, que je demandai par hasard à ma mère pourquoi on avait mis à l’entrée de ce bâtiment neuf une porte si laide, et qui ne paraissait pas être du même style que celui-ci.

— … Une économie, me répondit ma mère. On avait retrouvé cette porte dans le grenier, en faisant des rangements, après le départ des Prussiens. Elle y avait dormi plus de cinquante ans… Jadis, c’était elle qui fermait l’escalier, du temps de Mme de Normond.

— Du temps de Mme de Normond !

… Mme de Normond était l’une des anciennes propriétaires de la maison, au début du XIXe siècle. Elle avait pour mari un homme qui voulait l’assassiner et qui, du reste, finit par passer en cour d’assises. Quand M. de Normond parvenait à s’introduire au rez-de-chaussée, sa femme, folle de terreur, se réfugiait au premier étage. Et elle avait fait barrer l’escalier d’une porte — cette lourde porte-là, avec son énorme serrure et ses gros verrous.

… Mais comment ai-je rêvé cette porte avant de l’avoir jamais vue, pourquoi me faisait-elle peur avant de la connaître ? Pourquoi, d’avance, ai-je revécu les épouvantes de cette femme harcelée par la haine ? Mais puis-je jurer, d’autre part que, tout enfant, je n’avais pas entendu conter l’histoire de Mme de Normond, n’en gardant qu’une impression d’effroi, non le souvenir, qui ne me revenait, imprécis, diffus, qu’au cours de mon sommeil ?… Je suis ainsi ; tout homme est ainsi ; il y a en nous un primitif pour lequel la seule explication est l’explication mystique — et un sceptique contemporain qui veut trouver à toutes forces autre chose — qui trouve, n’importe comment.


Tout homme, je vous dis ! Même Barnavaux, qui a presque vu le Diable, et n’y a pas cru. Il ne me l’avoua que par hasard ; c’est pour cette cause que j’ai lieu de croire à sa sincérité.

Comme nous remontions, lui et moi, la rue Saint-Jacques, un prêtre dont la soutane un peu usée luisait aux épaules, nous croisa, venant en sens inverse. Je ne le vis qu’un instant ; c’est inconsciemment, sans doute, que ma mémoire recueillit le regard encore très jeune de son visage vieilli avant l’âge, tanné de ce hâle rouge des peaux blondes qui longtemps ont recuit au soleil : le regard pur, enthousiaste, ingénu, d’un enfant qui pense à son jeu.

Barnavaux — mon Barnavaux, en uniforme de la « coloniale », avec le passepoil jaune et l’ancre au képi — rectifia tout de suite la position ; il salua. Le prêtre rendit le salut en levant son chapeau, d’un geste doux et poli, puis, obliquant par la rue des Écoles, gravit les degrés qui montent au Collège de France.

Barnavaux témoigne d’ordinaire moins de respect pour le costume ecclésiastique. Ce n’est pas qu’il soit anticlérical : sur ces choses-là, il n’a pas d’opinion ; il n’y pense que rarement, ou pas du tout. Mais il a sa superstition, comme la plupart des hommes dont la vie est livrée aux risques et aux périls ; sans se l’avouer peut-être à lui-même, il demeure persuadé que les curés, ça porte malheur. Association d’idées assez fréquente chez les âmes simples : de ne rencontrer les ecclésiastiques, d’habitude, qu’au chevet des mourants, les catholiques attiédis ou indifférents qui ont oublié le chemin des églises induisent que ceux-ci ont conclu un pacte avec la mort, et la provoquent. Barnavaux crut devoir excuser sa faiblesse :

— C’est le père d’Ardigeant…

— D’Ardigeant, le spécialiste des langues touareg et berbères, l’explorateur du Sahara, correspondant de l’Institut ?

— Oui, fit Barnavaux, dont les idées sur la philologie sont un peu vagues. Un interprète, quoi ! C’est commode, les missionnaires, pour faire interprète : ils restent tout le temps dans les pays, ils finissent par savoir la langue, les usages, et tout. Ça n’est pas malin : ils n’ont rien à faire !

Cette définition me parut manquer légèrement d’exactitude. Toutefois je ne songeai pas à la discuter. Moi aussi, aux yeux de Barnavaux, je suis un homme qui n’a rien à faire : du moment qu’on ne fait pas les mêmes choses que lui, il ne comprend pas. C’est naturel. Mais il ajouta :

— Ça n’empêche pas que celui-là, il m’a rendu tout de même service, une fois !

— Il vous a soigné ?

— Soigné ? fit-il en haussant les épaules. Si on est malade, il y a l’ipéca, la quinine, et des fois les majors. Si on est blessé, il y a le pansement individuel, et des fois aussi les majors. Soigné ! Celui-là, il aurait pu qu’il n’y aurait pas pensé. Il n’est pas porté à faire infirmier, ça n’est pas son genre. Il veut toujours rester tout seul. C’est pour ça qu’il s’est mis explorateur. Quand il arrive du monde dans un endroit, que les militaires y créent un poste, il va plus loin, ailleurs… Il m’a expliqué un jour que c’était plus économique d’être tout seul, et que, dans le désert, quand il n’y a plus de civilisation, qu’il n’y a plus rien, on peut vivre avec trente francs par mois, plus dix francs au boy qui vous sert la messe. C’est un drôle de type ; je crois qu’il est un peu marteau. Je me souviens qu’un jour il était avec des officiers, à Igli. Et les officiers disaient : « Comme la vie va plus vite, à mesure qu’on vieillit ; les années, c’est comme des mois ; les mois, comme des semaines. Surtout ici, où on fait tout le temps la même chose, et où on ne voit rien ! » Tout à coup, j’entends le père d’Ardigeant qui crie : « On dit ça !… oui, oui, on dit ça, Mais pourtant, ça dure ! Ça dure toujours, malheureusement ! »

Et il avait l’air si désolé, si désolé ! J’ai senti qu’il souhaitait la mort tous les soirs, cet homme, que la mort lui ferait plaisir. Pourquoi ? Je ne sais pas. Il n’a jamais rien fait de mal, même quand il était lieutenant de chasseurs avant d’être curé. Car il était lieutenant de chasseurs, pour commencer. Je me suis renseigné… Enfin, c’est son opinion, il croit qu’il ne sera parfaitement heureux que dans l’autre monde. C’est curieux, n’est-ce pas ? Moi, voilà quinze ans que je risque ma peau pour pas cher et j’ai toujours désiré vivre. Celui-là quand les officiers parlaient devant lui — ça peut arriver, on ne faisait pas toujours attention qu’il était là — d’un tas de choses qui auraient pu le scandaliser, et qu’ils lui disaient tout à coup : « Pardon, père d’Ardigeant, il faut nous excuser ! » il répondait, comme s’il sortait d’un rêve : « Vous excuser ? Ce n’est pas la peine. Mais pourquoi faire ? Toutes ces choses-là, pourquoi faire ? A quoi ça sert-il ? »

Je pourrais encore longtemps vous en conter sur lui : quand on l’a vu une seule fois, on ne l’oublie plus ; il n’était fait comme personne ; ses mots les plus simples n’avaient pas l’air de signifier ce qu’ils auraient voulu dire dans la bouche d’un autre. Mais ce n’est pas ça qui vous intéresse. Vous voulez savoir le service qu’il m’a rendu ? Ça n’est pas grand’chose, si l’on veut, et ce n’est peut-être pas vrai ! Quand j’y pense avec mon bon sens, je ne veux plus y croire : mais quand je me rappelle ma peur, à ce moment-là !…


Et faut vous dire d’abord qu’on était parti d’Amguid, en plein Sahara, pour conduire à In-Zize, où se trouvait le colonel Laperrine, des chameaux qui venaient du Touat ; et on n’était qu’une toute petite troupe, commandée par l’adjudant Tassart. Pas un véritable officier parmi nous : vous savez comment il travaillait, le colonel : le moins de frais possible, le moins d’Européens possible, et le plus de gens du désert possible, Arabes ou Berbères, sachant soigner les chameaux que les Européens laissent crever. Nous étions en tout six Français : l’adjudant Tassart, déjà nommé, Muller, que vous avez déjà vu avec moi, et qui est à Paris en ce moment — il pourra vous dire si je vous ai dit la vérité — Barnavaux, ici présent, Malterre, Coldru, simples soldats, et le père d’Ardigeant, qui ne devait faire caravane avec nous que pendant la moitié de la route. Un peu plus loin que Telloust — pas le Telloust de l’Aïr, un autre, qui est dans les collines de l’Ahnet — il devait obliquer à l’Est pour aller tout seul dans l’Ahaggar, tandis que nous continuerions au Sud, pour arriver à In-Zize.

L’adjudant Tassart n’était pas un vieux pied-de-banc comme il y en a en France, embêtant les hommes pour le service, et parlant toujours de les f… dedans. Il n’en faut pas au désert, de ceux-là ! C’était un type assez jeune, qui avait de l’éducation, en passe de devenir officier, mais peut-être un peu loufoc. Tout le monde a sa marotte, au Sahara : pour les uns, c’est la photographie, pour les autres l’histoire naturelle, la botanique ou la géologie ; mais pour lui, c’était ce qu’il appelait les « sciences occultes ». Il recevait de France des tas de revues et de bouquins sur le spiritisme, les fantômes des vivants et des morts, les phénomènes de médiumnité, qu’il appelait : et toutes ces machines-là, ça faisait comme sa religion à lui ; il était tout le temps à faire de la propagande.

On n’a pas été plus tôt parti qu’il a commencé. Nous autres, on ne savait pas. On avait eu, dans son existence, à s’inquiéter d’autres choses que de ça. Moi, j’en avais entendu parler, j’avais bien lu des histoires là-dessus, quand j’étais en France, mais ça ne m’intéressait pas, ça ne m’inquiétait pas, et… je n’y croyais pas ! Ça m’avait toujours paru des contes comme ma bonne femme de mère m’en faisait pour m’endormir, quand j’étais petit. Mais je laissais parler Tassart ; en chemin, ça tue le temps ! Et le père d’Ardigeant écoutait comme il écoutait tout, avec l’air d’être ailleurs, bien loin. Tout de même, à la fin, je lui ai demandé, et assez respectueusement, parce que je savais que, avec son air de n’y pas toucher, c’était un savant qui avait de la réputation à Paris dans les académies, comme qui dirait le grand état-major des savants :

— Vous croyez que ça peut exister, tout ça, mon père ? Vous croyez que c’est arrivé ?

Il a répondu bien doucement, bien poliment :

— L’Église ne dit pas que ça ne peut pas exister. Elle professe l’immortalité de l’âme… alors les âmes peuvent apparaître, hors de leur corps, ou se faire connaître. Jusqu’au jour où Notre Seigneur est venu, elles apparaissaient, et lui-même est apparu, après sa mort. Et les hommes, avant lui, passaient leur temps à avoir peur, atrocement peur des morts. Mais depuis qu’il a institué l’Église, ça s’est arrangé. L’Église a pris ses précautions pour que les hommes soient plus tranquilles ; les âmes qui sont sauvées vont au ciel, les autres en enfer. Et saint Pierre a sa clef, Lucifer sa fourche, pour les empêcher de sortir. C’est mieux ainsi, c’est bien mieux.

— Mais alors, je demande, il ne peut plus rien se passer, maintenant ?

— Si ! fait le père d’Ardigeant, à cause du diable ! L’Église ne nie pas que le diable existe. En Europe, et dans les autres pays chrétiens, surtout les pays catholiques, il a perdu beaucoup de sa puissance : il est combattu par la prière, par les sacrements. Ailleurs, chez les hérétiques, il est déjà plus fort : c’est pour cela qu’il y a plus de spirites, de médiums, de sorciers chez eux. Un jésuite anglais, qui s’appelait Benson, je crois, a déjà expliqué ça très bien…

— Et dans les pays qui ne sont même pas hérétiques, pas chrétiens du tout, les pays musulmans, comme celui-ci, et le pays des nègres qui ont des fétiches ?

— Ces pays-là, répond le père d’Ardigeant, très sérieux, c’est à Lui ! C’est son Empire. Il faut y faire attention, très attention, je vous assure… »

C’était déjà beaucoup parlé pour lui. Il ne dit plus mot. Mais Tassart haussa les épaules. Tout ça, selon lui, ne signifiait rien ; ce n’était pas scientifique. Ce qui était scientifique, c’était de savoir si les « phénomènes » existaient ou n’existaient pas. Telle est la seule attitude qui convienne à un homme consciencieux. Une fois démontré qu’ils existent, on peut s’occuper de savoir s’ils viennent de Dieu, ou du diable, ou d’une force qui n’est ni l’un ni l’autre, comme ça paraissait plus probable, à son avis.


C’est en discutant sur tout ça, entre nous, car le père d’Ardigeant ne disait rien, qu’on arriva enfin à Telloust, un trou circulaire où il y a toujours de l’eau, et qui a été autrefois le cratère d’un volcan, à ce qu’on prétend. A côté, dans les anciens jours, les indigènes ont construit un bordj, comme ils disent, une espèce de maison-forteresse, carrée, en terre battue, sans fenêtres à l’extérieur : vous voyez ça d’ici.

Le père d’Ardigeant devait nous quitter le lendemain avec le boy qui lui servait sa messe — ce qui était d’autant plus drôle que ce boy, je crois, n’était même pas chrétien : le père ne s’est jamais soucié de convertir personne — et trois chameaux seulement : vous voyez qu’il ne s’inquiétait pas de son confortable.

C’était grand, dans l’intérieur de la maison-forteresse. Nous lui avons dit : « On pourra vous loger ici, il y a de la place ! » Mais il secoua la tête : « J’ai une tente, dit-il, une toute petite tente. Je vais la dresser dehors. »

Nous savions qu’il faisait ainsi toutes les fois qu’il pouvait ; ce n’était pas mépris de nous : il n’était heureux que le plus seul possible, j’ai déjà essayé de vous le faire comprendre. Mais il accepta de souper avec nous, sur le toit de la maison, un toit en terrasse, sans balustrade, à la mode arabe, où on aurait plus de fraîcheur.

Ce fut d’abord un repas assez gai ; nous n’avions guère que des conserves — les ressources du pays sont nulles — et nous mangions sur une table en bois blanc. Je la vois encore, cette table, je la vois trop, je n’aime pas me rappeler : elle avait été bâtie par je ne sais quel charpentier à la manque, un légionnaire ou un « joyeux », je suppose — ces gens-là savent tout faire à peu près — qui avant nous avait passé quelques jours dans ce poste : le dessus, des voliges de caisses d’emballage mal rabotées, et les quatre pieds épais, massifs, pris à même une vieille porte arabe qu’on avait sciée en long, dans le sens du fil du bois. C’était très lourd et ce n’était pas beau : mais ça suffisait pour y étaler son assiette de fer-blanc et le couvert en aluminium de Tassart, qui a des prétentions à l’élégance. Lui, Tassart, qui avait l’air assez excité, bavardait toujours sur sa manie : « Je ne vous dis pas que tout soit vrai ; je ne vous dis pas qu’il n’y ait des fraudes, mais tout n’est pas faux ! Tout ne peut pas être faux. Vous entendez ! Par exemple, c’est un fait que les tables tournent, et répondent quand on leur pose des questions. Ce qu’elles disent, il est possible que ça soit des blagues ; mais ça m’est égal : l’important, ce qu’il faut admettre, c’est qu’elles parlent, et qu’on n’a jamais pu expliquer pourquoi.

— Mon adjudant, fis-je sans presque y penser, vous ne feriez pas tourner celle-là ! »

Je lui disais ça parce que cette table pesait bien dans les quarante kilos : un monument ! Nous l’avions laissée là où nous l’avions trouvée, à peu près au milieu de la terrasse ; elle avait l’air vissée sur le dessus de ce toit plat. Et comme elle était plus longue que large, nous étions assis sur les deux côtés longs tandis que Malterre et Coldru se trouvaient seuls sur les côtés courts. Le père d’Ardigeant était sur un des côtés longs, avec moi.

Le père me regarda comme si j’avais dit une bêtise, ou commis une imprudence, puis il plongea bien sagement les yeux dans son assiette. Il avait raison de se méfier, car Tassart déclara tout de suite :

— Pourquoi pas ? On peut essayer. Et ce serait une preuve, ça, une preuve : une table que vous auriez de la peine à remuer en vous y mettant tous à la fois, avec toutes vos forces !

Nous autres, on ne demandait pas mieux. C’était une distraction : il n’y en a pas tant, dans ces pays-là. Et puis on ne voulait pas croire, mais Tassart avait quand même soulevé notre curiosité ; on voulait voir. Je dis pourtant :

— Mon adjudant, attendez qu’on ait fini de manger : il faut bien ranger la vaisselle !

Le père d’Ardigeant me jeta un regard où il y avait de la reconnaissance : il ne voulait pas assister à ça. Il prit tranquillement le café avec nous, mais se leva tout de suite après. On ne le retint pas. Ça nous aurait gênés, nous aussi, qu’il restât : on n’aurait plus osé ; on n’aurait pas voulu lui faire de la peine.

Il descendit l’escalier, et nous le vîmes entrer dans sa tente, puis en ressortir avec son bréviaire. Il s’éloigna dans le bled. Nous distinguâmes assez longtemps sa longue silhouette mince, à cause de la lune. Il avait pourtant l’air d’avoir un remords, il hésitait, il revint sur ses pas, il cria :

— Ne faites pas ça ! Je vous assure que c’est dangereux ! Ne faites pas ça !

Tassart répondit en rigolant :

— Revenez donc, M. le curé ! Nous vous donnerons des nouvelles des âmes du Purgatoire !

Alors, puisqu’on se fichait de lui, il repartit et disparut derrière une dune.


Vous les connaissez, les clairs de lune du Sahara ! C’est extraordinaire… extraordinaire, magique, quoi ! Ça doit être à cause de la sécheresse de l’air : la lumière est d’une blancheur bleue, pas douce, méchante même, plus forte que celle des globes électriques autour des Halles, à Paris. Et tout devient blanc, d’un blanc bleu invraisemblable, dans le paysage : blanc comme de la neige, bleu comme de la glace. On ne se croirait plus au Sahara, mais au pôle, au milieu des ice-bergs ; c’est affolant, ça fait battre le cœur, quand on n’a pas l’habitude : cette nuit-là, sans doute à cause de ce qu’on allait faire, ça nous fit battre le cœur, malgré qu’on eût l’habitude.

On avait desservi la table. Elle aussi, quoiqu’il n’y eût pas de nappe, était toute blanche sous la lune. Nous avions repris nos places. Je dis à Tassart :

— Je suis tout seul de mon côté, maintenant que le père est parti. Ça ne marchera jamais.

— Ne t’inquiète pas de ça, commanda-t-il, et fais comme je fais. »

Et il nous montre comment il faut placer ses doigts sur la table, sans que les mains se touchent et, sans appuyer. Bon ! On attend un petit moment : rien ne se passe. Muller observe :

— Je vous dis que la table est trop lourde. Et puis, c’est des blagues.

Et je le vois qui essaie de pousser, pour rire. Mais la table était trop lourde, en effet, et Tassart l’attrape comme du poisson pourri :

— Si tu essaies de pousser, je te fais faire la marche à pied, cette nuit, à côté de ton chameau, ton barda sur la tête. C’est sérieux !

Et alors, subitement, nous nous sentîmes très émus, sans savoir de quoi. Nous attendions… La table craqua.

— Avez-vous entendu ? interrogea Tassart à voix basse.

Nous avions entendu, et nous fîmes « oui » de la tête.

Muller serrait les lèvres, peut-être pour ne pas claquer des dents : ce qu’avait dit le père d’Ardigeant l’impressionnait. Moi, pour me donner une contenance, je posai une question :

— Mon adjudant, si des fois la table veut causer, à qui voulez-vous causer ?

Tassart ricana :

— A qui, à qui ?…

Il n’y avait pas songé. Il dit tout à coup :

— Eh bien, nom de Dieu, au Diable ! Puisque le père prétend que c’est son patelin, ici… Un coup pour oui, deux coups pour non ! »

Juste à cet instant, la table leva un de ses pieds, lentement, et le baissa, lentement. Plus lentement, je l’aurais juré, que si ce pied était retombé tout seul. Nous étions un peu saisis, vous comprenez. Tassart seul eut un mouvement de fierté satisfaite : l’expérience réussissait ! Mais il avait aussi un petit tremblement dans la voix en demandant :

— C’est toi ?… Celui que nous avons appelé ?

— Au lieu de répondre, au lieu de frapper encore un coup, voilà que cette table, ce monument de table, cet immeuble par destination, se met à danser, à danser ! Parfois elle glissait, ses quatre pieds à terre, comme pour une valse ; parfois elle en levait un, ou deux, peut-être trois, je ne sais plus. Elle avait l’air de faire des grâces, de faire de l’esprit, de suivre un air qu’on n’entendait pas. Elle pressa la mesure, et ça changea : des nègres, des nègres qui dansent, avec leurs sorciers, leurs danses de démons. Elle cavalcadait, cavalcadait ! Et avec un bruit ! C’était comme des sabots cornés qui frappaient le sol de la terrasse. Les sabots d’un être malin, perfide. Nous nous essoufflions à la suivre, et nous étions obligés de la suivre : nos doigts étaient comme collés sur elle. Une idée qu’on se faisait, ou la vérité ? N’importe : nous étions convaincus qu’on ne pouvait pas les décoller.

A la fin, pourtant, elle resta tranquille un moment, comme pour reprendre haleine elle-même, et Tassart lui cria courageusement — oui, hein ? c’est bien courageusement qu’il faut dire ! — mais avec une voix toute changée :

— Si c’est toi, parle, au lieu de faire des bêtises !

Ce fut comme s’il avait touché un cheval de sang avec un fer rouge. La table se cabra ! Je ne trouve pas d’autre mot. Elle se dressa sur deux de ses pieds, les pieds du côté où se trouvaient Tassart et Muller, et marcha, par bonds furieux, de mon côté, le côté où j’étais tout seul ! Une bête féroce ! On aurait dit qu’elle avait des mâchoires. Et ce qu’il y a d’incompréhensible, ce qu’il y a de stupide et de mystérieux, c’est que je tenais toujours mes doigts posés sur elle, les bras en l’air, maintenant, sans pouvoir les détacher.

Elle avançait, elle avançait toujours, et me poussait vers le bord de la terrasse, vers le vide. Tassart hurla :

— Retire-toi donc, retire-toi, imbécile ! Tu vas tomber !

Et j’essayais de crier :

— Mais retenez-la, arrêtez-la, vous autres ! Vous voyez bien qu’elle veut me f… en bas !

Je sentais déjà un de mes talons ferrés grincer sur l’extrême rebord de la terrasse. De mes doigts toujours si absurdement liés à la table, j’essayais de la rejeter vers Tassart et Muller. Autant lutter contre une locomotive ! Les deux autres, Coldru et Malterre, suivaient le mouvement sans pouvoir l’empêcher. Nous poussions des cris qui devaient s’entendre à dix kilomètres. Les goumiers arabes qui s’étaient couchés dans la cour intérieure du bordj ou dehors, sur le sable, s’étaient réveillés, levés. Ils dressaient les bras, ils n’y comprenaient rien. Ils croyaient que les blancs se battaient entre eux, voilà tout.

Du reste, ils n’auraient pas eu le temps de monter : encore une seconde, et ils n’auraient plus qu’à ramasser mes morceaux, en bas. Je tournai la tête, pour voir… On veut toujours voir, malgré l’épouvante, à cause de l’épouvante.

Je vis les grandes dunes pareilles à des ice-bergs sous le clair de lune, et, entre deux de ces dunes, le père d’Ardigeant qui se pressait. Je ne sais pas ce qu’il fit : un signe de croix, une conjuration ? Il était trop loin, je n’ai pas pu distinguer… Mais la table retomba sur ses quatre pieds, si fort qu’elle en resta toute tremblante, avec un air, on aurait dit déçu, irrité. Et, en même temps, mes mains purent se détacher.

Tassart murmura tout haletant :

— Eh bien, par exemple !…

Moi, je m’essuyais le front. J’étais tout pâle ; je tombai sur une chaise, le cœur démoli.

Le père d’Ardigeant regarda, constata sans doute que tout était rentré dans l’ordre, et ne daigna même pas monter. Il s’occupa, avec son boy, de démonter sa tente et de la plier : on devait repartir à trois heures du matin, en pleine nuit, pour finir l’étape, avant que le soleil fût trop chaud.


Et l’on repartit. Personne, d’abord, ne parla. On s’en voulait, on se trouvait bête, et on avait peur, peur ; on ne voulait pas se rappeler, et on se rappelait. On était dégoûté de soi, de ce qu’on avait fait, et on avait peur, je vous dis, et le froid de la nuit, avec cette peur, vous tombait sur les épaules. Puis on vit, à l’orient, une petite clarté pâle, et bientôt ce fut le soleil, et bientôt une chaleur qui nous parut bonne. Les chameaux marchèrent plus vite. On commença de se rassurer. Muller, qui ne peut jamais garder longtemps la même idée dans la cervelle, se mit à chanter. Il me dit à la fin, en clignant de l’œil :

— Tassart, t’en a fait une bien mauvaise, hier soir !

Les autres rigolèrent. Personne ne voulait plus croire qu’à une sale farce que Tassart m’avait jouée. Moi-même, je ne savais plus…

Le père d’Ardigeant mit son chameau au petit trot, et rejoignit l’adjudant. Je l’entendis qui murmurait :

— Je vous l’avais bien dit, que c’était dangereux !…


… Cette singulière expérience de Barnavaux, il m’arriva un soir de la conter à mon amie Anna Mac Fergus, que vous rencontrerez encore au cours de ces pages. Peut-être alors me risquerai-je à tracer son portrait, vous la verrez et la comprendrez mieux. Je n’en dirai rien pour l’instant, sinon qu’elle est Écossaise : pleine du bon sens le plus immédiat, même le plus terre à terre, et magnifiquement superstitieuse : j’imagine que les primitifs, les vrais primitifs, devaient être ainsi.

— … Votre ami le soldat, dit-elle, a vu, et n’a pas cru. Je ne m’en étonne pas : il est Français. Les Français ont trop d’imagination.

— Belle raison ! L’imagination, au contraire, devrait leur servir à voir même ce qui n’existe pas !

— Vous vous trompez. Elle leur sert, devant un fait, à s’en donner des explications puisées dans le domaine de l’expérience, dans les précédents, dans tout ce que vous voudrez que l’on connaît déjà : à raisonner. Vous autres Français, vous raisonnez toujours. Les Anglais ne raisonnent pas, ou très peu. Ils laissent agir leur sensibilité. C’est pour cette cause qu’ils voient ce que vous ne voyez point, plus fréquemment. On voit le diable, en Angleterre, ou des fantômes, cent fois pour une en France.

— Et vous en avez vu ?

— Non. J’ai une sensibilité de second ordre, sans doute, une sensibilité qui ne réalise pas… mais je crois à des forces, je sens des forces. Je crois que l’amour, la haine, l’horreur, toutes les passions, tous les sentiments intenses, créent dans le lieu où ils se sont développés une ambiance qui continue à régner, à emplir ces lieux. Et il se peut alors que ces forces se matérialisent… Moi, je vous le répète, je n’ai jamais fait que les sentir.

« Trois ou quatre fois dans ma vie au moins. Je ne veux pas vous ennuyer : Voici l’histoire d’une seule de ces fois-là.

« A cette époque, j’étais encore jeune fille, et j’allais passer assez souvent le week-end — vous savez, les vacances du samedi au lundi — chez une de mes amies nouvellement mariée. Le jeune ménage avait loué, aux environs de Londres, une assez jolie maison de campagne, très vaste, ni absolument vieille ni absolument neuve, banale, en somme, et qui ne se distinguait de n’importe quelle autre maison de campagne que par le loyer, qui était d’un bon marché extraordinaire, et une énorme salle de billard. Eh bien, vous ne me croirez pas, mais c’est un fait : cette maison était envahie, pénétrée par la haine. Elle suait la haine ! Je sais parfaitement que cela vous paraît absurde, mais c’est vrai, c’est vrai ; je vous jure que c’est vrai ! Je l’ai fréquentée durant plusieurs années, et mon impression d’inquiétude alla toujours en grandissant.

« Vous me direz que j’étais malade, nerveuse. Est-ce que j’ai l’air d’une malade ? Et à cette époque, je me portais mieux encore que maintenant ; je me sentais à l’ordinaire heureuse, heureuse… Heureuse comme seules peuvent l’être les jeunes filles qui ne savent rien de la vie et qui en attendent tout. Et ce jeune ménage était charmant. Je l’aimais, j’éprouvais le plus grand plaisir à me trouver avec le mari et avec la femme. Cela n’empêche pas qu’à partir du jour où ils s’établirent dans cette abominable maison, ce ne fut qu’avec la plus grande répugnance que j’allai les voir. La salle de billard surtout m’inspirait d’horribles frissons par tout le corps. Au bout de quelques mois, je n’y serais plus entrée pour un empire. Et quant à ma chambre, la chambre qu’on me réservait d’habitude !… Les mensonges que j’ai inventés pour échapper à l’horreur d’y passer la nuit ! Remarquez que je n’avais jamais eu la plus faible idée qu’il pouvait exister, là ou ailleurs, le moindre « phénomène ». Je ne crois pas aux fantômes et je suppose que je n’en verrai jamais. Seulement, je ne pouvais dormir dans cette chambre. Je m’y trouvais à la fois épouvantée et irritée… plus qu’irritée : exaspérée, méchante.

« Je vous ai dit que, nous autres Anglais, nous n’avons pas d’imagination. Je songeai donc : « Ce doit être le drainage qui est out of order. Comment appelez-vous drainage ?

— Le tout-à-l’égout, traduisit quelqu’un, obligeamment.

— C’est moins joli ! fit-elle pudiquement… Alors je demandai au mari de mon amie s’il n’y avait pas quelque chose de désorganisé dans le drainage. Mais il me répondit qu’il l’avait fait entièrement remettre à neuf avant d’entrer dans la maison. Il était bien l’homme à ça : jamais je n’ai vu d’Anglais aussi Anglais ! Il avait encore moins d’imagination que moi. Et pourtant cette maison était hostile. Hostile ! Je ne trouve pas d’autre mot. Tout le monde s’y détestait. Aussitôt que j’y avais pénétré, moi-même je perdais le contrôle de mes nerfs. Lui, le mari, si calme, si parfaitement indifférent à ce qui n’était pas les pures matérialités de l’existence, y devenait insupportable, injurieux. Sa femme, que j’avais connue parfaitement bien élevée, modérée, réservée dans tous ses gestes, dans ses moindres paroles, y semblait sans cesse hors d’elle-même. On n’y pouvait garder aucun domestique. C’était l’enfer, je vous dis, l’enfer !

« A la fin, je commençai à penser qu’il avait dû se passer quelque chose de tragique dans cette maison. J’interrogeai le mari. Il me répondit, en haussant les épaules, qu’elle avait appartenu dans le temps à un « colonial » qui avait même fait bâtir la salle de billard, parce qu’il aimait particulièrement ce jeu. Ledit colonial avait « mal fini ». Je n’ai jamais pu en savoir davantage. Dans l’esprit de cet homme-là, cela pouvait représenter les pires aventures et les pires abominations, ou bien simplement qu’un soir il s’était allé jeter à l’eau dans un accès de delirium tremens, après avoir bu trop de whisky. Et c’était au nouveau propriétaire absolument égal. Il se pouvait qu’il n’en sût pas plus qu’il n’en disait. On lui avait dit ça comme ça, quand il avait loué la maison, et il n’avait jamais eu la curiosité de prendre de plus amples renseignements. Pour moi, j’étais trop jeune et trop bien dressée pour insister.

« Ne pensez pas, du reste, que je lui révélai mes soupçons. Je sentais, je sentais « quelque chose ». Mais quoi ? J’aurais été bien embarrassée pour l’expliquer, et j’avais autant de soin de ma réputation d’être « comme tout le monde » que tout le monde. Si je lui eusse avoué ma pensée de derrière la tête, il aurait certainement conseillé à mon père de me mener chez un spécialiste pour maladies mentales. Il se contentait de rentrer chez lui chaque soir de fort bonne humeur, et de devenir immédiatement furieux et malheureux, ne rencontrant que fureur et folie. Mais il n’a jamais cherché à établir le moindre rapport entre cet état de choses singulier et cette demeure, où nul n’entrait sans perdre la raison.

« Car au bout de quelques années, lui et sa femme avaient perdu tous leurs amis : moi-même je m’écartai. Je ne pouvais plus, je ne pouvais plus !… Tous deux se brouillèrent avec leurs parents, ils ne virent plus personne. Et alors, restés seuls avec des serviteurs qui changeaient tout le temps, ils finirent par se brouiller et se séparèrent. Le plus curieux, c’est que la femme, une fois sortie de cette maison, est redevenue ce qu’elle était auparavant : parfaitement douce, équilibrée, de l’humeur la plus égale. Lui, la dernière fois qu’il en a franchi les portes, ce fut pour entrer dans une maison de santé. Il était fou, complètement fou !

— Mais, interrogea-t-on, le colonial ? Qu’est-ce qu’il avait fait, le colonial ?

— Je vous répète, affirma-t-elle, que je vous ai dit tout ce que je savais. Parfois, quand j’étais dans ma chambre, à frémir de tous mes membres, et à rouler en même temps des idées d’assassinat, je me figurais que c’était là qu’il s’était pendu ! Alors, je lui en voulais de tout mon cœur. Je me disais : « Pourquoi n’est-il pas allé faire ça autre part ! » Je lui en veux encore…

— Enfin, dear Anna, dites la vérité ? Que croyez-vous ? Était-ce lui, ou le diable, qui hantait la maison ?

— Ni lui, ni le diable ; des Forces, je vous dis, des Forces !

— Anna, il en est de cette chose-là comme du mot « chemise » que vous ne voulez pas prononcer : ce qui ne vous empêche pas d’en avoir une.

— Vous êtes improper !

LE MAMMOUTH

Il s’appelait Moutou-Apou-Kioui-No, c’est-à-dire « Celui-qui-sait-où-sont-les-phoques ». Il faut prononcer « Kioui » comme s’il y avait la moitié d’un s qui serait aussi un t entre le premier i et ou : mais n’essayez pas, c’est très difficile. Dans le courant de ce récit, nous dirons Moutou-Apou, « Celui-qui-sait », tout bonnement, pour abréger, et aussi parce que c’est comme ça que le nommait à l’ordinaire le métis qui, au jour à jamais mémorable que M. Nathaniel Billington fit sa connaissance, servit d’interprète entre lui et ce membre infortuné de la Société royale de géographie de Londres.

Moutou-Apou était un Inuit. Nous autres, nous dirions un Esquimau, mais nous avons tort. Ce sont les Indiens de l’Amérique du Nord qui infligèrent à sa race, il y a bien des années, ce sobriquet, injurieux car il signifie : « mangeur de poisson cru ». Moutou-Apou, ignorant le langage de ces chasseurs rouges, ne comprendrait pas. « Inuit » veut dire simplement « les Hommes », parce que les Esquimaux se sont cru bien longtemps les seuls hommes qu’il y eût sur terre — les hommes par opposition aux phoques, aux baleines, aux ours, aux bœufs musqués, aux morues, à tout le reste de ce qui vit et respire sous le ciel ou au sein des eaux salées. Et pourtant, ils n’ont peut-être pas toujours habité ces régions effrayantes, enfouies six mois dans la sépulture de la nuit polaire, le soleil n’apparaissant à l’horizon que pour redescendre au même instant sous l’horizon : où la courte durée de l’été, l’extraordinaire intensité du froid en hiver, qui couvre le sol d’une épaisse couche de glace et de neige, ne permettent qu’à quelques plantes chétives, des bouleaux nains, une herbe misérable, de croître sur ces étendues désolées. Selon l’hypothèse de quelques distingués préhistoriens, il y a vingt mille ans ces mêmes Inuits vivaient sur le sol de la France, alors envahie presque à moitié par les neiges et les glaciers, et, dans la chaude saison, transformée en grands steppes herbeux où paissaient les rennes et les mammouths. Quand le climat s’attiédit, les Inuits suivirent leur gibier, qui remontait vers le nord. Ils ne comprirent pas que, sous cette température plus douce, ils allaient jouir d’une existence dont la facilité leur eût semblé un don de Manéto, le seul génie indulgent aux hommes que connaissent leurs sorciers, encore aujourd’hui…

C’étaient des conservateurs, ces Inuits ; ils ne pouvaient concevoir la vie autrement qu’ils l’avaient toujours vécue, les conditions de la vie autrement qu’ils les avaient toujours connues. Ils mirent une énergie farouche et dérisoire à fuir le bonheur qui s’offrait, et qu’ils méprisèrent, mais aussi une sorte d’héroïque et triste ascétisme : car il y a de l’héroïsme et de l’ascétisme à ne point vouloir ni savoir s’adapter… C’est l’histoire de tous ceux que nous appelons « des conservateurs », je vous le répète.

Moutou-Apou était né tout en haut de la rivière Mackenzie, à l’extrémité la plus septentrionale de l’Amérique, une des régions les plus sinistres du globe, où pourtant les blancs plus tard accoururent, sur le bruit qu’on y trouvait de l’or.

Il était petit, trapu, avec des membres gros et courts, et un beau ventre bien arrondi, malgré sa jeunesse, à cause qu’il buvait beaucoup d’huile de poisson. Ses cheveux noirs fort abondants, gras et rudes, lui couvraient les oreilles. Il avait le visage rond, aplati vers le front, des yeux petits et noirs enfoncés dans l’orbite et remontant du nez vers le haut des tempes, un nez écrasé, de grosses lèvres, une grande bouche aux dents assez régulières, les pommettes élevées et le teint couleur d’un chaudron de cuivre mal récuré. Enfin, c’était un véritable Inuit, nullement mélangé de sang indien ; les femmes de sa tribu le trouvaient agréable à voir. Aussi fut-il, dès son adolescence, distingué par l’une d’elles qui le prit pour deuxième époux, car les Inuits ont au sujet du mariage des idées assez larges. Les hommes qui sont riches, c’est-à-dire disposant de plusieurs canots de pêche et de nombreux harpons, possèdent plusieurs femmes ; les femmes riches, je veux dire celles qui ont eu la sagesse d’accumuler une bonne provision d’huile de phoque, ne se contentent pas d’un mari. Les Inuits trouvent que les choses sont fort bien arrangées ainsi : c’est ce que Moutou-Apou expliqua fort innocemment à M. Eriksen, le pasteur norvégien qui tenta de convertir sa tribu, mais n’y parvint point parce que le sorcier vendait des charmes pour faire prendre beaucoup de poisson, tandis que lui, cet Européen qui se moquait du monde, prétendait qu’il faut là-dessus se borner à invoquer le Seigneur.

Comme tous les siens, Moutou-Apou avait deux morales : une morale d’été et une morale d’hiver. En hiver, il convient de vivre tout nu, au fond de larges caves creusées dans la neige, où les grosses lampes à huile, taillées dans la pierre de savon, entretiennent une chaleur presque excessive qui rend insupportable le poids des vêtements de fourrure. Les deux sexes, dans ces caves, vivent mêlés, mais chastement, sans se toucher, en frères et sœurs. Il est recommandable de se remuer le moins possible, de manger le moins possible, de dormir autant que possible, afin d’épargner les provisions. En été, au contraire, la coutume veut qu’on reste au grand air, ou bien dans des huttes faites d’ossements de baleines, recouvertes de peau, et vêtu, car les nuits sont fraîches. Mais, le poisson et le gibier étant abondants, il est licite et même obligatoire de manger beaucoup — chaque jour quatre ou cinq livres de viande — et de faire l’amour autant qu’on peut, dans l’intervalle des repas.

Toutefois, au cours de la saison d’hiver. Moutou-Apou, sans doute à cause de sa jeunesse, avait peine à dormir autant que l’exigeait l’usage. Alors, sur des os de cétacé ou bien l’ivoire des défenses de morse, à l’aide d’un fin burin de silex il gravait de nombreuses images. C’était l’histoire de ses chasses et de ses pêches, des espèces d’idéogrammes où on le voyait portant sur son dos le kayak de cuir qu’il dirigeait sur les eaux du Mackenzie ou même de l’océan Arctique, — car la tribu allait parfois jusque-là dans ses migrations, — capturant des phoques, tuant un ours. Ou bien c’étaient les portraits, fort ressemblants, tracés avec un art ingénu, de ces animaux ; ce qui paraît bien prouver qu’en effet il gardait dans les veines le sang des vieux chasseurs de l’époque de la Madeleine, qui nous ont laissé en France, dans les grottes où ils célébraient des rites mystérieux, des preuves si émouvantes de leur talent de peintres et de sculpteurs. Comme eux, Moutou-Apou n’aimait guère figurer que des choses qui ont vie et qu’on peut tuer pour se nourrir. Voilà pourquoi certains livres du pasteur norvégien, l’évangélique et mal récompensé pasteur Eriksen, l’intéressèrent. Quelques-uns étaient illustrés, les uns représentant des hommes et des femmes en costumes bizarres, ou presque nus, — à l’époque de la morale d’hiver, croyait-il, mais en réalité c’étaient les personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament — les autres habillés comme monsieur le pasteur, et portant le même magnifique chapeau de haute forme dont, même aux environs du pôle, celui-ci se coiffait, les jours de cérémonie.

C’étaient là des hommes et des femmes en vie, mais on ne les pouvait tuer pour se nourrir, et par conséquent moins attrayants, aux yeux de Moutou-Apou, que les bêtes dont les effigies peuplaient un autre des ouvrages de la bibliothèque de M. Eriksen. Plusieurs semblaient d’une taille monstrueuse, d’autres affectaient des formes bien étranges. Il ne faut pas s’en étonner : c’étaient les reconstitutions de la faune antédiluvienne, telles qu’on les pouvait contempler dans cette traduction anglaise de la Terre avant le Déluge, de M. Louis Figuier, vulgarisateur scientifique un peu oublié de nos jours, mais dont les honnêtes travaux ne sont pas sans valeur. Dans l’esprit de Moutou-Apou, ces animaux devaient être sûrement ceux qui se rencontraient dans le pays du missionnaire, aussi communément que les ours blancs et les morses dans la patrie des Inuits ; et cela lui fit une grande impression. Quel paradis que celui où l’on pouvait chasser ces montagnes de chair, ces êtres singuliers et gigantesques ! Il en rêvait dans la grande cave aux parois de neige, il en gardait la figure dans sa mémoire.


Juste comme le printemps polaire commençait, le pauvre M. Eriksen mourut, n’ayant pu résister aux rigueurs de ce climat épouvantable. Moutou-Apou le regretta sincèrement : il avait nourri l’espoir de l’accompagner lors de son retour dans ces régions du Sud, afin de contempler et de tuer, si possible, ces proies si avantageuses. Du moins, il aurait bien voulu garder le livre où il s’en repaissait par l’imagination ; mais le sorcier des Inuits, considérant que le pasteur était un autre sorcier, et son concurrent, exigea que sa bibliothèque fût enterrée avec lui. Il fit donc entasser les livres autour de son cadavre, sous de lourdes pierres qui formaient une sorte de grossière pyramide, ou plutôt un tumulus. Seuls, ses vêtements et sa batterie de cuisine furent partagés entre les principaux de la tribu, et Moutou-Apou n’eut rien parce qu’il n’était que le second mari de sa femme.

Cependant, l’image des chasses profitables qu’on devait faire dans ces régions du Sud continuait de hanter sa cervelle. Quand le printemps fut plus avancé, que le soleil se maintint quelques heures au-dessus de l’horizon ; que même, chose presque incroyable, les petites sauges qui étaient restées vivantes sous la neige montrèrent des fleurs, Moutou-Apou fit, en grand secret, ses préparatifs de départ. C’est-à-dire qu’il mit en état les quelques harpons qu’il possédait en propre, et vola à sa femme une assez belle provision de chair de phoque séchée, d’huile de poisson, et un kayak, Puis il s’enfuit, un soir de lune.

Moutou-Apou mit plusieurs mois à descendre la rivière Mackenzie. Tout d’abord, il fut obligé d’attendre l’émiettement des grands barrages de glace que le soleil n’avait pas encore fondus, et la débâcle. Puis il eut à porter son kayak sur ses épaules, afin d’éviter de redoutables rapides où il se fût sûrement noyé, bien qu’il nageât comme un saumon. Lorsqu’il était ainsi forcé de s’arrêter, il pêchait, chassait, augmentait la quantité de ses provisions de route. C’est de la sorte qu’il tua des rennes et des élans. Il ne connaissait encore ces animaux que par les images qu’il en avait vues dans le livre du pasteur Eriksen. Cela ne manqua point de l’affermir dans la croyance que, plus loin, il trouverait certainement les autres. Il en éprouva une grande joie dans son cœur, ou, comme il disait en son langage inuit, son ventre.

Le jour, la nuit, dormant, éveillé, il pensait les apercevoir ; il imaginait comment il les pourrait mettre à mort, par sa ruse et par sa force ; et sur des os de renne, surtout celui des omoplates, ou bien l’ivoire des défenses de morse, comme pour se débarrasser de cette hallucination en la fixant, tirant son burin de silex d’un petit sac en peau de renard tannée à la cendre et graissée, où il mettait les choses les plus précieuses qu’il possédât, il retraçait adroitement ces formes démesurées et désirables, telles que les avait fidèlement gardées son souvenir.

Enfin, plusieurs mois plus tard, il arriva sur les bords de l’océan Arctique. Les anciens de sa tribu étaient parfois allés jusque-là ; mais Moutou-Apou y trouva un spectacle qu’ils n’avaient point connu ; les Blancs étaient arrivés.

Dans ces solitudes affreuses, une grande ville venait de naître : vingt mille Européens s’y pressaient, avant de partir pour les régions désertes et fabuleuses où l’or, à ce qu’on disait, se cache sous la neige et la boue glacées. Il y avait des bars innombrables, où l’on vend, au poids de cet or, des breuvages violents qui échauffent le sang bien plus encore que l’huile de poisson. Il y avait des chapelles aux murailles de bois, aux toits en tôle ondulée, au sommet de quoi de curieux instruments, des sortes de chaudrons de cuivre renversés, animés par une espèce de marteau du même métal, font entendre une musique inouïe, délicieuse. Il y avait des magasins où l’on trouve des nourritures inconnues, savoureuses, et des objets étonnants d’où s’échappe une autre musique argentine lorsqu’on tourne une manivelle ou qu’on les caresse avec un outil brillant introduit dans leur ventre. Moutou-Apou ignorait les boîtes à musique et les réveille-matin. Ils lui parurent des miracles, des manifestations d’une sorcellerie toute puissante ; il en eut peur et désir. Mais tout cela se payait avec de l’or, et il n’avait point d’or ; il n’avait même pas l’idée que ce métal pût servir de moyen d’échange. Il proposa d’abord, contre un de ces admirables réveille-matin, un de ses harpons, et ne fut accueilli que d’un refus dédaigneux. Il tira alors de son sac en peau de renard tout le reste de sa propriété, mettant de côté, comme n’ayant aucune valeur, sauf pour lui, ces omoplates de renne, ces ivoires qu’il avait patiemment gravés…

Ce fut à cet instant, cet instant d’entre les instants, qu’il fut aperçu de M. Billington.

M. Billington n’est pas seulement un très distingué géographe ; il s’est consacré, depuis deux ou trois lustres déjà, à la solution des vastes problèmes qu’offre la préhistoire. Cette science est encore pour une bonne partie conjecturale ; elle a tout l’intérêt, tous les dangers aussi, du plus fabuleux roman. On ne sait jamais, avec elle, si l’on reste installé sûrement dans le domaine de la vérité, ou si l’on entre dans les espoirs illimités du rêve. Des faits y apparaissent, mais comme, dans un immense océan, ces îles qui marquent les plus hauts sommets d’un continent disparu, d’une Atlantide submergée, dont on ne saura jamais plus rien : la préhistoire est l’opium des savants… Ceci doit servir à expliquer pourquoi lorsque, pénétrant dans la même factorerie, M. Billington distingua les objets que le pauvre Moutou-Apou venait si vainement d’étaler sur le comptoir, cet honnête et très éminent préhistorien eut peine à réprimer un cri d’étonnement, de joie purement scientifique, de folle espérance d’une découverte qui pouvait à tout jamais illustrer son nom ! Que ce sauvage, — un Esquimau, à n’en pas douter, par son costume et tous ses caractères somatiques, — eût gravé ainsi, avec un talent incontestable, des rennes, des élans en pleine course, il n’y avait pas lieu d’en être absolument surpris : ces mammifères qui, à l’époque de la pierre brute, et des chasseurs de la Madeleine en particulier, parcouraient les plaines de la France, ont suivi le retrait des glaciers ; ils ont émigré vers le Septentrion, où ils existent encore. Les Esquimaux, les Indiens des terres arctiques les peuvent connaître, ils les chassent, ils les piègent. Mais ce gigantesque animal, représenté sur une omoplate de phoque avec tant de réalisme et d’exactitude, cet énorme et placide pachyderme à la trompe qui se repliait en touchant le sol, à l’épaisse et rude fourrure, aux défenses formidables recourbées en lame de cimeterre : c’était un mammouth, aucune hésitation, aucune discussion n’étaient possible, un mammouth ! Et l’on sait bien que les mammouths ont survécu jusqu’à la contemporaine époque géologique. Le cadavre de l’un d’eux n’apparut-il pas au jour, au début du XIXe siècle, sur les côtes de Sibérie, si bien conservé dans la glace d’une banquise échouée que les pêcheurs indigènes se purent nourrir de sa chair frigorifiée, et que l’on conserve, au musée de Saint-Pétersbourg, un fragment de sa peau ? Toutefois, ici, il y avait davantage, selon toute apparence : cet Esquimau avait vu un mammouth, un mammouth vivant, puisqu’il l’avait figuré, ressemblant et en acte, sur une plaque osseuse !

M. Billington fut généreux. En échange de ce qu’on pourrait appeler l’album de ses gravures d’histoire naturelle, Moutou-Apou reçut de lui, avec le réveille-matin auquel il avait cru devoir modestement borner ses désirs, une boîte à musique, une véritable boîte à musique qui jouait Plus près de toi, mon Dieu, et aussi O mon Fernand tous les biens de la terre, ainsi que God save the King. De plus, M. Billington lui fit comprendre, par signes, qu’il l’attachait à sa personne avec promesse de lui donner à manger toute la journée : le savant géographe avait lu que la voracité des Esquimaux est sans bornes ; mais il était résolu à ne point épargner la dépense pour s’attacher le témoin d’une survivance zoologique destinée sans nul doute à faire époque dans l’histoire de la science.

Ce marché conclu, il entreprit de faire interroger Moutou-Apou. Cela ne fut point facile. On ne trouva dans toute la ville, comme interprète, qu’un métis d’Esquimau et de Peau-Rouge qui ne comprenait qu’à demi ou au tiers le langage des Inuits, n’étant lui-même, et encore par sa mère seulement, qu’un Petit-Esquimau, de ceux qui habitent le Labrador. Moutou-Apou mit cependant la meilleure volonté du monde dans ses explications : il était aussi désireux que M. Billington, — je pense l’avoir fait comprendre, — de voir un mammouth, et croyait que ce blanc le lui ferait rencontrer. Et quand on lui demanda où il avait vu celui qu’il avait dessiné si exactement, il l’avoua sans aucun détour, mais l’interprète ignorant, ne saisissant que fort mal ses paroles, y entendit à peu près ceci : que Moutou-Apou avait vu ce mammouth dans le pays où il était né, et que c’était un sorcier extraordinaire qui le lui avait montré.

M. Billington s’empressa de consigner ce témoignage « oculaire » dans un rapport circonstancié qu’il expédia sur l’heure à Londres, où il fit grand bruit : tout paraissait prouver qu’il subsiste encore des mammouths, en tout cas un mammouth, dans une région hyperboréenne située aux environs des sources de la rivière Mackenzie, et qu’un Esquimau connaissait.

Des listes de souscription, pour organiser une mission scientifique ayant pour objet d’aller sur place étudier les mœurs de ce pachyderme, dont la race avait été jusque-là considérée comme éteinte, et le rapporter en Angleterre, mort ou vif, se couvrirent sur-le-champ de signatures. Le généreux lord Melville, grand chasseur et curieux des choses de la préhistoire, versa dix mille livres sterling, annonçant de plus qu’il prendrait part à l’expédition. Mais il y eut aussi, dons de petites gens, mineurs du Pays noir, potiers du Staffordshire, clerks et calicots des banques et des boutiques de Londres, des souscriptions d’un shilling et de six pence. Dans toute l’Angleterre, on ne parlait plus que du mammouth.

L’expédition, présidée par lord Melville, arriva au printemps suivant à Seattle, où les attendaient M. Nathaniel Billington et Moutou-Apou devenu magnifiquement gras, ainsi que l’indispensable et insuffisant interprète, le métis du Labrador. La municipalité de Seattle, et les mineurs qui se préparaient à partir pour les placers, offrirent une grande fête à tous ces éminents représentants de la science anglaise. On y but beaucoup de champagne à vingt dollars la bouteille et plus encore de whisky. Moutou-Apou se grisa superbement : il était entièrement convaincu désormais de la supériorité des breuvages du Sud sur l’huile de poisson. Par surcroît, il connaissait maintenant la manière de s’en procurer, ayant acquis un assez joli sac de poudre d’or à reproduire, sur tous les os de bœufs, de moutons, et même de lapins mis à sa disposition, l’intéressante silhouette du fameux mammouth, que les mineurs enthousiastes se disputaient.

La mission se mit en route. Le voyage fut long et pénible. L’infortuné lord Melville mourut du scorbut, victime de la science et de sa généreuse curiosité. Trois autres membres de l’expédition eurent le nez gelé. Mais M. Billington avançait toujours, insensible aux frimas, soutenu, comme intérieurement échauffé, par l’ardeur de son rêve et du mirage de l’éternelle gloire qu’il attendait. Moutou-Apou, enfin, le conduisit un jour, ainsi que tous les survivants de la mission, les estropiés et les autres, devant un tas de pierres et leur dit, avec un paisible et joyeux sourire :

« C’est là ! »

M. Billington, qui n’avait jamais eu froid au cours de ces quatre mois de marche à travers un pays désolé, sentit subitement son sang se glacer dans ses veines. Le mammouth était-il mort, l’avait-on enterré ? Sa déception, hélas ! fut plus amère encore… A grands coups de pics et de leviers, on démolit, on éventra le cairn élevé par les Inuits. Complètement gelé, le corps de M. Eriksen y reposait, intact, entouré de ses livres. Moutou-Apou en prit un, le feuilleta d’une main assurée, et, triomphalement, du doigt, montra le mammouth. Il était bien là, en effet, entre la page 220 et la page 221, tel que l’a ingénieusement reconstitué l’imagination de l’illustrateur de M. Louis Figuier, d’après les travaux paléontologiques de l’illustre Cuvier… Moutou-Apou avait eu simplement de la mémoire, l’admirable et fidèle mémoire des artistes, des enfants, des chasseurs.

Il ne comprit jamais pourquoi M. Nathaniel Billington s’abattit brusquement sur le sol, anéanti, pleurant à chaudes larmes, — puis, se relevant, lui logea un magnifique coup de pied au derrière. Peut-être pensa-t-il que c’était là « manière de blancs », un rite de leur religion quand ils exhumaient un de leurs frères. En tout cas, il avait été bien nourri, bien payé. Il s’estima fort satisfait de l’aventure, et continua de dessiner des mammouths à ses heures de loisirs.

Cette invraisemblable histoire est rigoureusement vraie. Vous pourrez en retrouver tous les éléments dans les journaux anglais d’il y a trente ans.

LE MANTEAU DE PLUMES

En avril 1918, me dit le capitaine John Birchwood, l’hélice de mon petit vapeur s’enroula autour d’un câble que des idiots avaient laissé à la traîne entre deux eaux, dans la rade foraine d’Apia, le principal port, le seul, pratiquement, des îles Samoa : ce qui fait qu’elle cassa net, comme de raison ; elle ne valait plus grand’chose, et déjà il m’avait fallu la rafistoler moi-même, devant les Fidji, par les moyens de mon bord. Mais un vapeur américain me prit en touage — à la remorque, comme vous dites plutôt, vous autres Français — et j’accostai comme je pus.

Fort heureusement, l’arsenal d’Apia avait été largement approvisionné par les Boches, ses anciens propriétaires. De sorte que je pus me procurer une hélice, et moins cher que je n’eusse payé à Glasgow.

Le temps de démonter les débris du vieil outil, de poser le nouveau, de faire gratter mes tôles, qui commençaient d’en avoir besoin : j’en avais bien pour un mois ou six semaines. Je n’en fus pas trop fâché ; les marins sont toujours heureux des occasions qui se présentent de rester quelques jours à terre. N’empêche que je ne fus pas long à trouver les délices d’Apia un peu monotones… Quand les vahinés des Samoa sont jeunes, elles sont gentilles, mais c’est extraordinaire ce qu’elles développent de corpulence en prenant de l’âge ! Dans ce pays-là une dame de cent kilos est une sylphide. Je n’exagère pas ! Et, si vous voulez le savoir, ça n’est pas mon goût.

Alors je pris mon fusil, j’achetai un cheval, et gagnai dans cet équipage Toutouila, qui est l’île la plus au nord de l’archipel. Le cheval ne me servit à rien du tout, mais vous savez que la première chose que fait un marin, quand il est à terre, c’est de monter à cheval, ou du moins de se figurer qu’il va monter à cheval : c’est une idée de magnificence. Je n’eus qu’à me louer, au contraire, d’avoir emporté mon fusil. Toutouila est le paradis des oiseaux, et même des oiseaux de Paradis, ou du moins d’oiseaux qui leur ressemblent beaucoup : à peine moins brillants de plumage, avec une queue en forme de lyre. Avant que nous fussions venus vendre aux Samoëns nos cotonnades de Manchester en échange de leur coprah et de leur nacre, les femmes de Toutouila tissaient, tressaient, brodaient, je ne sais comment dire — c’est une fabrication si singulière ! — les plus beaux manteaux de plumes qui se pussent trouver dans toutes les îles du Pacifique : des miracles, des choses sans prix ! Les belles dames de Londres qui paient mille livres un manteau de zibeline me font rire ; elles ne connaissent pas le manteau de plumes des Samoa. C’est de l’or, des émeraudes, des rubis ! C’est mieux, même, plus plaisant à l’œil : plus brillant et plus doux à la fois, avec des dessins, des tableaux, comme si on voyait en rêve des fleurs, des palmes, des lacs et le ciel… Il fallait deux ans aux Samoënnes pour finir un de ces manteaux : rien d’étonnant ! Vous pourriez en donner cent à vos tisserands de Lyon, ils y renonceraient. Je ne vous conte pas d’histoires sous prétexte que je reviens de loin, et je suis sûr de ne pas me tromper : à force de bourlinguer, je suis arrivé à savoir la valeur des choses.

Il y a tout de même un point qui ne me paraissait pas clair. Il en faut, des oiseaux, des plumes d’oiseaux, pour un seul de ces manteaux : des centaines et des centaines. Comment faisaient-ils pour les tuer, les Samoëns, à l’époque où ils n’avaient pas de fusils ? Et ils ne connaissaient pas même l’arc : rien que des sagaies, et un bâton de jet, qui ressemble un peu au boomerang des sauvages d’Australie, plus l’ordinaire casse-tête, bien entendu ! Vous comprenez que ça m’intriguait, et quand j’ai découvert la vérité, elle m’a paru si invraisemblable que je n’ai pas voulu y croire.

Elle me vint sous la forme d’un grand vieux, sec comme une planche d’acajou, et de la même couleur, sur lequel je tombai un jour, dans la montagne. Il n’eut pas l’air d’abord bien content de me voir, et me fit signe de ne pas bouger. Entre leur pas et le nôtre, quelque soin que nous y mettions, il y aura toujours autant de différence, pour le bruit, que du vol d’une hirondelle à celui d’un aéroplane. Il balançait une espèce de pique, longue de plus de cinq fois la longueur de son propre corps, et visait quelque chose, dans un arbre. Son bras se détendit pour atteindre, à quarante mètres, un magnifique perroquet, jaune et bleu, que je n’avais même pas su voir. Mais ce n’était pas cette volaille qui m’intéressait, c’était la pique, mince comme une canne à pêche : elle avait dix mètres de haut ; et légère, et dure, inflexible ! Plus tard ce vieux m’expliqua qu’il fallait abattre tout un gros arbre pour en tailler seulement deux. Il coupait le tronc à la hache, et c’est encore avec cet outil civilisé qu’il dégrossissait d’abord ses javelots : mais tout leur finissage était fait avec des racloirs de pierre : un travail de six mois pour chacun d’eux ! Au fond, des trucs comme ça, c’est peut-être plus difficile à inventer et à fabriquer qu’un téléphone ; il y faut une espèce de génie, et une adresse que nous n’avons pas. Ça m’amusait tellement de le voir se servir de son bird’s spear — c’est le nom que lui donnent les colons anglais — que je ne tirai plus un coup de fusil : je le suivais comme un enfant pour le regarder. Ça le rendit fier, et il devint ami avec moi, très vite. Il parlait assez bien pidgin, le « sabir » international des mers du Sud, de sorte qu’on s’entendait sans trop de peine. Il portait dans un sac en fibres de cocotier le produit de sa chasse, près de deux douzaines d’aras de toutes les couleurs, de beaux pigeons bleus, et deux porte-lyres. Je lui demandai :

«  — Tu les manges ? »

Il secoua la tête :

«  — Manteau !… » fit-il brièvement.

Je sentis le cœur me sauter de joie. Ainsi, sans le vouloir, par un pur hasard, j’étais tombé sur un bonhomme — le seul qui restât aux Samoa, probablement, et dans toute l’Océanie — chez qui l’on pratiquait encore cette industrie perdue. Je ne dis rien. J’ai vu assez de sauvages dans ma vie pour savoir qu’il ne faut pas les brusquer. Mais je le menai à mon petit campement, j’ouvris devant lui mon bagage en regardant ses yeux pour voir quelles choses tenteraient ses désirs. Il demeura d’une froideur suprême, jusqu’au moment où, ne croyant plus que rien le pourrait séduire, je refermais, presque aussitôt que je l’avais ouverte, une boîte d’hameçons anglais, tout à fait ordinaires. Alors il fit : « Heu ! » du fond de la gorge, avec admiration, car il fabriquait encore ses hameçons avec des arêtes de poissons et les esquilles du squelette de petits oiseaux. Je lui donnai tout de suite la boîte, bien entendu.

C’est ainsi que j’achevai sa conquête. Il me conduisit chez lui. Il avait planté sa case dans un endroit délicieux, au bord d’une lagune qui n’est séparée de la mer que par une étroite bande de coraux. Des cocotiers qui poussent dans le sable, un sable fait de toutes petites coquilles ; près de là, une petite rivière ombragée de fougères arborescentes. C’était là qu’il vivait, avec sa vieille vahiné, son fils aîné, un beau diable aux traits presque européens, et pas plus brun de peau qu’un Italien, aussi grand et aussi fort que lui, mais qui boitait très bas d’une jambe ; la vahiné de ce fils, encore jeune et très jolie, ma foi, malgré les yeux un peu enfoncés de sa race, qui donnent l’air de regarder en dessous, et les deux enfants du ménage, tout nus, souples, câlins et malins comme de petits chats. Je croyais que c’était tout, mais j’entendis geindre et tousser dans la case ; et quand j’y pénétrai, bien qu’il n’y sentît pas bon, car elle n’avait qu’une fenêtre et une porte, toutes deux très basses, à la mode du pays, je vis se lever à demi, pour me faire honneur, son second fils, roulé dans des tas de couvertures, et grelottant. Ce n’était plus qu’un squelette ambulant : il me parut au dernier degré de la phtisie.

… Et puis la grosse vahiné et sa bru, en train de tisser le manteau de plumes ! On ne peut pas se figurer ça, même en rêve, même en fumant l’opium ! Le vieux, qui s’appelait Taouhaki, me dit qu’il serait fini dans quinze jours.

J’en avais une envie, une envie, de ce manteau ! Je savais qu’à Londres ou à Paris je le revendrais bien mille livres. Alors je tirai mes plans pour me le faire donner… Je vois que je vous choque, mais vous n’y êtes pas ; dans les mers du Sud, on n’achète jamais rien : vous faites un cadeau, on vous rend un cadeau. J’envoyai mon matelot, avec la barque, à Apia, en lui disant de me rapporter le plus beau gramophone qu’il pourrait trouver.

J’en eus pour mes vingt-cinq livres ; c’était un gramophone boche, tout ce qui se fait de mieux. Et, en effet, quand ils entendirent la Marseillaise, Rule Britannia, la Wacht am Rhein, la chanson de Mignon, et Plus près de toi, mon Dieu, l’hymne qu’on jouait, vous savez, quand le Titanic a sombré, ils furent éperdus d’enthousiasme. Le tuberculeux lui-même sortit pour entendre ; il pleurait d’émotion et de volupté. Ces pauvres gens ne pouvaient croire qu’il y eût au monde chose plus merveilleuse.

Je finis par leur laisser mettre les disques qu’ils voulaient, et pendant ce temps-là, m’appliquai à lire les journaux. Vous vous souvenez qu’elles n’étaient pas gaies, les nouvelles de la guerre, au printemps 1918. Ça m’absorbait, et je n’avais pas envie de rire.

Taouhaki s’en aperçut. Il me demanda, compatissant :

«  — Ton cœur est sous la pluie ?

«  — Ce sont des nouvelles de la guerre, en Europe, lui dis-je.

Sa réponse m’étonna. Il prit une figure toute riante :

«  — Vous avez la guerre, en Europe ? Vous êtes bien heureux !

— Heureux ! fis-je sévèrement ; notre guerre a coûté des millions et des millions de vies ! »

Parler de millions à des gens qui ne peuvent compter que jusqu’à cinq, sur les doigts d’une seule main, c’était une bêtise. Il ne comprit pas, et me crut encore moins.

« Vous êtes bien heureux ! reprit-il. Ah ! si nous pouvions encore avoir la guerre, aux Samoa ! Je n’aurais pas un fils infirme pour le reste de sa vie, et l’autre qui va mourir ! »

Je traduis son pidgin, vous concevez. Et voilà l’histoire incroyable, l’histoire absurde qu’il me conta :

«  — Il y a beaucoup de feuilles mortes depuis ce temps-là (beaucoup d’années écoulées), on se faisait la guerre une fois par lune, aux Samoa ! Tantôt avec une tribu, tantôt avec une autre, un seul jour, une fois par lune, et c’était un jour de réjouissance…

«  — Mais les morts, les blessés ? lui représentai-je.

«  — Il n’y avait jamais de morts, jamais de blessés, protesta-t-il, stupéfait. On essayait de se surprendre, il y avait des règles établies depuis toujours, pour montrer celui qui est le plus fort… Alors le plus faible se reconnaissait vaincu : ce n’est pas la peine de se laisser tuer quand on est le plus faible… Une fois, dans ma jeunesse, il y a eu un mort, pourtant, par accident. Ça causa une telle tristesse que les deux armées rentrèrent tout de suite chez elles, et c’est la seule fois où il n’y a eu ni vainqueur ni vaincu !

« Mais les missionnaires protestants d’Amérique et d’Angleterre sont arrivés, ils nous ont convertis, et ils ont dit : « Comment, vous faites la guerre ! C’est immoral, c’est épouvantable, c’est défendu par Dieu ! Il ne faut plus faire la guerre ! »

« On jour a répondu : « Mais c’est la seule chose qui nous amuse ! — Nous allons vous apprendre un jeu qui a la faveur de Notre Seigneur Jésus-Christ, ont dit ces missionnaires, et qui est bien plus amusant que la guerre. Ça s’appelle le kika (le cricket). »

« Ils nous ont appris le kika. Ça se joue avec des boules très lourdes, entourées de peau, et des espèces de bottes encore plus lourdes. A la première partie, notre roi est tombé, la tête fracassée par une de ces boules, et il est mort encore trois Samoëns, parce que nous y mettions beaucoup de vigueur. Alors les hommes de la tribu qui avaient eu le plus de tués ont demandé leur revanche pour le samedi suivant, et depuis ce moment-là, il meurt au cricket cinq ou six Samoëns par semaine. C’est un fléau abominable ! Mon second fils a eu la poitrine broyée par une boule, et c’est depuis ce jour-là qu’il est malade. L’aîné a eu la jambe cassée… Je me suis dit : « Ils vont le faire mourir aussi ! » Et c’est pour ça que je suis allé m’établir avec ma famille à Toutouila, où on ne joue pas au kika. »

«  — Voilà ! reprit le capitaine Birchwood ; j’appris ainsi qu’il est toujours funeste de changer les usages d’un peuple, et ça me fit plaisir de voir que les missionnaires avaient fait une sottise, parce que nous, les marins et les commerçants, nous n’aimons pas les missionnaires… Mais je pensais toujours au manteau ! Quand il fut tout à fait fini, je dis à Taouhaki, en lui montrant le gramophone :

«  — Tiens, je te le donne. »

Il secoua la tête :

«  — Je ne puis l’accepter, dit-il, je ne puis rien te donner en échange qui le vaille ! »

Je m’attendais bien à ça ; je suggérai :

«  — Si, le manteau ! »

Il prit une figure désolée, et fit : « Non, non ! » de la tête. J’insistai. Il s’obstina. Je devenais enragé ! Livre par livre, j’allai jusqu’à lui offrir cinq cents guinées pour le manteau, en sus du gramophone. Il secouait toujours la tête. « Cinq cents guinées ! fis-je. Tu pourras te faire bâtir une belle maison, venue toute faite d’Amérique, avec un toit en tôle ondulée ! » Je lui disais ça parce que c’est leur rêve, à tous les Samoëns, d’avoir une maison américaine. Il répondait toujours : « Non ! ».

— Mais enfin, pourquoi ne veux-tu pas ?

— Le manteau est pour mon fils qui va mourir, dit-il. Pour l’ensevelir : afin qu’il soit chaudement et magnifiquement vêtu, sous la terre ! »


«  — Comprenez-vous ça ! Il refusait treize mille francs, plus ce gramophone qu’il désirait tant ! Il aimait mieux que ce manteau, ce chef-d’œuvre de manteau, allât pourrir avec un mort ! Ces sauvages ne penseront jamais comme nous !

«  — Ta vahiné en fera un autre, proposai-je par manière de transaction. Et moi, qui vais partir, j’emporterai celui-là !

— Non ! répliqua-t-il encore, il faut deux ans pour faire un manteau, et tu sais bien que mon fils sera mort avant la nouvelle lune… »

Je ne sais pas pourquoi, mais quand je me rembarquai, je lui laissai tout de même le gramophone. Peut-être parce que cet outil m’embêtait. Peut-être parce que j’avais les larmes aux yeux… Lui-même pleura comme un enfant :

« Mon fils mourra heureux, dit-il, en m’embrassant, et après sa mort, son esprit viendra écouter et restera près de nous ! »

L’OMBRE DE BYRON

En 1912, me conta mon excellent ami le professeur John Coxswain, dont les remarquables travaux sur les phénomènes psychiques sont universellement connus, il n’était bruit que des « communications » qu’un médium, Mrs. Margaret Allen, d’Edimbourg, recevait de l’esprit désincarné du poète Byron. Celles-ci présentaient un caractère d’authenticité particulièrement frappant, et, il faut le dire, bien rare en pareil cas. Non seulement l’ombre de Byron dictait des vers remarquables, non seulement elle s’exprimait directement par la bouche même du médium, au lieu d’employer un guéridon ou l’écriture automatique — et ceci avec une voix mâle, décidée, bien différente du timbre de Mrs. Allen à l’état normal, et en donnant à la langue anglaise la prononciation usitée au début du XIXe siècle, dont le nôtre s’est déjà bien écarté — mais encore elle avait indiqué l’endroit où l’on pourrait trouver des lettres, et jusqu’à des poèmes encore inédits de l’illustre auteur de Childe Harold. L’événement fut considéré comme assez important pour que la Society for Psychical Researches, de Londres, me priât d’aller à Edimbourg contrôler les séances et en dresser procès-verbal.

Mais la société n’a jamais publié mon compte rendu dans ses Proceedings, par suite de la singulière, et je puis dire, sans être taxé d’exagération, improper physionomie que présentèrent les communications peu de temps après mon arrivée. Il est impossible de taxer Mrs. Allen de supercherie. C’est une femme de mœurs irréprochables, âgée d’environ trente-cinq ans, veuve, de réputation intacte, et qui, dans ses conversations, n’a jamais marqué aucun penchant à la légèreté. J’ajouterai qu’elle jouit d’une fortune assez considérable, qu’elle prêtait gratuitement son concours aux expériences, enfin que ses dons exceptionnels avaient été découverts par Mr. Archibald Mac Braid, le propre ministre de la chapelle presbytérienne qu’elle fréquentait régulièrement, faisant preuve d’une piété vive et éclairée tout à la fois. Mr. Mac Braid suivait assidûment les séances. Il avait été fort édifié par les sentiments religieux que George Gordon, lord Byron, avait manifestés. Ce grand poète déclarait regretter les erreurs de son existence terrestre, et le scandale de ses amours, qu’il ne mentionnait du reste qu’avec les plus respectables réserves, cherchant à peine à donner pour excuse « que c’était surtout en Italie qu’il avait fait ça ». Il ne cachait pas que ses fautes ne lui avaient pas encore permis d’atteindre un rang élevé dans la hiérarchie des esprits, et que, par exemple, cet imbécile de John Ruskin y siégeait fort au-dessus de lui. L’expression peu correcte, et véritablement bien injuste, dont il venait de se servir, à l’égard d’un glorieux écrivain qui avait su garder la foi, lui ayant été reprochée, il avait mis sa mauvaise humeur, avec une modestie fort touchante, sur le compte d’une vanité littéraire dont il rougissait de ne se point voir encore exempt.

A la première séance à laquelle je pus assister, je l’interrogeai sur Shelley, son ami, dont il avait à Livourne, dans une cérémonie sublime, sur le sable de la plage, brûlé le corps héroïque aux flammes d’un bûcher de cèdre et de myrte. Il me répondit d’un ton de regret que ce pauvre Shelley était toujours païen, et qu’il en était bien triste. Mais, à la seconde séance, notre surprise et, je dois le reconnaître, notre déception, ne furent pas médiocres d’entendre une voix toute différente s’exprimer par l’organe du médium. Elle était mâle, comme celle du précédent désincarné, mais amène, retenue, délicatement onctueuse. Ce nouveau désincarné, d’ailleurs, s’empressa de se présenter : Augustus Lewis Barnard, mort en 1847 et, de son vivant, ministre de la petite église presbytérienne qui, dès cette époque, existait à Florence.

Mr. Mac Braid exprima poliment le plaisir qu’il éprouvait d’entrer en relations avec un confrère de l’autre monde, mais ne chercha point à dissimuler que ce n’était point lui qu’on attendait.

— Je sais, répondit Mr. Lewis Barnard, c’est Byron… Mais il ne viendra pas aujourd’hui — ni probablement les jours suivants. En fait, je ne suis ici que pour vous en avertir : il m’eût été réellement pénible qu’un pasteur de l’église dont j’ai fait partie attendît en vain, ainsi qu’une personne venue tout exprès de Londres.

Il ajouta quelques mots aimables à mon adresse. Je vous demande la permission de ne les point répéter, d’autant plus qu’ils sont sans importance pour la suite de ces proceedings. Mais puisque je paraissais n’être pas inconnu du désincarné, je me permis de lui demander à quelle cause il fallait attribuer l’absence — j’avais envie de prononcer la désertion — de lord Byron.

— Il est enrhumé ! déclara le désincarné Lewis Barnard.

On distinguait un certain embarras dans cette brève réponse. Vous pouvez juger que de plus elle nous parut incroyable. M. le ministre Mac Braid observa qu’il n’avait pas encore entendu parler d’un esprit enrhumé.

— Pourquoi pas ? répliqua son confrère, d’un ton découragé… Tout est tellement comme ici, de l’autre côté : il y a eu, ces temps derniers, une épidémie de grippe !… Mais un homme qui a exercé sur la terre une profession sacrée ne doit pas mentir, même dans les petites choses, et pour défendre une réputation, hélas ! bien usurpée. J’aime mieux tout vous dire : ce pauvre Byron se dérange ! Encore une fois !

— Il se dérange ?…

— Oui…

Un grand soupir passa par la poitrine du médium, Mrs. Margaret Allen. La voix de l’esprit continua par sa bouche :

— Il se dérange !… Et avec une danseuse française, encore, bien qu’elle porte un nom allemand, Fanny Elssler : tout ce qu’il y a de pis ! Il a même des histoires, à cause d’elle, avec un certain M. de Montrond qui prétend avoir été le confident de M. de Talleyrand, être mort aux îles du Cap-Vert, et se montre amoureux fou de cette personne dangereuse… Mylord veut se battre en duel avec lui… Tout cela est bien triste !

— Mais, fis-je avec vivacité, ce que vous nous racontez là est absurde. Des désincarnés ne peuvent pas se battre en duel, voyons, ni être amoureux ! c’est une supposition ridicule !

— Pourquoi pas ? fit Mr. Lewis Barnard, de son ton toujours lassé. Je vous dis que chez nous tout est pareil. Et vous devez bien le savoir, puisque vous recevez continuellement la visite d’esprits qui nous disent qu’ils vont à la campagne, qu’ils écoutent des concerts, que même on y abuse de la musique classique, et qu’à la belle saison ils iront aux bains de mer : vous n’avez qu’à lire Raymond, ou la vie et la mort, de sir Oliver Lodge… Seulement, voilà : ce malheureux Byron est fou tout de même ! Il faut qu’il ait le vice enraciné dans ce qui lui reste de corps…

— M. le ministre Lewis Barnard, nous vous comprenons de moins en moins !

— C’est pourtant bien simple : notre sensibilité est très atténuée. Et même, à mesure que se prolonge notre existence supra-terrestre, elle diminue encore. Alors ce n’est plus très amusant… Tenez, moi qui suis mort en 1847, il m’est déjà très facile de résister aux tentations. Je trouve que c’est bien loin de ce que j’éprouvais sur terre, c’est insignifiant, tout à fait insignifiant… Et pour Byron, qui est mort en 1824… qu’est-ce qui peut bien lui rester, je vous le demande ! Ce dévergondage dérisoire n’en est que plus honteux.

— Mais, observa Mr. Mac Braid, il nous avait dit qu’il regrettait sa conduite, qu’il était tout à fait corrigé, qu’il prendrait exemple sur Mr. John Ruskin…

— Mylord s’est f…tu de vous, répondit le ministre.

DU BERGER A LA BERGÈRE

M. Devoze, homme d’affaires remarquable et fort entreprenant, n’a aux yeux de sa femme que deux graves défauts : la couleur de ses cravates, qu’il s’obstine à choisir dans une nuance rouge qu’elle estime du plus déplorable goût, et sa manie de consulter des somnambules en ajoutant à leurs prédictions la foi la plus ardente et la plus convaincue.

Pour la couleur de ses cravates, c’est chez M. Devoze un instinct congénital et malheureux. Nul ne saura jamais pourquoi les Arabes s’habillent en blanc et les Annamites en noir, sans que rien les en puisse détourner. De même, il y a des hommes qui ne trouvent rien de plus beau que le vert, le jaune, le bleu ou le rouge : ils sont nés comme ça, il est inutile de tenter quoi que ce soit pour leur faire préférer le vert au jaune, ou le bleu au rouge.

Pour sa foi dans les somnambules, elle vient sans doute à M. Devoze de ce que justement c’est en affaires un homme entreprenant, même téméraire. Accoutumé à risquer beaucoup, il croit à la chance : on a remarqué que la plupart des joueurs sont superstitieux, et Catherine de Médicis, Wallenstein, bien d’autres grands politiques ou d’illustres généraux, eurent leur astrologue, sans doute pour la même raison que M. Devoze a sa somnambule, extralucide, comme il se doit. On se demande avec anxiété : « Réussirai-je ? » Et comme on ne saurait s’en donner, raisonnablement, des motifs certains, on invoque le concours des personnes qui prétendent jouir du privilège de percer les voiles de l’avenir.

Il n’en est pas de même de Mme Devoze. Elle a de l’intrépidité. Bien que fort honnête, elle ne craint Dieu ni Diable. Son incrédulité est dédaigneuse et totale, comme ses gestes ont d’ordinaire toute la précision de l’impulsivité. Ajoutons un détail que nous ne pouvons tenir que de M. Devoze lui-même — car c’est, il convient de le répéter ici, encore une fois, une personne fort honnête :

— Tu me reproches la couleur de mes cravates, lui dit fréquemment M. Devoze ; tu ferais bien mieux de porter des pantalons. Toutes les femmes en portent et tu devrais faire comme toutes les femmes. Une combinaison si tu veux, mais enfin quelque chose. D’abord, cela serait plus décent : ensuite, je suis persuadé que cela est plus sain. Tu prendras froid.

Mais Mme Devoze lève les épaules. Ni sa mère ni sa grand’mère n’en ont porté ; c’est une femme de tradition : elle se passera de cet accessoire de toilette aussi bien que ses aïeules, dont on n’a jamais dit de mal, Dieu merci, encore qu’elles eussent le langage un peu vert, comme il est de coutume en Bourgogne, le geste assez vif, et qui ne sont mortes qu’à un âge avancé.

Après quoi l’on revient sur le chapitre de la somnambule. Celle que fréquente M. Devoze, Mme Hertha, possède, à son dire, des dons de seconde vue extraordinaires. Mme Devoze renouvelle l’expression de son dédain.

— Je t’assure, lui dit son mari, que tu devrais aller la consulter : tu serais stupéfaite. Bien plus : tu serais convertie.

Sa femme répond que se convertir aux somnambules, c’est se convertir à l’imbécillité ; qu’il suffit d’un esprit faible dans le ménage ; qu’elle ne se laissera pas plus convertir aux somnambules qu’à manger de la soupe au potiron, qu’elle a en horreur. Dans un bon ménage, un ménage qui s’entend bien, il faut toujours qu’il y ait quelque discussion de cette sorte : cela entretient l’amitié.

Cela dure depuis dix ans. Au bout de dix ans, regardant encore une fois les cravates de son mari, voici qu’un jour, par une sorte d’illumination, Mme Devoze associe dans un éclair les deux sujets de dissension que le ciel bienfaisant maintient entre elle et son époux. Et, semblant tout à coup céder :

— Soit, dit-elle, puisque tu en dis tant de bien, de ta Mme Hertha, j’irai la voir ! Et dès cet après-midi.

M. Devoze en est bien content et — les croyants, dans leur ferveur, ont de ces petites faiblesses — s’empresse de téléphoner discrètement à Mme Hertha pour lui annoncer la visite de sa femme, afin que celle-ci demeure plus frappée encore de l’exactitude des révélations qu’elle recevra sur son passé. Quant à l’avenir, il comptait sincèrement sur la clairvoyance de la pythonisse.

A la manière dont elle est accueillie, Mme Devoze ne manque point de s’apercevoir qu’elle était attendue : mais cela rentre dans ses plans. Elle se montre, avec Mme Hertha, de la dernière confiance, affecte pour tout ce que celle-ci peut annoncer ou découvrir, un enthousiasme émerveillé, la traite au bout d’un quart d’heure comme une amie, enfin se précipite aux suprêmes confidences : « Il n’y a rien dans sa vie, rien. Elle aime uniquement son mari, que Mme Hertha connaît peut-être, qui s’appelle M. Devoze… La seule chose qui, dans sa personne, lui porte sur les nerfs, ce sont ses cravates. »

Mme Hertha est bonne personne. Sans rien dire, elle se promet d’arranger l’affaire. Et dès qu’elle revoit son habituel client, qui ne se fait guère attendre, lui dit le plus sérieusement du monde :

— Je distingue pour vous le succès le plus satisfaisant… Toutefois, abstenez-vous de porter sur vous quoi que ce soit de rouge : cette couleur vous est hostile.

M. Devoze est crédule, mais il est sagace. Il obéit au conseil qu’il vient de recevoir, de quoi sa femme s’applaudit malignement dans son for intérieur ; mais pourtant, ne peut s’empêcher d’établir un rapport entre la visite que sa femme vient de faire à la somnambule, et la suggestion subite que vient de lui communiquer celle-ci, alors que depuis si longtemps la nuance de ses cravates avait paru fort indifférente aux puissances mystérieuses du destin. Le tour lui semble simplement bien joué ; il a fort bon caractère, mais il se promet d’avoir sa revanche.

A quelque temps de là, Mme Devoze prend mal à la gorge : une assez insignifiante angine. Cependant son mari manifeste la plus touchante inquiétude, obtient de sa femme qu’elle aille voir, incontinent, l’excellent docteur Blinières, leur ami et le médecin du ménage. Elle y consent. Alors, se frottant les mains, M. Devoze téléphone encore, mais cette fois au docteur, non plus à la pythonisse, pour lui donner quelques instructions.

Mme Devoze entre dans le cabinet du docteur Blinières quelques heures plus tard, avec sa désinvolture usuelle ; elle est leste, décidée, gaillarde et de hait. Professionnellement, avec un grand sérieux, le docteur lui fait ouvrir la bouche, baisser la langue, en y appuyant une spatule de nickel, et commandant à sa cliente de faire « Ah ! Ah ! Ah ! » comme l’impose un immémorial usage.

— Je vois ce que c’est, fait-il. Une petite angine. Ce ne sera rien. Seulement, chère madame, vous devez être fort sujette à cette sorte de refroidissement. Je suis sûr, permettez-moi de le suggérer, que vous n’êtes point, en dessous, vêtue assez chaudement. Je vous recommande l’usage de la flanelle, et des pantalons.

Car tel a été le message dont il fut l’objet quelques instants auparavant, de la part de M. Devoze. Il accomplit sa mission avec fidélité.

Mais, de même que M. Devoze avait compris que sa femme n’était point étrangère aux injonctions relatives à sa toilette qu’il avait reçues de Mme Hertha, de même Mme Devoze soupçonne directement la complicité, en cette matière, de son mari et du médecin.

— Eh quoi ! docteur, dit-elle, d’un air admiratif, rien qu’en regardant ma gorge vous avez pu deviner ce qui se passait plus bas, beaucoup plus bas ? C’est étonnant, c’est merveilleux !

— L’habitude, l’expérience, madame, répond le docteur Blinières qui a peur de rougir. La science a des yeux qui lui permettent de percer bien des secrets, du moins de les pressentir…

… Alors, avec sa bravoure et son intrépidité ordinaires, debout devant le docteur et troussant impétueusement ses dessous, qui sont aimables, Mme Devoze lui dit joyeusement, d’une voix toute naturelle :

— Eh ! bien, docteur, puisqu’en regardant ma gorge vous avez pu voir ce qu’il y a ou ce qu’il n’y a pas ici, en regardant par là veuillez me dire si mon chapeau est droit sur ma tête !…

LE PARFUM

C’était du côté de la Bastille ; je rentrais chez moi en suivant les quais… L’homme qui croisa ma route me jeta un regard en passant.

Je ne le reconnus pas, mais je vis ses yeux, des yeux surhumainement purs, jeunes, candides, des yeux comme des fleurs toutes fraîches. Il disparut au tournant de la rue des Lions-Saint-Paul, et c’est alors seulement que la mémoire me revint : « C’est Sartis, me dis-je, en vérité, c’est Sartis ! » Je courus pour le rattraper ; je courais après ce qu’on a toujours de plus cher : un morceau de jeunesse.

Il y a vingt ans, j’avais pensé de Sartis, comme tous ceux qui le connaissaient : « C’est un esprit au-dessus du mien ; au-dessus de ma taille et de celle de tout le monde. » Il en est ainsi, parfois, — très rarement, — des jeunes gens dont le génie apparaît tout formé, tout armé, avec une précocité presque effrayante. Ils n’imitent personne, à l’âge où leur génération ne fait encore qu’imiter, cherchant sa voie ; ils transforment ce qu’ils touchent, les choses, les sciences, l’art accumulé par les siècles ; et cet héritage, ensuite, l’humanité ne le voit plus que par leurs œuvres. Mais il y a pour eux bien souvent, une terrible rançon à payer : la tuberculose. Il semble que ce soit ce fléau qui les mûrisse en les brûlant. Ils meurent sans avoir réalisé leurs sublimes promesses ; ils ne laissent qu’un nom vide et brillant dans la mémoire de quelques-uns.

Un jour, un ami m’avait dit : « Tiens ! Sartis ? Qu’est-ce qu’il est devenu ? On ne le voit plus et on ne voit plus rien de lui ? » Je répliquai : « C’est vrai, je n’y pensais pas… » La vie de Paris est ainsi. Ceux qui l’avaient connu, et l’admiraient, attendirent quelque temps. Peut-être faisait-il une « retraite » en province. On le savait méditatif, assez altier ; rétractile. Puis, comme il ne reparut point, on l’avait oublié ; non pas moi, mais je croyais qu’il avait été mourir, dans quelque coin, en silence.

Voilà que c’était lui, toujours vivant ! Je le rejoignis.

— Sartis ! fis-je, plus ému que l’événement, sans doute, ne le méritait, c’est toi ?

Il répliqua, d’une voix paisible et hautaine :

— Oui, c’est moi.

— Qu’est-ce que tu fais ?… demandai-je assez stupidement.

Il me semblait que, s’il s’était si longtemps plongé dans le silence et séparé du monde, ce ne pouvait être que pour une œuvre magnifique, immense, qui éclaterait tout à coup, qui éblouirait ; on a foi dans les admirations de sa jeunesse.

Il me répondit, de la même voix, mais avec je ne sais quelle nuance d’ardeur mystérieuse :

— Je vais chez moi !

Je vous jure que le plus fanatique des pèlerins de l’Islam, marchant vers la Kaaba de la Mecque, n’eût prononcé ces mots, d’apparence si banale, avec un plus fervent enthousiasme.

Subitement, comme je le considérais, je ne pus m’empêcher de crier :

— Que tu as l’air jeune !

Ces vingt années avaient passé sur lui comme un seul jour. Il était le même, le même ! Il était toujours le même jeune homme ! Et moi…

— Oui, fit-il, faisant écho à ma pensée, tes cheveux ont blanchi. C’est que nous n’avons pas eu la même vie : tu as vécu, tandis que…

— Tandis que toi ?

— Oh ! fit-il en souriant, moi, ce n’est pas la même chose : j’attends !

— Qu’est-ce que tu attends ?

Il hésita d’abord à s’expliquer. Puis, comme se parlant à lui-même :

— Après tout, pourquoi ne pas lui dire, pourquoi ne pas dire ?… Viens avec moi !

A travers les vieilles rues du vieux Marais, nous marchâmes quelques moments en silence.

— C’est là ! fit bientôt Sartis.

Ces mots avaient sonné dans sa bouche avec un accent singulier, où il y avait presque de l’extase — du respect, de la vénération, en tout cas : l’accent d’un moine pieux qui vous montre un sanctuaire, ou la châsse qui contient une relique sans prix. Il s’était arrêté devant une antique demeure, au fond d’une cour : des pilastres droits et un fronton avec un œil de bœuf ; un édifice noble et grave qui datait de la première partie du règne de Louis XIV, et tel qu’il s’en trouve encore quelques-uns dans ce quartier, envahi par le commerce et les petites industries parisiennes, couvert à chaque étage d’enseignes qui déshonorent les lignes de cette architecture, mais, malgré tout, conservant je ne sais quelle grandeur. Imaginez un gentilhomme réduit à demander l’aumône. Par un vaste escalier, à l’évolution si douce que, jadis, les contemporains de Mme de Sévigné l’avaient pu gravir en chaise à porteurs, il me fit monter au troisième étage ; le second était occupé, à ce qu’il me sembla, par les ateliers d’un maroquinier. Au troisième toutes les pièces, primitivement, avaient dû se « commander » ; il fallait toutes les traverser pour arriver à la dernière. Mais, à une époque déjà ancienne, un des propriétaires avait ménagé, devant les fenêtres qui donnaient sur la cour, une galerie qui desservait ces vastes chambres ; et celles-ci, à leur tour, coupées en deux, trois parties par des cloisons, formaient autant de modestes logements.

C’est dans un de ces logements que Sartis m’introduisit.

— Voilà vingt ans que je suis là, dit-il, vingt ans ! Et je mourrai ici — le plus tard possible !

— Tu es heureux ?

Il me jeta un regard plein d’une joie ineffable.

— Oui, dit-il à voix basse : parce que j’ai toujours quelque chose à désirer !

Il tira sa montre.

— Attends encore dix minutes, fit-il, d’une voix impatiente. Dans dix minutes, je crois que tu comprendras… parce que d’autres ont déjà fait l’expérience ! Je sais que je ne suis pas victime d’une illusion : c’est tous les soirs, à la même heure. Parfois plus souvent ; mais en tout cas tous les soirs, à cette heure-ci. Place-toi là dans ce coin, avec moi…

Et voici ! C’est si peu de chose, en vérité ! Pourquoi n’en porterais-je pas témoignage ? D’abord, cela ne peut-il s’expliquer par des causes toutes naturelles : la transformation, peut-être, des senteurs des maroquins du Levant emmagasinés à l’étage inférieur, ou les exhalaisons des vieilles murailles de ces vieux édifices ? Ce sont parfois d’horribles relents de décomposition. Mais pourquoi, une fois par hasard, ne serait-ce point un parfum ? Car ce fut un parfum qui, doucement, commença de flotter, très faible au début, puis plus intense, et qui semblait se déplacer : un sillage de parfum, qui se définissait, que je reconnaissais : l’odeur d’une gerbe d’œillets roses, cette odeur un peu poivrée, voluptueuse…

— Suis-la ! chuchota Sartis. Elle va gagner la porte d’entrée et sortir par la galerie. Toujours, toujours ! C’est toujours comme ça.

Et le mystère odorant, en effet, traversa les deux pièces, traversa la galerie, sembla se perdre dans le grand escalier…

— Les autres locataires aussi le sentent, murmura Sartis. Je leur ai demandé ; mais ils ne font pas attention. Ce sont de pauvres gens ; ils ont autre chose à penser… Et n’entends-tu pas marcher aussi ; deux petits talons de mules, sur le plancher ?

— Non, répondis-je, je n’entends rien.

— C’est parce qu’on fait du bruit dans les ateliers du dessous, fit Sartis en soupirant, mais quelquefois j’entends, je t’assure : deux petits talons de mules ; elle part, pour le souper et pour le jeu. Sa chaise est toute prête en haut des marches. Elle a sa robe à grands paniers, et un corps de jupe qui tombe très bas. Ses porteurs la conduisent aux Tuileries. C’est avant que le Roi ait fait bâtir Versailles.

— Tu l’as vue ?

— Non, avoua-t-il, secouant la tête, je ne l’ai pas vue, je sens seulement l’odeur des œillets qui meurent à son corsage, et certains jours, j’entends ses pas… Une autre fois, la nuit, très tard, j’ai perçu un bruit de soie froissée, une femme qui se déshabillait ; et elle a ri ! Je te jure que j’ai entendu rire, dans cette nuit profonde. J’ai allumé une bougie et il n’y avait rien. Mais j’attends ! Je te dis que j’attends ! Je sais comment elle est faite, et sa toilette, et sa beauté ! Et la couleur de ses cheveux. Elle est blonde. Je crois aussi qu’elle porte une pierre rose à l’annulaire de la main gauche.

— Et… demandai-je, tu sais qui elle est ?

Il réfléchit un instant, et répondit très sérieusement :

— Elle me le dira. Elle me le dira un jour ; quand elle se sera complètement manifestée. Il faut du temps. Il faut… je ne sais pas ; ça n’arrivera peut-être jamais. On ignore ce qu’il faut, à ces créatures qui reviennent, pour qu’elles se manifestent complètement : un état de grâce spécial, une espèce de permission donnée par je ne sais qui. Je n’essaie même pas de lui parler, quand elle est là ; elle pourrait s’en offusquer. C’est à elle de me parler la première ; et puisque déjà, une fois, je te le répète, je l’ai entendue rire !

— … Mais comme tu es jeune, Sartis, comme tu es resté jeune !

Je contemplais toujours ses cheveux bruns et ses traits sans rides.

— Naturellement : puisque le temps s’est arrêté pour moi !

— Allons, adieu, Sartis !

— Adieu ! répondit-il avec indifférence.

LA MER

LA MINE

Du berthon, l’un des canots légers que possédait le chalutier, le petit midship, seul, monta sur le pont, presque d’un saut, par l’échelle de tribord. Et il laissa l’embarcation à la mer, avec deux matelots, au lieu de la faire hisser sur le pont : il pensait bien qu’il aurait à s’en servir encore, dans les cinq minutes.

— Quelque chose dans le filet, sur bâbord, nord-ouest, après la troisième bouée, dit-il. La quatrième a foncé. Ça tire dessus.

Le petit midship n’avait pas encore un poil de barbe, et sa figure, si pleine et si lisse qu’on eût dit d’une grosse fille campagnarde, n’était plus qu’un coup de soleil. Elle avait l’éclat de la tomate sur les joues, de la viande crue sur la nuque. Quand il parlait, il bafouillait effroyablement à cause de son horrible timidité, avec un accent méridional qui sonnait comme un timbre de cuivre, et ça le rendait presque incompréhensible. Il fallait avoir l’habitude. Mais le commandant avait eu tout le temps pour la prendre, depuis vingt-deux mois qu’ils bourlinguaient ensemble dans la Méditerranée, toujours entre les mêmes îles et les mêmes golfes de la côte grecque !

Le petit midship était un Français, né à Barcelone. C’est quelquefois une bonne chose, pour les enfants, d’avoir vécu à l’étranger ; ça les trempe, ça les rend surtout volontaires. Ce gamin avait déjà passé les examens du long cours, puis s’était inscrit pour ceux de l’École navale. Et comme la guerre avait éclaté, une décision du ministère de la marine avait fait de lui un aspirant, ou un « midship », comme on dit plus généralement, même dans la marine française. Quant à son chef, c’était un ancien premier maître, versé dans la réserve. On lui avait donné le commandement de ce chalutier.

Dans le lointain, la noble masse de l’Acrocorinthe apparaissait toute en rose et en velours chocolat. Il était quatre heures du matin. Les sèches montagnes du Péloponèse se transfiguraient, somptueuses comme un tapis de Turquie. Mais les deux hommes n’avaient aucun regard pour ces choses. Depuis vingt-deux mois ils ne voyaient que la mer. Leur équipage aussi. Depuis vingt-deux mois ils n’avaient pas dormi une moyenne de quatre heures par nuit. Ils n’étaient jamais revenus en France, et ne descendaient que bien rarement à terre. Ils escortaient les navires de commerce avec leur chalutier à vapeur. Ils posaient des ceintures de filets autour des ports, des golfes et des détroits, pour fermer la route aux sous-marins, et peut-être les prendre. Ils traînaient des dragues, armées de puissants sécateurs, pour faire remonter les mines à la surface et les détruire. Le petit midship était bien plus souvent dans le berthon ou à cheval sur une des bouées, soulevant les filets, de l’eau jusqu’à mi-corps, que dans le chalutier. Il ne rouspétait jamais. Son rêve seulement était d’être inscrit au tableau des enseignes. Il se voyait enseigne comme d’autres rêvent de passer président de la République.

L’ancien premier maître était beau comme un chevalier des anciens jours. Ses yeux s’étaient enfoncés sous l’arc resté très pur de ses cils, à force de regarder la mer ; et il ne parlait jamais que d’une voix très douce ; un gentilhomme, qui s’appelait Bonnard, tout uniment. La France en fait beaucoup comme ça. Il demanda :

— Quelque chose dans le filet ? Quoi ?

— Ça ne doit pas être un sous-marin, répondit l’enfant avec regret. Mais je crois que c’est une mine. A trois mètres sous l’eau.

— En dérive, alors, dit le commandant, Ça se peut. Je vais aller voir avec vous.

Il fit armer le deuxième berthon.

La mer était très calme. Elle gonflait seulement le dos, par places, sans raisons appréciables, comme fait l’eau qui commence à bouillir, dans une marmite. Un grand goëland, qui picorait on ne savait quoi sur l’arête du filet, s’envola paresseusement.

— C’est là ! dit le midship. Par trois mètres. Voyez-vous ?

L’œil du commandant plongea.

La chose était là, en effet. Elle avait bien un mètre de diamètre, et semblait monter et descendre imperceptiblement avec l’enflure du flot.

— Oui, dit le commandant du chalutier. C’est rond, et ça a la taille d’une mine. Une mine qui aurait chassé sous le courant, en entraînant son contre-poids. Si elle avait lâché son crapaud, elle serait venue en surface. Et c’est bien la profondeur où ils les immergent… Rentrons. Je mangerais bien quelque chose. Et puis on avisera.

A bord du chalutier, ils n’avaient que des conserves, bien entendu. Mais le cuisinier avait fait la cuisine.

— C’est bon, le singe accommodé, quand il est chaud ! observa l’enfant, béatement.

Ce n’est pas tous les jours fête. En hiver, le gros temps est presque la règle. Les vagues balaient de bout en bout ces petits bâtiments, éteignant le feu du cuisinier. Durant des mois, souvent il faut manger les conserves « nature », et froides.

— Si c’est une mine, dit l’enfant, ça me fait un point pour passer enseigne. Au moins !…

Il s’absorba dans son rêve. Mais il reprit bientôt :

— Comment va-t-on faire pour l’avoir ? Nous n’avons plus de drague.

— Tirer dessus avec notre 75, dit le commandant. Je sais bien que c’est chanceux, elle est immergée par trois mètres ; enfin, on tiendra compte de la réfraction et de la résistance de l’eau… Mais il faudra commencer par haler le filet à distance, sans ça l’obus abîmerait les maillons.

Et, quand ils eurent pris le café — car on pouvait aussi faire le café ce jour-là, jour de noce — ils redescendirent dans les berthons, frappèrent un câble entre le filet et le chalutier, qui s’éloigna ensuite bien doucement, machine cent tours à la minute. Le filet suivit l’impulsion et se déplaça.

— … Elle remonte ! La mine remonte ! cria le midship, enchanté.

Juste au moment où la chose effleura l’eau ; un des matelots de nage qui avait emporté sa carabine par ordre — on ne sait jamais — tira…

— Quoi ! fit le midship, stupéfait.

— Cette mine-là n’aurait jamais fait beaucoup de mal au monde, dit le matelot, qui rigolait en dedans.

La « mine » flottait, en vraie dérive, cette fois. On y distinguait des appendices singuliers, des pattes courtes, terminées en nageoires griffues, une tête semblable à celle d’un serpent, une queue…

— Une tortue ! gémit l’enfant désolé. Ce n’était qu’une tortue !

La bête marine s’était arrêtée contre le filet, tout bonnement, pour dormir dans un courant d’eau chaude en se calant contre les maillons. Le filet se déplaçant, elle avait remonté, et se préparait sans doute à replonger quand le matelot l’avait tuée.

— Ça vaut mieux qu’une mine, déclara le matelot, d’une voix consolante. Ça nous fera de la viande fraîche : depuis le temps !

Le midship ne répondit rien. Pour des raisons personnelles, il eût préféré une mine, une vraie mine, à des tonnes de viande fraîche.

Quand il eut regagné le chalutier, le commandant, arrivé le premier, lui montra un petit papier, la traduction du « morse » parvenu en leur absence à leur poste de T. S. F. : « Placer un filet en travers de la baie d’Astra Spitia. Commencer sans tarder. »

— Nom de Dieu ! jura l’enfant ; quarante-huit heures de turbin, sans se coucher. Chien de métier !


C’était la première fois qu’il renâclait devant l’ouvrage. A cause de cette sale tortue. La déception lui alourdissait le cœur. Quand on désire passer enseigne…

UN GABIER EXCEPTIONNEL

Je n’ai jamais connu, sur mer, un équipage plus gai, plus vaillant, plus allant, depuis le dernier des novices jusqu’au commandant, qui disait aux passagères inquiètes : « Mais non, mesdames, ils ne nous couleront pas ! Nous sommes trop petits !… Quoique ça, ne quittez pas vos ceintures de sauvetage, et dormez sur le pont ! »

C’était pendant la guerre, en 1917, et ils ont tous été noyés, les pauvres diables, noyés comme des rats, par un sous-marin allemand, un mois plus tard, entre Corfou et Brindisi, dans l’Adriatique. Je n’avais passé que trois jours avec eux, et ça me fait peine encore, quand j’y pense, une vraie peine, comme si on m’avait tué de très vieux, de très sûrs amis.

C’était un tout petit vapeur, qui s’appelait l’Édouard-Corbière, du nom de son ancien propriétaire, père du poète Tristan Corbière. Ce vieux capitaine au long cours, qui fut corsaire, négrier, journaliste, romancier et même poète, était un homme d’entreprise : il avait créé, entre je ne sais plus quel port d’Armorique et l’Angleterre, une petite ligne de navigation dont le fret le plus habituel se composait de cochons engraissés en France et destinés à la nourriture des insulaires de Grande-Bretagne. Les vieux matelots du bord rappelaient en riant cette époque de paix et de tranquillité. Ces gens qui chaque jour attendaient la mort — et qui l’ont reçue — étaient d’une sublime et magnifique insouciance. Chaque jour ils prenaient leurs repas de l’après-midi en plein air, devant le poste d’équipage, sur un prélart qui couvrait l’entrée de la cale, tout près du hublot de ma cabine. Ils ne me voyaient point, ignoraient ma présence et causaient librement. J’ai entendu là, de leur bouche, sans qu’ils s’en pussent douter, les plus belles histoires, presque toutes fausses.

Les marins sont comme les enfants : ils ne demandent jamais « si c’est arrivé » ; ils lisent peu, ou pas du tout ; leur âme ingénue et malicieuse à la fois a besoin pourtant de romans : ils inventent des romans parlés. Toutes les races de nos côtes étaient représentées parmi ces condamnés à mort, et qui le savaient sans doute, si simplement et joyeusement braves : les mokos de la rive méditerranéenne, les pêcheurs du golfe de Gascogne, les Bordelais, les Vendéens, les Bretons, les Normands de Granville et de Saint-Malo, les gens de Boulogne, de Calais, de Dunkerque. Il y en avait — c’était le plus grand nombre — qui ne faisaient qu’écouter et rire, ou s’émouvoir, mais rire le plus souvent. Par réaction contre le danger, ils semblaient, en effet, préférer le rire aux larmes. Ils goûtaient mieux, par un sentiment populaire, instinctif, l’aventure qui finit bien ; ils aimaient aussi celle qui réserve une surprise à la fin, et déconcerte. A leur manière, ils avaient le goût aiguisé, ils étaient des amateurs difficiles. Et celui qui contait le mieux ce que nos voisins d’Angleterre nomment le yarn, ce que nos compatriotes du Midi appellent la galéjade, n’était point, chose surprenante, de Toulon ou de Marseille : un Flamand de Bray-Dunes, pêcheur à l’Islande, puis marin à l’État. Je me souviens de son nom, un nom de mon pays : Bogaërt. Ça se prononce « Bogart », en faisant sonner le t. Il était lourd, rond, puissant, musculeux et gras, avec un air d’assurance pour affirmer les choses les plus invraisemblables ; il filait le conte comme un curé son prêche, si sérieusement qu’on y était toujours pris. Voilà une de ses histoires. Je vais m’efforcer de la dire autant que possible telle que je l’ai entendue :


« Moi, j’ai connu un gabier, un gabier étonnant ! Il n’y en a pas deux comme ça dans la marine française, ni dans aucune autre marine du monde. Les Anglais, les Américains, les Boches, ils n’en ont pas : il pouvait vivre sans respirer !

«  — Sans respirer ?

«  — Sans respirer l’air. Autre chose, n’importe quoi, ça lui était égal. Excepté l’eau, naturellement, et le vide. A part ça, tout. On n’en savait rien, il n’en disait rien, il s’en vantait pas. Quand il y avait de l’air, il en profitait, comme tout le monde, mais il pouvait s’en passer.

« C’est sur un sous-marin que je l’ai connu. Un des premiers sous-marins qu’on ait faits, bien avant la guerre. Quelque chose dans le genre « gymnote », un mauvais gros petit cigare de tôle où nous n’étions que six hommes, avec un maître d’équipage et un officier. A cette époque, on se demandait encore si ça pourrait jamais servir à quelque chose, ces machines-là. Ça n’était pas au point, on faisait seulement des expériences, quoi, dans la rade de Brest. Et on n’avait pas encore inventé l’oxylithe, qui absorbe l’acide carbonique de la respiration. Alors, comme c’était très resserré dans cette boîte, pour ne pas être empoisonné, il fallait remonter souvent. On avait bien des obus d’oxygène, mais pas perfectionnés comme au jour d’aujourd’hui.

« C’est du reste là dedans que j’ai appris que l’air était composé d’oxygène et d’azote, et aussi d’un troisième gaz, dont j’ai oublié le nom, et que du reste on ne connaissait pas au moment : avant d’être sur le sous-marin, je m’en étais toujours f…tu ; l’air, c’est l’air, ça suffit !

« Le gabier que je parle, il s’appelait Métivet, et il était Parisien : un type qui s’était engagé à la flotte, comme tous ces idiots des villes, qui n’ont jamais pêché que le goujon, jamais vu la mer, mais qui ont lu des boniments dans les journaux illustrés quand ils étaient petits. Pas mauvais marin, malgré ça, bon mécanicien, serviable et tout : dégourdi… Bon ! voilà qu’un jour on repart pour ces sacrées expériences, on remplit d’eau les ballasts, et on va s’asseoir dans la rade sur un fond de quinze mètres, tout ce que les tôles pouvaient supporter. Après ça on veut remonter : le premier ballast, celui d’avant, ça va bien : il se vide comme une baignoire d’amiral. Mais celui d’arrière… celui d’arrière ne veut rien savoir : Quelque chose de bloqué dans la mécanique. Quoi ? Si on l’avait su, ça se serait arrangé, mais on n’a pas su, on n’a jamais su. Les ingénieurs ont dit plus tard que ça aurait dû marcher. Cochon de gouvernement, qui invente des outils pareils pour assassiner les matelots. On travaille deux heures, trois heures, quatre heures : la peau ! Ce qui était bloqué reste bloqué. Je suppose que ça devait commencer à puer, dans la boîte, mais on s’en apercevait pas. Seulement on respirait difficilement. Le commandant, qui était un enseigne, fait ouvrir les obus d’oxygène, et ça nous soulage, pour un temps. Mais on n’en avait que pour douze heures, et après ? Le commandant dit pour nous rassurer : « On sait où nous sommes, à peu près, on viendra nous chercher. On sondera… Nous ne sommes pas mouillés très profond, on pourra frapper des grappins, à l’avant et à l’arrière, et au milieu, et nous relever… » Mais en attendant, nous étions dans une sale position, l’avant en l’air et le cul sur la roche : impossible de se tenir debout. Et puis, on a eu envie de dormir tout le temps, avec mal à la tête, et des vomissements : l’air, n’est-ce pas, l’air qui manquait. On s’empoisonnait soi-même… Excepté ce Métivet ! C’est là qu’on s’est aperçu qu’il y avait quelque chose de pas ordinaire avec lui : il avait presque pas l’air incommodé ; il a dit, d’un air naturel : « Mon commandant, ils tournent de l’œil, vous tournez de l’œil : y a pas un médicament ? » Le commandant a répondu : « Y en a pas… du café, peut-être, pour nous réveiller ! » Alors, Métivet a fait une gymnastique extraordinaire pour arriver à la cambuse, et il a fait du café !

« Vingt-deux heures, ça a duré ! Il paraît que nous râlions tous, nous étions sans connaissance, excepté Métivet. C’est lui qui a entendu les sondes qui nous cherchaient, c’est lui qui a causé avec les sauveteurs, en tapant l’alphabet morse sur la tôle. Il donnait des conseils pour passer des chaînes sous la coque, il essayait de nous ranimer, en nous entonnant du café, qu’on pouvait plus prendre, et en disant : « Ça va ! Ça va ! Ils sont là ! Vous laissez pas clamser, nom de Dieu ! »

« Et à la fin, on a été tiré à la surface, et on a ouvert l’écoutille. Ah ! Bon Dieu ! la première lampée d’air ! Y a pas de coup de tafia qui vaille ça. Mais on en a eu tous pour quinze jours d’hôpital, toujours excepté Métivet.

« Quand j’ai été retapé, je lui ai dit : « Ça te faisait donc rien, à toi ? Comment qu’tu peux vivre, sans oxygène ? »

« Il m’a répondu : « L’oxygène ? C’est bon pour les c… comme toi. Moi, mon père était concierge rue Mouffetard. J’ai été élevé dans sa loge jusqu’à dix-huit ans. Et l’air des loges de concierge, dans les vieilles maisons de Paris, c’est pas fait avec de l’oxygène : c’est un mélange de gaz d’éclairage, d’acide carbonique qui vient du fourneau, et de vapeur de café au lait. Je m’ai habitué !… »

— Tu vas un peu fort, Bogaërt ! dit l’équipage.


Et tous éclatèrent de rire, bonnement. Braves gens !

UN CIMETIÈRE

… C’est un lieutenant de vaisseau qui a donné sa démission, comme presque tous les lieutenants de vaisseau, depuis la guerre. Que voulez-vous ? Il n’y a presque plus de navires, et plus du tout d’avancement ; il y a aussi le dégoût du métier qu’on leur imposa, pendant que les autres, les officiers de l’armée de terre, risquaient leur vie, eux aussi, mais utilement. Il me dit :

— Si j’ai commandé un sous-marin ? Oui. Si j’ai eu ce que vous appelez des aventures ? Naturellement. Ce n’est pas une navigation drôle en temps de paix, que la navigation sous-marine. Mais en temps de guerre ! Tenez il y avait des jours où je plaignais les Allemands, qui ne connaissaient plus d’autre navigation que celle-là.

« On est comme des poissons volants, avec cette aggravation qu’on ne peut pas voler. Vous savez, les poissons volants qui sautent hors de l’eau pour échapper à un ennemi, à un autre poisson ennemi, et trouvent en l’air une mouette qui leur tombe dessus ! Pour nous, c’est la même chose. Sous l’eau, il y a les mines et les filets. En surface, les torpilleurs qui vous cherchent, et, dans le ciel, les hydravions. Il faut avoir les yeux partout, ou du moins il faudrait les avoir partout : et c’est impossible. Mais ce n’est pas de ça que je veux parler aujourd’hui, ni même du « pépin », du gros pépin qui a précédé l’incident que je veux vous conter, un incident qui n’a même pas été noté en deux lignes sur le livre de bord : il n’avait aucune importance au point de vue de la navigation et de la sécurité du bateau. Et pourtant, c’est le plus atroce et le plus dramatique de mes souvenirs.

« C’est avant, que la sécurité du bateau avait été compromise. Nous croisions dans l’Atlantique, à ce moment-là, pas loin du cap Gibraltar et du cap Spartel. Nous venions de pousser, le long de la côte, jusqu’aux environs de San-Lucar, au delà de Cadix. Nous cherchions les sous-marins allemands, et ce fut un torpilleur allemand qui nous aperçut ; ce sont des choses qui arrivent ! On s’immergea, un peu vivement, pour ne pas recevoir le premier coup de canon, et, après, placer sa torpille. Je ne sais comment ça se fit, mais nous descendîmes, nous descendîmes beaucoup plus profond que nous n’avions pensé, et vînmes nous asseoir par vingt-cinq mètres sur je ne sais quoi : on n’y fit guère attention à cet instant. Une fois là, plus moyen de se remettre en surface ! Je commandai : « Chassez partout ! » Mais bonsoir : il y avait quelque chose de détraqué dans un des ballasts. Celui d’avant chassait bien, mais celui d’arrière ne voulait rien savoir. Ce sont encore des choses qui arrivent, et l’agrément de ces mécaniques.

« Nous sommes restés six heures comme ça : il y a des situations plus joyeuses ! Mourir empoisonné de son haleine, au fond d’un sous-marin : n’importe quel supplice chinois est plus doux ! Pourtant, ce n’est pas encore l’histoire. S’il n’y avait eu que cette avarie, je ne vous en parlerais même pas : on s’en est tiré, puisque me voilà… Mais quand je parvins à faire remplir à nouveau, normalement cette fois, le réservoir d’avant, et que le sous-marin se remit d’aplomb sur sa quille, nous entendîmes tous un bruit, un bruit ! oh ! si singulier ! comme si nous écrasions de grosses broussailles, un bruit de bois cassé. Nous n’étions pas en aéroplane, pourtant, et nous n’avions pu tomber sur une forêt !

« Ce qu’il y a d’embêtant, dans un sous-marin, une fois les capots fermés, c’est qu’on ne peut rien voir du dehors, bien entendu, excepté par le périscope ; et le périscope, au-dessous de la surface, ça ne vaut pas mieux qu’une paupière fermée. Mais, par chance, mon sous-marin avait aussi été paré pour être « mouilleur de mines » ; et, par l’orifice du mouille-mines, ayant revêtu un appareil de scaphandrier, je pus descendre sur ce que je prenais pour le fond de mer. Je voulais savoir en quoi consistait l’avarie. Et puis je ne sais quelle curiosité, j’imagine : je vous avoue que d’avance, sans savoir pourquoi, je m’attendais à quelque chose. Mais pas à ça ! L’eau était assez claire pour qu’en écarquillant les yeux sous le casque de cuivre, je pusse distinguer — je distinguai à moitié, comme on voit sous l’eau… une espèce de rêve, vous comprenez, un rêve, un cauchemar, dans cette brume sous-marine, — ce que je vais vous dire :

« Nous étions tombés par le travers d’un vieux, d’un très vieux navire coulé. Une frégate, je suppose, d’après ses dimensions, qui étaient si vastes que, malgré tous mes efforts, mon regard ne pouvait atteindre ni l’avant ni l’arrière. Et ces débris étaient pâles, tout pâles, blanchâtres dans la demi-nuit glauque de l’eau ; en mer, au fond de la mer, c’est comme sur terre : la poussière tombe depuis le commencement du monde ; seulement, cette poussière, c’est une boue blanche ou rouge, suivant les endroits. Et, sous cette espèce de linceul, c’était des canons, des fantômes de canons, et des squelettes, aussi, des fantômes de squelettes. J’ai vécu six heures, je vous dis, dans ce cimetière abominable, avec l’idée que nous ferions nous aussi, à notre tour, dans un siècle ou deux, un épouvantail pour d’autres idiots aussi malchanceux. Mais qu’est-ce que c’était, qu’est-ce que ce pouvait bien être ? Tout à coup je pensai aux deux navires de la grande flotte franco-espagnole de Villeneuve et de Gravina, le Fougueux ou le Monarca, qui avaient coulé près de San-Lucar, après la bataille de Trafalgar, et qu’on n’a jamais repêchés. Il y en a tant qu’on ne repêchera jamais !

« Enfin, on en est sorti tout de même. Ah ! la joie de sentir la coque se redresser, flotter naturellement, sans rester crochée dans ce vieux cadavre pourri ! Mais voilà que, tout près, il y en avait un autre. Un autre, plus petit. Plus ancien, plus jeune ? Je ne pourrais vous le dire : il y a des morts qui n’ont pas d’âge. Un navire de commerce, peut-être, coulé par les Allemands des temps passés. Il y a toujours eu des Allemands. A la fin, quand déjà nous flottions en surface, je croyais voir encore des galères, des trois-mâts, des bateaux de toutes les formes, de toutes les époques, échoués là, et qui nous disaient : « Vous y resterez ! »

« Vous concevez ? Près des détroits, c’est là qu’on se bat, c’est là qu’on s’est toujours battu : pour ouvrir ou forcer à demeurer fermées les portes de la mer. C’est là qu’il y a le plus de macchabées de bateaux.

« Quand je me suis trouvé sur l’eau, enfin sur la surface de l’eau, et non dessous, et qu’on a ouvert le capot, je suis monté comme les autres, j’ai respiré, et je pensais de toutes mes forces : « Voilà une éternité que les hommes sont des bêtes féroces, féroces ! Est-ce que ça ne va pas finir ? Ce n’est pas possible que ça ne finisse pas. Cette guerre sera la dernière. Il le faut ! »

« Mais il y a trois ans de ça, et maintenant j’en suis moins sûr. Avec le temps, l’horreur des souvenirs s’affaiblit, et l’on songe aussi que, puisque les hommes ont toujours été des loups pour les hommes, pourquoi cela changerait-il jamais ? »

LES CACHALOTS

Le grand vapeur de la compagnie Sud-Atlantique, après avoir touché Dakar pour faire du charbon et débarquer quelques fonctionnaires de l’Afrique occidentale française, piquait droit sur Rio-de-Janeiro. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis la signature des préliminaires qui avaient terminé la grande guerre ; les Alliés, pour se couvrir des pertes que leur avait fait subir les sous-marins allemands, s’étaient fait livrer la presque totalité de la flotte marchande appartenant à l’adversaire. Ce grand paquebot, jadis, quand son port d’attache était à Hambourg, s’appelait le Vaterland ou le Kronprinz, on ne savait plus. A cette heure, il était naturalisé français, il portait un autre nom inscrit sur son tableau d’arrière et collationné sur les registres du bureau Veritas. Les passagers considéraient avec une vanité de victoire les mots germaniques par lesquels se dénonçaient encore les cabines de bains, la salle à manger, l’escalier conduisant à la coupée. Ces mots-là, à cette heure, avaient l’air de prisonniers.

Les visages étaient radieux. On pouvait enfin respirer après ce grand cataclysme, et l’on respirait dans la gloire et dans l’honneur. Les Français se disaient qu’ils avaient appris, dans cette guerre, le devoir de l’activité, et qu’on allait bien le voir, là où ils allaient ! Les Brésiliens et les Argentins se trouvaient comme anoblis du coup d’épaule qu’ils avaient donné, en même temps que les États-Unis, à la bonne cause. Il y avait aussi des Anglais, ingénus, l’air juvénile jusque dans la maturité, vigoureux. Une sorte d’allégresse particulière pénétrait ce grand navire, où l’on se sentait entre amis, entre alliés seulement : il n’y avait pas un Allemand sur ce vaisseau qui avait été allemand.

La plupart de ces passagers n’en étaient plus, d’ailleurs, à leur première traversée. Ils se montraient blasés sur les ordinaires spectacles de la mer : les somptueux couchers de soleil, qui changent l’infini des flots en un parterre sans bornes de violettes et de mauves, construisent dans le ciel des continents mouvants et lumineux ; les bâtiments empanachés de fumée qu’on croise sans s’arrêter, tandis que quelques jumelles à peine sortent de leur étui pour tâcher de lire leur nom et leur nationalité ; même les beaux vols des poissons volants de l’Atlantique, plus grands que ceux de la mer Rouge, aux écailles diaprées comme celles des maquereaux, n’excitaient qu’une indolente curiosité.

Cependant, un matin, une petite fille qui regardait les poissons volants cria tout étonnée :

— Un jet d’eau, là-bas ! Il y a un jet d’eau sur la mer.

Un vieux passager, ayant levé les yeux à son tour, après qu’il se fut lentement dressé de sa chaise longue, certifia :

— C’est un souffleur !

On vit d’autres de ces jets de vapeur mêlée d’eau : toute une bande de cachalots, une vingtaine au moins de ces monstres, qui semblaient se poursuivre et jouer sur la face immense de l’océan. Sans doute, c’était pour eux la saison des amours, un instinct puissant triomphait de leur méfiance ; ou bien trois ans de guerre, trois années pendant lesquelles les pêcheurs les avaient laissés tranquilles, leur avaient donné à croire qu’il n’y avait plus maintenant d’ennemis de leur race géante. Parfois, ils avaient l’air de danser : une femelle plongeait devant un mâle pour le séduire, ou par pure joie de vivre ; on voyait jaillir de l’onde dix ou quinze mètres de son corps énorme, noir, tout luisant d’huile : le bruit de sa queue qui battait l’eau en retombant sonnait à travers l’espace vide.

Le commandant avait pris sa lunette et regardait lui aussi. Il dit à une passagère distinguée, à laquelle il avait fait les honneurs de sa passerelle.

— On ne les rencontre, en général, que plus au sud de notre route, bien plus au sud, entre Sainte-Hélène et l’Ascension. Les mauvaises mers les auront poussés au nord, sans doute ; ou bien ils sont devenus plus hardis, depuis qu’on ne les chasse plus.

— Oh ! mon commandant, mon commandant ! supplia la passagère, allons les voir de plus près ! Ça vaut bien de perdre une heure…

— Oui ! oui, confirmèrent d’autres spectateurs, groupés sous l’échelle et qui avaient entendu. Faites route sur eux, mon commandant !

Le commandant hésita. Résolu déjà à céder, il se penchait vers le téléphone…

A ce moment même, on entendit une détonation sourde ; un grand souffle de vent passa sur le navire, un souffle bizarre, qui courait à l’inverse des vents « commerciaux », de l’alisé ordinaire. Une vaste gerbe d’écume et de fumée monta vers le ciel comme un geyser. Les cachalots plongèrent, silencieusement. Mais le matelot de vigie annonça :

— Il en est resté un ! Débris d’un souffleur par bâbord, 30 degrés nord-ouest !

Et le commandant déclara :

— Oui, il est en morceaux. La pauvre bête a passé sur une mine en dérive…

Il ajouta, tout pâle :

— Dix minutes de plus, et si j’avais fait cette route, c’était le bateau qui cognait dessus !… Combien de temps y en aura-t-il encore dans l’eau de ces sales trucs ?


… Oui, combien de temps encore, en pleine paix, pour rappeler aux hommes la folie et la cruauté insensée de la guerre, les mines en dérive continueraient-elles d’errer partout, au hasard, sur l’étendue des flots, — leur méchanceté sournoise, inintelligente et désastreuse flottant sans fin, jusqu’à la seconde farouche qu’elle rencontrerait l’étrave d’un navire ? Durant des années, en pleine paix, la mer demeurerait presque aussi dangereuse qu’aux jours de la grande guerre. Abandonnées par un courant, reprises par un autre, les mines perfides feraient lentement le tour du globe, puis recommenceraient. Jusqu’au jour…


… Il se pouvait que celle-là ne fût pas seule, qu’elle fît partie d’un chapelet. Le grand paquebot ralentit sa marche. Il n’avança plus qu’avec prudence, comme à tâtons. Les vagues poussèrent à sa rencontre de larges lambeaux de chair, de l’huile, de la graisse qui surnageaient.

— Pauvre bête ! dit un passager en frissonnant.

— J’aime mieux que ce soit elle que nous, répondit un autre : elle nous a rendu un fier service !

A vingt milles de là, les cachalots étaient remontés à la surface. Une femelle se rapprocha d’un vieux mâle, un pacha fier de son harem ; sa carapace de lard était toute couturée de cicatrices, nobles traces des batailles d’amour qu’il avait livrées.

— Qu’est-ce que c’était que ça, dit-elle, Qu’est-ce que ça veut dire ?…

— Une mine ! grogna le vieux mâle. C’est honteux ! Ça ne nous regarde pas, ces choses-là, ce n’est pas pour nous !


Une fois encore, dans la création, les hommes et les bêtes n’étaient pas du même avis.

CEUX D’EN FACE

ANNA MAC FERGUS, ÉCOSSAISE

Il n’y a jamais rien eu dans ma vie de plus frais, de plus ingénu, de plus voluptueux aussi, de plus près d’Ève, la première des femmes, quand nous essayons de l’imaginer, si nous sommes poètes, si nous aimons à imaginer qu’il y eut une première des femmes, qui ne savait rien et qui savait tout — il n’y a jamais rien eu dans ma vie de plus frais, de plus voluptueux qu’Anna Mac Fergus.

Je le sais, maintenant, parce que j’ai vieilli : quand on est jeune, on jouit des femmes, on ne les connaît pas, on ne les goûte pas dans toute leur saveur, dans ce que chacune a en elle qui n’appartient, n’appartiendra jamais à aucune autre. Je le sais si particulièrement, presque douloureusement, parce que cette nuit où j’écris est la nuit du premier croissant de la nouvelle lune.

Dans le ciel, dans le ciel d’un noir épais, profond, moelleux comme un tapis il est là, le premier croissant ; pas plus large qu’un coup d’ongle qui viendrait de rayer ce velours de soie, et qui serait lumineux, si doucement ! d’une lumière extraordinairement pâle qui semble dire : « Tais-toi !… Si tu parles, si le moindre bruit me trouble, dans cette splendide et sombre obscurité sans bruit où je règne, je vais m’évanouir. » … dans le ciel cette lumière descend sur le sable de l’allée, qu’elle fait blanc comme une neige un peu bleue, sur l’herbe d’une pelouse qu’elle rend tout à fait bleue, sur un bosquet de bambous, devant moi ; et quand le vent rebrousse une feuille de ces bambous, cette feuille, un instant presque insaisissable aux sens, jette un éclair léger, comme les poissons qui virent tout à coup dans un torrent, et, dont, une seconde insaisissable, on aperçoit le ventre d’argent, au lieu du dos obscur…

… Mais je ne saurais point tout cela, je ne le saurais point comme on le doit savoir, avec ma sensibilité, non plus ma sèche et froide raison, avec toute mon enfance enfin revenue par miracle, si je n’avais connu la sensibilité fervente, l’éternelle enfance d’Anna Mac Fergus. Elle avait plus de trente ans quand elle m’aima, elle n’en était pas à son premier amour, mais plus qu’à nulle femme son dernier amour était toujours le premier. Voilà pourquoi je ne fus jamais jaloux de ceux qui existèrent pour elle avant moi, pourquoi je suis jaloux, amèrement, de ceux qui vinrent ensuite, et que j’ignorerai toujours ! C’est elle qui m’a fait comprendre la beauté miraculeuse, inégalable, de ce pâle croissant que mes yeux contemplent cette nuit : mes yeux, la seule chose, avec mon cœur et mes sens, qui soit restée ce qu’elle était dans ce temps-là. Anna me disait :

— Vois comme il est jeune ! Tous les mois, la lune est vierge ! Tous les mois elle est comme le premier jour qu’elle a brillé sur la terre, il y a des milliers et des milliers d’années ! Ah ! comme elle est heureuse ! Elle est bénie : c’est un miracle réservé pour elle !

Alors je songeais que la nature avait fait ce même miracle pour Anna Mac Fergus ; mais je ne le lui disais pas : ce sont communément les plus beaux et les plus fiers éloges qu’on ne saurait adresser à ceux qui les méritent, surtout aux femmes ; ils paraissent une amère critique, même la plus sombre insulte ; et pourtant je la désirais davantage, songeant qu’elle était aussi vierge que l’astre ressuscité. Mais, un de ces soirs immaculés que je la voulus saisir, elle répondit :

— Non !… Elle nous a vus : cela nous porterait malheur !

Elle était des Mac Fergus d’Inverardoch, près du lac Katherine, et se vantait de connaître, depuis sa jeunesse, des choses profondes que l’ordinaire des hommes ne connaît pas. Elle m’expliqua que la lune est un dieu, le plus bienfaisant ou le plus malfaisant des dieux ; selon qu’on accomplit les rites qu’il exige à son culte, ou qu’on les méprise. Je me souviens que, ce soir-là, elle portait un « déshabillé » de Maypoole, alors le couturier le plus à la mode à Londres, et le plus cher ; des perles à son cou luisaient d’un éclat laiteux, comme au fond de la mer. Pourtant elle était une petite sauvage, rien qu’une petite sauvage, n’ignorant rien de ce que savent les sauvages, et qu’ignorent les civilisés. Elle me dit sérieusement :

— N’oublie jamais !… Il ne faut, sous aucun prétexte, regarder le nouveau croissant à travers une fenêtre ; ou bien on est en proie à sa malédiction. Car les maisons des hommes, le croissant ne les aime pas. Les maisons des hommes sont toujours vieilles ; le croissant est toujours jeune, il n’aime que ce qui lui ressemble. Si, par accident, cela t’arrivait, il faut saluer la lune neuf fois, très bas, comme cela, et lui dire : « Pardon, Beauté ! Je ne l’ai pas fait exprès ; et maintenant je me détourne… » Malgré tout, méfie-toi, elle peut demeurer irritée. Si tu es prudent, ne serre de huit jours la main d’un ennemi, ni même d’un ami, n’entreprends rien, et ne fais pas l’amour : ta femme accoucherait d’un enfant mort, et ta maîtresse te trahirait.

« Mais s’il t’arrive, au contraire, de distinguer le croissant dès la première minute qu’il apparaît, quand tu n’es pas sous un toit, quand tu es en pleine nature, en une place digne de lui, alors salue encore neuf fois, aussi respectueusement, mais sans peur, et touche l’argent que tu as dans ta poche ; tu seras riche tout le mois. Cela est sûr. »

— Annette, lui dis-je, en l’attirant vers moi, bien qu’elle y fît obstacle par crainte de l’astre, je n’en doute pas. Dis-moi pourtant une chose… Comment se fait-il que toutes les femmes qui, comme toi, possèdent ce secret, ne soient pas riches ?

Elle pencha vers moi ses yeux clairs, devenus dédaigneux de mon ignorance ou de mon scepticisme :

— Vous ne comprenez pas, dit-elle, vous ne comprenez réellement pas ?… C’est que, de nos jours, avec les modes actuelles, les femmes qui pourraient avoir de l’argent n’ont pas de poches, et celles qui ont encore des poches n’ont pas d’argent…


… Un jour nous finissions, elle et moi, de dîner dans un cabaret à la mode. On apporta l’addition. Anna regardait, par-dessus mon épaule, et on la regardait, parce qu’elle est belle. Contrairement aux femmes de ma race, qui demeurent toujours sensibles aux hommages, elle ne paraissait s’en soucier, pour l’instant ; en ce rare et précieux instant, elle ne se souciait que de son amant. C’est ce qui rend à ceux qui l’ont aimée son souvenir unique, inoubliable… Elle dit seulement, d’un air de commisération :

— C’est cher !

C’était cher, en effet, pour quelques hors-d’œuvre et un homard à l’américaine, arrosé d’une seule bouteille d’un Beaune honorable mais non point exceptionnel. Je répliquai d’un air détaché :

— Ce serait la même chose ailleurs. Alors…

— Ce ne serait pas la même chose en Écosse !

Anna ne mettait dans cette affirmation nul orgueil. Elle n’avait jamais d’orgueil ; elle disait seulement toutes choses comme elle les pensait, à la manière des sauvages et des enfants.

— Ce n’est pas la même chose ?

— Non… Quand on est un gentleman, en Écosse, on ne dépense rien pour sa nourriture, parce que les tenanciers, comprenez bien, quand on a des terres — et on a toujours des terres si on est gentleman — continuent de payer leurs fermages en nature : le beurre, les œufs, la farine, les volailles, les moutons, les bœufs, les porcs, le gibier même, ils donnent tout… Seulement alors, ajouta-t-elle en frissonnant, il faut tout manger !

— Annette, lui dis-je, sans concevoir l’horreur qu’elle avait mise en cette restriction, je ne suis pas lié à ma patrie par une chaîne de fer. Partons pour l’Écosse : rien ne nous retient ici. Vous me ferez connaître votre pays natal.

— Non, cria-t-elle, comme si déjà elle allait prendre la fuite, non ! Ne me demandez pas cela, darling, ne me demandez jamais cela ! J’irai où vous voudrez, j’irai partout avec vous, mais pas en Écosse !

Annette jouit de tous les dons de la jeunesse, ce n’est pas assez dire, de l’enfance éternelle : parler des choses, pour elle, c’est déjà les voir, bien plus encore les sentir, les subir.

— Vous ne comprenez rien, poursuivit-elle, vous ne comprenez jamais rien ! Et on dit que les Français sont si intelligents !… On vous a chanté la réputation de l’hospitalité écossaise. Savez-vous ce que c’est que cette hospitalité : c’est un service que les gentlemen d’Écosse sont bien forcés de vous demander, s’ils veulent ne rien laisser perdre de ce que leurs tenanciers leur livrent en nature, comme je viens de vous l’expliquer.

« … Chéri, chéri, je me rappelle ! C’est horrible, de me rappeler, mais vous m’y forcez… Après mon mariage, je suis allée, en visite de noces, chez un grand-oncle de mon mari, qui vivait à la campagne, sur ses terres, près d’une petite ville des Highlands, qui se nomme Tain. Si je n’en suis pas morte, c’est que la Providence a voulu que je survécusse pour vous connaître, chéri !

« … C’était un grand-oncle vieux garçon, un grand-oncle à héritage. Il ne fallait rien dire, il n’a rien changé à ses habitudes. Le matin, on est descendu pour le petit déjeuner — le breakfast, vous savez. C’était le petit déjeuner écossais, ordinaire, tout à fait ordinaire : la bouillie d’avoine, que nous appelons le porridge, avec une averse de crème, deux ou trois sortes de poissons, des œufs au jambon, des breakfast-rolls écossais, qui sont une manière de pain extraordinaire, extraordinairement bourratif, et qu’on ne peut rencontrer nulle autre part au monde ; de la marmelade, du miel, et trois sortes de confitures. J’ai toujours eu horreur de cette façon de rompre le jeûne du matin ; cela m’inspire un irrésistible besoin de rentrer immédiatement dans mon lit ; mais le grand-oncle écossais veilla à ce que je mangeasse de tout, de tout sans exception.

« Le repas, commencé à neuf heures, dura jusqu’à dix heures et demie. A une heure, il fallut retourner dans la salle à manger pour le lunch. J’aurais plutôt appelé ça un dîner, parce que cela commençait par un potage. Et ce fut du reste exactement comme un dîner : trois services, du saumon, une volaille, une grande selle de mouton, énormément de pommes de terre. Nous sortîmes de table à trois heures. J’étouffais, chéri, j’étouffais ! J’aurais donné l’Angleterre, toute l’Angleterre, avec l’Écosse, l’Irlande et les colonies pour une tasse de thé… Et comme j’étais en train de me demander s’il existait quelque chose comme une tasse de thé dans la maison d’un grand-oncle écossais, vieux garçon, à cinq heures, figurez-vous, à cinq heures la cloche sonna pour le dîner ! Et ce fut un autre repas, à quatre services, celui-là, mais sans potage. Nous étions quatre, et il y en avait pour vingt personnes. Quand je me levai, je me sentais comme un anaconda. Encore, il paraît que les boas ne mangent que tous les mois : ils sont bien heureux ! Je me préparais à faire comme eux, et à m’endormir, quand une femme de chambre annonça « le thé »… On m’avait bien dit que c’était la coutume chez nos ancêtres barbares, de servir le thé après le dîner, mais jusque-là je ne l’avais pas voulu croire. Je me demandais aussi pourquoi cette femme de chambre n’apportait pas le thé sur un plateau, dans le salon ; on nous fit entrer, pour la quatrième fois de la journée, dans la salle à manger ! Dans la salle à manger il y avait du thé, cela est incontestable, mais aussi douze sortes de gâteaux, cinq d’espèces de macarons, une infinité de rôties beurrées, des monceaux de confitures. Il fallut faire honneur à tout cela… J’étais morte, chéri, et je mourais laide. Gonflée, distendue, écarlate, dans un état affreux… Et alors, alors, le grand-oncle écossais vieux garçon s’est approché de moi galamment, et m’a dit :

«  — Vous allez nous chanter quelque chose !

« J’ai chanté, chéri, j’ai chanté ! Admirez l’incroyable énergie des femmes : j’ai chanté. Et à dix heures du soir, au moment que je songeais : « Enfin, je vais pouvoir aller faire mon indigestion dans mon lit ! » la porte du salon s’est rouverte, et la femme de chambre est entrée avec tous les ingrédients du toddy nocturne, le whisky, l’eau chaude, le citron, à quoi on avait ajouté un énorme et dernier gâteau, concession bien légitime, déclara le grand-oncle d’Écosse, au naturel appétit d’une jeune femme ! »


« Voilà pourquoi je ne veux pas retourner en Écosse, chéri, conclut Annette Mac Fergus. Non, pour tout l’or du monde ! Si vous l’exigiez, je crois — ah ! Dieu me pardonne, cela est horrible à dire ! — que je vous laisserais partir seul… »

LA CONFIDENCE DU TOMMY

C’était à Hazebrouck que se trouvait, en ce temps-là, le clink, c’est-à-dire la prison militaire de la 12me division anglaise. Comme, un matin, je passais par là, dans l’intention d’aller recueillir, au quartier général, les nouvelles qu’on y voudrait bien me dispenser, la porte de la prison s’ouvrit et je vis sortir six tommies sans armes — pénitentiaires qui venaient de tirer leur peine évidemment : ils portaient sur leur visage l’air heureux et toutefois un peu confus des enfants qui viennent de terminer un petit séjour au cabinet noir.

Mais ces six tommies se divisèrent immédiatement en deux groupes entre lesquels n’existait apparemment aucune sympathie. Il y en eut deux qui prirent à droite, sur quoi les quatre autres, dont un caporal, d’un commun accord prirent à gauche. Et ils ne se serrèrent point la main, ils ne se dirent point « au revoir », il n’y eut aucune de ces effusions auxquelles des simples, quand ils ont partagé un sort commun, se sentent naturellement enclins. Cela me surprit d’autant plus que leurs pattes d’épaules révélaient, de la façon la plus évidente, qu’ils appartenaient au même régiment.

Comprenant qu’il y avait là un mystère et désireux de l’éclaircir, je suivis le groupe de gauche, celui qui se composait de deux tommies seulement.

Je les abordai au moment où ils fouillaient dans leur poche, sans conviction, aux abords d’un estaminet. A sa sortie de prison, le militaire, en général, n’est pas riche, et, d’autre part, quand la justice des hommes — et des supérieurs — nous a forcés de ne connaître pendant un certain temps, que le goût de l’aqua simplex, il est légitime d’éprouver le désir assez violent de boire un verre de bière.

— Don’t say you won’t stand me one ? leur dis-je, entrant le premier dans l’estaminet : « Vous ne voulez pas dire que vous me refuseriez d’accepter une tournée ? »

Sur quoi, s’étant consultés rapidement du regard, ils agréèrent mon invitation. Le moos du breuvage amer et blond descendit d’un trait dans leur gorge sans qu’ils eussent prononcé un mot, sauf le « Good luck » rituel qui remplace, dans leur langue, notre traditionnel : « A votre santé ! »

J’offris une seconde tournée, mais le plus âgé secoua la tête :

— On peut se tenir à un verre, répondit-il prudemment, mais pas à deux. Le deuxième en appelle un troisième, le troisième exige un quatrième… Et alors ce n’est pas quinze jours de clink qu’on prendrait, mais un mois, peut-être deux… No, sir, thank you very much, mais il faut en rester là.

Je le félicitai de sa haute sagesse.

— C’est pour en avoir trop pris en une fois, ajoutai-je, le doigt sur mon verre, que vous avez fait vos quinze jours ?

Les deux hommes firent « oui », de la tête, sans fausse honte.

— Et les quatre autres, demandai-je, ceux qui viennent de vous quitter ?

Leur poitrine s’emplit d’un vaste éclat de rire. En vérité, depuis dix minutes, ils avaient encore plus envie de rire que de boire un verre de bière, et ça se voyait. Ils étaient malades de fou rire rentré.

— Sir, dit le premier tommy, faites excuse, mais j’en rirai jusqu’au jugement dernier. Je ne peux pas m’en empêcher, malgré que ça soit une conduite inconvenante que de rire devant un gentleman d’une chose qu’il ne peut pas connaître. Mais, je vais vous la dire : ces quatre-là — vous avez vu qu’ils n’avaient pas l’air fiers — ces quatre-là…

— Tu vas gâter l’histoire, interrompit le second, il faut commencer par le commencement.

Alors le premier lui céda la parole, sans jalousie.

— Il faut que vous sachiez que nous deux, Perkins et moi, on avait de l’argent et on avait trouvé une bonne maison, à Estaires, pas loin d’ici : une maison où il y avait non seulement de la bière, mais une chose qui a le goût du gin, un peu plus sucré, meilleur.

— Du genièvre, suggérai-Je.

— Je crois que oui. Les spirits, c’est défendu au soldat anglais, il n’y a que les officiers qui aient le droit d’en boire. Mais on entrait dans cette maison-là par une porte de derrière, on restait dans une petite chambre sur le derrière, et on pouvait s’en donner tant qu’on voulait, pour son argent. Je vous ai fait comprendre que nous avions de l’argent.

— Et il m’a dit, marqua le premier tommy, il m’a dit, quand nous sommes partis, que j’étais saoul !

— Tu étais saoul, affirma son camarade. Si tu n’avais pas été si saoul, ça ne serait pas arrivé. Tu chantais : « Lizzie, ma chère, coupe-moi les cheveux ! » et je t’ai fait une suggestion qu’un soldat devait savoir porter sa liqueur aussi bien qu’un bloody lord.

— Enfin, on s’est disputé, admit le premier tommy, on s’est fait ramasser par le lieutenant Baines, il y a eu rapport, tout ce qui s’ensuit, et le capitaine nous a mis quinze jours de clink, pour avoir été désordonnément saouls.

— Et comme il n’y a pas de clink à Estaires, ces quatre-là, que vous avez eu le plaisir et l’honneur de voir, ont été commandés pour nous conduire au clink de Hazebrouck.

— On y est allé le lendemain, continua le premier, et vous comprenez que le lendemain on était perfectly sober, parfaitement guéris. Nous étions sans armes, avec les quatre, baïonnette au canon, qui nous conduisaient, et ça faisait un magnifique cortège. Je vous ai dit que nous étions dégrisés, mais on avait soif, oh ! on avait soif ! on avait la langue comme en coton, j’aurais donné mes deux bras pour un verre d’eau de Seltz… C’est toujours comme ça, le lendemain, sir ! Alors, j’ai dit aux quatre : « Si vous êtes des chrétiens, ne nous faites pas tirer toute la route — il y a huit bons milles entre Estaires et Hazebrouck — sans nous donner à boire : de l’eau, rien que de l’eau. On n’a pas besoin d’autre chose.

«  — Je le pense bien, a répondu un des quatre, que vous n’avez pas besoin d’autre chose. »

« Là-dessus, nous avons fait halte devant un estaminet. Les quatre nous ont fait porter de l’eau sur la route, mais eux, ça n’est pas ça qu’ils ont pris, les cochons, à notre santé. Après, c’est comme je vous le disais tout à l’heure, un verre en appelle un autre, n’est-ce pas ? Ils se sont arrêtés partout, partout, dans tous les estaminets. Et ils disaient : « C’est un devoir de charité que nous accomplissons. Donnez de l’eau à nos prisonniers ! » Nous, on en avait assez, de boire de l’eau. Mais eux, ils avaient toujours soif, ils avaient de plus en plus soif, et vous pensez bien que ce n’était pas avec de l’eau qu’ils traitaient leur maladie… A la fin, ils nous ont donné leurs fusils, leurs quatre fusils, avec les baïonnettes et tout le fourniment. Et ils chantaient : « Lizzie, ma chère, coupe-moi les cheveux ! » Ça, c’est ce que j’appelle un retour de choses d’ici-bas ! Moi, je ne chantais plus ! Nous trouvions ça dégoûtant à voir, un homme saoul, quatre hommes saouls ! Le caporal Thompson avait laissé tomber sa casquette. Je l’ai ramassée, et je la lui ai gardée : il faut avoir du respect pour les chefs. Les autres, ils n’y voyaient plus. C’est comme ça qu’on est tombé, pour ainsi dire, dans les bras, tout près d’Hazebrouck, du colonel Wendell, qui revenait d’inspecter les cantonnements. A ce moment-là nous deux, nous étions assis, bien gentiment, sur le bord de la route et on regardait les quatre qui dansaient la gigue. Le colonel a dit :

— « C’est dégoûtant ! (Justement ce que je pensais !) Voilà quatre hommes qui sont saouls… comme des porcs. Et ces deux autres, là, qu’est-ce qu’ils font à se gratter les… oreilles ?… Ils n’ont pas bu, ces deux-là, pourtant ! »

« Il s’est tourné vers nous, et il a commandé :

«  — Arrêtez-moi ces quatre bourriques, et conduisez-les au clink de ma part. »

« Mais nous, on a répondu :

«  — Nous ne pouvons pas, sir, c’est nous les prisonniers.

«  — Vous dites ? qu’il a suffoqué.

«  — C’est nous les hommes saouls, sir ! »

« Il ne comprenait plus rien du tout. Mais, quand il eut compris, il nous a tous fait mettre au clink… Voilà, monsieur ! »

L’ESPION

Il pleuvait. Atrocement, intarissablement, il pleuvait. Il pleuvait des chiens et des chats, comme disaient dans leur langue, mes camarades de l’armée anglaise ; et ils ajoutaient, comme blessés dans leur amour-propre national, qu’ils n’avaient jamais vu pleuvoir comme ça, même dans leur pays. Le fait est que les relevés des météorologistes le prouvent : nulle part, dans les coins les plus arrosés de l’humide Angleterre, il ne tombe autant d’eau, il ne pleut plus implacablement, plus régulièrement, avec plus d’abondance, d’obstination, de méchanceté, que dans cette partie des Flandres françaises que nos alliés défendaient, depuis trois ans et demi, contre l’armée allemande ; et jamais, par surcroît, depuis dix ans, on n’avait vu pleuvoir, dans cette ville de Hazebrouck, comme en cette pluvieuse fin d’octobre.

— Il faut pourtant que je finisse par faire au moins un croquis ! m’avait dit ce matin-là le dessinateur Mervil, qui enrageait de n’avoir pu mettre le nez dehors depuis huit jours.

Donc, nous étions sortis courageusement, bien empaquetés dans nos imperméables. Mais nous n’avions pas encore dépassé les dernières maisons du faubourg que l’averse redoubla. On n’y voyait plus à deux pas devant soi, les gouttes de pluie vous piquaient les yeux comme des aiguilles. Avec ça, une boue qui vous arrachait littéralement les souliers des pieds. Nous reconnaissant vaincus par les éléments, nous entrâmes dans le dernier estaminet à gauche, sur la route de Bailleul, à l’enseigne du Blanc Seau — le seau est peint au-dessus de la porte, et il est blanc, effectivement.

Mervil consacra séance tenante tous ses soins à la confection d’un « genièvre brûlé » — du genièvre, du citron, des clous de girofle, du sucre, et une allumette pour faire flamber le tout — que nous avions commandé à la patronne, une dame bien aimable, et pas trop laide. Pendant ce temps-là je regardais par la fenêtre.

Un détachement de douze hommes, commandés par un vieux sergent, — régiment des fusiliers du Berkshire, comme je pus le voir à leurs pattes d’épaule, — passa, faisant jaillir la fange jusque sur le trottoir. Au milieu du détachement marchait, les mains attachées derrière le dos par des espèces de poucettes qui sont le « cabriolet » employé par la police militaire anglaise, un homme surnaturellement blême, habillé comme un bourgeois aisé.

— Plains-toi donc ! dis-je à Mervil, le voilà, ton croquis !

— Jésus-Maria ! fit la patronne en joignant les mains, — puis elle fit un signe de croix, — c’est l’espion qu’ils mènent fusiller à Bailleul.

Tiens, c’est vrai ! Nous avions oublié. L’exécution, c’était pour aujourd’hui : l’exécution de l’espion allemand qui avait trouvé moyen de s’installer quatre mois durant à Bailleul comme marchand de beurre et de lait. Cet espion-là ne devait pas être le premier venu : lors de son interrogatoire devant le conseil de guerre, il n’avait plus cherché à dissimuler qu’il entendait et parlait parfaitement l’anglais, bien qu’il eût toujours affecté auparavant de n’en pas comprendre un mot. Probablement officier dans l’armée allemande : mais il avait nié cette qualité jusqu’au dernier moment. On avait dû le condamner sous le nom qu’il avait pris : un nom franco-flamand, bien entendu.

Quoiqu’il eût été jugé par le conseil de guerre qui siégeait à Hazebrouck, il devait être fusillé aux abords de Bailleul, c’est-à-dire sur les lieux où il avait le plus ordinairement exercé son industrie. Mervil et moi, nous nous regardâmes : il valait la peine d’affronter ce temps de chien pendant dix ou douze kilomètres pour assister à l’exécution.

Rendossant en hâte nos imperméables, nous nous précipitâmes sur la route avec l’intention de suivre le sinistre cortège.

— No, sirs, nous dit le vieux sergent, avec la plus grande politesse, mais aussi avec une fermeté toute militaire, stay where you are, please. Restez où vous êtes.

Il ajouta, avec une sorte d’humour froid, la phrase policière si souvent entendue dans les grandes villes :

— Les rassemblements sont interdits !

Il n’y avait qu’à obtempérer. Nous rentrâmes dans l’estaminet. Mais tout de suite Mervil, qui avait son idée, proposa :

— Si nous déjeunions dans la boîte ?

J’eusse préféré déjeuner au mess, avec les amis.

— Pourquoi faire ? demandai-je.

— Le piquet d’exécution sera bien forcé de repasser par ici : et le sergent ne sera peut-être pas au-dessus d’une nouvelle tournée de genièvre brûlé. Ça combat l’humidité… C’est pour toi, ce que j’en fais, ingrat ! Car ce n’est pas ça qui me donnera un croquis.

Il avait raison, je le remerciai de la bienveillance qu’il mettait à s’occuper des intérêts de mon journal.

— A charge de revanche ! fit-il.

Après quoi nous commandâmes une omelette au jambon, et quand l’omelette ne fut plus qu’une chose du passé, nous prîmes le café en faisant un écarté, avec des cartes d’estaminet, c’est-à-dire horriblement grasses ; mais à la guerre on apprend à ne pas se montrer trop difficile.

Quelques heures plus tard le piquet repassait comme nous l’avions prévu. Les hommes étaient couverts de boue, mouillés comme des éponges, harassés. J’ouvris la porte et je fis au sergent ce signe d’invitation généreuse auquel aucun soldat, dans aucune armée, mais peut-être plus particulièrement dans l’armée anglaise, n’a jamais pu se méprendre. Il entra avec ses hommes, mais dit en souriant :

— Spirits strictly prohibited.

J’avais prévu la difficulté : les liqueurs fortes sont sévèrement interdites au militaire anglais. Aussi priai-je tout bonnement, en français, l’excellente patronne de l’estaminet de les mêler au café. De la sorte, les apparences étaient sauves. Les hommes s’attablèrent, heureux. Quant au sergent, je le fis passer avec nous à côté, dans une petite pièce réservée. Le genièvre brûlé fut apporté tout fumant ; ses yeux s’illuminèrent.

— Eh bien ! lui dis-je, sans plus de circonlocutions, comment ça s’est-il passé ?

Il réfléchit une minute, trempa ses lèvres dans son verre, réfléchit encore, s’essuya la bouche et répondit :

— … T’was very cruel for me. C’était bien cruel pour moi.

— Pour vous ? fis-je, étonné.

— Yes, sir ! Voilà vingt ans que je sers dans l’armée. J’ai bien été de vingt-cinq piquets d’exécution : dans l’Inde, à Malte, à Gibraltar, partout. Mais jamais je n’ai vu un client plus difficile ! Tout le temps du chemin il nous a mis plus bas que terre. Il n’arrêtait pas de nous dire les choses les plus pénibles.

«  — Quel temps ! qu’il disait, quel temps ! Si ce n’est pas une infamie que de faire marcher pour ça un gentleman sous la pluie pendant des heures ! Un gentleman qui vaut mieux dans son petit doigt que le moins sale de vous tous. Canailles, crapules ! On voit bien que vous êtes des Anglais ! Il n’y a que dans votre pays qu’on est capable de ces raffinements de cruauté. Faire marcher deux heures dans l’eau et dans la boue un homme qu’on va fusiller. Canailles ! Cochons !

« Il en a dégoisé comme ça, en anglais, pendant des milles et des milles. C’était dur pour mes sentiments. Mais, à la fin, je lui ai dit :

«  — Tu vas fermer ça, fils d’une mère dont je ne voudrais pas pour un nègre. Et sans-cœur, par-dessus le marché, oui, sans-cœur ! Si tu avais l’ombre de cœur, tu penserais que c’est nous qui sommes à plaindre… puisque, nous, il faudra que nous fassions le même chemin pour retourner !

« Et quand je lui eus dit ça, sir, conclut le sergent en tendant son verre vide, il s’est tenu tranquille jusqu’à la fin. »

LES CONVERSIONS DE RIVETT

Aux environs du sixième mois de la guerre, l’arrivée au camp d’instruction de Sheerness du volontaire Rivett ne passa point inaperçue. Les vieux soldats de l’ancienne armée — alors, il y en avait encore quelques-uns, — bien qu’ils fussent habitués à voir des recrues de toutes formes et de toutes couleurs, ne purent réprimer un petit mouvement de stupeur : le volontaire Rivett portait encore, comme le reste de la « fournée » des nouveaux engagés venus de Londres, ses vêtements civils. Mais, en eux-mêmes, ces vêtements constituaient déjà un uniforme : redingote noire, cravate blanche, faux-col bas et droit boutonnant par derrière, chapeau noir à larges bords ; en tous points le costume d’un ministre « indépendant », du pasteur d’une de ces nombreuses sectes protestantes libres que chaque jour voit naître ou mourir sur le sol de la religieuse Angleterre.

Ils n’étaient pas encore au bout de leurs étonnements. Dès qu’il eut pénétré dans la chambrée, non seulement le volontaire Rivett choisit sans hésiter le meilleur lit resté libre, à gauche près du poêle, mais se mit en mesure, séance tenante, de le dresser selon toutes les règles de l’art. Les lits, dans l’armée anglaise, ne se disposent pas « en billard » comme chez nous. Leur armature est articulée de telle sorte qu’ils peuvent et doivent pendant le jour, se transformer en des espèces de fauteuils : il faut, en conséquence, plier les draps et les couvertures en cercles concentriques afin de constituer le dossier, tandis que la courtepointe, pliée, au contraire, en carré, se place à l’extrémité du châlit, pour servir de coussin au siège. Rivett se tira de ce travail difficile comme s’il n’avait jamais fait que ça toute sa vie.

D’ailleurs, dès les premiers exercices, il manœuvra comme un vieux troupier. Il s’avéra que les instructeurs n’avaient rien à lui apprendre, sauf peut-être pour le maniement du fusil actuellement en usage, dont Rivett paraissait ignorer le mécanisme. A part ça, il était évident qu’il connaissait le métier dans les coins.

Le fusilier Muffin, à la fin, résolut d’en avoir le cœur net :

— Ça n’est pas naturel, lui dit-il, tu ne peux pas savoir tout ça de naissance. Il faut que tu aies déjà servi. Pourtant, tu es arrivé habillé comme un gentleman, et même comme un curé. C’est-il que tu as déserté pour te faire prêcheur, dans le temps, ou quoi ?

— Je suis, en effet, pasteur d’une chapelle baptiste dans Bloomsbury, à Londres, répondit sans détours Rivett, et grâce à Dieu, la piété de mon troupeau me donnait de quoi vivre agréablement. Et je n’ai jamais déserté. Mais il n’en est pas moins vrai que j’ai servi dans l’armée royale, du temps de notre regretté souverain Edouard septième. Quatre ans j’ai servi ; et c’est suffisant pour apprendre les ficelles.

— Mais, quatre ans… observa Muffin : au bout de quatre ans, tu n’avais pas fini ton congé ! Comment qu’t’es parti, alors, si tu n’as pas déserté ?

— C’est toute une histoire, expliqua Rivett, et tout de même quand j’y pense, il y a de quoi rigoler. Il faut te dire qu’à dix-huit ans j’étais employé à Liverpool, chez M. Crockett, haberdasher (mercier). J’ai fait la connaissance d’une poule, comme il me convient, pour me promener le samedi. Mais cette poule avait des goûts dispendieux, et je crois que, pour y satisfaire, j’ai fait passer quelque peu des recettes de M. Crockett dans ma poche. Le jour où il m’a paru que ce porc de Crockett avait des soupçons, j’ai pensé qu’il était bon d’user de précautions : la meilleure était de « prendre le shilling », c’est-à-dire de signer un engagement dans l’armée, sous un autre nom que le mien. Une fois que vous portez l’uniforme de Sa Majesté, personne ne vient plus vous embêter, n’est-ce pas ?

Muffin approuva de la tête. Il savait devoir pas mal de ses camarades de l’ancienne armée à des aventures analogues.

— Ça a duré quatre ans, comme je t’ai dit, poursuivit Rivett, et j’étais bon soldat, je me plaisais bien. Et puis, tout à coup, ça a changé. On m’a mis dans une nouvelle compagnie, avec un sergent-major qui était un chameau. Et, par-dessus le marché voilà qu’on commence à parler d’envoyer la compagnie dans l’Inde. Moi, je n’en pince pas pour les colonies. Les colonies, c’est bon à regarder de loin, dans les journaux, quand on vous parle de la grandeur de l’Empire, de sa magnificence, du fardeau de l’homme blanc, comme dit Kipling, lequel consiste à faire porter sa valise par les nègres. Moi, je ne voulais pas y aller, j’aime la bière fraîche. Tu comprends que j’ai pensé tout de suite : « Il faut que je me tire des pattes. »

« Voilà le truc que j’ai employé. Il n’est pas à la portée de tout le monde, il faut avoir la langue bien pendue. Mais j’ai la langue bien pendue. Je tiens ça de mon père, qui était presbytérien d’Écosse, et se plaisait à édifier la congrégation, aux offices, par ses pieux discours. Il m’avait assez barbé, le pauvre homme, quand j’étais petit ! Je ne savais pas alors que le souvenir de ses homélies me serait plus tard si précieux ! Par-dessus le marché, le dimanche, nous nous étions souvent amusés, moi et ma poule, à écouter les prédicateurs en plein vent. Il y en a, il y en a, à Liverpool ! C’est une ville religieuse, on peut dire !

« Et alors, je me suis mis à prêcher la parole de Dieu dans les rues de la garnison, le jour du Seigneur.

— En uniforme ? demanda Muffin, interloqué.

— En uniforme. Qu’est-ce qui peut empêcher un soldat de Sa Majesté d’être inspiré par le Saint-Esprit comme un autre ? Et même, mon vieux, ça paraissait beaucoup plus touchant. Tu parles si les femmes pleuraient, quand je criais : « Repentez-vous, sépulcres blanchis ! Rejetez vos manteaux d’iniquité ! Christ aperçoit dessous votre pourriture ! »

— Oui, observa Muffin, séduit, ça devait être grand[1] !

[1] Si l’on doute de l’authenticité des faits lire Grenville Murray, Six months in the ranks. Cette nouvelle s’en est, pour une partie, inspirée.

— Seulement tu vois d’ici la tête des chefs. Ils n’aimaient pas ça, les chefs ! Ils trouvaient que ça compromettait la dignité du régiment. Pourtant comme on ne peut pas empêcher un soldat d’être chrétien, et visité par le Saint-Esprit, ils n’ont rien fait d’abord que de mettre un ordre au rapport, comme quoi les soldats en uniforme devaient s’abstenir de manifestations religieuses autre part que dans les lieux couverts, ou tout au moins pourvus d’une clôture. Tu ne sais pas ce que j’ai fait ?… Le dimanche suivant, je suis allé prêcher sur le terrain de cricket. Le cricket au colonel, qu’il tenait uni, tondu, propre comme le plancher d’un salon ! Et il est venu plus de mille personnes là-dessus pour écouter mes oraisons jaculatoires. Si tu avais vu le gazon, après ça : comme si un troupeau de buffles y avait passé !

« Le colonel s’est fichu dans une telle rogne qu’il m’a fait coller quatorze jours de tôle. Ça, c’était pas juste : le terrain du cricket est clos d’une haie. Mais j’ai fait tout de même mes quatorze jours, pendant que toutes les personnes pieuses de la ville commençaient à rouspéter. Je tire mes deux semaines de clink, je retourne à la manœuvre avec les camarades, et voilà que, par chance, sur le champ de manœuvre, le lieutenant Hobson se met à gueuler, à propos de je ne sais quoi qui n’allait pas à son idée : « Tonnerre de N. de D. de N. de D. ! » Et moi, sans sortir des rangs, je proteste avec dignité : « Il est écrit au deuxième commandement : « Tu ne prendras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu ! » Sur quoi, le lieutenant Hobson a l’imprudence de rétorquer : « Reconduisez cet idiot au clink ! »

« Mon vieux tu connais l’Angleterre : ç’a été l’insurrection, non seulement dans la ville, mais dans les trois royaumes. Tous les journaux de province et de Londres ont été remplis de lettres qui vouaient le lieutenant à l’exécration publique ; le lieutenant Hobson, après avoir été condamné à vingt-huit jours d’arrêts de rigueur, a dû donner sa démission, et moi… moi, j’ai été l’objet d’une souscription également publique, en ma qualité de martyr de la foi. Une souscription qui a rapporté plus de cinq cents livres : à l’aide de quoi les promoteurs ont racheté mon congé et, par surcroît de générosité et d’admiration, ont fondé pour moi la chapelle de Bloomsbury, à Londres, dont je suis resté le ministre honoré pendant sept ans. Voilà le coup, old chap. Tu vois qu’il est beau !

— C’est sûr que tu sais y faire, déclara Muffin, admiratif. Mais, alors, pourquoi as-tu rengagé ?

— C’est rigolo, hein ? Je n’y comprends rien moi-même. Dire que je me retrouve ici, en train de cirer mes souliers d’ordonnance et d’astiquer une baïonnette !… que je ne suis plus le pasteur Rivett, objet de la vénération de son fidèle troupeau ; mais le private Rivett, numéro matricule 12.548. Quand je pense comment c’est arrivé, je n’en reviens pas. Ou plutôt, ça prouve que la volonté du Seigneur fait ce qu’elle veut des hommes : car c’est un événement extraordinaire et incompréhensible !

« Quand la guerre a éclaté, et quand Kitchener a commencé d’organiser son armée de volontaires, je suis d’abord resté bien tranquille. Moi, un personnage d’un caractère sacré ! Je n’ai même pas songé à proposer mes services comme chapelain ou comme brancardier. Parfois, lorsque nous nous promenions dans Bloomsbury, Mme Rivett et moi, pendant la semaine — car le dimanche, nous respections le repos du Seigneur, nous ne sortions pas de chez nous — nous apercevions de grandes affiches : « Your country wants you ! » ou des histoires comme ça, Mme Rivett me disait :

«  — On ne doit pas prendre la vie de son prochain, monsieur Rivett ! Vous me l’avez bien souvent répété.

«  — Je vous le répète encore, madame Rivett, lui répondais-je.

«  — Et le soldat porte la livrée de l’iniquité, tel est votre enseignement.

«  — Madame Rivett, il porte en effet la livrée de l’iniquité. C’est un sépulcre, non pas blanchi, mais drapé de rouge !

« Et c’était bien véritablement ma conviction. Un matin je sors de chez moi et monte dans l’autobus afin de me rendre à la Cité, où je voulais me procurer la Voie du salut ouverte à tous les pécheurs, de John Halifax. C’est un excellent ouvrage, et tu peux t’en rendre compte, Muffin, mes préoccupations, à ce moment encore, étaient pacifiques. A Trafalgar square, il faut changer d’autobus… »

Muffin, l’interrompit d’un signe de tête, pour exprimer qu’il ne l’ignorait pas.

— Je descends donc, et traverse la place. Elle était toute noire de monde, et qu’est-ce que je vois : sur le socle de la colonne de Nelson, un sergent des fusiliers du Middlesex, assis devant une petite table, qu’on avait hissée jusque là-haut, et un soldat des fusiliers du Middlesex, une badine à la main, qui faisait un discours ! Et sur le socle, assis sur des chaises, de l’autre côté de la colonne, d’autres soldats, de toutes les armes, des artilleurs, des dragons, des grenadiers avec leurs grands bonnets à poil, des Écossais avec leur kilt et leur poignard passé dans la jarretière, qui attendaient leur tour pour parler. Car chacun ne devait parler que cinq minutes pour dire : « Je me suis engagé. Voilà pourquoi je me suis engagé. Vous autres, qui n’êtes encore qu’un tas de civils, engagez-vous ! » Et comme ça, bien rangés, se levant l’un après l’autre pour venir sur le devant du socle, ils avaient l’air des chanteuses que je voyais dans les music-halls, du temps que j’avais été soldat, et aussi des catéchumènes de l’Armée du Salut, qui viennent pareillement sur la scène expliquer aux impies comment la grâce les a illuminés, comme quoi leur âme à présent est sauvée, et adjurer les autres de les suivre dans les voies du Seigneur.

Je ne puis pas entendre parler sans avoir besoin de parler, c’est plus fort que moi. Je serais mort sur la place, ou du moins il me semblait que je serais resté imbécile pour le reste de mes jours, que je n’aurais plus été Rivett, mais un autre qui aurait été rien du tout, si je n’avais pas pris la parole comme un de ceux-là. Pour dire quoi ? Ah ! je le savais bien ! « Je vais monter, pensais-je, et je leur annoncerai la vérité ! Je leur ferai entendre la voix de la vérité, qui est celle de la paix et du renoncement, je leur crierai les textes, tous les textes : « Tu ne tueras point ! » — « Si ton ennemi te frappe sur la joue droite, tends-lui la gauche. » Et encore je me rappelais ce que j’avais si souvent déclaré à Mme Rivett, mon épouse, cette phrase qu’elle connaissait maintenant par cœur : que le soldat porte la livrée de l’iniquité, et qu’il est comme un sépulcre, non pas blanchi, mais tout rouge.

« Donc, j’empoigne les montants du petit escalier de bois qui se dressait le long de la colonne, et gravis les degrés. J’étais vêtu comme tous les jours et selon mon caractère ; on pouvait voir que j’étais pasteur d’une secte indépendante, un homme de Dieu. Et il se fit un grand silence ! Et le sergent, qui attendait les signatures pour les enrôlements, derrière la petite table, se leva ! Et il me tendit la plume ! Je n’avais pas pensé à ça. C’était seulement quand on était devenu soldat, ici, qu’on avait le droit de parler pour dire pourquoi on se faisait soldat. Ce n’était pas une réunion contradictoire. Il fallait signer, signer d’abord ! Et puis je te jure qu’à ce moment j’entendis comme une voix qui insistait à mon oreille : « Signe ! mais signe donc !! Pourquoi serais-tu venu, si ce n’est pour signer ? » Ils étaient là dix mille, dont l’attente, le désir, dont l’émotion m’empoignaient. Et c’était le Seigneur, évidemment, qui planait dans cette attente, dans cette émotion, dans ce désir de dix mille âmes ! Je pris la plume et je signai : Obedediah Rivett, ex-private aux Cornwall Rifles, présentement pasteur de la confession wesleyenne, 150, Alexander Road. Et je me sentis pénétré d’une joie, d’une joie ! Tout mon cœur en éclatait, il me semblait que ma tête touchait les nuages. J’avais les yeux secs et radieux, et pourtant c’était comme si j’eusse été inondé de larmes à l’intérieur : des larmes divines et délicieuses.

J’étendis les bras, j’ouvris la bouche et je parlai ! Je ne me souviens plus exactement de ce que j’ai dit, mais c’était beau ! Quelque chose je suppose comme : « J’arrive tel Athaniel, je quitte la vigne de mon père, et la maison fraîche, et l’épouse, et le figuier devant la porte et je prends le casque, et je ceins l’épée. Car il est écrit : « Tu donneras ta vie pour ton peuple ! Tu n’auras pas de pitié pour la race impure ! »

Voilà ce que j’ai dit, je crois, et beaucoup d’autres choses. Et je m’aperçus que, par le petit escalier de bois, c’étaient des gens et encore des gens qui montaient pour signer, pour s’enrôler comme moi ! Je restai là, les bras étendus, je ne sais combien de temps. Puis je retournai à Bloomsbury, tout étourdi, hors de moi-même. Je trouvai ma femme dans le parloir :

«  — Lizzie, je me suis engagé. Demain, je me présente au camp d’Aldershot.

« Mais elle ne me crut pas :

«  — J’ai été appelé, Lizzie. En vérité j’ai été appelé.

« Alors, elle comprit que c’était sérieux. Elle a pleuré, mais maintenant elle m’envoie un colis toutes les semaines. C’est une brave femme. »

— C’est drôle, fit Muffin en réfléchissant. Et il y en a pas mal qui ont été « appelés » comme toi : des anarchistes, des pacifistes. C’est drôle !

— Oui, reconnut l’ancien pasteur de la chapelle wesleyenne. Je te dis que c’est rigolo !

TOM KETTLE, AUSTRALIEN

Tom Kettle arriva d’Australie, en 1916, pour se battre avec les Boches, et plus généralement, d’ailleurs, avec n’importe qui. En d’autres termes, comme il dit lui-même : « to have a bit of fighting », c’est-à-dire donner des coups et en recevoir ; et aussi, je suppose, pour voir du pays. Il est né, comme beaucoup de ses camarades du corps d’élite de l’Anzac (Australian et New-Zeeland Army Corps) avec l’amour de la lutte et d’un vagabondage éternel. Il a ça dans le sang. Sa fortune, au moment où il contracta son engagement, consistait en tout et pour tout en une marmite de fer — le billy — et une paire de longs ciseaux d’acier. Le billy lui servait à faire lui-même sa petite cuisine sous les eucalyptus et dans les steppes sans bornes du territoire d’Adélaïde, qu’il aime plus particulièrement parcourir. On allume son feu, on tire un morceau de singe d’une boîte de conserves, prise dans le sac, et on le fait bouillir dans le billy, à moins qu’on n’ait tué un lapin. Après quoi, il n’y a plus qu’à se coucher au pied d’un arbre et à dormir jusqu’au lendemain. Quant aux ciseaux, ils sont l’instrument de son industrie : Tom Kettle exerçait l’honorable profession de tondeur de moutons, tel était l’objet de ses incessants voyages. En dehors de ce capital, il possédait une culotte en moleskine, une chemise en flanelle rouge et un vaste chapeau mousquetaire. Il a eu beaucoup de peine à renoncer à la chemise rouge pour adopter la tenue kaki imposée par l’autorité militaire anglaise, mais il a pu garder le chapeau, qui est devenu d’uniforme, et le signe distinctif auquel on reconnaît les soldats des colonies anglaises : de quoi il est fier, ayant conscience d’appartenir à un corps d’élite.

Il m’expliqua, longuement et avec satisfaction, que le corps australien est de beaucoup supérieur à tous les autres corps britanniques parce qu’on y sait tout faire tandis que les Anglais ne savent que se battre, ce qui n’est rien, ou peu de chose. Cet éloge de ses compatriotes avait pris du temps ; nous nous levions. Au moment de gagner la route, voici qu’un lieutenant de chasseurs à pied français nous croise, et je le salue, comme il convient à son grade et à mon défaut de grade. Mais Tom Kettle n’a pas bronché. Il a même gardé les mains dans ses poches.

— Vous ne le saluez pas parce qu’il est officier français ? lui dis-je.

— Moi ? Je ne salue aucun officier ! Pourquoi saluer les officiers ? Je saluerais plutôt encore les Français ! Ils savent qu’on ne donne ça qu’à leur grade. Mais les officiers anglais, c’est le gentleman qu’ils croient qu’on salue en eux : je suis Australien. En Australie, on ne fait pas de politesse aux gentlemen. Puisqu’on est des hommes libres !

Je me permis de faire observer que les chefs étaient des chefs, et que, puisqu’on leur devait obéissance, on pouvait bien aussi porter la main à un chapeau, même mousquetaire, quand on les rencontrait.

— Je veux bien leur obéir dans le service, répondit Tom Kettle. Dans le service, ce sont des boss, des patrons : et on obéit à son patron. Mais on ne salue pas son patron quand on le trouve dans la rue, où devant un verre, au bar. On ne lui doit plus rien… Vous voudriez peut-être aussi que je salue les chapelains !

Il cracha par terre, d’un air de profond mépris. Les chapelains sont les aumôniers protestants de l’armée anglaise et d’ordinaire de très braves gens. Ce dédain m’étonna.

— Seriez-vous anticlérical ?

— Vous dites ? fit Tom Kettle sans comprendre.

L’anticléricalisme est ignoré dans toute l’étendue, si vaste, du monde anglo-saxon. J’essayai de m’expliquer.

— Athée, quoi. Atheist. Entendez-vous mieux ?

— Vous ne voudriez pas ! affirma Kettle, avec une sorte d’horreur dans la voix. Une horreur scandalisée : c’était comme si je l’eusse accusé d’une abomination. Car il a conservé, comme l’immense majorité des hommes de sa race, un spiritualisme religieux naïf et sincère. Tout homme d’origine anglaise répugne à réfléchir, à raisonner cette conviction. Même il est persuadé qu’on ne doit pas la raisonner. Il l’accepte comme il l’a reçue. C’est la limite de son individualisme ; il en est quelques autres. On le choquerait moins, cependant, en lui demandant s’il est anarchiste ou cambrioleur. Je m’excusai.

— Ce n’est pas ça, répliqua Tom Kettle. Mais qu’est-ce qu’ils viennent faire ces types-là, dans une chose qui ne regarde que moi ? Et spécialement sur le front, dans l’armée, qu’est-ce que viennent faire des types qui ne se battent pas ? Et, par-dessus le marché, ils ont l’air de faire exprès de vous embêter. Il y en avait un, au bataillon : tout le temps sur mon dos !

«  — Il faut penser à votre âme, qu’il disait, mon garçon, il faut penser à votre âme. Êtes-vous sauvé ? Mettez-vous en disposition pour que la grâce descende.

« Moi, je n’ai besoin de personne pour que la grâce descende. Je suis Australien ! Ce sera quand le Seigneur voudra, et quand je voudrai. Sans ça, où serait ma liberté, mon… mon libre arbitre, comme ils disent. Un chapelain, pour m’aider à faire descendre cette machine-là ? Alors, pourquoi pas un empereur pour me commander, pourquoi pas Guillaume ?… C’est ce que je m’acharnais à lui faire entendre. Mais il était bouché. Ma parole, by God, il était bouché ! Il répétait tout le temps :

«  — Songez à l’enfer, mon garçon. Ne vaudrait-il pas mieux pour vous trôner à la droite du père tout-puissant que d’aller rôtir dans les flammes éternelles ?

«  — J’irai où que je veux, que je lui assurais, et je n’ai besoin de quiconque pour me prendre mon billet.

« Mais je n’ai jamais vu un homme comme ça pour se mêler de ce qui ne le regardait pas.

«  — Je veux vous sauver, qu’il faisait. Allez voir votre camarade Muffin et votre camarade So-and-So. Je les ai sauvés, eux ! Le Seigneur a bien voulu se servir de moi pour les sauver. Ils vous donneront de bons exemples.

« L’idée d’imiter quelqu’un, Muffin ou un autre, me dégoûtait plus que tout le reste. Je suis moi, Tom Kettle, et non pas un autre, je ne veux pas être un autre. Et je le dis à ce raseur. A la fin, il m’abandonna, comme définitivement promis à la fourche de Satan et à ses chaudières.

« C’est peu de temps après que les Boches ont fait leur grande attaque pour reprendre Vimy, où nous étions déjà si bien installés, sur une crête où il y avait un peu moins de boue. Et le chapelain y était monté aussi, pour avoir les pieds secs, je suppose. Mais quand il a entendu le pétard que faisaient les bombes des mortiers boches en tombant dans les tranchées, et les grosses marmites qui faisaient des trous, tout partout, à enterrer un éléphant, il a crié :

«  — Ma place n’est pas ici. Ma place n’est pas ici ! Je suis un homme de paix. J’appartiens à un maître dont le royaume n’est pas de ce monde. Qu’on me dise par où il faut s’en aller !

« Et il a sauté dans un fourgon qui allait chercher des munitions à l’arrière, sans prendre le temps de ramasser son fourniment.

« J’ai tout de même trouvé une minute pour lui dire adieu, quand il est parti. Je ne l’ai pas salué, mind you, mais je lui ai souhaité bon voyage. Je lui ai dit :

«  — Monsieur, je ne sais pas si vous m’avez sauvé, mais pour l’instant, c’est vous qui vous sauvez. C’est toujours ça !

« Et depuis ce jour-là, il m’a foutu la paix. Ça n’est pas malheureux ! »

LE SINGE ET LES ÉCOSSAIS

Au temps où les troupes britanniques combattaient intimement mêlées aux nôtres, il arrivait assez fréquemment jadis que leurs blessés fussent dirigés sur une ambulance française, pour commencer : on faisait le triage plus tard. C’est ce qui arriva au soldat John Mac Ivor, du régiment écossais des fusiliers de Lennox.

Atteint d’une balle dans la cuisse, il fut conduit d’urgence, ayant été recueilli sur le champ de bataille par des brancardiers français, à l’une de nos unités sanitaires immédiatement située derrière nos lignes. Mac Ivor fut lavé, pansé comme il convient. La balle de mitrailleuse qu’il gardait dans un repli musculaire fut extraite correctement par un major à trois galons, puis on le reporta dans son lit blanc, aux draps un peu rudes, mais frais, où il s’étendit avec volupté : pas plus que nos poilus, les soldats de Sa Majesté le roi de Grande-Bretagne, empereur des Indes, ne demeurent insensibles aux avantages de la « fine blessure ».

— Le copain a l’air de trouver que la vie est encore bonne, pensaient ses voisins.

Cette impression fut tout à coup troublée par un incident inattendu. Mme Suze, l’infirmière-major, en même temps que de bonnes mœurs, était de grand courage. Elle en avait fait la preuve en restant intrépidement, depuis trois ans, dans des hôpitaux de première ligne assez souvent bombardés par l’aviation ennemie.

Mais tout le monde a ses faiblesses. Celle de Mme Suze est de se figurer, pour en avoir appris les rudiments à la pension dans sa jeunesse, savoir l’anglais. Elle s’empressa donc de baragouiner, dans cette langue, au soldat Mac Ivor, une phrase qu’elle s’était efforcée de faire aussi flatteuse que possible, quelque chose dans ce genre : « Qu’elle était bien heureuse de donner ses soins à un brave guerrier anglais. » A sa grande stupeur et à celle de tous les assistants, cette amabilité fut accueillie par une réserve sévère ; puis — Mme Suze ayant répété, soupçonnant que sa prononciation n’était pas des meilleures — par une bordée d’injures. Mme Suze n’y comprit rien : d’abord parce qu’on ne lui avait pas enseigné cet anglais-là à la pension, en second lieu, parce que, dans son idée, Mac Ivor « parlait trop vite » : les gens qui ne savent qu’à peu près une langue étrangère ont généralement la conviction que ceux qui la parlent, la parlent trop vite.

Elle s’éloigna, décontenancée. Quelques minutes plus tard, le sergent corse Piccioni, qui, lui, sait véritablement l’anglais, ayant passé trois ans en Amérique, dit à Mac Ivor :

— Tu lui as fait de la peine, à cette brave femme. Pourquoi ça ? Elle ne t’avait dit que des choses gentilles…

— Je sais que j’ai eu tort, avoua candidement Mac Ivor. Mais c’était plus fort que moi : elle m’a traité d’Anglais. Je ne peux pas supporter ça. C’est un malheur excessif de recevoir une balle dans le c…, et d’être traité d’Anglais par-dessus le marché.

— Mais… fit Piccioni, étonné, tu es Anglais !

— Je ne suis pas Anglais, protesta Mac Ivor avec une énergie sauvage, je suis Écossais. Et ce n’est pas la même chose. En Angleterre, tous les gens qui sont bons à quoi que ce soit, dans l’armée, dans l’industrie dans le commerce, la politique, le droit, la marine sont Écossais ou Irlandais, ou Gallois : Anglais, jamais !

Piccioni, scandalisé, mais poli, se contenta de répondre que c’étaient là des considérations de politique intérieure dans lesquelles il refusait d’entrer, qu’elles étaient même choquantes en temps de guerre contre les Boches.

— Tu as peut-être raison, concéda Mac Ivor. Mais, vois-tu, je ne peux pas, je ne pourrai jamais digérer qu’on me confonde avec ces gens du Sud. Je ne sais qu’une chose : c’est que les premiers hommes du monde sont les Mac Ivor, du clan des Mac Ivor.

— Non, répliqua Piccioni, ce sont les Piccioni, de la famille des Piccioni. Nous sommes cinq cents près de Sartène.

— Je distingue, fit Mac Ivor, je distingue à cette parole que tu es capable de me comprendre : vous avez dans votre pays des clans comme chez nous… Après les Mac Ivor, ce qu’il y a de mieux au monde, ce sont les gens de Cauldtaneslap…

— Comment dis-tu ? interrogea Piccioni.

— Cauldtaneslap, c’est très facile à prononcer… où il y a les Mac Kee, les Mac Kinnon, et les Mac Raë, tous plus ou moins alliés aux Mac Ivor. Après ça, il y a les autres clans des Hautes-Terres, après ça, il y a les familles des Basses-Terres d’Écosse — et après ça, il n’y a plus rien.

— Je comprends, dit Piccioni, ou du moins je commence à comprendre. C’est un peu comme ça que nous pensons en Corse.

— Pour continuer à t’expliquer, poursuivit Mac Ivor, il faut que je te raconte l’histoire du singe, qui est arrivée à Cauldtaneslap. Ce singe était un singe magnifique, un orang-outang grand comme un homme, qui appartenait à une ménagerie américaine. Et cette ménagerie, donnant des représentations, traversa toute l’Écosse avec son singe, qui en faisait le plus bel ornement. Mais voilà que, justement, du côté de Lammermuirs, qui est près de Cauldtaneslap, le singe tomba malade, très malade : une congestion pulmonaire… L’Écosse est le plus beau pays du monde, mais le climat est un peu humide : et il paraît que les orang-outangs, ça vit mieux dans les pays chauds. Ça fait que celui-là est mort.

« Les gens de la ménagerie le regrettèrent, comme de juste, à cause qu’il leur faisait honneur et profit : mais que faire d’un singe mort ? Ils le jetèrent tout bonnement sur la route, et puis fouettèrent leurs chevaux. Et le singe mort resta là, étendu de tout son long sur le chemin.

« C’est ainsi que le rencontrèrent, le soir, Archie Mac Ivor et Gilbert Mac Ivor, mes cousins, qui revenaient, je crois, d’une petite expédition de contrebande.

« Je t’ai dit que ce singe était grand comme un homme. Il avait, en fait, absolument l’air d’un homme, des favoris gris, et des espèces de cheveux séparés par une raie au milieu de la tête. Je ne l’ai pas vu, mais je te le dis comme on me l’a dit. Gilbert et Archie furent douloureusement impressionnés.

«  — Quel malheur ! firent-ils. Un homme qui est mort au milieu de la route ! Et tout près de chez nous, encore ! Et qui a dû mourir sans le secours de la religion ! Il faut du moins lui donner une sépulture chrétienne.

« Cependant, ils le retournaient, ils le regardaient plus attentivement : le cadavre, décidément, était tout nu. Alors, c’était plutôt un crime : n’était-il pas utile de prévenir les magistrats, de demander au « laird », qui était en même temps justice of peace, de se transporter sur les lieux ? Toutefois, Archie émit une observation préalable :

«  — Il faudrait d’abord savoir, dit-il, si ce mort est du pays… Il serait complètement inutile de s’occuper de quelqu’un qui n’est pas du pays ! Et qui est-il celui-là ?

« Gilbert considérait toujours la figure de ce pauvre singe.

«  — C’est étrange ! dit-il. Ce n’est pas un Mac Kinnon : il n’a pas leur type. Ce n’est pas non plus un Mac Ivor…

«  — Sûrement, affirma mon cousin Archie avec indignation ; ce n’est pas un Mac Ivor ; je l’aurais reconnu tout de suite : il n’y a que cinq cents Mac Ivor !

«  — Alors, de quel clan peut-il être, mon Dieu, de quel clan peut-il être ? fit Gilbert, embarrassé.

«  — Ce n’est pas non plus un Mac Kee, poursuivit mon cousin Archie : tu sais bien que tous les Mac Kee ont le nez long et tombant dans la bouche. Ce mort-là a le nez épaté… Alors, un Mac Raë, peut-être : tous les Mac Raë sont très laids.

«  — Ils sont laids, admit Gilbert, mais ce n’est pas la même laideur. Et ils n’ont pas les doigts de pied si grands. Celui-ci a ses doigts de pied comme ses doigts de main… Frère Archie, conclut tout à coup Gilbert, je vais te dire ! Ce n’est pas un Mac Ivor, n’est-ce pas ?…

«  — Non ! jura mon cousin.

«  — Ce n’est pas non plus un Mac Raë, un Mac Kinnon, un Mac Kee ?

«  — Cela me paraît certain, reconnut Archie,

«  — Alors… alors, c’est un Anglais ! Laissons-le là.

« Et ils le laissèrent là, acheva John Mac Ivor, avec sérénité. Tu comprends, puisque c’était un Anglais, ça n’était pas la peine de perdre son temps avec lui. »

DEUX MILLE ANS PLUS TARD…

En ce temps-là, qui n’est pas plus tard que la semaine dernière, dans l’intention de se mêler aux humains, Notre-Seigneur Jésus-Christ descendit pour la seconde fois du firmament, au-dessus duquel il trône. Il est tendre, il est doux, il est tout bonté et tout compassion ; il estimait que les hommes, pendant quatre ans, se sont fait décidément trop de mal ; il craignait qu’ils ne s’en fissent encore davantage. « Évitons, dit-il à son Père, qu’une guerre civile universelle succède à cette grande guerre des États : si les peuples s’entre-déchirent, à l’intérieur même de leurs frontières, ils ne travailleront plus. S’ils ne travaillent plus, ils mourront de faim. Je veux leur répéter ce que je leur ai dit il y a deux mille ans : « Il n’y aura de paix sur la terre que pour les hommes de bonne volonté. » Ceci est la grande nouvelle, la base même de mon Évangile ; en dehors de cette bonne volonté, il n’y a pas de salut. » Son Père y consentit, d’un seul de ces battements de sourcils qui font frémir le monde d’espérance ou d’inquiétude, et le Saint-Esprit prononça : « Fais comme tu voudras. »

Alors Jésus, d’un vol lumineux et léger, s’abattit sur la Terre. Il était accompagné de Pierre et de Jacques.

Le globe, en vertu des lois qu’a posées la Trinité créatrice, dès l’origine du monde, tourne sur lui-même en vingt-quatre heures. Il résulta de cette révolution que ce fut le sol de l’Angleterre qui, par hasard, se trouva sous leurs pieds quand ils eurent achevé leur chute harmonieuse. « L’Angleterre, fit remarquer Pierre avec quelque regret, car il est pasteur de l’Église catholique, est un pays protestant ! »

«  — Qu’importe, répondit paisiblement Jésus : il est chrétien. »

Pierre répondit que cette opinion lui semblait entachée d’indifférentisme, doctrine condamnée par les conciles. Après quoi, cependant, il ne protesta plus. Pour Jacques, il n’avait attaché qu’une médiocre attention à ce conflit dogmatique. Dans la simplicité de son cœur, il se réjouissait d’avance des choses nouvelles qu’il allait contempler.

«  — Seigneur, fit-il tout à coup avec une joie enfantine, voici qu’en vérité je sens que nous sommes sur la Terre comme il y a deux mille ans ; j’ai faim et j’ai soif : ce sont des besoins qu’on n’éprouve plus dans le paradis. J’avoue qu’il me sera agréable de les satisfaire. »

Distinguant, au-dessus d’une demeure peinte en rouge sanglant, une enseigne sur laquelle apparaissait un lion également écarlate, Jésus crut comprendre que cette image annonçait un lieu où les passants peuvent manger et boire pour de l’argent : car ces signes n’étaient pas inconnus, voici deux millénaires, en Judée. Il poussa donc la porte : elle résista. Alors, Pierre et Jacques frappèrent très fort du poing contre cet huis, mais nul ne leur répondit. Seulement quelqu’un finit par apparaître au tournant de la rue jusque-là déserte — ah ! si étrangement déserte ! — C’était un personnage fort grave qui, marchant à pas comptés, se coiffait le chef d’une sorte de cylindre brillant. Il était vêtu d’une longue redingote ; son visage glabre laissa paraître un étonnement choqué.

«  — Comment osez-vous, dit-il, essayer de franchir le seuil d’un public house aux heures réservées pour le culte ? C’est aujourd’hui dimanche : ce lieu restera fermé, en vertu des lois, jusqu’à six heures du soir. Vous ne sauriez l’ignorer.

«  — Nous l’ignorions, je vous l’assure, répondit Jacques, aussi soumis aux injonctions de l’État, en ce moment, qu’il l’était jadis aux exigences des publicains. Mais c’est que voyez-vous, je me sens grand appétit, avec un violent besoin de me désaltérer. Nous venons de loin…

«  — Si vous venez de loin, repartit ce personnage austère, c’est une autre affaire. La loi y a pensé. Arrivez-vous de plus de cinquante milles en ligne directe, sans avoir pu vous arrêter ?

«  — De bien plus loin, répondit Pierre, après avoir regardé le Seigneur, qui lui interdit d’un coup d’œil d’en révéler davantage.

«  — Dans ce cas, c’est facile : passez par la porte de derrière et montrez soit vos papiers, soit un billet de retour du chemin de fer. »

Par malheur, les voyageurs célestes ne possédaient ni papiers, ni billet de chemin de fer. Alors le personnage austère les considéra avec méfiance, et s’en alla.

Jacques se souvint de ce qu’il avait vu faire dans sa jeunesse à Jean le Baptiseur, en de semblables occasions, dans le désert : il serra fortement sa ceinture et sa gaîté, tout innocente, lui revint. Pourtant, il dit à Jésus :

«  — Seigneur, ce pays me paraît bien déshérité. Pourquoi n’y feriez-vous pas tomber la manne ? »

Mais Jésus s’y refusa, donnant pour motif qu’il lui paraissait inutile, en ce moment, de faire des miracles, lorsqu’il n’y avait personne pour en être témoin et s’en trouver édifié. En effet, cette rue était plus vide que les alentours du Sinaï, parce que c’était le jour du Seigneur — son jour ! Alors Jacques, pour se distraire, prit un petit caillou sur un tas de pierres et se complut à le faire rouler en courant derrière, provoquant le deuxième apôtre à l’imiter ; contre les murailles, ce petit caillou retentissait, avec un bruit joyeux qui leur prêtait à rire : les échos, décidément, étaient beaucoup plus sonores que dans le ciel. Mais tout à coup, ils se trouvèrent en présence d’un homme gigantesque, vêtu d’un dolman noir à boutons d’argent et casqué de noir. C’était un policeman, ce qu’ils ne reconnurent point, n’en ayant jamais vu.

«  — Comment osez-vous, leur dit le policeman, vous livrer à des jeux puérils et bruyants le dimanche et en pleine rue ? C’est un scandale insupportable ! Move on ! ou je serai forcé de vous dresser procès-verbal pour disorderly conduct. »

Les trois voyageurs s’appliquèrent à ne plus marcher qu’à tout petits pas, n’échangeant entre eux que quelques mots à voix basse. C’est ainsi qu’ils parvinrent jusqu’à une grande place située au cœur de l’immense cité. Elle est dominée par une colonne altière que gardent des lions débonnaires, énormes, mais ressemblant à de gros chiens. Sur l’un des côtés, un péristyle abrite les colonnes d’un temple grec.

«  — Il y a là sans doute des païens, fit saint Pierre. Le plus étrange est que je n’en suis pas fâché : ils seront peut-être plus hospitaliers. »

Toutefois, s’approchant, ils distinguèrent que c’était un musée.

«  — Je me suis laissé affirmer, dit Jésus, que c’est sous ces toits d’apparence antique qu’on voit, le plus fréquemment, des images représentant les différentes phases de mon existence et de mon supplice. Ce sont donc édifices en quelque sorte religieux : je ne doute pas que celui-ci ne soit ouvert ; entrons-y, bien qu’on n’y donne point à manger. Je ne serais point fâché de voir comment les hommes s’imaginent mes traits et les vôtres. D’ailleurs, il commence à pleuvoir ; le climat me paraît plus rigoureux que celui de la Palestine. »

Mais la porte de ce monument demeura aussi obstinément close que les autres.

Alors Jésus, levant les yeux vers le firmament d’où il était venu, dit à haute voix, par façon de prière, mais bien doucement :

«  — Mon Père, si j’avais su qu’on s’ennuierait autant sur la terre, le septième jour, je vous aurais conseillé de ne point vous donner tant de mal les six premiers ! »

TROIS RÉVÉRENCES…

C’était John Bradford qui parlait : un des plus vieux « spécials » de la presse anglaise. Il a « fait » la guerre des Achantis, à une époque dont notre génération garde à peine le souvenir. Il a partagé la vie des forçats sibériens, il y a vingt ans, pour le compte du Daily Telegraph. Il se trouvait à Rome au moment de l’assassinat du dernier roi d’Italie. Depuis près d’un demi-siècle il n’est pas un grand spectacle, en Europe, auquel cette vieille gloire du journalisme anglo-saxon n’ait assisté, gardant toujours le même souci d’être impartial, impersonnel, et de comprendre. Il disait ce jour-là en fumant sa vieille pipe en racine de bruyère !

— Oui, n’est-ce pas, vous, les neutres et vous autres, tous les étrangers, même les Anglais qui m’écoutez, la grandeur, l’énergie, la noblesse de l’effort de la France vous ont surpris ? Vous n’y comptiez pas : des artistes et des danseurs, voilà quel était le jugement des plus sympathiques : la grande prostituée de Babylone, voilà celui des autres. Et vous-mêmes, vous, Français de Paris, vous ne protestiez guère. Il n’y avait que moi, peut-être, dans mon pays, et peut-être ailleurs, qui ne pensais pas ainsi, ou plutôt, qui ne pensais plus ainsi. Car d’abord j’ai cru comme tout le monde… Mais ma conversion date de loin.

« Elle remonte au temps où le président Krüger finit par voir son pays défait, après une lutte qui fut bien longue, et, je le reconnais avec plaisir, héroïque. Je dis avec plaisir parce que rien ne flatte plus le sens sportif d’un Anglais, vous le savez, que de rendre hommage à ses adversaires. Krüger avait joué le jeu. Il l’avait joué supérieurement ; il avait fallu, pour réduire sa poignée de Boers, que l’Angleterre, la vieille et grande Angleterre, assemblât tout ce qu’elle croyait avoir de forces à ce moment — depuis nous avons reconnu que nous pouvions faire plus, bien plus encore — et dépensât près de dix milliards. Mais enfin il était battu, il venait d’être forcé d’abandonner l’Afrique ; et traversant la France, après son premier et unique voyage sur les flots, il s’apprêtait à gagner la terre de Hollande, voulant du moins mourir parmi des hommes qui parlaient son langage.

« Je n’avais pas d’affection pour lui c’était un ennemi, et c’est un devoir de ne pas gaspiller son affection pour des ennemis. Mais je ne nourrissais non plus nulle haine à son égard : comme je vous l’ai dit, j’estimais qu’il avait joué le jeu, rudement, bravement, et enfin qu’il était vaincu. C’est à vous, Français, que j’en voulais. Les acclamations qui l’avaient salué à Marseille, les acclamations de cent mille hommes en délire, et comme furieux, m’avaient importuné. En quoi cette affaire vous regardait-elle ? Il s’agissait de notre empire dans l’Afrique du Sud. Il s’agissait d’un homme et d’un pays que votre ennemi, l’empereur d’Allemagne, avait encouragés. Pourquoi vous mêliez-vous de nos conflits coloniaux, de quoi vous était ce paysan courageux, obstiné, mais qui n’avait rien de commun avec votre race, votre civilisation, les intérêts de votre civilisation ? L’enthousiasme de votre accueil me paraissait à la fois inutile, excessif et blessant.

« … C’était un vieil homme au mufle de lion, taillé à coups de serpe dans un bloc de bois rouge. Un vieil homme aux paupières rongées, aux yeux malades, que la cécité menaçait. Pour lui épargner les fatigues d’un voyage direct de Marseille à Paris on avait décidé que le train spécial qui le conduisait s’arrêterait à Dijon, où il passerait la nuit dans un hôtel séculaire, mais remis depuis peu au goût du jour ; la Cloche, je crois ; et je l’accompagnai. C’était mon devoir de journaliste de l’accompagner, un devoir que j’accomplissais avec répugnance, je l’avoue : tout salut qu’on lui adressait me paraissait un blâme envers ma patrie ; la tâche était pénible. A Dijon, les manifestations tumultueuses recommencèrent. De la gare à l’hôtel ce fut une foule rugissante qui se pressait, qui hurlait, qui se précipitait pour toucher les vêtements du « héros », le héros placide, lourd, gigantesque, qui courbant ses épaules énormes ne semblait même pas avoir un regard pour ce peuple en folie d’adoration… A cet instant, je ne veux pas vous le cacher, et même, pour que vous conceviez ce qui va suivre, il est nécessaire que je ne vous le cache pas, ce peuple, je le détestais ! Tout ce qu’on avait dit, écrit de cruel, de sanglant, d’odieux, de diffamatoire contre lui, me revenait à la mémoire, et je savourais ces calomnies. Je les considérais comme justes, fondées, vengeresses : une tourbe, qui n’était bonne qu’à crier, un ramassis d’ignorants aliénés, qui faisaient un accueil idolâtre à ce protestant têtu, n’ayant jamais lu que sa Bible, à laquelle, eux, ne croyaient pas ! Non, non, ils n’auraient plus jamais un ami en Europe, ils ne méritaient pas d’en avoir. Il fallait les laisser à leur alcoolisme, à leur dégénérescence, à l’égoïsme mortel de leurs calculs malthusiens. Ils pouvaient crier. Un jour il n’y aurait plus de France, et ce serait bien fait !

« Je pénétrai derrière Krüger dans le hall de l’hôtel. Je suppose qu’il y avait là le maire, le préfet, qui firent des phrases. Je haussais les épaules, impatienté… Tout à coup il se fit un grand silence, un silence qui palpitait de frémissements. Nous étions une centaine, peut-être, dans cette pièce, et tout le monde eut l’impression qu’il se passait quelque chose de grand. Ce n’était rien, pourtant, ou du moins si peu de chose : la vieille aïeule du propriétaire de l’hôtel, celle qui, jadis, avait gouverné la vieille auberge, — quand elle n’était qu’une vieille et célèbre auberge de la vieille France, — s’avançait à tout petits pas, en robe noire, son voile de veuve sur ses cheveux blancs… Elle tenait son trousseau de clefs à la main, pour bien montrer qu’elle était la maîtresse, qu’elle était toujours la maîtresse ! et s’inclinant, par trois fois elle fit trois révérences devant le vaincu, le lion au mufle dur et obtus : les révérences qu’elle avait faites, jadis, à Napoléon III et à Louis-Philippe, les révérences qui venaient du fond de la campagne, de cette antique civilisation de la campagne française !

« Alors, ce que n’avaient pu accomplir les transports de ces centaines de mille hommes, le geste simple et sublime de cette aïeule le réalisa : Krüger essuya une larme. C’était ainsi que l’eût accueilli la fermière d’une des grandes fermes du veldt, reine dans sa maison, et sur sa terre ! Ainsi, mais moins bien. Elle n’aurait pas eu cette simplicité. Dans ces trois inclinations profondes et nobles, toute la noblesse des traditions d’une race éternelle et toujours solide venait d’éclater… Krüger pleurait, le terrible et noueux Krüger. Mais moi, je pleurais comme lui. Je songeais : « Ce peuple existe toujours ! Ce peuple est indestructible. Ce n’est qu’en apparence qu’il a changé, puisque ses femmes sont les mêmes : car ce sont les femmes qui font les races. »


« C’est à partir de cet instant que j’ai répété sans cesse à ceux qui doutaient : « Vous verrez, vous verrez ! Il n’y a pas de peuple qui ait moins changé que le peuple de France. C’est quarante millions d’aristocrates. Il étonnera le monde… »

FIN

TABLE DES MATIÈRES

Le Diable au Sahara
Le mammouth
Le manteau de plumes
L’ombre de Byron
Du berger à la bergère
Le parfum
La Mer.
La mine
Un gabier exceptionnel
Un cimetière
Les cachalots
Ceux d’en Face.
Anna Mac Fergus, écossaise
La confidence du Tommy
L’espion
Les conversions de Rivett
Tom Kettle, australien
Le singe et les Écossais
Deux mille ans plus tard…
Trois révérences…

CHARTRES. — IMP. FÉLIX LAINÉ, 1925.

ALBIN MICHEL, Éditeur, 22, Rue Huyghens, PARIS

 
Vol.
BARBUSSE (Henri)
Lauréat du Prix Goncourt 1916
L’Enfer
1
BENOIT (Pierre)
L’Atlantide (Grand Prix du Roman 1919)
1
Pour Don Carlos
1
Les Suppliantes (poèmes)
1
Le Lac Salé
1
La Chaussée des Géants
1
Mademoiselle de la Ferté
1
BÉRAUD (Henri)
Prix Goncourt 1922
Le Martyre de l’Obèse
1
Le Vitriol-de-Lune
1
Lazare
1
BERTRAND (Louis)
Cardenio, l’homme aux rubans couleur de feu
1
Le Jardin de la Mort
1
Pépète et Balthazar
1
Le Rival de Don Juan
1
Le Sang des Races
1
BRULAT (Paul)
La Gangue
1
L’Ennemie
1
CARCO (Francis)
Bob et Bobette s’amusent
1
L’Homme traqué (Grand Prix du Roman 1922)
1
Verotchka l’Étrangère
1
Rien qu’une Femme
1
CHADOURNE (Louis)
L’Inquiète Adolescence
1
Terre de Chanaan
1
Le Pot-au-Noir
1
COLETTE
L’Ingénue Libertine
1
La Vagabonde
1
CORTHIS (André)
Pour moi seule (Grand Prix du Roman 1920)
1
L’Entraîneuse
1
DERENNES (Charles)
Vie de Grillon
1
La Chauve-Souris
1
DESCAVES (Lucien)
L’Hirondelle sous le Toit
1
DONNAY (Maurice)
de l’Académie Française
Chères Madames
1
Éducation de prince
1
DORGELÈS (Roland)
Les Croix de bois (Prix Vie Heureuse 1919)
1
Saint Magloire
1
Le Réveil des Morts
1
DUCHENE (Ferdinand)
Au pas lent des Caravanes (Grand Prix Littéraire de l’Algérie 1921)
1
Thamil’la (Grand Prix littéraire de l’Algérie 1921)
1
Le Roman du Meddah
1
DUMUR (Louis)
Nach Paris !
1
Le Boucher de Verdun
1
Les Défaitistes
1
ELDER (Marc)
Lauréat Prix Goncourt 1911
Thérèse ou la Bonne Éducation
1
Le Sang des Dieux
1
FARRÈRE (Claude)
La Bataille
1
Les Civilisés
1
Dix-sept histoire de marins
1
Fumée d’Opium
1
L’Homme qui assassina
1
Mademoiselle Dax, jeune fille
1
Les Petites Alliées
1
Thomas l’Agnelet, gentilhomme de fortune
1
GALOPIN (Arnould)
Sur le Front de Mer (Prix de l’Académie Française)
1
Les Poilus de la 9e
1
Les Gars de la Flotte
1
Mémoires d’un Cambrioleur
1
LAMANDÉ (André)
Les Lions en Croix
1
LEVIS-MIREPOIX
Montségur
1
LOUWYCK (J.-H.)
Un Homme tendre
1
La Dame au Beffroi
1
LOUYS (Pierre)
Aphrodite
1
La Femme et le Pantin
1
MALHERBE (Henry)
La Flamme au poing (Prix Goncourt 1917)
1
MARAN (René)
Le Petit Roi de Chimérie
1
MAUCLAIR (Camille)
Le Soleil des Morts
1
MIRBEAU (Octave)
L’Abbé Jules
1
Le Calvaire
1
RENARD (Jules)
L’Écornifleur
1
ROLLAND (Romain)
L’Ame enchantée
2
(I. Annette et Sylvie)
(II. L’Été)
Clérambault
1
Colas Breugnon
1
Jean-Christophe
10
Liluli
1
Pierre et Luce
1
t’SERSTEVENS (A.)
Les Sept parmi les Hommes
1
Un Apostolat
1
Le Dieu qui danse
1
Le Vagabond Sentimental
1
SEUHL (Antonin)
Petite Chose
1
VALDAGNE (Pierre)
Ce bon M. Poulgris
1
Constance, ma tendre amie
1
VAN OFFEL (Horace)
L’Oiseau de Paradis
1
Nuits de Garde
1
Le Tatouage bleu
1
Le Don Juan ridicule
1
Suzanne et son Vieillard
1
L’Exaltation
1
VILLETARD (Pierre)
Grand Prix du Roman 1921
M. et Mme Bille
1
Les Poupées se cassent (Couronné par l’Académie Française)
1
WERTH (Léon)
Clavel Soldat
1
Clavel chez les Majors
1
Yvonne et Pijallet
1
Les Amants Invisibles
1
Dix-Neuf Ans
1
Pijallet danse
1

Catalogue franco sur demande.

ÉTABL. BUSSON, Imprimeurs, 23 rue Turgot, Paris (9e). Tel. : Trudaine 61-79