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FRÉDÉRIC BOUTET

L’Homme sauvage
et
Julius Pingouin

PARIS
FÉLIX JUVEN, ÉDITEUR
122, RUE RÉAUMUR, 122

DU MÊME AUTEUR

Pour paraître :

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège, le Danemark et la Hollande.

L’Homme Sauvage
du quai Bois-l’Encre

RÉSUMÉ HISTORIQUE AVEC REPRODUCTION DES DOCUMENTS ORIGINAUX

Le dimanche de Quasimodo de l’an 19…, à huit heures dix minutes, M. Méandre, père de famille et chef de bureau, était en train, avec sa femme et ses quatre enfants, de prendre le repas du soir dans la confortable salle à manger de l’appartement par lui occupé au quatrième étage de la maison portant le numéro 3 du quai Bois-l’Encre, dans le quartier du Raisin-Sec.

La servante Anna, jeune provinciale de dix-neuf ans, assurait le service et venait de poser au milieu de la table un plat fumant de perdrix aux choux.

C’est alors que se produisit le phénomène premier et générateur de la plus extraordinaire suite d’événements qui se soit jamais déroulée au sein d’une nation civilisée et qui ait jamais passionné jusqu’au délire les esprits de tous les pays ; — enrayant la marche des affaires, engendrant les plus profondes perturbations religieuses, politiques et financières, faisant monter dans des proportions vertigineuses le tirage de tous les journaux — jusqu’au dénouement tant souhaité qui fut un soulagement pour toutes les nations.

Le phénomène fut tel : Subitement, sans que le moindre signe préalable vînt annoncer la chose, le crochet peint en blanc qui soutenait la suspension éclairant la table, s’arracha de la situation qu’il occupait dans le plafond depuis toujours. La suspension, privée de support, tomba perpendiculairement.

Son poids formidable, la brisant elle-même en mille morceaux, anéantit les perdrix aux choux, — émiettant le plat, rompant à demi la table, détruisant la verrerie et lançant dans les airs une nuée de débris solides ou liquides, enflammés ou graisseux, lesquels s’abattirent sur la famille Méandre tout entière. Un litre environ d’une substance verte et sirupeuse, pareille à une puante vase, s’écoula ensuite par le trou formé dans le plafond.


Sur la table cependant, le pétrole enflammé propageait un incendie que M. Méandre réussit à étouffer sous les plis de sa redingote qu’il enleva pour l’employer à cet usage, non sans que le vêtement n’en souffrît un notable dommage. Il y avait naturellement, au sein de cette famille paisible, une scène de tumultueuse consternation. Mme Méandre tomba dans une attaque de nerfs, et son plus jeune enfant la tête dans la cheminée, ce qui le rendit infirme pour toute sa vie. La servante Anna s’enfuit dans le but de chercher un gardien de la paix, et les demoiselles Méandre, sous la direction de leur sœur aînée, récemment sortie de pension, poussèrent une suite perçante de longs cris.


Après l’extinction du feu, M. Méandre, en proie à une colère furieuse et explicable, s’écria :

— C’est encore ce cochon d’en haut ! Ça devait finir comme ça ! Comment ose-t-il, avec un homme de mon caractère ?

Ces paroles avaient trait à certains petits faits qui s’étaient déjà produits, et notamment à un avis insolite, émanant, selon toutes probabilités, du susdit « cochon d’en haut » (le locataire du dessus) et dont nous reparlerons en temps et lieu. M. Méandre, ensuite, se précipita en bras de chemise dans l’escalier et ramena de force la concierge Armandine Cane, afin qu’elle constatât le fait. Cette fonctionnaire ne se prêta à la chose que d’assez mauvaise grâce, et ne montra pas toute l’indignation que l’on était en droit d’attendre. (Il fut prouvé par la suite qu’elle était encline à de la partialité en faveur du locataire du cinquième étage qui constituait pour elle une source de revenus mensuels). Elle osa même avancer que ça pouvait bien être un accident comme on en voit, mais M. Méandre renversa cette théorie en signalant l’avis dont nous parlions plus haut et qui consistait en une planchette d’un bois dur où une pointe rougie au feu avait tracé :

« Défense de jouer la Prière d’une Vierge au piano. Sans cela punition. »

Cette planchette, sans que l’on sût par quel moyen elle s’était introduite, avait été trouvée l’avant-veille reposant sur le piano même de Mlle Adélaïde Méandre, laquelle, sortie depuis peu de pension, ainsi que cela a déjà été dit, et soucieuse de perfectionner son éducation musicale, consacrait tous ses loisirs (une moyenne de onze heures par jour) à l’étude du célèbre morceau réprouvé par l’auteur de la planchette. Naturellement, on n’avait pas tenu compte de cette insolente injonction et Mlle Adélaïde Méandre avait persisté à pratiquer son art, tandis que son père vouait une forte rancune, selon son caractère, au voisin d’en haut à qui il imputait (vu certaines particularités que l’on connaîtra plus tard), l’outrageante communication. La chute de la suspension, que la famille se plut à envisager comme la punition annoncée, corrobora pleinement cette opinion. « Et ainsi les deux événements, agissant l’un sur l’autre, prouvaient leur source commune. » C’est dans ces termes que M. Méandre parla à sa concierge Armandine Cane. Cette personne secoua la tête et, sans répondre, redescendit dans sa loge. Et ce fut tout pour ce soir-là.

Le lendemain, M. Méandre, encore dans toute sa rage, alla trouver le commissaire de police du quartier du Raisin-Sec, M. Églantine, — le même qui plus tard joua un rôle actif dans la seconde partie du drame. Le magistrat écouta avec beaucoup d’intérêt l’étrange récit qui lui fut fait. Il promit d’envoyer un rapport au comité d’hygiène et conseilla à M. Méandre d’agir par voie judiciaire. Le chef de bureau y était déjà résolu et il prit congé de M. Églantine pour se rendre à son ministère, où il se fit un plaisir de raconter à tout le monde l’intolérable affront qu’avait reçu un homme de son caractère. Et tout le monde, depuis le chef de service jusqu’aux garçons de bureau, se livra à des commentaires ardents sur ce sujet nouveau. Ainsi fut rompu le morne désœuvrement des heures de travail.

M. Méandre engagea son action judiciaire dont le premier acte fut un constat opéré par Me Cormoran, huissier, 1, rue du Clou-dans-le-Mur. Il y eut des poursuites engagées et une demande faite de dommages et intérêts ; mais le locataire incriminé ne répondit pas aux citations, et un autre fait eut lieu qui nécessita un nouveau constat et ajouta un grief plus grave à celui qu’avait enregistré la plainte.

Le 17 mai au matin, la jeune servante Anna, pénétrant dans un cabinet sombre qui servait de débarras, aperçut au plafond des filaments embrouillés et entortillés qu’elle prit pour des toiles d’araignées. — « Ah ! bien, pensa-t-elle, il faut que je les enlève, madame gronderait si elle les voyait. » Et elle sortit pour rentrer bientôt avec l’instrument ad hoc qu’on appelle tête de loup. Ses efforts de nettoyage furent vains, les filaments inconnus étant d’une nature tenace, résistante et flexible qui défiait toutes les attaques. Ils sortaient du plafond même et avaient désagrégé le plâtre, dont tombèrent en abondance des parcelles sur la jeune servante. Étonnée et vaguement inquiète, celle-ci s’en fut chercher sa maîtresse et revint, accompagnée de cette dame et de Mlle Adélaïde Méandre qui abandonna, poussée par la curiosité, la Prière d’une Vierge qu’elle jouait à son piano.

A l’aide d’une chaise et d’une bougie, ces dames reconnurent que l’on avait affaire aux racines ligneuses de quelque arbre inconnu, — et ainsi fut détruite l’opinion de la jeune Anna qui croyait être en présence des cheveux du diable.

L’étonnement des trois femmes, cependant, était sans bornes et la servante partit en hâte prévenir M. Méandre à son ministère. Ce monsieur revint chez lui à toute vitesse, en proie à une colère furieuse, et accompagné de l’un de ses amis, M. Barnabé Cruchot, publiciste, reporter au journal le Plein Jour qui justement avait déjà publié une note au sujet du premier incident. Les deux personnages passèrent rue du Clou-dans-le-Mur, prendre Me Cormoran, l’huissier déjà nommé, que l’on mit au courant de la nouvelle insulte faite à un homme du caractère de M. Méandre.

Les faits furent reconnus et le constat eut lieu, cependant que la jeune Anna, livrée à elle-même, ne pouvait s’empêcher d’aller faire part de la chose à ses amis et connaissances, déjà au courant des premiers événements, et par le canal desquels l’histoire envahit entièrement le quartier du Raisin-Sec et ceux avoisinants.

Tout le monde alors commença à s’enflammer de curiosité au sujet du mystérieux locataire du cinquième étage, 3, quai Bois-l’Encre, sur qui couraient déjà les histoires les plus fantastiques, eu égard au singulier silence par lui opposé aux citations de Me Cormoran — sans compter différentes singularités préalablement remarquées et passablement remarquables que l’on se confiait avec des réticences et des mystères multiplicateurs. En même temps, au ministère que M. Méandre avait naturellement renseigné avec exagération, des paris s’engagèrent sur les causes de tels phénomènes… Et vaguement, on sentait que des événements graves étaient potentiels.

Le lendemain cependant, un article assez long intitulé : « Le soi-disant mystère du quai Bois-l’Encre » parut en deuxième page dans le Clairvoyant et calma légèrement les esprits. Dans cet article dont il était l’auteur soigneusement anonyme, M. Barnabé Cruchot donnait de longs détails sur le locataire inconnu dont l’attitude était si énigmatique et constituait la cause évidente et responsable de cette agitation. C’était, disait-il, un homme misanthrope, qui ne sortait presque jamais, ne recevait ni hommes, ni femmes, ni enfants, ni lettres, et avait défendu à sa concierge de donner aucun renseignement et de jamais laisser monter qui que ce fût à son appartement, sauf les fournisseurs habituels — soucieux qu’il était de ne pas être importuné dans le cours de ses importants travaux, lesquels consistaient principalement en recherches sur l’existence de Dieu. Il n’était pas excessif de supposer que ce monsieur n’avait pas reçu à temps les citations de Me Cormoran. Sans doute il paraîtrait au tribunal. Il s’appelait Dubois, des gens honorables l’avaient connu (l’auteur de l’article semblait insinuer qu’il en était, lui, des gens honorables qui avaient connu Dubois) et en somme rien ne prouvait sa responsabilité dans ce qui s’était passé et dont on l’avait, peut-être bien légèrement, accusé.

Par ces vagues et fallacieux renseignements, M. Barnabé Cruchot, qui avait reconnu au premier coup d’œil qu’un énorme intérêt était latent dans le mystère pathétique de cette affaire, et qui avait pesé, dans la sûre balance de son net jugement professionnel, quels prodigieux avantages il en pouvait tirer en la travaillant convenablement et en se la réservant dans la mesure du possible — M. Barnabé Cruchot donc, par ces vagues et fallacieux renseignements, endormit la curiosité du public et trompa la vigilance de ses confrères — limiers, toujours en quête de quelque événement sensationnel. Il chambra totalement, vers le même temps, la concierge Armandine Cane avec qui d’aucuns l’accusèrent d’avoir dormi, — s’enfonça davantage dans la confiance de M. Méandre et s’introduisit dans l’intimité de l’huissier Cormoran et du commissaire de police Églantine en se livrant avec eux à de furieux combats à la manille aux enchères. Ainsi cet homme astucieux, donnant carrière à son génie, préparait ses voies pour le jour peu éloigné où il emboucherait la trompette professionnelle pour y sonner de toutes ses forces une fanfare si puissante qu’elle résonnerait dans le monde entier, y trouvant partout des échos fidèles, enflammant immédiatement chacun des lecteurs d’une curiosité frénétique pour savoir la suite, et faisant de Barnabé Cruchot le roi incontesté des reporters et, du Plein jour, le miroir éclatant qui, pendant toute la durée de cette affaire extraordinaire, jouit d’une vente dix fois plus considérable que n’importe laquelle des feuilles concurrentes.

Le jour vint où, devant la justice de son pays, était appelé à comparaître le soi-disant Dubois. Ce jour vint, mais Dubois ne vint pas. Par défaut il fut condamné aux dix mille francs de dommages et intérêts que réclamait M. Méandre et signification lui fut faite dans les temps prescrits, afin qu’il n’en ignorât, par Me Cormoran, parlant à une femme à son service (qui était, dans l’espèce, la concierge Armandine Cane). Dubois reçut-il le papier ? et l’ayant reçu le lut-il ? L’on ne sait. Dans tous les cas, il agit comme s’il ne l’avait ni reçu ni lu, en ce sens qu’il n’agit pas du tout. Or, dans le cabinet noir, les racines croissaient toujours et parfois, spécialement quand avait sévi la Prière d’une Vierge, par le trou de la suspension, de la vase verte et puante tombait sur la table à manger de M. Méandre qui s’obstinait à ne pas transporter ailleurs ses actes nutritifs, car il aurait trouvé cela contraire à la dignité d’un homme de son caractère.

Il faut noter ici la très vive intelligence pratique dont fit preuve la jeune servante Anna. Elle sut, dans le moment où la curiosité fut particulièrement excitée par les causes de la plainte, amasser une somme assez notable en permettant aux curieux, lorsque ses maîtres étaient sortis, l’entrée de l’appartement et la contemplation du trou de la suspension ainsi que l’examen des racines moyennant la somme de un franc une fois versée. Pour un franc de plus on avait le droit de toucher, et un Anglais paya dix francs une fourche tortillée qu’il fit ensuite monter en épingle de cravate et revendit trois cent cinquante francs à un prince étranger. Cette industrie fut interrompue par la requête indiscrète d’un entrepreneur de spectacles qui, croyant M. Méandre de moitié dans la combinaison, vu les constantes et, semblait-il, complaisantes absences de Mme Méandre et de ses enfants, lui offrit de prendre à son compte l’entreprise de visite, de faire de la publicité et de partager les bénéfices qu’augmenteraient la fabrication et la mise en vente sur une grande échelle de fragments de racines artificielles montés en breloques. Il est inutile de dire que l’honorable chef de bureau refusa avec indignation. « Si Mme Méandre sortait c’est qu’elle avait à sortir. Il était inconcevable de faire de semblables propositions à un homme de son caractère. » Et, pour prouver à quel point il désavouait de telles pratiques, il flanqua la jeune Anna à la porte. Des réflexions subséquentes permettent de penser que l’influence salutaire de M. Barnabé Cruchot ne fut pas étrangère à cette résolution car ce publiciste devait craindre à juste titre les fâcheux effets d’une telle réclame sur les avantages personnels qu’il comptait tirer de cette affaire.

Le temps vint où fut exécutoire le jugement condamnant Dubois à verser la somme de dix mille francs ès mains du sieur Méandre. Le temps vint, mais l’argent ne vint pas. Vers les mêmes jours, aboutit aussi le rapport fait au comité d’hygiène publique par M. le commissaire de police Églantine.

Le comité chargea deux de ses membres d’aller faire une enquête sur les lieux, et ces messieurs, vaguement inquiets, commencèrent par une visite à M. le commissaire de police Églantine. Cette démarche fut faite le 11 juin. Le magistrat déclara aux visiteurs que le surlendemain 13, il devait, à la requête de Me Cormoran, huissier, accompagner ce dernier dans la saisie à opérer au domicile du sieur Dubois ; le commandement avant saisie étant resté sans effet. M. Églantine invita les délégués du comité d’hygiène à se joindre à lui. Ces messieurs acceptèrent. On pouvait penser alors que l’éclaircissement du mystère approchait et Barnabé Cruchot conclut que l’instant était venu où il fallait agir. Le lendemain donc, le dimanche 12 juin, parut dans le Plein Jour l’article-bombe fruit des pénibles labeurs du journaliste. Cet article occupait la moitié de la première page du journal et la seconde page tout entière. Des clichés reproduisaient l’aspect de la maison du quai Bois-l’Encre et de la porte de l’appartement du cinquième étage ainsi que la physionomie embrouillée des racines et celle, martiale, de M. Méandre, chef de bureau. Une manchette haute et noire faisait de loin entrer son titre émouvant dans les yeux et les cerveaux. L’effet, on l’a dit plus haut, fut immense. La curiosité monta jusqu’au délire. Il y eut des batailles autour des numéros et l’un des vendeurs, camelot expert connu sous le sobriquet d’Œil-sans-Os, gagna en une seule journée de quoi acquérir une maison de campagne. Tous les organes du soir et de la nuit reproduisirent avec des notes additionnelles les étonnantes révélations et les papiers de l’étranger, dans leurs langues respectives, les répandirent dans le monde entier.


Voici cet article :


Dimanche 12 juin 19…

Le Plein Jour.

L’HOMME SAUVAGE
DU QUAI BOIS-L’ENCRE

Au numéro 3 du quai Bois-l’Encre, dans le quartier du Raisin-Sec, en plein centre, des événements se passent, extraordinaires à un degré si excessif qu’à leur chercher de pâles précédents, si lointains soient-ils, la mémoire se fatigue en vain et que l’esprit le mieux équilibré, à les relater, vacille, inquiet, craignant d’entrer en démence. Est-il besoin de dire que nous nous refusâmes à leur donner créance lorsque notre système général d’informations nous en fit un bref exposé. Une enquête personnelle et approfondie cependant nous a pleinement convaincu de leur réalité — bien au-dessus de ce qu’on avait raconté et de ce que les suppositions les plus déréglées pouvaient admettre. Nous les mettons au jour, croyant de notre devoir de rapporter sans commentaire et aussi succinctement que possible ce que nous savons — ce qui est.

Oui, un homme sauvage existe parmi nous. A notre époque de science et de progrès, de justice et de calme, où nous recueillons enfin les fruits du labeur amer de l’autre siècle, où nous vivons en paix et en liberté, avec notre conscience d’hommes modernes, forts, raisonnables et maîtres du monde, — à notre époque éclairée et dédaigneuse de tout excès, un être humain existe qui, repoussant tous les avantages que l’on retire du commerce avec ses semblables, se maintient au milieu de nous comme une énigme et comme un défi. — Un être humain que personne n’a jamais vu, dont le son de la voix est inconnu, qui se refuse depuis de longues années à aucun rapport avec les autres hommes et qui, foulant aux pieds toutes les conventions sociales, tend à s’arroger indirectement sur ceux de ses semblables que leur mauvais destin a placés à sa portée des droits de maître à esclaves — pour ne parler que des faits avérés et non des probabilités horribles que laissent soupçonner certains détails significatifs dont une police un peu judicieuse aurait dû depuis longtemps s’émouvoir.

Mais précisons et reprenons les événements… (Ici nous coupons deux colonnes où, rappelant quelques faits divers préalablement publiés, réfutant son propre article optimiste et anonyme du Clairvoyant — en en déclarant l’auteur vendu manifestement au gouvernement — M. Barnabé Cruchot fait l’historique des faits que nous avons rapportés, depuis la découverte de la planchette et la chute de la suspension, jusqu’au jugement de saisie ; en passant par les racines, la vase et quelques autres incidents apocryphes, de l’invention évidente de M. Barnabé Cruchot.) Ce monsieur continue ensuite en ces termes :

Frappés par tant de singularité et par un baroque si évident dans le mystère, soupçonnant quelque étrange aventure, sans soupçonner évidemment qu’elle pouvait l’être à ce point — doutant par-dessus tout de ce qui nous était rapporté de seconde main — nous nous sommes livré, avons-nous dit plus haut, à une enquête personnelle et approfondie, laquelle — corroborant l’enquête que menait parallèlement l’aimable, énergique et sagace M. Églantine, commissaire de police du quartier du Raisin-Sec — nous a révélé les faits suivants qui se passent de tous commentaires et ne font que rendre plus opaque la ténèbre où se débat cette étonnante affaire.

L’immeuble portant le numéro 3 du quai Bois-l’Encre appartient, avons-nous dit, à la Société protectrice des Animaux. Il est habité bourgeoisement. L’appartement situé au cinquième et dernier étage de la maison occupe seul le palier et ses fenêtres donnent sur la rivière.

Il est loué au prix annuel de quatre mille huit cents francs. La personne qui l’occupe actuellement en prit possession il y a six ans et fit faire un bail au nom de Dubois qui est évidemment supposé. Les détails manquent sur cette entrée en jouissance car la concierge actuelle, une accorte et fraîche commère de trente ans, n’occupait pas la loge à cette époque. Son prédécesseur — un vieux brave décoré de la médaille coloniale et qu’elle remplaça voici quatre ans — se contenta, selon son expression militaire, de lui « passer la consigne » au sujet du locataire du cinquième. Cette consigne vaut qu’on la rapporte. Elle est affichée dans la loge et rédigée de la façon suivante :

CONSIGNE RELATIVE AU LOCATAIRE DU 5e.

« I. — Ne jamais avoir même l’idée que l’on pourrait sonner ou frapper, pour quelque motif que ce soit, à la porte de l’appartement du cinquième — et encore bien moins y entrer.

« II. — Porter à chaque terme la quittance à M. Gémissant, notaire, 51, rue Poire-Pourrie — qui paiera et donnera ensuite vingt francs pour la peine. L’on aura cinquante francs au terme de janvier. Agir de même relativement aux contributions et autres exactions.

« III. — Aller tous les mois chez le même M. Gémissant toucher la somme de quarante-huit francs nécessaire à l’acquisition de trois kilogrammes de tabac (scaferlati supérieur). Il y aura en plus pour la course cinq francs, lesquels ne se confondront pas au terme avec la récompense spéciale. Ce tabac devra être monté au cinquième étage et ce jour-là, et pour ce jour-là seulement, l’on aura le droit et le devoir de s’approcher de la porte. Il devra être exactement midi. On sonnera alors, dans un clairon qui dépassera le petit guichet en haut et à gauche de la porte, l’air connu :

Vive le vin, l’amour et le tabac !
Voilà, voilà le refrain du bivouac !…

Ensuite on jettera le tabac dans le grand guichet qui s’ouvrira en bas à droite, et l’on s’en ira.

Alors, l’on cessera immédiatement et pour un mois de savoir qu’il y a un locataire au cinquième étage.

« IV. — L’on évincera soigneusement les mendiants, fumistes, quêteuses religieuses ou autres, vidangeurs qui demandent leurs étrennes et toute vermine analogue.

« V. — Toute infraction au présent règlement sera cruellement punie. »

Nous avons tenu à donner en entier cet étrange document qui fut jusqu’à maintenant soigneusement obéi et qui continue à l’être. Jamais la concierge ne vit son ou ses locataires. Elle ignore complètement quelle est leur vie. Des gens montent des provisions le matin, mais elle sait qu’ils n’entrent pas, agissent comme elle agit au sujet du tabac, sonnant cependant des airs différents selon leur profession, et sont payés de même par Me Gémissant. N’osant monter elle-même les exploits de Me Cormoran, et n’osant non plus les garder, elle prit un moyen terme et confia le premier au garçon boucher qui, tous les jours, livre de la viande au cinquième, et qui fit passer le papier avec un chargement de bœuf. Mais comme il reçut le lendemain un fort jet d’eau sale, sur la tête et dans la bouche, en jouant dans le clairon l’air :

Toréador, en garde !…

afin de faire sa livraison, il prit cela pour une punition de son indiscrétion et refusa avec colère de se charger des exploits suivants, lesquels demeurèrent en souffrance dans la loge. Quelquefois, trompant la surveillance de la concierge, des mendiants ou des quêteurs à domicile montèrent ; mais jamais l’huis du cinquième ne s’ouvrit pour eux et sans doute ils n’ont qu’à s’en féliciter. Les voisins n’ont jamais été incommodés par un vacarme excessif, mais parfois, dans le silence des nuits, de lointains et étouffés gémissements semblent s’élever du lieu mystérieux et emplissent leurs âmes de terreur.

Nous avons pu apprendre par des boutiquiers établis dans le quartier depuis longtemps que le personnage inconnu avait procédé de nuit à son emménagement. Il le dirigeait lui-même et, sous ses ordres, quatre créatures que l’on croit être des nègres, travaillaient, portant en se jouant une foule de caisses énormes d’où s’échappaient parfois des plaintes inhumaines. Il est vraiment extraordinaire que la police, qui généralement se mêle avec tant de zèle de ce qui ne la regarde pas, et qui, certes, n’ignorait pas ces faits, ne soit jamais intervenue.

Une visite s’imposait à Me Gémissant, et, remettant à plus tard la suite de nos investigations sur les lieux mêmes, nous nous sommes rendus 51, rue Poire-Pourrie. Nous trouvâmes Me Gémissant chez lui ; mais à notre grand désappointement il ne put nous donner aucune indication précise. Il reconnut avoir comme client un monsieur habitant 3, quai Bois-l’Encre, et qu’il ne connaissait pas du tout avant d’avoir reçu de ses mains une somme très forte dont le revenu était destiné à payer les quittances trimestrielles présentées par la Société protectrice des Animaux, et des notes mensuelles — boucherie, volailles, bois, légumes, pâtisserie, vins, tabac, etc. Il y avait toujours une forte gratification pour l’employé qui devait toucher la note. Les honoraires de Me Gémissant étaient comptés aussi. Le personnage inconnu, en versant l’argent (titres au porteur et espèces) n’avait pas caché à Me Gémissant que c’était à sa situation de notaire de la ville qu’il devait sa clientèle car une sécurité absolue était nécessaire. Nous interrogeâmes alors le notaire sur l’importance de la somme et sur l’aspect du personnage. Me Gémissant nous répondit que c’était un homme d’âge moyen et plutôt bien, qu’il avait l’air d’un voyageur. Le nom donné — Dubois était évidemment supposé. La somme était très importante, quoique évidemment il y avait des sommes encore plus importantes — il y en avait qui l’étaient moins, sans cesser pour cela d’être des sommes très importantes… Me Gémissant ne pouvait réellement pas dire… Il s’arrêta, gêné, vîmes-nous, par le secret professionnel, derrière lequel il finit par se retrancher en laissant percer cette vague inquiétude qui trouble tous ceux qui sont en rapport, d’une façon quelconque, avec l’homme enfermé, et à laquelle nous-mêmes n’échappâmes point, lorsque, une heure plus tard, nous fûmes devant la porte de son appartement.

Un faible espoir d’en apprendre plus long nous conduisit chez le boucher cité par Me Gémissant et qui est l’un des plus notables du marché. Cette visite fut vaine. Le patron, colosse revêche et taciturne se déclarant lié, lui aussi, par le secret professionnel (?) se refusa à nous donner le moindre renseignement. « Ne voulant à aucun prix mécontenter un client avec qui il n’avait que de la satisfaction et qui pourrait peut-être l’apprendre, on ne sait pas. » Comme nous insistions, cette brute nous menaça de nous jeter à la figure un paquet d’entrailles de moutons qu’elle maniait et nous partîmes, concevant bien que ce commerçant impoli, pas plus qu’aucun fournisseur, ne savait rien sur le mystérieux personnage.

Chez la fruitière, où nous conduisit le devoir professionnel, nous apprîmes que, tous les matins, cinquante salades, des fruits et trois douzaines d’œufs frais étaient portés au cinquième étage du numéro 3, quai Bois-l’Encre, et que, pour les faire recevoir, le procédé était celui déjà décrit. On montait à huit heures précises, on soufflait dans le clairon à travers le petit guichet en haut à gauche ; (l’air pour la fruitière était) :

Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ?…

on poussait la manne chargée à travers le grand guichet en bas, à droite et on s’en allait. Le pâtissier voulut bien nous déclarer qu’il livrait tous les matins de la même façon quarante éclairs tant au café qu’au chocolat et vingt-cinq babas au rhum (!) mais il se refusa avec la dernière énergie à nous révéler quelle mélodie il devait produire pour faire entrer ses chargements.

Nous retournâmes alors 3, quai Bois-l’Encre. La concierge consentit à nous accompagner jusqu’au palier du cinquième étage, bien qu’avec beaucoup de difficultés et sur notre promesse formelle de ne faire aucun bruit. Les étages sont de vingt-cinq marches, larges, confortables et revêtues d’un tapis jaune et rouge retenu par des tringles de cuivre. Au cinquième étage, au fond et en face, il y a la porte de l’appartement, laquelle est sombre, faite en cœur de chêne et d’une solidité à toute épreuve, semble-t-il. Deux guichets y sont découpés, clos de volets métalliques. L’un est situé à gauche à 1 mètre 30 du sol environ — il présente la forme d’un carré de 25 centimètres de côté. C’est par là que passe le clairon. L’autre est découpé dans le battant de droite et va jusqu’à terre. C’est comme une petite porte, large et haute de deux pieds, qui s’ouvre dans la grande. C’est par là qu’on ravitaille la place. Nulle part l’on ne voit de sonnette. Le tout présente un aspect solide, farouche et résolu bien fait pour inquiéter. Nous y avons collé notre oreille, mais, évidemment, l’épaisseur est prodigieuse et doit en plus être matelassée car aucun son ne nous est parvenu. Malgré la promesse faite à la concierge, nous ne pûmes nous empêcher de heurter avec notre canne à cet huis si menaçant ; mais la concierge, qui nous surveillait du milieu de l’étage, où elle était prudemment demeurée, prit peur, entra en courroux de notre audace et dégringola vers les régions inférieures, en nous enjoignant de la suivre. Obéissant à cette injonction, nous entrâmes en passant chez M. Méandre, lequel était à son ministère. La très aimable Mme Méandre nous reçut et voulut bien nous laisser constater que les racines s’étendant toujours, occupent maintenant la totalité de la petite pièce sombre qui est, non une buanderie comme on l’a trop légèrement avancé, mais un cabinet de débarras. Nous avons pu nous convaincre qu’un jus mousseux et mal odorant coule maintenant sans trêve du plafond de la salle à manger. Une bassine a été placée au milieu de la table pour le recevoir, M. Méandre ne voulant pas se résoudre à désaffecter sa salle à manger, ce qui semblerait une concession faite à son lâche et en somme inconnu ennemi.

Sur une question de notre part, Mme Méandre a bien voulu nous révéler toutefois, qu’à l’insu de son mari, elle a supprimé les séances de piano et que Mlle Adélaïde Méandre étudie maintenant en ville la Prière d’une Vierge. Prenant congé, nous descendîmes jusque sur le quai afin de reconnaître la position exacte des fenêtres. Celles-ci, malheureusement, sont munies de larges balcons qu’enguirlandent des plantes grimpantes, ce qui rend la vue impossible. D’autre part, la rivière empêche de prendre du champ et les maisons, de l’autre côté de l’eau, sont beaucoup trop lointaines pour que l’on puisse tenter de leur toit aucune investigation, même avec une longue-vue.

Comme nous étions le nez en l’air, à considérer ces choses, un homme barbu et vêtu du tablier de cuir des ouvriers serruriers nous aborda, sortant de chez un marchand de vin. Il nous frappa sur le ventre, poussa un rire sardonique et, lançant presque sur nos pieds un jet de salive, nous cria :

— All est solide, hein, c’te porte ? On n’en fait pus comme ça. C’est moi que je l’a bardée ! Et pis y a une grille derrière qu’y faudrait d’z’éléphants… C’est d’la belle ouvrage… Pour la forcer, c’est macache !…

Espérant des révélations importantes, nous entraînâmes cet homme chez le marchand de vin d’où il sortait. Là, appuyé au comptoir et fumant un puant brûle-gueule, il voulut bien nous laisser comprendre, sous l’influence d’une douzaine de petits verres d’alcool, qu’il était serrurier et avait, six ans auparavant, garni de plaques et de barres d’acier la porte de l’appartement du cinquième qui était vide alors. Il avait posé une grille derrière et exécuté divers autres travaux. L’ouvrage avait été grassement payé par le personnage qui louait l’appartement et qui était, selon son expression : « Un vraiment bath type, costeau et à la redresse. »

C’est là tout ce que nous pûmes tirer de ce prolétaire ivrogne, goguenard et familier qui finit par nous pousser dehors en répétant : « C’est moi que je l’a bardée, et pour la forcer, c’est macache. »

Cet incident fut le dernier de notre enquête.

Telle est, à l’heure actuelle, la situation. Tout commentaire serait illusoire. Toute récrimination sur l’incurie des autorités serait vaine. Demain, le mystère sera élucidé. Demain, Me Cormoran, M. Églantine et quelques autres personnages que nous ne sommes pas autorisés à nommer, eu égard aux très hautes situations sociales qu’ils occupent, pénétreront dans l’appartement mystérieux (il y aura un journaliste, — un seul — et, sans dire son nom, nous pouvons promettre à nos lecteurs qu’ils seront renseignés les premiers et d’une façon définitive). Ces représentants de la civilisation pourront voir l’Homme sauvage, pourront lui parler, et obtenir de lui les réparations, les explications auxquelles a droit la société tout entière.

Nous l’espérons, dirons-nous que c’est à peine si nous y croyons… Un vague péril nous semble émaner de cet appartement énigmatique. On peut s’attendre, croyons-nous, aux pires résistances. Sera-t-on en présence d’un maniaque furieux qu’une intrusion rendra frénétique, ou bien d’un de ces froids et impitoyables lunatiques qui, envahis par l’idée fixe d’une science ou d’un art, marcheraient sans pâlir à travers les ruines du monde, les yeux sur leur chimère ?… Nous n’osons avoir une opinion, nous espérons de tout notre cœur que tout se passera bien ; mais enfin contre la force, rien ne peut prévaloir que la force.

Faudra-t-il en venir là ?

Signé : Barnabé Cruchot.


Nous avons reproduit cet article d’une façon intégrale, vu son importance historique et la véracité presque complète des détails qu’il donne. Tous nos lecteurs en ont certainement déjà eu connaissance lors de sa publication première, car on peut dire qu’il fut lu par la terre entière. Le lendemain, les plus importants organes : le Synoptique, le Cent Bouches, le Tonnerre, le Palmipède, etc., la rage dans le cœur de n’être point les promoteurs de tant d’agitations, publièrent des éditions spéciales avec photographies de la maison, de la porte, des racines, de la concierge, etc… Tous leurs efforts furent cependant vains car le seul journal qui demeura, aux yeux du public, le maître incontesté et le vrai phare en cette affaire fut l’avisé Plein Jour dont le tirage, du jour au lendemain, monta de cent trente-huit mille à deux millions neuf cent quarante-sept mille exemplaires.

Le 13 juin, jour où devait être opérée la saisie, à partir du matin il y eut une foule immense qui se pressa autour de la maison portant le numéro 3 du quai Bois-l’Encre. Un important service d’ordre dut être organisé autour de l’immeuble dont la porte, dès la veille, avait été fermée par prudence.

Peu après deux heures arrivèrent les personnages qui devaient pénétrer dans l’appartement. Ils étaient huit, savoir : M. Truie, sénateur, commandeur de la Légion d’honneur, ancien ministre des Travaux publics, directeur de la Société protectrice des Animaux, et, comme tel, propriétaire moral de l’immeuble. Ce monsieur était en habit avec sa cravate de commandeur et tous ses ordres étrangers. M. le docteur Volière, vice-président du comité d’hygiène (son adjoint, M. Cousse, malade, s’était fait excuser). Me Cormoran, huissier, devant procéder à la saisie et son clerc. Le commissaire de police Églantine, ceint de son écharpe et accompagné des deux inspecteurs de police Andréas et Trolay. Le serrurier Panaris enfin, le même qui avait établi les ferrures de la porte et qu’on avait appelé pour la forcer. Que l’on ajoute à ce monde officiel le journaliste Barnabé Cruchot qui se trouvait depuis la veille dans la loge de la concierge et à qui l’on permit de se joindre au groupe, l’avantageant ainsi fortement sur ses confrères, lesquels, au nombre de cent cinquante-huit, tant nationaux qu’étrangers, et après une opiniâtre insistance, ne purent obtenir que la permission d’occuper l’escalier jusqu’à la dixième marche exclue du cinquième étage. Ils se vengèrent en photographiant tout le monde. La dame Armandine Cane, concierge de l’immeuble, put se joindre à ceux qui entraient, poussée par la curiosité et protégée par M. le commissaire de police Églantine. L’on remarquera l’absence de M. Méandre, plaignant et chef de bureau. Ce monsieur n’avait pas voulu prendre part à cette visite craignant de ne pouvoir contenir la furie d’un homme de son caractère, mis en présence du « cochon d’en haut », cet ennemi détesté.

Quand le groupe composé d’éléments si divers, occupa, dans son intégrité, le palier du cinquième étage et que Me Cormoran s’avança, un peu verdâtre, et frappa à la porte avec sa canne, il y eut un silence parfait et une attente angoissée. Mais rien ne répondit. Alors, approcha M. Églantine, commissaire de police et quand il prononça les mots solennels : « Au nom de la loi » il y eut un plus parfait silence et une attente encore plus angoissée. Mais rien ne répondit.

En vain les sommations furent légalement réitérées. Alors M. le commissaire de police Églantine donna au serrurier Panaris l’ordre d’avoir à commencer son travail. Cet homme, murmurant entre ses dents : « Pour la forcer, c’est macache ; c’est moi que je l’a bardée ! » se mit à l’ouvrage sans ardeur. Après un labeur inutile et superficiel de trois quarts d’heure, il déclara nettement et avec une évidente satisfaction que ni lui ni aucun serrurier n’en viendrait à bout comme ça, avec ses mains, et qu’à son avis il faudrait « d’z’éléphants, pace qu’il y avait une grille derrière ; et pis, ajouta-t-il non sans fierté, c’est moi que je l’a bardée et c’est de la belle ouvrage. »

M. Truie, alors, s’avança majestueux et ferme pour parlementer avec ces battants obstinés. Il fit un discours touchant où il parla des justes lois et de la mansuétude des juges, de l’horreur de la rébellion et de l’avantage d’être décoré de la Légion d’honneur, des joies de la famille, du bonheur d’être libre et bien avec tout le monde. Il fut éloquent et attendrissant et il y eut des gens qui pleurèrent en l’écoutant. La porte, elle, ne s’émut pas et ne s’ouvrit pas. M. Truie, vexé, changea de ton. Il parla de la force du gouvernement soutenu par une immense majorité, du nombre d’hommes servant dans l’armée active, des canons et des gendarmes. Il évoqua les cachots et leur paille. Il discourut sur les bagnes, les chances qu’on avait d’y mourir et la nécessité de châtiments sévères. Il fut redoutable et impressionnant et il y eut des gens qui eurent peur. La porte, elle, ne trembla pas et ne s’ouvrit pas.

— C’est bien, dit alors M. Truie avec une immense dignité, j’étais venu espérant que mon autorité influerait sur une résistance insensée. Je vois qu’il n’en est rien. En moi s’éteint toute indulgence et ne reste que l’homme public qui doit faire respecter la loi. Je ne faillirai pas à ce devoir. Puisque, aujourd’hui, non préparés à une si inconcevable résistance, nous manquons des moyens nécessaires pour la vaincre, et que l’heure s’avance, nous allons nous retirer. Demain nous reviendrons, et nous entrerons.

Alors la porte s’ouvrit.

Elle s’ouvrit à demi, très silencieusement, du battant de droite, et par son étroit bâillement on ne put qu’apercevoir une profonde ténèbre.

Le battant résista à une vigoureuse poussée qui voulait l’ouvrir davantage.

Il y eut une hésitation, c’était à qui n’entrerait pas. Cependant un reporter du journal anglais le Télégraphe sans fil, ayant crié de l’escalier qu’il s’offrait à entrer immédiatement et tout seul, le mouvement en avant se dessina.

Il était alors exactement quatre heures vingt huit minutes. Au dehors il faisait beau temps et les oiseaux chantaient.

Pénétra d’abord l’inspecteur de police Andréas, puis le commissaire Églantine, ensuite M. Volière, ensuite le journaliste Barnabé Cruchot précédant M. Truie et la concierge que suivaient Panaris, et, modestement huitième et dernier, l’huissier Cormoran. Le clerc, pris d’un mal subit, avait dû regagner précipitamment les régions basses de l’immeuble. L’inspecteur Trolay fut laissé à la garde de la porte, de l’escalier et des journalistes, avec quatorze gardiens de la paix sous ses ordres pour barrer les marches.

Ainsi donc, la troupe entra, et l’inspecteur Trolay resta sur le palier devant la porte ; mais la porte soudain, presque sur son nez, se ferma avec un haut vacarme, et l’on ne vit plus ceux qui étaient entrés.

Aucune clameur ne fut entendue, aucun mouvement ne se produisit, aucune réponse ne fut faite aux coups, d’abord timides, ensuite furieux, que l’inspecteur de police Trolay, avec le temps, prit sur lui de faire frapper par deux vigoureux gardiens de la paix à l’aide du pommeau de leurs armes.

L’on ne vit ni n’entendit rien, mais ceux qui étaient entrés ne ressortirent plus et la porte demeura close.

Ce groupe de citoyens si divers s’abolit ainsi, depuis le ministre jusqu’au serrurier, et n’exista plus pour la vie extérieure.

Ceux qui assistèrent à cette disparition, lorsqu’ils la comprirent définitive, connurent une angoisse étrange et discernèrent que quelque chose était changé et que des temps nouveaux se levaient sur le monde puisque étaient possibles de tels phénomènes.

Enfin, des journalistes, secouant la torpeur qui les maintenait, stupides, les yeux sur la porte, descendirent pour porter la nouvelle parmi la foule et parmi le monde.

D’autres restèrent et bivouaquèrent sur les marches. L’inspecteur de police Trolay envoya un gardien de la paix prévenir M. le préfet de police et lui-même demeura à garder la porte et à empêcher de monter les journalistes qui n’en avaient pas envie, car il connaissait son devoir.


LE CARNET DE MAITRE CORMORAN

(Nous reproduisons en entier le carnet de Me Cormoran, en y intercalant des notes succinctes rappelant les événements du dehors qui engendraient ou suivaient la tragédie, alors ignorée, du dedans.)

Mardi 14 juin 19… — Je suis Cormoran, huissier, et ce qu’on va lire est la relation fidèle de tout ce qui nous est arrivé dans les domaines de l’Homme sauvage, depuis hier, 13 juin, que nous y sommes entrés.

Je me livre à ce travail pour me distraire un peu des horreurs de ma situation et surtout afin que nul n’en ignore et que la terre entière sache — si ce manuscrit ne s’ensevelit pas avec moi dans quelque catastrophe — quelle destinée fut la nôtre en ces lieux.

Et je commence par déclarer que mon espoir le plus cher est que la nation se lève sans attendre pour nous délivrer, si l’on nous retrouve vivants, et pour nous venger si le cours de nos carrières est interrompu par un trépas funeste et prématuré.

Que l’on ne s’attache point à la forme littéraire, peut-être insuffisante, de ces vagues notes jetées entre les spasmes d’une agonie mentale, sur un papier hasardeux. Que l’on sache seulement que j’écris, étant, sauf les bras, totalement ficelé et suspendu, par la boucle de mon pantalon et un crochet à suspension, au plafond d’une forêt vierge, si je puis dire. J’ai mon carnet dans ma main gauche et mon crayon dans ma main droite. Le reste de mon corps n’existe plus en tant qu’homme libre. L’on conçoit que cette position n’est pas favorable aux travaux intellectuels. En plus les horreurs auxquelles j’ai assisté et les tourments que m’inflige un boa constrictor, sans parler des affreux périls qui nous menacent constamment par le fait même de notre situation, m’ont fait à demi perdre la raison…

Mais je reprends mon récit au moment de notre entrée dans cet appartement funeste.

L’on sait à la suite de quels faits nous nous trouvâmes réunis, moi et mes compagnons d’infortune (car aucun de nous n’a échappé, sauf mon clerc Sidoine qui redescendit prétextant une indisposition subite que je crois mensongère) nous nous trouvâmes réunis, dis-je, le 13 juin 19… sur le palier du cinquième étage de la maison portant le numéro 3 du quai Bois-l’Encre. Nous devions, on le sait, pénétrer de gré ou de force dans l’appartement du soi-disant sieur Dubois chez qui, à la requête du sieur Méandre, chef de bureau, je devais opérer une saisie-arrêt. Nous étions huit — huit membres de la société, plus ou moins élevés sur l’échelle de la civilisation ; mais tous honorables. Parmi nous, brillaient M. le docteur Volière, vice-président du comité d’hygiène, et, plus haut que tous, le vénéré M. Truie, l’ancien ministre, le sénateur bien connu. Quand je songe que c’est sur des personnalités aussi marquantes, sur des hommes aussi profondément respectables, sur des personnages officiels que leur mission revêtait d’un lustre auguste, que l’attentat le plus monstrueux a eu lieu — a lieu encore — je me demande comment nos concitoyens pour nous délivrer n’ont pas déjà démoli cette maison pierre à pierre avec leurs ongles, et je douterais, oui, je douterais de la Providence, si ce n’était un blasphème… Mais revenons à notre récit.

L’on connaît certainement l’inutilité de mes coups à la porte maudite de cet appartement détesté, et combien furent vaines les sommations de M. le commissaire de police Églantine ainsi que les labeurs du serrurier Panaris. Ce n’est qu’après deux harangues éloquentes de M. le sénateur Truie que s’ouvrit l’un des battants, — satisfaction à nous donnée que nous attribuâmes à une soumission craintive alors qu’elle n’était que le fait de la plus atroce des perfidies.

La porte donc s’ouvrit, s’entr’ouvrit plutôt, et — un à un — nous pénétrâmes, moi, modestement huitième et dernier. Et, derrière moi, la porte retomba avec un haut et sinistre bruit. Alors, j’entendis dans mon oreille un ricanement pareil à celui d’un démon et, soudain, autour du groupe que nous formions, avant que nous ayons pu nous reconnaître, quelque chose se jeta qui, nous entourant au milieu du corps, nous attira avec une force immense les uns contre les autres. Instinctivement je portai la main sur ce lien inconnu — cela était gros, rond, froid et écailleux. J’ouvris la bouche pour un cri — une masse molle et gluante la remplit — les appels, les râles, les imprécations qui s’élevaient s’étouffèrent avec une pareille rapidité. J’avais la barbe de M. le commissaire de police Églantine dans l’oreille, j’avais le bec du parapluie de M. le docteur Volière dans le creux de l’estomac ; les hanches considérables de la concierge Armandine Cane m’opprimaient le ventre… J’étouffais, le lien me coupait en deux, je m’évanouis…

Lorsque je repris mes sens, le jour déclinait et ma stupeur fut sans bornes car je me trouvais dans les airs, complètement lié, sauf les bras, avec des bandes arrachées aux pans de ma propre redingote, et suspendu, ainsi que je pus m’en rendre compte, par la boucle de mon pantalon, à un crochet (évidemment destiné à une suspension) fixé au milieu de ce que je reconnus avec une certaine difficulté pour être un plafond, mais dans quel état, grand Dieu !…

Le plus étrange — ce qui me remplit de stupeur, d’épouvante, de stupidité — ce qui me fit douter de mon état de veille et de ma raison jusqu’à ce que je me souvinsse des incidents motivant la plainte de M. Méandre — le plus étrange c’est le spectacle qui m’entourait, qui m’entoure encore maintenant que j’écris ces lignes, qui m’entourera jusques à quand, ô Seigneur ? Je compris enfin. Le locataire de l’appartement, le soi-disant sieur Dubois, l’Homme sauvage, a fait des lieux par lui loués une reproduction des jungles de l’Inde, des forêts vierges de la Louisiane, de la brousse africaine ou du buisson australien. Je ne puis préciser, étant un homme paisible et religieux — ennemi des bêtes féroces et des longs voyages.

Dans ce local, détourné de sa destination primordiale qui était d’abriter l’existence vertueuse et sereine de quelque famille honorable, toutes les cloisons ont été abattues et toutes les pièces réunies forment un immense espace irrégulier et sauvage.

Le sol, qui est une épaisse couche de terre végétale, se montre couvert d’une herbe épaisse et nourrit une foule de végétaux de toute taille et de toute nature. Rappelant de faibles connaissances botaniques je reconnais le cocotier, le tamarinier, le palmier, le catalpa, le magnolier, le baobab, le cèdre, sans compter des espèces plus connues, telles que prunier, cerisier, cognassier, abricotier, pommier, oranger, laurier, presque tous chargés de fruits mûrissants. Les géants des forêts équatoriales, dont les branches se recourbent contre le plafond et forment une épaisse voûte, sont enlacés par une foule de lianes et autres plantes grimpantes où s’ouvrent çà et là d’éclatantes corolles. Des fougères géantes, des melons, des cactus épineux et d’autres de forme obscène, des azalées, des camélias, des buissons de roses sauvages, et une foule de végétaux à moi inconnus, croissent librement, vivaces et verdoyants sous ces dômes de verdure. Une source jaillit d’un rocher à ma droite et un jet d’eau élève son bruit musical et limpide derrière moi, dans le lointain de l’appartement où il y a, paraît-il, un jardin potager. Ainsi est formé un ruisselet gazouillant et tout envahi par les roseaux.

Je comprends maintenant d’où vient la vase qui s’épand chez M. Méandre et je m’étonne que les infiltrations qui, inévitablement, se produisent n’aient point encore dégradé davantage la maison.

Et cet appartement devait, selon les conditions du bail, être habité en bon père de famille !!!…

Une foule d’animaux, féroces pour la plupart, habitent cette forêt et y vivent en toute liberté. Je parlerai d’eux tout à l’heure ainsi que du maître du lieu — l’Homme sauvage lui-même.

Les fenêtres, je dois le remarquer, ont été toutes condamnées jusqu’à la moitié de leur hauteur, deux carreaux mobiles s’ouvrent au sommet pour donner de l’air et ne montrent que le ciel.

La vaste baie vitrée qui s’avance, ainsi qu’on peut voir du dehors, en terrasse a été laissée libre. Toujours ouverte, drapée de guirlandes verdoyantes, elle engendre un courant d’air permanent, qui n’est pas inutile pour l’aération mais qui peut devenir funeste aux gens qui sont aussi sensibles de la poitrine que moi.

Suspendu comme je suis, je me trouve à peu près au milieu de l’espace total. Des corniches dorées, bien que sales et envahies par la verdure, m’indiquent que j’occupe la place du lustre du salon… Le lustre du salon !!!… Je crois rêver !!! Un lustre au sein même de la nature la plus sauvage, là où des oiseaux voltigent, ou des moustiques bourdonnent et piquent, où des plantes grimpent déjà le long de mes membres et où j’entends le clapotis de l’eau sous le ventre de l’hippopotame ! — Car il me faut remarquer qu’un espace relativement vaste a été transformé en piscine à l’usage de l’un de ces pachydermes — jeune encore, il est vrai — et de ceux des naturels qui aiment la natation. C’est l’une des chambres sans doute que l’on aura revêtue de feuilles métalliques. Le ruisselet provenant des sources l’alimente et l’évier de la cuisine — de ce qui a été la cuisine — en reçoit le trop plein.

Cette pièce d’eau est vaseuse, profonde, fertile en plantes et en roseaux. Des animaux aquatiques : rats, serpents, tortues, loutres, l’habitent ; sans parler des salamandres, tritons, vers de vase et autre vermine de tous genres.

A ma droite est la porte qui donne du salon (le salon !) sur l’antichambre — laquelle antichambre est la seule pièce de l’appartement qui ait gardé son aspect premier et par laquelle nous avons été capturés. La porte qui y donne a été coupée à la moitié de sa hauteur, comme il est d’usage dans les étables pour aérer les animaux, sans qu’ils puissent sortir, mais ici c’est la partie haute qui sert de passage, le bas retient la terre… Tels sont les lieux où nous vivons depuis hier, si l’on peut appeler cela vivre…

Il me faut arriver maintenant au sujet le plus odieux, qui est la population même de l’appartement et le sort fait à chacun de nous — misérables captifs de monstres sans nom, aussi insolents que brutaux, aussi dénués de délicatesse que bien pourvus d’ingéniosité cruelle, estimables pourtant lorsqu’on envisage leur chef, l’Homme sauvage lui-même.

Et ici, qu’on me permette une remarque très importante : étant donné les faits monstrueux dont il ne craint pas d’assumer la responsabilité, l’on pourrait croire que ce sieur est aliéné. Il faut bannir cette idée : L’Homme sauvage n’est pas fou — je le proclame hautement. Il suffit de le voir, de l’entendre pour en être convaincu. Il suffit d’être en sa présence pour reconnaître dès le premier abord qu’il jouit d’une parfaite certitude d’esprit, d’une intelligence nette et effroyable.

Il n’est pas fou, il est impitoyable seulement ; il ne peut être fléchi et, devant lui, il faut laisser toute espérance. L’on conçoit facilement que plusieurs d’entre nous, dès les premiers instants, l’ont supplié de nous rendre la liberté. Des prières lui furent adressées qui auraient ému un tigre rugissant et des larmes coulèrent qui auraient amolli un roc — ce fut en vain.

L’Homme sauvage, sans mot dire, étendit sa main et nous montra, clouée au tronc d’un baobab, une planchette analogue à celle qui fut trouvée chez M. Méandre. Une pointe rougie avait tracé : Défense de parler, sans quoi l’on mange de la vase. Et comme M. Truie insistait, évoquant avec majesté les justes représailles d’une société si cruellement offensée en nos personnes, l’Homme sauvage fit un geste et l’une des brutes qui sont ses esclaves, dans la bouche ouverte du vénérable sénateur, tassa brusquement une poignée gluante, verdâtre, fétide. Je compris alors ce qui nous avait bâillonnés lors de notre capture… Mais je reviens à mon récit.

L’Homme sauvage, ai-je dit, n’est pas fou. Actuellement que j’écris ces lignes je le vois au travers du feuillage, à une faible distance. Il est assis au bord de la source. Il est maigre, barbu, musculeux, sardonique et calme. Il fume sa pipe. Son vêtement est simple. Rarement il parle. Parfois il lit des livres. A ses pieds est sa chèvre favorite. Une très jeune, très jolie, très caressante et très capricieuse chèvre qui ne le quitte que bien peu et pour laquelle il paraît avoir, sans doute pour imiter Robinson, une tendresse excessive…

Les autres membres de ce pandémonium sont :

1o Trois ou quatre créatures de formes vaguement humaines. Parfois bipèdes, le plus souvent quadrupèdes ou quadrumanes. Ils sont noirs, chevelus, velus, barbus et muets. Leur vigueur, leur agilité et leur adresse sont sans bornes. Ils servent de tout leur cœur l’Homme sauvage et semblent le vénérer et l’aimer au delà de l’expression. Il y en a un qui s’appelle Zéphirin, un autre quelque chose comme Venceslas ; les autres je ne sais pas encore. Ce sont peut-être des nègres ; mais plus probablement des gorilles.

2o D’un babouin de forte taille, aussi méchant que vicieux. L’être le plus haïssable que je connaisse.

3o D’une ourse brune et énorme, cachant sous une apparence bonasse un penchant féroce à la farce la plus cruelle.

4o Du tamanoir Samuel Clarke, grosse bête poilue et formidablement onglée qui a une grande queue traînante et une dégoûtante langue pareille à un ver noir qui se promènerait.

5o De l’hippopotame déjà signalé, peu existant en dehors de sa baignoire.

6o D’un kanguroo sauteur et dément, qui me cause des angoisses mortelles et des maux de cœur épouvantables par la façon qu’il a de s’élancer tout à coup d’un bout à l’autre de l’espace en me heurtant exprès pour me faire osciller, ce qui l’amuse.

7o De la chèvre qui s’appelle Angèle.

8o D’un boa constrictor qui est ma croix personnelle et sur lequel je reviendrai tout à l’heure.

9o D’un tatou, espèce de petit cochon à écailles et sans pattes qui, parfois, sort spasmodiquement d’une crevasse de rochers et y rentre tout de suite.

10o D’un vautour gypaète, hideux monstre à l’œil bleu pâle couvert d’une taie, et au col chauve et pelé.

Il y a en plus de ces principaux habitants du domaine une foule d’autres créatures moindres, soit comestibles et domestiques — lapins, cochons d’Inde, poules, pigeons, etc., soit sauvages — oiseaux-mouches, colibris, flamands, lézards, et insectes de toutes sortes, parmi lesquels je citerai une nuée de moustiques stridents et enragés qui piquent par les deux bouts et ne contribuent pas peu à nous rendre la vie intolérable.

Je ferai aussi mention des lucioles qui sont des manières de gros vers luisants ailés scintillant partout dans la nuit comme des étoiles. Ça, c’est joli et inoffensif.

Toute cette population grouillante, vivace, turbulente, existe fort naturellement dans la forêt, se livrant en toute liberté à ses besoins et à ses passions sans s’inquiéter de nous… ou plutôt, hélas ! en s’en inquiétant trop, car nous servons de jouets… Chacun de nous est la proie de l’un des monstres qui, s’occupant de lui plus particulièrement, lui rend, par tous les moyens, plus pénibles les pénibles heures de la captivité — à des degrés différents, cependant.

Pour mon compte personnel, je suis le jouet du boa constrictor. Cet ophidien ne me fait aucun mal, mais dès la première minute où nous fûmes en présence, il m’a voué une immense affection et ne peut souffrir d’être séparé de moi un instant. Toujours il est enlacé à une portion de mon individu et son poids, son contact, sa vue, sa présence me sont plus odieux que je ne saurais le dire. Quand je le repousse, avec un doux entêtement, avec l’air de reproche d’un dévouement méconnu, il se rapproche davantage, me fixant de ses yeux huileux et langoureux qui me donnent le vertige. — Et je n’ose insister car il me fait peur.

Plus spécialement horrible est le sort de M. le sénateur Truie. Il est près de moi, en manches de chemise, sans gilet ni chapeau et lié par le ventre au tronc d’un baobab. Le babouin est son maître et semble prendre à tâche de lui faire de la vie un fleuve constant de honte et de douleurs par des tourments raffinés, d’une nature si dégoûtante, si cruelle et si satanique que je ne peux m’y arrêter même une seconde. Croirait-on que le monstre a été jusqu’à dépouiller sa victime de sa cravate de commandeur de la Légion d’honneur pour s’en parer lui-même, la mettant à l’envers et que, en ce moment même, à cheval sur le corps de M. Truie renversé et fumant un des cigares qu’il lui a ravis, il s’exerce à produire des sons musicaux en frappant avec deux os son ventre comme un tambour… Je ne puis retenir mes larmes en voyant cela et en songeant que c’est un homme riche et considéré — un sénateur qui fut ministre et qui eût pu le redevenir à brève échéance que cette brute sans nom tourmente et avilit ainsi… Et lorsque je songe que ceci a lieu sous les yeux et avec le consentement d’un autre homme — d’un citoyen qui fut gouverné par celui-là même qu’il laisse outrager jusqu’à la mort — lorsque, dis-je, je songe à cela, une fureur sans limites me saisit et, bien que je sois d’une nature religieuse et débonnaire, je voudrais de mes propres ongles arracher de leurs orbites les yeux de l’Homme sauvage…

De M. Barnabé Cruchot le sort est cruel aussi. A l’aube, ce matin, l’un des esclaves gorilles l’amena devant l’Homme sauvage. Celui-ci tenait à la main un numéro du Plein Jour, daté du 12 juin, et contenant l’article qui fit tant de bruit. Il présenta avec un sourire sardonique ce journal déployé à M. Barnabé Cruchot dont j’entendais claquer les dents.

— Mange ! dit l’Homme sauvage.

Et sa voix ne souffrait pas que l’on hésitât. M. Barnabé Cruchot, la mort sur le visage, reçut le journal et en mangea les huit pages. Depuis, il semble fort malade et le kanguroo s’est emparé de lui, le tirant par les cheveux à sa suite dans ses courses furieuses et ses bonds prodigieux.

M. le docteur Volière, vice-président du comité d’hygiène, fut livré au tamanoir. Cette brute peu inventive s’est contentée de creuser un trou dans la terre et d’y enfouir sa victime dont la tête chauve dépasse seule. Parfois le vautour vient et la couve.

La destinée de M. Églantine est relativement meilleure. L’ourse brune lui accorde une liberté relative, se contentant de le tenir en laisse avec sa propre écharpe et de se faire, deux fois par jour, épucer soigneusement.

Du serrurier Panaris je n’ai rien à dire car je ne l’ai pas encore revu. Je tremble en songeant au sort qui a dû être réservé à ce malheureux prolétaire — soupçonné sans doute de trahison pour l’affaire de la porte et dont la vie n’est pas protégée comme la nôtre par l’importance des fonctions que nous occupons dans la société — chose qui, malgré tout, j’en suis sûr, impressionne l’Homme sauvage et l’empêche seule peut-être de nous immoler.

De la femme Armandine Cane, concierge, je ne dirai rien… rien… rien… Cette malheureuse n’a plus d’honneur, tout le monde le lui a ravi par tous les moyens possibles — qu’on ne m’en demande pas davantage… Je rougis déjà en écrivant ces lignes.

Il me faut enregistrer encore la position déplorable de l’inspecteur de police Andréas. Il a été immergé dans la piscine en punition, à ce que j’ai compris, de la résistance désespérée qu’il a opposée au moment de sa capture et au cours de laquelle il a tiré trois coups de revolver sur l’esclave gorille Venceslas. Les balles tuèrent seulement un cochon d’Inde, et Andréas, qui est doué pourtant d’une vigueur fameuse, fut terrassé en moins de rien par son adversaire dont la puissance musculaire semble réellement ne point connaître de limites. Andréas ensuite fut lié et mis à tremper sous la surveillance de l’hippopotame qui s’appelle Jocko.

Notre nourriture se compose de viande à peu près crue (il fait, paraît-il, trop chaud pour prendre le temps de tout cuire) et de quelques œufs nature. Ce matin on m’a permis de brouter une salade. Ceux d’entre nous qui sont privés de l’usage de leurs mains, sont emboqués deux fois le jour par les monstres qui s’occupent d’eux. Pour mon compte, le sieur Zéphirin, à l’aide d’une perche, me fourre dans la bouche les odieux comestibles. Quelle nourriture pour un homme qui a un mauvais estomac !… Une eau saumâtre est notre boisson…

Je m’arrête pour aujourd’hui. Il est tard et la lumière du soleil décline. Je suis fatigué d’avoir écrit aussi longtemps mais je remercie le Seigneur de m’avoir donné de tous temps le goût des belles lettres, ce qui me permet de trouver un dérivatif à mes souffrances de toute nature. Je continuerai ce journal tant que durera — ce sera bref, je pense — notre incarcération. Mon carnet est épais et neuf. Je tirerai de ces pages une grande consolation et plus tard, je l’espère, quelque gloire par leur mise au jour.


Mercredi, 15 juin. — Je ne sais comment je trouve la force d’écrire. Le plus horrible, le plus inhumain, le plus insensé péril est suspendu sur nos têtes depuis ce matin. Réellement, ceux qui désirent nous délivrer et qui, dans ce but, adoptent les moyens les plus extrêmes devraient peser un peu plus leurs déterminations et songer aux effroyables résultats qu’elles peuvent avoir pour nous, lamentables victimes.

Je ne sais quel est l’esprit funeste qui a imaginé d’établir un embargo sur les provisions de bouche qui devaient ravitailler cette place. Celui-là a agi comme notre pire ennemi. Il a fait de notre position, qui était déjà cruelle, un gril où nous brûlons des plus intolérables angoisses.

C’est aujourd’hui, mercredi 15 juin, que la chose eut lieu. Pendant toute la soirée d’hier quelques petits bruits, semblant provenir de l’escalier, nous avaient donné quelque espérance, mais ils cessèrent sans résultat[1].

[1] Les quelques petits bruits dont parle maître Cormoran étaient les rugissements et les coups terribles du bélier à vapeur, à l’aide duquel l’on essaya, sans succès, d’enfoncer la porte. Cette tentative, on le sait, fut la première qui fut faite pour la libération des prisonniers, dont la capture et le sort inconnu causaient une horreur et une curiosité si universelles. L’insuccès amena M. le ministre de l’Intérieur à essayer de la famine, malgré l’opposition des fournisseurs, lesquels, appuyés par les membres de l’extrême gauche (le leader de l’opposition Ganglion prononça à ce sujet un discours fameux), protestaient contre ce qu’ils appelaient une « atteinte à la liberté du travail ». Les effets désastreux qui faillirent suivre, et qu’on verra plus loin, amenèrent la chute du ministère.

Il fut remplacé au pouvoir par la combinaison connue sous le nom de « ministère de combat » parce que c’est sous son règne que les moyens violents furent employés — et parce qu’elle fut présidée par M. le général Crampon, ministre de la guerre.

Ce matin, lorsque l’heure approcha de recevoir les provisions, le nègre gorille Zéphirin qui était alors de service alla comme d’habitude ouvrir d’abord la grille, puis la porte matelassée, puis le petit guichet en haut à gauche de la porte extérieure. Alors il passa le clairon. Bientôt cet instrument produisit une fanfare inhabituelle. L’air joué était :

Ouvre-toi, porte fatale…

qui fit connaître au prudent monstre que ce n’était point là le souffle sans péril de l’un des fournisseurs. N’ouvrant pas le grand guichet, il retira le clairon et observa l’extérieur. Un homme s’approcha alors et une forte voix retentit qui cria, au nom de la loi, des choses que je ne pus entendre entièrement mais où se discernait suffisamment cette communication que la venue des nourritures serait suspendue jusqu’à la fin de la rébellion ou tout au moins jusqu’à la libération des prisonniers.

Déjà mon cœur bondissait d’espoir ; mais un coup sourd interrompit la voix. C’était Zéphirin qui, à travers le petit guichet, en haut, à gauche, frappait le messager du gouvernement avec son poing[2].

[2] Celui que frappa le monstre Zéphirin fut l’honorable M. Druide, sous-chef de la sûreté. Ce fonctionnaire tomba mort, victime de son devoir, sous le coup terrible qui lui fit éclater le crâne et jaillir la cervelle. L’on se souvient de l’émotion immense que souleva ce meurtre sans nom, et des splendides funérailles, auxquelles s’associa la population tout entière, qui furent faites à la victime.

Puis, tout fut refermé, et deux minutes après l’Homme sauvage se dressa sous moi, taciturne et fumant sa pipe. Il me fixait de son œil froid. Je ne savais ce qui allait se passer. Allait-il, curieux de ma littérature, m’enlever mon carnet, le lire, se blesser des quelques expressions un peu vives qui m’ont été dictées par la mauvaise humeur…? Des gouttes de sueur coulaient de mon front sur la terre.

L’Homme sauvage se recula un peu pour éviter d’en être mouillé. Il ôta sa pipe de sa bouche.

— Huissier, écris, me dit-il. Et le calme délibéré de sa voix incisive me glaça de terreur comme dans l’attente de nouveaux et plus effroyables malheurs, prêts à fondre sur nos têtes.

Je brandis mon crayon en manifestation d’obéissance. Il est le maître après tout et peut-être, dans son intellectualité supérieure — car on ne peut nier qu’il soit d’une intellectualité supérieure — agit-il dans un but hautement humain et philanthropique…

L’Homme sauvage donc voulut bien me dicter ce qui suit :

ULTIMATUM.

« Si dès demain matin — mets la date, me dit l’Homme sauvage, et j’obéis — 16 juin 19… n’est pas levé l’embargo qui pèse sur les vivres — lesquels devront arriver comme de coutume — l’on commencera à manger les prisonniers. (Je tremblais violemment, le crayon faillit tomber de mes doigts. Je continuai, fasciné par l’œil de l’Homme.) Sera mangé d’abord le sieur…

L’Homme sauvage jeta un regard investigateur sur nous.

— Comment s’appelle ce gros-là ? me demanda-t-il en désignant M. le commissaire de police qui écoutait, béant.

— Églantine, dis-je.

L’Homme sauvage reprit sa dictée.

— Sera mangé d’abord le sieur Églantine parce que jeune encore, gras et bien en point. Ensuite, Andréas, qui macère. Après, Truie, sénateur (en entendant ce nom, le babouin sauta sur sa victime qui sanglotait, et la secoua en grinçant des dents) ; et les autres ainsi de suite.

Et j’écrivis cette atrocité, pouvant à peine en concevoir la réalité. Et des gémissements, bientôt étouffés, s’élevèrent de divers côtés, car mes malheureux compagnons avaient entendu. M. Églantine, à la veille d’un sort si affreux, s’était trouvé mal ; mais l’ourse, mécontente, le rappela à la vie en le griffant.

— Signe, me dit l’Homme sauvage.

Et je mis :

« Signé : L’Homme Sauvage.

Pour écriture conforme à la dictée :

Cormoran, greffier-huissier.

Et je ne pus m’empêcher d’ajouter en dessous de ma signature :

« Pour l’amour de Dieu, que l’on rétablisse les approvisionnements. Il le ferait comme il le dit. C. »[3]

[3] L’effet produit au dehors par cet ultimatum — ainsi rédigé et ainsi signé, avec la touchante requête additionnelle — fut quelque chose qui atteignit à la démence.

Le ministère en fut jeté par terre du coup. Tous les gouvernements s’en sentirent ébranlés ; et tous les partis s’en emparèrent, dans tous les pays, pour s’en faire une arme contre leurs adversaires. Le monde entier en délira et, de partout, s’organisèrent des caravanes qui marchèrent sur le quartier du Raisin-Sec, tandis que, de tous les points du globe, des trains de plaisir et des bateaux, frétés exprès, arrivaient à toute vapeur, avec d’innombrables catastrophes, pour déverser des foules bigarrées, aux langages inconnus, soucieuses d’apercevoir, du lointain, la célèbre maison que gardait jour et nuit un corps d’armée…

La Presse, en cette occasion, montra ce qu’elle pouvait être, mue par quelque chose qui en valait la peine… Elle atteignit alors à l’apogée de sa puissance, et ses reporters firent des prodiges de valeur, car sans nombre furent les nouvelles sensationnelles qu’ils inventèrent pour enfler le volume des faits réels — en faisant une salade si parfaite qu’il faut renoncer à distinguer les uns des autres. Cependant que sans cesse, comme une mer en furie, de jour en jour et de plus en plus, montait et se multipliait le tirage des journaux…

Mais, ô M. Barnabé Cruchot, vous, le plus illustre et le premier père d’une si belle affaire, vous n’étiez plus là pour recueillir le fruit de vos labeurs et tant de gloire fut perdue pour vous !…

Puis je fondis en larmes.


Ce billet passa de mes mains dans celles du sieur Venceslas qui l’alla jeter à travers le petit guichet en haut à gauche. Nous en verrons l’effet demain matin… Aujourd’hui, des lapins et des poules apaisent notre faim, mais après… Devrai-je voir se consommer sur M. Églantine avec qui, si souvent, j’ai joué à la manille à notre petit café du « Bock Rafraîchissant », le plus odieux des attentats ? Devrai-je participer à un repas composé de ses membres palpitants, de sa viande crue ?… Horreur !… Devrai-je moi-même plus tard… Ho ! superlatif de l’horreur !… Mon tour viendra-t-il ? En dernier sans doute… Je suis si maigre et déjà âgé… Et puis je sers de scribe… Et je n’ai jamais offensé personne ici, si je suis venu, c’est que mon ministère m’y forçait… L’Homme sauvage, dans sa magnanimité, ne voudra pas…

Hélas ! je sens bien au fond de moi-même qu’il voudra, qu’un moment viendra où, immolé, dépecé, ce qui fut Cormoran, le maître de mon étude, connaîtra comme illicite tombeau…

Je frissonne, je brûle, je sens une sueur glacée qui bout sur ma peau ardente… Une immense angoisse, pire que la mort tenaille mon âme… mon âme immortelle !… Elle est immortelle, mon âme ! C’est entendu, je m’en fous !… Et mon corps ? mon corps mortel, charnu, comestible… Ha !… Ha !… Ha !… une joie de damné m’hallucine ! Je me vois rôti, bouilli, farci, en pâté, en daube, en cervelas !… mais non, l’on me mangera tout cru !!!…


Je sors d’un long évanouissement. Je reprends mes sens pour retomber dans une horreur indescriptible. Je ne puis détacher ma pensée, qui y trouve je ne sais quels âcres délices, des exquis mirotons que me cuisinait ma servante Pulchérie. Je caresse le boa avec égarement pour m’attirer sa bienveillance. Je me sens prêt à demeurer ainsi pendu pendant plusieurs années. Je ferai tout ce qu’on voudra… mais je ne veux pas mourir ! je ne veux pas mourir !…

D’affreuses images m’enveloppent de cauchemars délirants si, brisé de fatigue, je m’endors un moment… Quelle angoisse… quelle angoisse ! Une peur frénétique assiège mon pauvre esprit. Je prie éperdument le Bon Dieu… J’ai blasphémé, je me suis révolté tout à l’heure. A quoi bon ?… Ne sommes-nous pas tous dans la main de celui qui est le Maître des Maîtres, qui est le Fort des Forts, qui est le Bon des Bons !… Dans notre infortune, Seigneur, ayez pitié de nous, ne nous rejetez pas loin de votre bouche, comme un vomissement ! Du fond de notre détresse, nous crions vers l’Agneau pour que l’Agneau nous sauve !


Jeudi 16. — L’Agneau nous a sauvés ! Il y a quelques instants — ô son trois fois adorable et adoré, ô musique plus délicieuse que celle par quoi les sirènes charmèrent Ulysse — il y a quelques instants, le clairon a retenti jouant :

Toréador en garde !…

Et c’était le boucher et la viande. Les autres fournisseurs suivirent.

Les premiers moments furent d’une joie délirante. Par la suite pourtant je ne pus me garder d’une pensée d’amertume. Du dehors ne faisait-on donc rien pour nous et une soumission si complète et si parfaite aux ordres de l’Homme sauvage n’indiquait-elle pas à quel point l’on était peu certain de nous délivrer avant un terme fort long[4].

[4] C’est ce jour-là même que le conseil des ministres, réuni en séance extraordinaire, décida, sur la proposition de M. le général Crampon, d’attaquer la place de bas en haut par une perforation faite dans l’un des plafonds de M. Méandre…

C’est vers cette époque aussi que fut fondée, à Chicago, avec la commandite de Jonathan Carnyby, le milliardaire connu sous le nom de « Roi de l’Esturgeon », la grande agence de paris qui, durant toute la durée de l’affaire, tint à la cote la plus haute toutes les sommes que l’on voulut engager contre l’Homme sauvage, M. Carnyby se déclarant intimement persuadé que l’Homme sauvage tiendrait jusqu’au bout.

Enfin je chasse cette mauvaise pensée. Nous sommes saufs. Je ne mangerai pas de M. Églantine et l’on ne me mangera pas. C’est là le principal…


10 heures 1/2, même jour. — L’on vient de nous faire pâturer. La brute Sylvain — l’un des gorilles — à l’aide d’une perche, m’a emboqué ma portion avec tant de hâte que j’ai failli étouffer et suis resté pendant un temps à deux doigts de la mort, avec un morceau de veau cru dans chaque main et un autre dans la bouche — lequel était si gros que je ne pouvais ressaisir mon souffle.

Le babouin s’amuse à faire sauter M. le sénateur Truie après chaque bouchée. Il lui a lié les mains derrière le dos et, posté lui-même sur une branche, il laisse pendiller au bout d’une ficelle les morceaux que l’infortuné sénateur doit saisir au vol avec les dents. Le monstre en même temps se gorge d’éclairs au café dont il a importé une cargaison sur son arbre. Le spectacle est déchirant ; mais j’éprouve une grande joie en songeant que nous ne serons pas mangés.

Le boa pourtant m’ennuie considérablement car, prenant les attentions que dans mon angoisse je lui ai prodiguées pour les marques d’une affection sincère, il ne me laisse plus une minute de repos.


Vendredi 17. — J’ai vu aujourd’hui, pour la première fois depuis le commencement de notre captivité, le sieur Panaris, serrurier. Il était libre, vêtu seulement d’un caleçon et de son tablier de cuir. Il paraissait en fort bons termes avec les nègres gorilles qui faisaient avec lui une partie de saut de mouton.

Quelque temps après, comme il passait, seul et fumant sa pipe, sous moi, je lui demandai à demi-voix s’il travaillait à notre délivrance. Mais, ayant ôté sa pipe infâme de sa bouche et salivé sur le visage de M. le sénateur Truie qui était prostré par l’effet d’une digestion pénible, cet être que je me refuse à appeler humain, me répondit brutalement :

— Fous-moi la paix, espèce d’andouille ! On est très bien ici. Et puis, pour forcer la porte, c’est macache. Faudrait d’z’éléphants. C’est moi que je l’a bardée.

Il me semblait ivre. Il alla s’asseoir au bord du ruisseau et se mit à pêcher à la ligne en fredonnant des refrains orduriers.

Je n’insistai pas, me réservant de flétrir hautement une si révoltante conduite et de dénoncer un tel monstre à l’abomination de tout ce qui est civilisé sur la terre.


P. S. Le détestable serpent ne cesse de m’abreuver de ses attentions qui me rendent le repos impossible. Enlacé à moi, il me lèche maintenant avec sa petite langue froide, visqueuse et bifide, et ses yeux vernis, métalliques et langoureux me fixent, implorant passionnément je ne sais quoi.

Quelle vie !


Samedi 18. — La nuit dernière, comme un silence solennel régnait, troublé seulement comme d’habitude par des gémissements, vers deux heures du matin, je crois, un rugissement de douleur, tout à coup, jaillit de la baignoire de l’hippopotame où Andréas, l’inspecteur de police, est toujours immergé. C’était ce malheureux qui le poussait. A la lueur tremblante des lucioles accourues, deux des nègres-gorilles le retirèrent et l’on s’aperçut qu’il était grièvement blessé au pied droit.

Un vague bruit d’eau s’écoulant retentit alors et le niveau du petit lac baissa brusquement. Au bout d’un quart d’heure environ, le bruit cessa, et les eaux, renouvelées par le ruisseau, reprirent peu à peu leur niveau. Andréas fut pansé par l’Homme sauvage lui-même et on le coucha par terre ; mais il entra au bout de peu de temps dans le délire et je crains qu’il ne succombe malgré les soins que lui prodigue M. le docteur Volière, déterré pour la circonstance. Je ne puis comprendre ce qui s’est passé[5].

[5] Ce que maître Cormoran ne pouvait savoir c’est la tentative qui fut faite par le plafond de M. Méandre, et dont nous avons parlé plus haut. Par malheur, le forage eut lieu précisément au centre du plafond situé au-dessous de la chambre piscine. L’on sait que M. l’ingénieur en chef des ponts et chaussées et M. le colonel des pompiers, qui dirigeaient conjointement l’opération, furent noyés sur place, avec quatorze de leurs hommes, par le déluge vaseux qui se fit jour avec une prodigieuse impétuosité, et que l’on eut beaucoup de peine à arrêter en rebouchant le trou pour éviter de plus grands malheurs.

L’on n’osa persister, ne sachant si tout l’appartement d’au-dessus n’était pas un lac… C’est le lendemain soir que l’on reçut télégraphiquement la proposition du mathématicien suédois, qui demandait à entrer par le toit avec des scaphandriers… L’inexplicable opposition de la société protectrice des animaux, qui déclara que son immeuble était assez dégradé comme cela et qu’elle se refusait à le laisser abîmer davantage, dut faire rejeter cette tentative.

C’est alors que l’on pensa, en désespoir de cause, à une dernière et furieuse attaque contre la porte avec des pièces d’artillerie de montagne.

Il est maintenant trois heures de l’après-midi environ, le temps au dehors est fort beau…

Que je voudrais être dans ma petite propriété de la banlieue, coiffé d’un panama et regardant passer le chemin de fer. De telles délices ne sont plus pour moi, hélas ! mais rien que de les rêver m’est doux…

Un spectacle sans nom me ramène cependant à la réalité. Le sénateur Truie, toujours la proie de l’injurieux babouin, souffre des tourments à nuls autres seconds. Je ne puis qualifier ce que je vois. L’on ne saurait imaginer jusqu’où va, dans le mal, l’infernal génie de ce quadrumane. Croirait-on qu’il a, secondé par l’infernal serrurier, étendu sur le dos sa malheureuse victime en lui liant les membres à quatre piquets, et que monté maintenant sur une haute branche il s’exerce, j’ose à peine l’écrire, à lui souffler sur la figure des boulettes de papier mâché. Pendant ce temps, l’infâme Panaris, fumant son éternelle pipe, reproche à M. Truie ses millions, son ventre, ses ouvriers mourant de faim dans les mines, de soi-disant concussions et d’immondes débauches tout à fait imaginaires, j’en suis sûr, qu’il peint avec les termes les plus crus. Il entremêle le tout de raisonnements philosophiques sur l’inégalité des conditions et boit de grands coups à même une bouteille de cognac qu’il a déterrée, je ne sais où. M. le commissaire de police Églantine est assis à peu de distance, occupé à tuer des puces dans la fourrure épaisse de l’ourse qui sommeille à ses pieds.

Les yeux du magistrat se lèvent parfois vers le spectacle odieux que je viens de décrire et des pleurs de pitié et d’impuissante rage coulent sur sa figure amaigrie comme ils coulent en ce moment même sur la mienne. Le serrurier odieux les voit, ces larmes sur mes joues, et il feint une violente compassion. Par une pantomime grotesque il s’accuse de ma douleur et, mettant un genou en terre, il se frappe la poitrine et se prosterne, semblant implorer son pardon.

Puis, comme illuminé par une révélation, il bondit, appelle du geste Venceslas qui se gratte au bord de la source et, se faisant faire la courte échelle, parvient jusqu’à ma hauteur. Alors, entre mes dents, il fourre le goulot de la bouteille qu’il n’a pas lâchée et me force à ingurgiter une forte dose. Quelle brute infâme !…

L’alcool, sur mon organisme débilité et déshabitué, produit un effet aussi prompt qu’intense. Je me sens nébuleux… La tête me tourne… Je suis content… Nous sortirons bientôt… Comme il fait beau… Comme on est bien sur l’herbe avec une petite amie… A la requête du sieur Méandre… Ah ! ah ! je vois la concierge… C’est une belle femme… Moi aussi… Tout tourne… tout tourne… J’ai mal au cœur… Oh ! là, là ! L’Homme sauvage… J’ai rien bu… Le boa… Il est saoûl… Liberté, Égalité… Je m’en fous !… A boire !!![6]

[6] Ces dernières phrases avaient été effacées par maître Cormoran lui-même ; mais comme on a pu lire, malgré les barres au crayon, on a cru bon de les publier, afin de montrer à quel point un homme honorable, dans une position si affreuse et sous certaines influences, pouvait sortir de son caractère ! La provenance de l’alcool s’explique par ce fait que plusieurs bouteilles en avaient été jointes aux approvisionnements — avec l’espoir que l’ivresse favoriserait l’entrée de la place. Cela n’eut pas de succès. Une méthode d’empoisonnement général, proposée par M. le Dr Bain, professeur de philanthropie comparée à Strasbourg, fut repoussée, eu égard à la haute situation sociale de quelques-uns des prisonniers. Fut aussi repoussée, pour la même raison, la proposition faite par M. le capitaine Souffle de torpiller la maison.


Dimanche 19. — J’ai dormi mal et longtemps, perturbé par l’alcool que le détestable Panaris m’avait forcé d’absorber et ainsi je n’ai pu, dès le matin du saint jour, élever mon âme vers le Seigneur Dieu… Que sa miséricorde ne se détourne pas de moi cependant. J’en ai plus besoin que jamais.

L’infortuné Andréas est mort à l’aube dans les convulsions horribles du tétanos et malgré les soins empressés que lui a prodigués M. le docteur Volière qui, je dois le remarquer, semble supporter nos épreuves avec une singulière constance. Il n’oppose qu’un calme serein à tous les malheurs qui nous accablent et, après la mort d’Andréas, il se laissa réensevelir sans mot dire par le tamanoir.

Suivant les ordres de l’Homme sauvage, j’écrivis sur un papier ces mots :

« L’ON VOUS REND VOTRE ŒUVRE. »

Et ce papier fut fixé sur la poitrine de l’inspecteur de police décédé. Ensuite, sans même permettre à M. Églantine d’adresser un dernier adieu à son brave et malheureux subordonné, on poussa le corps sur le palier par le grand guichet, en bas, à droite… Que les hommes lui donnent une sépulture glorieuse et chrétienne. Que son âme renaisse pour la vie éternelle à la lumière de l’Agneau !…

Et encore une fois que le Seigneur Dieu étende sur nous tous qui vivons encore sa main protectrice car nos semblables paraissent nous abandonner…


Même jour, 5 heures. — Je viens de comprendre, après des jours et des jours de supplications à moi adressées et tout à fait hiéroglyphiques, ce que me veut le boa constrictor. Il veut que je lui gratte la tête et le cou avec mes ongles. C’est insensé, mais c’est ainsi. Sa mimique, d’abord persuasive, puis furibonde, ne m’a pas laissé d’alternative et je le gratte. Moi, Cormoran, huissier assermenté, créature faite à l’image de Dieu, je pends par la boucle de mon pantalon et je gratte un boa dans le cou !…


Lundi 20. — Je suis malade. La viande crue que je mange me cause des perturbations intérieures. Dans ma position, c’est terrible. Que le ciel me pardonne, mais je commence à souhaiter la mort…

....... .......... ...

M. le sénateur Truie vient de se révolter contre son bourreau. Il tenta de le gifler, se roula par terre et rua. Il l’insultait en même temps.

— Babouin ! crapule ! concussionnaire ! sénateur ! criait-il.

Le quadrumane vexé le mordit cruellement.


Mardi 21. — L’obstiné constrictor pend toujours à mon cou. Excédé par son poids, la chaleur intense et mes souffrances, j’ai à peine la force d’écrire. D’étranges visions traversent une veille encauchemardée. Le vautour vient de se poser sur ma tête. Il battit des ailes, me lança un jet de guano dans le cou, me donna un bon coup de bec sur l’oreille gauche et me dit :

— Tu es un rigolo, toi, c’est pour ça que je t’aime !

Puis il s’envola. Je n’ai pas la force de méditer sur ce bizarre incident. Je dors, je rêve, je veille, je souffre. Je ne vois plus mes compagnons d’infortune. C’est à peine si je suis vivant.


Même jour, 6 heures. — Un espoir me redonne quelques forces. Un bruit léger me parvient de l’escalier. Serait-ce une nouvelle tentative faite pour nous délivrer ? Il en est temps. M. le sénateur Truie n’a plus qu’un souffle de vie. M. Églantine, tenu en laisse par l’ourse, vient de passer sous moi en me disant :

— Maître Cormoran, je vous dis adieu… Je sens que je vais mourir.

Les larmes là-dessus me sont jaillies des yeux… Au reste je n’en puis plus.

Le pesant boa dort sur mon dos et digère un lapin que je sens descendre le long de son tube digestif. Quelle vie, Seigneur !


Mercredi 22. — Encore un espoir déçu. Les bruits entendus hier étaient bien les préludes d’une désespérée tentative faite pour nous délivrer. Hélas ! déjouée par le génie de l’Homme sauvage, elle n’a même pu être commencée — avortant misérablement sans nous donner un espoir et nous laissant plus faibles et plus découragés, avec une conscience plus nette et plus forte que jamais, de la puissance immense de notre maître… Je la raconte.

Ce matin, comme le boucher venait de passer de la viande, quelqu’un d’inconnu, au travers du petit guichet en haut, à gauche, qui n’était pas encore refermé, cria vers nous dans un porte-voix :

— Deux pièces de montagne sont en batterie sur le palier. Dans cinq minutes elles tireront[7].

[7] On sait que cette tentative, que maître Cormoran qualifie justement de désespérée, ne fut faite qu’à la dernière extrémité et pour satisfaire l’opinion publique que la restitution, par l’Homme sauvage, du cadavre d’Andréas avait rendue enragée. La maison tout entière avait été préalablement évacuée.

La sensation fut assez générale. Le babouin cessa pour un moment de vernir à la cire le crâne de M. Truie gisant et, du lointain de l’espace, le serrurier Panaris accourut au petit trot.

— Ça n’a pas d’importance, grommelait d’une voix pâteuse cet être ivre. La porte, elle s’en fout. C’est moi que je l’a bardée…

Cependant l’Homme sauvage était dressé sous moi, toujours calme et le visage plissé en un sourire sardonique.

— Huissier, commanda-t-il, écris.

Et il dicta :

« Il y a, derrière la porte, soixante et onze bombes à la mélinite. Si le canon tire, tout sautera.

Signé : L’Homme sauvage.

Pour écriture conforme à la dictée,

Cormoran, huissier-greffier. »

Je ne voyais aucune bombe pourtant, et personne n’en apportait. Quand même, droits et frétillants sur mon crâne étaient mes cheveux et ma langue toute sèche dans ma bouche.

Le papier passa dans les mains de l’Homme sauvage et il le présenta au sénateur Truie que l’on releva pour la circonstance.

— Certifie, commanda l’Homme sauvage.

Le pauvre M. Truie, à qui l’excès de sa terreur rendait quelques forces, regarda éperdument autour de lui.

— Où, où… sont-elles ? balbutia-t-il.

— Quoi ? demanda froidement l’Homme sauvage, le fascinant de son œil.

— Les… les… bombes ? gémit la victime.

— Ça, c’est pas ton affaire, espèce de boîte à crottin, hurla Panaris intervenant. Y en a, j’les ai vues !… Et pis, si y en a pas, y en a tout de même !

Et M. Truie, ahuri par cette argumentation singulière, écrivit d’une main tremblante :

« C’est vrai. Il y a soixante et onze bombes à la mélinite. Par pitié que l’on pense à nous et à toute la ville.

Signé : Truie, sénateur. »

Et il se mit à pleurer.

— Quel porc, murmura avec mépris le nauséabond serrurier, pendant que le babouin sautait sur sa victime.

Le billet fut jeté à travers le petit guichet, en haut, à gauche. Et, immédiatement, tous ceux qui étaient au dehors dégringolèrent l’escalier, en un moment, je suppose, vu le bruit.

Mais le guichet se referma et toute communication cessa avec l’extérieur. Nous n’entendîmes plus parler du canon et demeurâmes seuls avec nos douleurs, avec nos bourreaux. Et nous sommes plus désespérés que jamais[8].

[8] C’est à la suite de cette tentative et du douloureux post-scriptum de M. Truie que le leader de l’opposition, Ganglion, posa, à M. le général Crampon, président du Conseil, une question qui fut transformée en interpellation. Dans son discours, des plus violents, il alla jusqu’à accuser le gouvernement d’être complice de l’Homme sauvage et de vouloir, avec son aide, se débarrasser définitivement de M. le sénateur Truie et des secrets compromettants que ce personnage était censé posséder. Le ministère fut mis en minorité par 517 voix contre 7 (les siennes). La combinaison qui lui succéda au pouvoir fut composée et présidée par M. Sorgue, ministre de l’Intérieur. Il reçut des Chambres le mandat impératif d’en finir, dans les quarante-huit heures, avec l’Homme sauvage.


Jeudi 23. — Une chaleur accablante règne depuis ce matin et ne contribue pas peu à augmenter nos souffrances. La moitié des habitants de l’appartement passe son temps dans la piscine. J’ai supplié dans les termes les plus touchants l’Homme sauvage de me rendre à la vie civilisée, mais il ne m’a répondu que par un signe négatif de la tête, et le serrurier abominable qui est notre plus cruel ennemi et qui circule maintenant complètement nu à travers la forêt, m’a indiqué la planchette portant la phrase prohibitive :

Défense de parler, sans quoi l’on mangera de la vase.

En même temps, il brandissait une pleine poignée de boue horrible mêlée de fumier.

Je me suis tu, la rage dans le cœur, et le sieur Venceslas a bien voulu me jeter dessus un plein seau d’eau. Il faut croire que tout sentiment de pitié n’est pas mort en lui.


Dans la nuit du même jour. — Je ne sais pas l’heure. L’obscurité est profonde.

J’écris vaguement à la lueur d’une mouche à feu qui est posée sur mon papier. Un fait vient de se passer qui me remplit d’une immense émotion, qui m’agite de sentiments si contraires que je ne puis attendre pour le confier à ce carnet, mon meilleur, mon seul ami ; comme si, en l’écrivant, j’en déchargeais mon âme que torturent de poignantes alternatives de doute, de terreur et de délirante joie… Tout à l’heure, suffoqué par le boa qui, ayant glissé, me strangulait, je me suis réveillé en sursaut d’un sommeil plein comme d’habitude de cauchemars et de visions affreuses. Alors, j’ai entendu des voix et j’ai, dans l’ombre, entrevu l’Homme sauvage assis près de la source et causant, dans une langue étrangère, avec un personnage installé à ses côtés. Ce personnage n’était aucun des habitants de l’appartement. — C’était un homme venu du dehors. — Un homme assez gros, vêtu de gris et coiffé d’un chapeau de paille. Son visage était large, rasé, résolu. Il fumait un gros cigare qui, à chaque aspiration, l’éclairait d’un reflet rouge, et il en avait offert un autre à l’Homme sauvage. Ils paraissaient tous deux parfaitement d’accord. Je fus stupéfié. Je crus d’abord à une hallucination, à la continuation d’un rêve… mais non, je sentais l’odeur du tabac de la Havane, je me pinçais vigoureusement et cela me faisait mal… Je ne rêvais donc pas… Qu’était, que pouvait être celui-là qui parlait avec l’Homme sauvage ? Que n’aurais-je pas donné pour comprendre ce qu’ils disaient… Incarnait-il la délivrance ? Mais alors pourquoi ce mystère ?… Ne représentait-il pas bien plutôt quelque épouvantable et nouveau péril… Comment était-il entré ? Qu’allait-il nous faire ?… N’allait-il pas nous ?… La traite des blancs m’a traversé l’esprit… Est-ce un marchand d’hommes… ou plutôt… O Dieu, serait-ce possible !… Non, pas cela !… Tout… mais pas cela !… Ce serait trop horrible !… Et, l’angoisse me suffoquant à cette dernière pensée, je pendis évanoui… Il y a peu d’instants que j’ai repris mes sens, toujours en pleine ténèbre. Tout a disparu maintenant et je ne vois plus le visiteur inconnu — pourtant je sens encore l’odeur de son tabac de la Havane, et, comme je l’ai dit, j’écris ceci pour m’en décharger l’âme… A présent je vais tâcher de me rendormir et de n’y plus penser — c’est trop horrible, et à la fois si plein d’une espérance radieuse[9].

[9] L’incident, auquel se rapportent ces lignes de Me Cormoran, n’est pas l’un des moins singuliers de cette extraordinaire affaire. Dans l’après-midi du jeudi 24 juin, un monsieur se présenta aux autorités compétentes, et demanda à entrer en pourparlers avec l’Homme sauvage. Quand, le prenant pour un fou, vu cette demande, on se fut contenté de lui répondre que la chose ne pouvait pas se faire, il déclara qu’il s’appelait Jonathan Carnyby, était le milliardaire américain connu sous le nom de Roi de l’Esturgeon, et que — pour lui — rien n’était impossible ! Il voulait offrir à l’Homme sauvage de lui céder une ou deux de ses îles, dans le Pacifique, avec le transport gratuit pour lui et ses compagnons, en échange de son installation, telle qu’elle était. Il avait l’intention, lui, Carnyby, après avoir acheté l’immeuble, d’en faire une maison-réclame pour ses conserves d’esturgeon. L’on ne répondit que par le rire à cette extraordinaire proposition, que l’on prit pour celle d’un mystificateur ou d’un aliéné, bien que M. Jonathan Carnyby ait donné toutes les preuves désirables de son identité. Ce gentleman, irrité, déclara alors qu’il se rendait de ce pas chez l’Homme sauvage (?) et qu’une fois qu’il aurait son consentement on verrait bien !

Il revint le lendemain, disant qu’il avait parlé à l’Homme sauvage, et que celui-ci, qui était un homme parfait sous tous les rapports, consentait. Naturellement, l’on n’en crut rien, et l’on pria M. Jonathan Carnyby (en admettant que la personne à qui l’on parlait fût ce gentleman) d’aller porter ses mystifications ailleurs. M. Carnyby s’en fut alors, en proie à une colère violente, et en traitant M. le secrétaire général du ministère de l’Intérieur de « gros ventre bas sur pattes » (allusion blessante à la conformation de ce monsieur), « d’ensanglanté cochon » et « d’esturgeon avarié dans une boîte à conserves ». Il se rendit alors à Londres où, dans le journal « Liberty enlightening the World » il publia un récit circonstancié de sa tentative, avec cette appréciation, que la seule personne raisonnable et courtoise qu’il ait rencontrée au cours de son voyage était l’Homme sauvage, qu’il s’honorait d’appeler son ami. Cela fut, généralement, pris pour un tissu de mensonges ; mais il est curieux de constater que ce récit s’accorde tout à fait avec le carnet de Me Cormoran, et que ce dernier a fait un portrait exact de M. Carnyby, et place sa visite à la date où ce gentleman prétend l’avoir faite. M. Carnyby aurait-il donc réellement pénétré chez l’Homme sauvage ?


Vendredi 24. — La chaleur ne connaît plus de bornes et nos souffrances sont intolérables. Les débris de ma redingote, pour mes épaules, sont plus pesants qu’un manteau de plomb ; ma sueur ruisselle sur le sol et l’inexorable boa, sans trêve ni merci, exige que je le gratte. J’ai commencé ce matin à 5 heures 35 et à 11 heures 10 je grattais encore.

En grattant, je me rappelais, avec des sentiments frénétiques, ce que j’ai vu cette nuit. Mais je n’ose m’appesantir là-dessus…

Une bataille éclate au-dessous de moi. M. le journaliste Barnabé Cruchot, las d’être traîné par les cheveux à la suite du kanguroo bondissant, s’est arraché de ses pattes. Alors, ayant extrait de sa poche son portefeuille et de son portefeuille un coupe-file, il le mit sous les yeux du marsupial en exigeant, au nom de la presse du monde entier, qu’on lui ouvrît la porte afin qu’il allât faire sa copie. Son adversaire le jeta par terre, lui ravit son portefeuille pour le mettre dans sa poche abdominale et sa chaîne de montre pour s’en faire un tour de cou. Puis, ressaisissant sa victime par les cheveux, d’un puissant bond il s’élança dans les airs pour retomber au centre même de l’étang où tous deux disparurent dans un rejaillissement vaseux.

Le boa, en même temps, sortait du bain, tout gluant et visqueux. Il remonte maintenant jusqu’à moi, en grande hâte, pour être gratté, et je reprends cette tâche ridicule…


Deux heures ont passé et maintenant il dort. Je vais en faire autant. Je voudrais boire un grand bock de bière bien fraîche et sans faux-col…


Même jour, six heures du soir. — Encore une tentative faite du dehors. En vain naturellement. L’on voulut, avec d’immenses échelles, opérer, à ce que j’ai compris, une descente par les fenêtres. Aussitôt que l’Homme sauvage en fut averti par Panaris l’immonde, en vigie sous la vérandah, il vint vers moi.

— Cormoran, dit-il, écris.

Et il dicta :

« Il y a toujours soixante et onze bombes à la mélinite ; que l’on ne l’oublie pas. Si l’on insistait tout pourrait bien sauter.

Signé : L’Homme sauvage.

Pour écriture conforme à la dictée :

Cormoran, huissier-greffier. »

Ce papier me fut pris et Panaris, l’ayant attaché à la montre de M. Truie pour le lester, le jeta par une fenêtre aux pieds d’un groupe de personnages que le détestable serrurier déclara avoir reconnu pour des ministres « à leurs sales gueules ».

Ainsi s’exprima cet irrespectueux sacripant et, presque tout de suite, les échelles disparurent de l’horizon qu’elles occupaient. Avec ce moyen de défense, l’Homme sauvage est à l’abri de toute atteinte et il n’y a pas d’espoir que la place soit jamais prise de force. Ce qui est le plus affreux c’est que je crois fermement qu’il n’y a jamais eu de bombes et que c’est un procédé d’intimidation imaginé et appliqué avec le plus grand succès pour terrifier le dehors et nous-mêmes… Car, après tout… on ne sait pas… elles y sont peut-être ces bombes — et quelle catastrophe ![10]

[10] Cette tentative, faite au moyen d’échelles flottantes que manœuvraient des grues électriques, fut le dernier effort tenté pour entrer de vive force dans la place. La nouvelle annonce des soixante et onze bombes à la mélinite produisit un surnaturel et subit effet de terreur — tellement que tous les citoyens, dans le rayon d’un kilomètre, désertèrent leurs habitations. Chose étrange ! pourtant, le nombre des curieux qui se pressaient autour du périlleux immeuble crût, dans des proportions notables, attiré sans doute qu’était le monde par l’espoir de voir la catastrophe annoncée ! C’est le lendemain, 26 juin, que le Parlement jeta par terre le ministère présidé par M. Sorgue. La combinaison suivante, avec M. Caressé, président du Conseil et ministre de la Justice, reçut le mandat de traiter immédiatement et se mit à en étudier les moyens — regrettant amèrement l’absence de M. Jonathan Carnyby, à qui des télégrammes pleins d’offres et d’excuses furent adressés, signés de M. le secrétaire général du ministère de l’Intérieur.


Samedi 25. — M. Églantine a disparu. Je viens de l’apprendre, me réveillant après quelques heures d’un pénible sommeil plus épuisant que l’insomnie. Ce matin, l’ourse n’a plus trouvé à son côté le commissaire de police qui s’y trouvait la veille.

Voilà tout ce que je sais. Voilà tout ce que nous savons, puis-je dire, car personne ne semble connaître la vérité… Je tremble en songeant que l’une des bêtes féroces qui nous entourent a peut-être assassiné dans un accès de rage notre malheureux ami. Je me souviens, qu’avant-hier, je ne dirai pas pour quel indigne motif, il avait eu une altercation violente avec Samuel Clarke, le tamanoir.

Ce dernier monstre a-t-il profité des ombres de la nuit pour l’immoler et enfouir son corps en quelque abîme ignoré ? Je frémis à cette odieuse pensée et j’aime mieux croire que M. Églantine, menant à bien un plan d’évasion sans doute préparé de longue main, a gagné le dehors. Le dehors ! ô mon Dieu que je l’envie… Ce qui corrobore cette idée c’est que tout le monde, sauf naturellement l’impassible Homme sauvage, semble fort étonné de cette disparition. En plus, je viens de voir passer le tamanoir sur qui portaient mes soupçons. Il avait l’air fort serein et tout à fait incapable de s’être souillé d’un sang innocent. Peut-être l’évasion de M. Églantine, que je me plais à imaginer libre et faisant partout des conférences en faveur de notre délivrance, sera-t-elle la base de notre salut définitif[11].

[11] Cet espoir ne reposait sur rien de solide, puisque M. le commissaire de police Églantine n’était pas plus à l’extérieur qu’à l’intérieur et que nul ne le revit plus jamais. Sa disparition fut complète et définitive. Elle constitue l’un des plus douloureux mystères de cette affaire. Il fut impossible de l’élucider et les suppositions les plus contraires furent avancées par tout le monde sans persuader personne. Le fait surtout n’ayant été connu que par la suite et alors qu’aucune enquête n’était plus possible. Il est généralement admis toutefois que M. Églantine, tentant une évasion par l’une des fenêtres avec la complicité fallacieuse de l’un des monstres (l’on a nommé sans aucune preuve le serrurier Panaris) tomba dans le fleuve et s’y noya, si bien que son corps, emporté par les eaux, est allé nourrir les poissons quelque part dans la mer profonde. In pace requiescat.


Dimanche 26. — Ce jour prendra place parmi les plus affreux… Du dehors, aucune nouvelle. Au dedans, des tourments sans nom. Le boa d’abord, l’infernal, incommode et entêté boa constrictor. Et puis, M. Truie, tombé complètement dans une démence sénile, hurlant à la lune absente, comme un chien dégoûté de la vie, tandis que son bourreau le torture toujours sans que je puisse savoir s’il veut le faire taire ou augmenter de force et de durée ses plaintes. Et puis, la chaleur tropicale, accablante, orageuse… rendant fous les moustiques qui me rendent fou moi-même.

— Et puis, un long saignement de nez venu pour m’affaiblir encore… Et puis, tout…

Et puis, toujours et par-dessus tout, la plainte monotone et déchirante de M. Truie gâteux, supplicié… Vraiment, oh ! vraiment, je tourne des regards de tendresse vers la mort libératrice !


Lundi 27. — Je crois que nous touchons à la fin de nos maux. Pardonnez-moi, Seigneur, pendant que je me livrais à un impie désir de trépas vous prépariez les voies pour notre délivrance. Cette fois, je le pense, nous ne serons pas déçus ; mais je n’ai plus la force de m’enthousiasmer, d’espérer même avec quelque ardeur. Tant de fois je l’ai fait en vain…

Des propositions de paix pourtant nous sont faites positivement… L’on aurait bien dû commencer par là au lieu de nous laisser souffrir mille morts pendant si longtemps et de couvrir de ridicule le monde civilisé tout entier par tant d’attaques infructueuses où se montrèrent impuissantes toutes les forces des sciences civiles et militaires… Ne récriminons cependant pas ; mais remercions le bon Dieu et racontons les faits.

Ce matin, par l’entremise du garçon boucher nous furent transmis, en même temps que notre ration de viande, un pli ministériel et un télégramme venu de Londres. L’Homme sauvage ouvrant le télégramme le lut avec une calme satisfaction.

Comme il était en dessous de moi et que j’ai, Dieu merci, conservé sur mon nez, malgré tous les tourments, mes excellentes lunettes, je pus lire par-dessus son épaule.


Voici la teneur de ce télégramme :

Londres 27-6-19-22-33.

Jonathan Carnyby enchanté victoire signalée d’Homme sauvage qu’il s’honore d’appeler son plus cher ami. Offre toujours passionnément île dans Pacifique. Prépare moyen transport qu’il guidera lui-même et amènera à moment que Homme sauvage voudra bien télégraphier par retour.

Signé : Jonathan Carnyby, roi Esturgeon[12].

[12] Ce télégramme était accompagné d’un autre qui le convoyait — ordonnant expressément au « gros ventre bas sur pattes » de l’Intérieur de remettre à son adresse, fidèlement, et tout de suite, le pli destiné à M. l’Homme sauvage — lui interdisant, en outre et pour toujours, d’essayer d’entrer en relation, de quelque façon que ce soit, avec M. Carnyby — car ce gentleman, dans son esprit, le considérait comme un esturgeon avarié dans une boîte à conserves — c’est-à-dire la pire chose qui soit au monde.


L’Homme sauvage ensuite ouvrit le pli ministériel où étaient incluses les 46 pages format in-8o contenant les offres du gouvernement. L’Homme sauvage n’y jetant qu’un coup d’œil, les envoya vers le kanguroo qui s’en nourrit, les dérobant ainsi à la curiosité de M. Barnabé Cruchot lequel tenta vainement de s’en emparer.

L’Homme sauvage pourtant souriait et me dicta l’ultimatum suivant, — le serrurier Panaris étant à sa gauche, la chèvre à sa droite, Venceslas en arrière, à cheval sur l’hippopotame ruisselant de vase et le tatou hors de son trou pour écouter aussi :


ULTIMATUM

CONDITIONS GÉNÉRALES

Article I. — On ne parlera plus, en aucune façon, des ridicules poursuites intentées contre l’Homme sauvage, ni des petits incidents qui en ont marqué le cours.

Art. II. — L’Homme sauvage sera libre de se rendre sans être inquiété dans l’île que M. Jonathan Carnyby, roi de l’Esturgeon, met à sa disposition dans le Pacifique. Dans cette île, il vivra avec ses amis sans être en butte à aucune action judiciaire ou militaire. Et on l’y laissera parfaitement tranquille.

Art. III. — Une cravate de commandeur de la Légion d’honneur, un brevet de caporalissisme des armées de terre et de mer, et les passeports de consul général dans le Pacifique, seront mis à la disposition de l’Homme sauvage afin qu’il puisse s’en servir pour reconnaître la gracieuseté de M. Jonathan Carnyby.

Art. IV. — La somme déposée chez Me Gémissant, notaire, rue Poire-Pourrie, par l’Homme sauvage, sera reversée intégralement entre les mains de ce dernier en espèces métalliques et ayant cours.

Auxquelles conditions générales l’Homme sauvage s’engage à abandonner pour toujours, par la voie aérienne, l’appartement par lui loué à la Société protectrice des animaux, au cinquième étage de la maison portant le numéro 3 du quai Bois l’Encre. Il veut bien ne réclamer aucune indemnité pour la résiliation anticipée de son bail. Il fait un don gracieux, aux malades des hôpitaux, des comestibles et meubles qui remplissent cet appartement. Il emportera cependant ses soixante et onze bombes à la mélinite qu’il se réserve de jeter au moment de son départ sur la foule si elle n’est pas convenable.

Le tout sous les conditions additionnelles suivantes :

1. — Le sieur Méandre et sa fille, qui joue la Prière d’une Vierge sur le piano, seront versés entre les mains de l’Homme sauvage pour être livrés aux bêtes.

2. — Le sieur Panaris, serrurier, qui se refuse à quitter la compagnie de l’Homme sauvage et de ses amis, recevra quittance en bonne et due forme de toutes ses dettes, notamment de celles qu’il a contractées chez le mastroquet Foutré auquel il déclare une fois de plus qu’il a soupé de sa fiole et dormi avec sa femme. On délivrera de plus à ce serrurier un certificat constatant que c’était lui qui avait bardé la porte et que pour la forcer ce fut macache.

3. — Le sénateur Truie demeurera la propriété exclusive du babouin qui l’a entouré de ses soins pendant sa villégiature chez l’Homme sauvage, l’a plusieurs fois arraché à la mort au cours d’indigestions quotidiennes provoquées par la gloutonnerie de ce membre du Parlement, et l’aime tant qu’il préférerait le trépas à une séparation.

4. — La concierge Armandine Cane ne rejoindra plus son mari. Elle préfère rester dans le nouveau cercle de connaissances qu’elle a su se former et dont les mœurs lui conviennent davantage. Au reste, elle sera bientôt mère. On voudra donc bien prononcer son divorce afin qu’elle puisse convoler en justes noces de nouveau, si cela lui convient.

Ici s’éleva, interruptrice, la voix de M. le docteur Volière, toujours dans son trou. A ma connaissance, c’est la première fois qu’il parlait et son organe, bien qu’étouffé à demi par les plumes du vautour qui lui couvait le crâne avec soin et minutie, était net et grave. Il appelait :

— Monsieur !

— Hein ? fit l’Homme sauvage.

— Monsieur, dit le docteur Volière, je désire aller avec vous dans votre île du Pacifique. Je souhaite étudier la faune, la flore et la pomone de ces contrées australes. Et puis vous me semblez un galant homme et vos procédés d’hygiène m’intéressent. Je serais flatté d’être votre compagnon.

— Cela me fera plaisir, dit l’Homme sauvage.

— Merci, répondit M. Volière, alors que l’on me déterre et que le gypaète cesse de me couver, cela me donne la migraine.

La chose eut lieu tout de suite. Je suis encore frappé de stupeur par une telle demande de la part d’un homme que j’avais toujours tenu pour posé et raisonnable. Je crains bien, que, à force de le couver, le vautour n’ait rendu fou l’honorable vice-président du Comité d’hygiène. Cependant l’Homme sauvage reprit sa dictée.

5. — M. le docteur Volière restera aussi. Il désire qu’on lui fasse tenir dans le plus bref délai tous ses instruments et appareils, ainsi que sa garde-robe complète.

— Qu’on n’oublie pas les faux-cols, remarqua le docteur à demi déterré.

J’ajoutai cette remarque et l’ultimatum prit fin sur les deux articles suivants :

6. — Le télégramme ci-joint devra être transmis immédiatement à son adresse.

7. — La réponse au présent ultimatum devra être faite avant minuit, aujourd’hui, par la voie du petit guichet en haut à gauche qui s’ouvrira pour la circonstance[13].

[13] L’on sait les débats passionnés que soulevèrent les articles de cet ultimatum, et comment ils furent discutés, point par point, dans une séance du Parlement qui dura depuis neuf heures et demie du matin jusqu’à six heures et demie le lendemain — au cours de laquelle séance trois ministères se succédèrent et furent renversés coup sur coup — avant que soit atteint le résultat désirable et que soit rédigée la réponse que l’on fit tenir immédiatement à l’Homme sauvage.

Signé : L’Homme sauvage.

Pour écriture conforme à la dictée :

Cormoran, Huissier-greffier.

Pour approbation des articles les concernant :

Dr Volière, vice-président du Comité d’hygiène ;

Panaris, serrurier-libertaire qu’a bardé la porte ;

Armandine Cane, ex-concierge ;

Pour M. le sénateur Truie, empêché :

le Babouin : (*)

L’Homme sauvage me prit cet ultimatum.

— Le télégramme, maintenant, dit-il.

Jonathan Carnyby, roi Esturgeon ;
Londres, W.-Z.

Homme sauvage remercie cher ami Carnyby. Accepte. Désire moyen transport pour mardi 28, minuit. Sincèrement.

Signé : L’Homme sauvage.

Et, emporté par l’habitude, j’ajoutai :

Pour écriture conforme à la dictée :

Cormoran, huissier-greffier.

— Imbécile, me dit l’Homme sauvage en lisant, pourtant il laissa tout[14].

[14] M. Carnyby fit encadrer ce télégramme dans un cadre de platine incrusté de rubis et d’opales pour le placer au lieu d’honneur de sa collection de curiosités. Dans un testament en bonne forme, il en faisait don au musée des grandes découvertes, installé à Chicago sur le lac Michigan et récemment inauguré.

Ces papiers furent transmis au dehors et l’on nous fit manger.

J’attends la réponse avec une impatience fébrile ; mon cœur, je l’avoue, nage dans la joie. Libres !… Demain soir nous serons libres !!! Chacune de mes pensées, chacun de mes gestes est une action de grâces… Merci, merci mon Dieu !… Une délirante allégresse m’enveloppe, enveloppe tout le monde, il me semble… M. Truie, seul, est abattu ; mais je pense que cela est imputable au gâtisme et non à la conscience du sort qui le menace, car il est certes incapable de comprendre quoi que ce soit en dehors des cruautés du babouin, son bourreau.

L’hippopotame aussi me semble de mauvaise humeur. Le caractère de ce pachyderme, du reste, est excessivement acariâtre. La chèvre est toute joyeuse. Le boa, pour moi, se montre plus caressant que jamais. Il ne me demande plus de le gratter ; mais il me lèche tout le temps avec sa petite langue froide, bifide et visqueuse et m’implore de ses yeux glacés, vernis et langoureux… Lorsque je songe que je vais abandonner pour toujours ce détestable compagnon, ma joie ne connaît plus de bornes.


La nuit suivante, heure incertaine. — Je suis en train de prendre part, bien contre mon gré, on peut le penser, à une saturnale insensée… C’est, paraît-il, l’anniversaire de la naissance du babouin et on lui souhaite sa fête. L’on a accroché au tronc du baobab une forte lampe électrique venue de je ne sais quelle réserve, et, à sa lueur éclatante, le sabbat a commencé peu après minuit.

Le babouin, qui faisait semblant de dormir, fut réveillé par le clairon dans lequel soufflait son cher ami, l’immonde Panaris. Les nègres gorilles étaient là, entourant M. Truie qu’on avait forcé à cueillir un bouquet et qui venait, tremblant de peur, de gâtisme et d’ivresse, l’offrir à son bourreau. Le babouin l’embrassa trois fois, en le pinçant, puis sauta sur son dos pour recevoir les diverses personnalités qui en ce moment même viennent lui présenter leur vœux. L’impudent quadrumane, grimaçant en grande joie, les reçoit, feignant la surprise et la confusion. Pendant ce temps, l’infâme serrurier tire de son clairon les sons les plus épouvantables que j’aie jamais entendus, les gorilles dansent une bamboula effrénée et il me faut moi-même frapper en cadence avec une clef rouillée sur le couvercle d’un seau de toilette, ce qui fait que je dois cesser d’écrire… L’alcool, est-il besoin de le dire, coule à flots…


Après une scène démente, ils viennent enfin de se coucher, harassés, et ronflent, laissant le babouin cuver sa lourde ivresse sur M. Truie qui est son oreiller. Je vais essayer de prendre un peu de repos…

Hélas non ! pas encore ! Le boa se traîne vers moi et comme, ayant bu, il a imaginé de fumer la pipe, ce qui ne lui réussit pas, il a le mal de mer et je dois le soigner ! Quelle vie ! Enfin, c’est la dernière nuit…


Mardi 28. — 6 heures 50 du matin. — La réponse vient d’arriver comme l’orage, qui a éclaté peu après le jour, était dans toute sa force. — (Je le vis naître, cet orage, le boa ne m’ayant permis de dormir qu’au moment où le tonnerre me l’interdisait.) L’Homme sauvage, nu sur la vérandah, se laissait doucher par la pluie. Il prit connaissance de cette réponse et je vis un léger sourire sur ses lèvres.

— Cormoran, me dit-il, écris :

« Accepté. Je pars ce soir minuit. »

Signé : L’Homme sauvage.

Pour écriture conforme à la dictée :

Cormoran, huissier-greffier.

Et je crus pouvoir ajouter :

« Merci, chers amis du dehors qui nous rendez à nos fonctions, à la liberté, à la vie.

Merci du fond du cœur. »

C……

Mon billet fut transmis au dehors et l’Homme sauvage retourna à sa douche.

Je me sens saturé d’une joie à nulle autre seconde. Je puis dire que je savoure mes derniers instants de captivité. Tout le monde autour de moi paraît plein de bonheur. L’allégresse est universelle. Le boa seul me semble un peu triste… C’est de me quitter… Pauvre bête. Il est gentil en somme et cela me fait quelque chose de penser qu’il m’aime tant. Croirait-on que M. Truie lui-même sommeille en souriant et bavant comme un petit enfant. Je plains beaucoup ce pauvre vieillard, condamné ainsi à demeurer avec tant de monstres (car certainement son sort est fixé), mais enfin il faut bien que l’un de nous se dévoue pour les autres… Et puis, il est tellement habitué à ses tourments que s’ils cessaient, cela lui manquerait peut-être…

Et puis il est si gâteux…

Je serais curieux tout de même de voir la réponse faite par nos gouvernants — par nos libérateurs que je ne glorifierai jamais assez — à l’ultimatum que j’ai écrit. Cette réponse justement gît — un papier ministre dûment scellé — en dessous de moi. M. Barnabé Cruchot, qui me semble tout agité, a déjà plusieurs fois tenté de s’en emparer pour le lire ; mais son tyran, le kanguroo, s’est fait un malin plaisir de l’en empêcher… Panaris passe, peut-être voudra-t-il consentir à me donner l’objet de ma curiosité…

Je viens de lui adresser ma requête. Cet être brutal me pria d’abord de « maçonner ma crevasse » — mais il ramassa le papier pour le lire lui-même… Tout-à-coup sa figure s’éclaira d’un muet ricanement, et me criant :

— Pour sûr que j’te la passe ! — Ça c’est chouette !

Il me tend la lettre libératrice et bourre sa pipe. Je le remercie chaleureusement de sa gracieuseté inattendue. J’ouvre. Je lis :


Ce 28 juin 19…

Réponse du gouvernement à l’ultimatum de l’homme sauvage.

Au nom du Pays, de la Loi, du Parlement.

Article unique. — Les conditions posées sont admises en bloc — sauf les exceptions suivantes :

a. M. Méandre et sa fille Adélaïde, qui joue sur le piano la Prière d’une Vierge, ne seront pas versés entre les mains de l’Homme sauvage pour être livrés aux bêtes.

On offre en place trente-cinq caisses de vin de champagne extra-sec et de première marque.

b. Le brevet et l’uniforme de caporalissisme des armées de terre et de mer ne seront pas mis à la disposition de l’Homme sauvage pour être attribués à l’honorable M. Jonathan Carnyby, car ils sont déjà en mains et leur titulaire actuel ne veut à aucun prix s’en séparer. Or il ne peut y avoir qu’un seul caporalissisme des armées de terre et de mer.

On offre en place un brevet d’académicien avec l’habit brodé en vert, le bicorne et l’épée (cette distinction confère le titre de colonel).

La place de consul général dans le Pacifique et la cravate de commandeur de la Légion d’honneur sont accordées.

c. L’on ne peut accepter d’abandonner M. Truie, cela ferait du tort au gouvernement.

On offre en place… Haah !!!

(Les 28 lignes suivantes sont de la main du serrurier Panaris.)

« L’vieux Cormoran — qui m’a saisi dans le temps c’qui fait que j’y en veux, — vient d’me lâcher son carnet sur la cafetière en s’évanouillant. Ça fait que j’colle sur son papier c’qui l’a z’ému, mais j’rigole tellement que j’sais pas si qu’on pourra lire. Y a dix minutes qu’y m’a demandé d’y passer l’papier ous’ qu’est la réponse. Turellement, j’l’avais envoyé coucher, mais j’ai voulu lire et pis alors j’y ai passé pour voir sa poire.

V’là c’qui y a. Je l’copie.

« L’on ne peut accepter d’abandonner M. le sénateur Truie (qué culot ! un vieux sagouin comme ça, sénateur !) ; on offre en place, Me Cormoran, huissier… »

Non c’que j’me tords !… C’est là-dessus qu’y s’est évanouillé… Ça m’dégoûte un brin d’l’avoir avec nous, mais tout de même d’voir sa hure c’est à s’crever !… J’l’oublierai jamais… J’aime mieux ça que vingt-cinq mélécass’s ! Y s’réveille… J’y recolle son papier et je m’assois pasque j’rigole trop…

Et pis j’suis bien content d’dévisser d’ici avec M. l’Homme sauvage, qu’est le plus bath type qu’j’ai jamais vu — et d’pus entendre parler des sales vaches qui nous gouvernent… Vive la sociale !!!…

Panaris, serrurier libertaire qu’a bardé la porte, qu’y faudrait d’z’éléphants. »

(Le carnet reprend de la main de Me Cormoran.)

Dieu ! n’est-ce pas un cauchemar ? Il y a eu des êtres, portant le nom d’humains, qui furent assez cruels pour condamner l’un des leurs à un sort si funeste… Moi, Cormoran, l’on me voue en holocauste ! L’on préfère me rejeter du sein de la civilisation que d’abandonner ce misérable Truie — loque gâteuse et inutile, tandis que moi — dans toute la force de l’âge et du talent… Honte !… Honte !… Il fallait délivrer tout le monde ou nous laisser tous mourir… Nous ne formons qu’un tout homogène — il fallait reconquérir ce tout au prix de n’importe quels sacrifices… N’en sauver qu’une partie c’est ne rien sauver…

Hommes vils qui m’avez vendu, puissiez-vous être vendus à votre tour… Nouveaux Judas, je vous souhaite pour un crime si affreux l’expiation qu’a subie l’ancien. Oui, criminels lâches, bas et hypocrites j’appelle sur vos têtes toutes les infortunes dans cette vie en attendant la justice de Dieu dans l’autre. La justice du Dieu très terrible qui vous criera : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » et vous rejettera loin de sa bouche comme un vomissement.

Hélas ! hélas ! c’est donc vrai que je vais rester dans une telle compagnie… Avec cet Homme sauvage qui me fascine et me dicte des choses, alors que, naguère encore, c’était moi qui dictais… Avec ces monstres brutaux et libidineux qui ne m’épargnent rien de leurs fureurs ni de leurs vices… Avec ce boa surtout — cet ophidien maudit, plus tenace qu’une fille de joie, plus exigeant qu’un cocher de fiacre, plus caressant qu’un employé désirant une augmentation… Horreur !

Je n’habiterai donc plus ma gentille petite maison de la banlieue d’où l’on voit passer le chemin de fer, je ne mangerai plus les mirotons aux délicieux oignons que cuisine Pulchérie, ma servante, je ne boirai plus de grands bocks de bière fraîche et mousseuse, je ne saisirai plus personne, je ne jouerai plus à la manille aux enchères, je ne… Je ne serai plus en un mot l’huissier Cormoran — je serai un déplorable spectre marchant à travers une vie ruinée vers une tombe nauséabonde.

… Ah ! laissons, laissons nos larmes couler !

....... .......... ...
....... .......... ...

Elles ont coulé, ces larmes amères, et maintenant je n’ai plus la force de me révolter. Mon désespoir furieux s’est changé en un morne accablement. Au cours de mes sanglots l’on m’a dépendu. Je suis assis par terre car mes jambes se refusent à la marche, mais cela m’est égal — tout m’est égal. Je n’ai plus aucun espoir d’avenir, aucune espérance d’évasion ; mais j’écris ceci pour me distraire, pour ne pas penser, pour terminer ce que j’ai commencé. Au dernier moment, avant de dire pour toujours adieu au monde civilisé, à une ingrate patrie, aux traîtres qui m’ont vendu et à tout ce que j’aime, (je repleure), par une voie quelconque, vers le dehors, je ferai parvenir ces lignes…

....... .......... ...

M. Barnabé Cruchot, délivré du kanguroo qui fait ses préparatifs de départ, vient de s’approcher de moi pour m’adresser une demande que je qualifierai de monstrueuse. Il m’a demandé de lui confier la présente œuvre afin qu’il la publie lui-même, une fois en liberté, comme écrite en collaboration. J’aurais la moitié des droits d’auteur !…

— Non, monsieur, ai-je répondu avec indignation, ce carnet est le fruit de mes veilles et la chair de ma chair et je ne veux pas que vous vous l’attribuassiez… J’aime mieux perdre tous les droits d’auteur, si l’on est assez injuste pour me ravir le prix de tant de peines… J’emploierai un moyen sûr, que me fournira l’inspiration du moment, pour que ce document tombe entre les mains de ceux-là qui pourront lui donner la publicité immense qu’il mérite… Je désire encore cette gloire posthume. Je veux que l’on sache quelle âme fut la mienne… Il faut que nul n’en ignore !…

— Monsieur, s’est-il écrié alors, vous me réduisez au désespoir !… Eh quoi, moi, Barnabé Cruchot, j’aurai tout fait pour lancer une si belle affaire et la gloire m’en serait ravie par un autre !… Moi, journaliste, j’aurai trompé tous mes confrères grâce à des ruses de peau-rouge, perdu d’innombrables parties au stupide jeu de la manille aux enchères avec vous et le disparu Églantine, écouté les discours fastidieux du crétin Méandre, dormi avec une répugnante et adipeuse concierge (moi qui ne goûte que les femmes maigres et distinguées), mangé un journal indigeste, été brutalisé sans trêve par un marsupial irrespectueux, au long de quinze interminables jours passés en un lieu inconfortable et parmi une canaille sans foi ni loi, j’aurai, dis-je, supporté tout cela avec la constance la plus parfaite pour qu’en fin de compte, ce soit un huissier qui relate tout ce qui s’est passé et en tire une gloire universelle !… Que pourront être les vagues descriptions que me fourniront une mémoire infidèle, que pourront être mes assertions faites de chic, puis-je dire, et même mes plus belles inventions, auprès des pages que je vous ai vu, jour par jour et heure par heure, écrire, et qui ont certes la vigoureuse et minutieuse véracité d’un rapport définitif, dont on ne peut douter…

Réfléchissez, cher maître Cormoran… réfléchissez… Je vous abandonnerai les trois quarts des droits d’auteur, et mettrai votre signature avant la mienne… Consentez, voyons…

— Non, monsieur, dis-je fermement.

— C’est bien, monsieur, dit-il alors, c’est bien… Vous ruinez ma carrière et vous me déshonorez. Je ne vous le pardonnerai jamais…

Et il partit.

Je le hais cet homme. Quand je pense qu’il ose songer à me ravir un succès qui sera immense, j’en suis sûr, d’après ses propres dires, je bous d’indignation. Et puis, il va être libre, tandis que moi… passons… passons…


3 heures. — L’Homme sauvage vient de recevoir un télégramme ainsi conçu :

Londres, 28-6-19-7-50.

Arriverai minuit exactement. Sincèrement.

Carnyby.

C’en est donc fait. Les derniers préparatifs s’effectuent. Les caisses de champagne offertes en remplacement de M. et de Mlle Méandre viennent d’arriver. Viennent d’arriver aussi, en sacs, les sommes déposées chez Me Gémissant ainsi que la caisse contenant l’habit et les accessoires d’académicien destinés à M. Jonathan Carnyby… Notons également quarante pipes destinées au sieur Panaris, que le diable brûle.

M. le docteur Volière, avec un calme parfait, emballe sa garde-robe que l’on vient de lui envoyer et explique à l’Homme sauvage la manœuvre de la sonde œsophagique. M. Cruchot se promène de long en large et me lance de mauvais regards. Le sieur Truie a été détaché et on lui a remis son habit, mais le babouin l’a conduit au fond de l’appartement pour le tourmenter plus à l’aise jusqu’à la dernière minute… On entend les cris d’ici… Vieux pourceau, va !… Quand je pense qu’il m’a été préféré… Enfin n’insistons pas !…


6 heures. — Les papiers officiels viennent d’arriver. Je les dépouille avec l’aide de l’ourse brune et de Sylvain. Il y a le traité entre l’Homme sauvage et le gouvernement, les quittances et le certificat du sieur Panaris, l’acte de divorce de la concierge Armandine Cane. Ajoutons le brevet de consul général dans le Pacifique et celui de commandeur de la Légion d’honneur. Le gouvernement, dans sa lâcheté, a ajouté une croix en diamants et un autre brevet de cet ordre ridicule au nom de l’Homme sauvage afin de l’amadouer.


10 heures. — La nuit est profonde. En attendant le départ, tout le monde chante, rit et danse… L’on sable joyeusement le champagne… J’en bois aussi, ma foi. Je serais bien bête de m’en priver. La concierge, dans un buisson voisin, est la compagne du tamanoir et le vautour mange un baba au rhum.

Les lucioles répandent une clarté phosphorique… Le boa est enroulé, plein de joie, autour de mes pieds… Sale bête !!!…

Pourquoi cela, sale bête ?… Cher ami, bien plutôt. Il est content de me garder, voilà tout, et s’il est sur mes pieds c’est pour me tenir chaud… Ça fait plaisir d’être aimé comme ça. Mes douleurs morales commencent à s’apaiser… On ne sera peut-être pas si mal que cela dans cette île… En somme, la société que nous quittons n’est pas si attrayante… Un agent de police m’a dressé une contravention, le mois dernier, pour un tapis secoué trop tard…

Et puis, le métier d’huissier rapporte si peu… Cette île du Pacifique est peut-être tout à fait magnifique et… verdoyante… Si M. le docteur Volière, qui est un homme de sens profond et juste, a décidé de s’y rendre c’est que de sérieuses raisons l’y ont poussé évidemment… Il y a peut-être des moyens de faire fortune là-bas… Des mines, de charbon… ou… on ne sait pas… Et tout… Enfin nous verrons…


11 heures 40. — L’heure du départ approche. Une seule chose m’inquiète encore sérieusement. C’est le moyen de transport qui va nous être offert… L’Homme sauvage a bien parlé quelque part de voie aérienne, ce qui semblerait indiquer un ballon… Pourvu que ce soit sans danger… Mes yeux interrogent l’espace de tous les côtés.


11 heures 50. — Rien encore. Une attente fiévreuse nous énerve tous, sauf, naturellement, l’impassible Homme sauvage, l’insouciant Panaris, qui fume sa pipe, et le babouin qui, ayant ramené le sieur Truie au milieu de nous, est trop occupé à le tourmenter pour penser à quoi que ce soit d’autre.

On le comprend après tout. Ce vieux est si laid !…


11 heures 58. — Un point lumineux paraît à l’horizon et croît avec une prodigieuse rapidité. Il semble que ce soit un puissant phare qui volerait. J’entends monter d’en bas les rugissements de la foule qui l’a vu.


Minuit. — Comme sonne cette heure lugubre, au sein de la belle nuit d’été, la chose qui doit nous emmener s’est posée sur le toit avec un choc si formidable que la maison tout entière en a tressailli.

Un large trou fut percé en moins de rien dans le plafond. D’en haut une échelle se déroula. Les bagages furent hissés en un clin d’œil. Nous suivîmes. Comme, après un dernier regard sur ces lieux où j’ai tant souffert et où j’ai perdu, par une infâme trahison, mes dernières illusions sur le cœur humain, comme, dis-je, je mettais le pied sur le premier échelon je me sentis tirer par le pan qui reste à ma redingote. C’était M. Barnabé Cruchot.

— Maître Cormoran, implora-t-il, pour la dernière fois…

— Non, monsieur, dis-je, en me dégageant.

— Cœur de pierre, murmura-t-il.

Et il ajouta d’une voix sourde :

— Eh bien, je pars aussi.

— Non, monsieur, dit péremptoire, la voix inattendue de l’Homme sauvage qui était là.

— Si, monsieur, affirma M. Cruchot, qui avait tressauté.

— Non, monsieur, répliqua, plus nettement encore, l’Homme sauvage.

— Si, monsieur, ou bien je vais me jeter en bas, pour me briser le crâne sur le pavé.

Je ne veux pas vivre dans la société avec mon déshonneur…

Je crus voir une ombre de pitié dans les yeux de l’Homme sauvage.

— Venez donc, dit-il ; mais alors vous n’écrirez plus jamais.

M. Barnabé Cruchot ne répondit rien.

Je montai les échelons et, parvenant sur le toit de la maison, je me trouvai devant notre moyen de transport. C’est une sorte de grosse machine volante qui a deux grandes hélices en toile d’amiante et la forme générale d’un concombre. On monte dedans à l’aide d’un escalier en fer et elle est munie de forts projecteurs électriques, éteints pour l’instant et de tubes lance-torpilles.

M. Carnyby, je reconnais ma vision d’une nuit déchirante, s’y trouve avec deux nègres qui travaillent à l’arrimage, aidés des quatre esclaves gorilles qu’ils ont tout d’abord embrassés comme des frères.

Le départ s’opérera d’ici peu d’instants ; je l’attends, tout plein d’un calme et d’une intrépidité philosophique qui ne laissent pas que de m’étonner. Pour passer le temps, je regarde au-dessous de moi. Tous les abords de la maison sont gardés par la troupe, mais au delà, dans toutes les rues, aussi loin que la vue peut s’étendre, il y a une foule immense. Le fleuve est couvert d’embarcations de toute nature. La vaste place du Raisin Sec est particulièrement encombrée. L’on a dégagé la partie qui est proche du vieux Pont et par conséquent la plus près de nous. Un décuple rang de baïonnettes contient le flot humain qui vient déferler avec des hurlements variés, ou bien se tasse, et, bloc compacte, ne bouge. Des camelots, à tue-tête, beuglent le Plein Jour. Dans l’espace libre sont des groupes assez nombreux, membres du gouvernement, généraux dont les armes brillent et savants braquant sur le groupe insolite que nous formons, des télescopes ou des appareils photographiques[15].

[15] L’on sait qu’il ne fut pas possible, vu l’obscurité, d’obtenir quoi que ce soit de passable en fait de photographie. L’on n’osa envoyer vers le toit, pour l’éclairer, aucune projection lumineuse, dans la crainte de s’attirer en réponse des bombes à la mélinite.

Tout est prêt. L’Homme sauvage, qui était demeuré en bas jusqu’au dernier instant, vient de paraître sur le toit. Lui et M. Carnyby se congratulent. Nous allons partir…

Un instant encore. Le sieur Zéphirin est obligé de redescendre pour ramener le babouin qui, ivre de rage, ne peut se décider à se séparer de M. Truie… Il remonte avec le quadrumane qui tient encore une poignée (la dernière, je crois) des cheveux de sa victime. Tout est embarqué. Nous allons partir.

Un ordre bref. Nous partons. Je vais jeter…

Pas encore. Un moment m’appartient. Des incidents se passent.

L’intervention démente du sieur Méandre d’abord, qui, au moment où nous nous enlevions, jaillit on ne sait d’où et, sur le toit, pour nous arrêter, ivre de rage, se rue, hurlant :

— Je n’ai pas traité, moi ! Les lois ! Mon argent !!! Un homme de mon caractère !!!

Il veut saisir l’Homme sauvage, manque son coup et se voit lui-même saisi par les cheveux. C’est Panaris qui l’enlève dans sa main puissante. Il lui fait suivre notre essor un moment, le balance dans le vide et, au-dessus du fleuve, le lâche, raillant.

— Un homme de ton caractère, on l’envoie au bain… Et pis c’est moi que je l’a bardée…

Et Méandre tombe perpendiculairement avec un grand hurlement et, dans l’eau vaseuse, s’immerge, suffoque, barbote[16].

[16] L’honorable chef de bureau n’avait jamais consenti à abandonner ses revendications et à faire, comme il disait, « litière des sentiments de dignité d’un homme de son caractère ». Il déclarait souvent que l’on pouvait bien faire tuer qui on voulait, si cela était nécessaire, mais qu’il lui fallait l’argent que le tribunal lui avait légalement accordé. Il adressa plusieurs pétitions dans ce sens au chef de l’État, aux ministres, aux Chambres et à tout le monde. Comme l’on passa outre et qu’il apprit en plus la demande qu’avait faite de lui l’Homme sauvage, désireux de le livrer aux bêtes, il devint à peu près fou de rage et se résolut à agir par lui-même ; décision qui le conduisit à son insensée tentative sur le toit — laquelle ne lui rapporta, outre les sensations de la chute et celles du bain, qu’une pleurésie qui le mit au lit pendant cent vingt-huit jours, et qui ruina pour toujours sa constitution.

Ensuite notre arrêt au-dessus de la place du Raisin Sec, avec projections électriques sur la foule et dispension à pleines mains, par l’Homme sauvage et M. Carnyby d’or monnayé, ce qui provoque des bousculades[17].

[17] Les bousculades dont parle maître Cormoran étaient la furieuse bataille que se livra, pour ramasser l’or, tout le monde, sans exception, depuis le chef de l’État jusqu’aux marmitons, en passant par les ministres, les soldats, les policiers et les curieux de toutes les nations ; au cours de laquelle bataille, huit cent quarante et une personnes, sans parler des blessés et des estropiés, trouvèrent une mort improductive et sans gloire.

Enfin, et tout à coup, comme nous contemplons ce spectacle, l’ordre de l’Homme sauvage :

— Retournons. L’on a oublié le tatou !

Notre retour alors, à grande vitesse, notre heurt contre la vérandah, si violent que la maison cette fois chancelle avec un craquement sinistre et que toutes les vitres se brisent, nous laissant voir M. Truie, assis par terre auprès de son baobab, et couvrant de baisers et de larmes le tatou qu’il tient dans ses bras.

Zéphirin se précipite et les rapporte. Il est temps. L’immeuble portant le numéro 3 du quai Bois l’Encre, derrière lui, s’écroule en un confus décombre, une indescriptible ruine.

Nous repartons. Le babouin, grinçant des dents, ressaisit sa victime que l’Homme sauvage, soucieux de la foi jurée, décide d’abandonner sur le toit du ministère du Commerce qui nous offrira aussi une surface commode pour rectifier notre arrimage dérangé.

Nous y sommes en ce moment même. L’on a débarqué Truie qui ne veut plus nous quitter, pour le lier à une cheminée. Cela me suggère une idée magnifique :

Je vais lui attacher au cou le présent carnet. Il est plus que gâteux et ne saura même pas ce que c’est. Mon œuvre ainsi sera en sûreté et parviendra à la postérité…

Je prépare la ficelle et amarre le précieux document que je complète d’un crayon hâtif. Nous allons quitter le toit. Truie agite vers nous ses mains comme un petit enfant et, tout pleurant et bavant, bégaie :

— Au revoir… au revoir…

— Le revoir ? — Ah ben non, crottin ! proteste Panaris qui regagne la machine.

Je marche sur ses pas… C’est la fin…

Adieu, cruelle patrie, tu ne sais pas ce que tu perds en moi…


Ici finit le carnet de Me Cormoran. Ce document fut trouvé, le lendemain matin du départ, suspendu avec une ficelle au cou de M. le sénateur Truie qu’un couvreur, d’un toit voisin, vit et signala.

Le sénateur, tellement gâteux qu’on dut immédiatement le mener aux hospices où il finit ses jours, dormait, attaché à sa cheminée, et dans son sommeil, il pleurait et agitait encore ses mains séniles vers le point de l’horizon par où s’était éloignée, allant aux îles inconnues, la grande machine à forme de concombre, et l’Homme sauvage qu’elle portait avec sa fortune.

31 mars 1901.

Le Voyage
de
Julius Pingouin

L’on sait combien immensément fut surexcité, il y a deux ans, le monde entier par l’annonce qu’une nouvelle Toison d’Or, la seule depuis Jason, venait d’être signalée et que ce phénomène était à conquérir. Tous les journaux y consacrèrent leur première page et une partie de la seconde ; tous les gouvernements organisèrent des expéditions, et un furieux délire s’empara de tous les aventuriers épars sur le globe — lesquels, ivres du désir de s’approprier l’avantageuse merveille, donnèrent intégralement leurs énergies et beaucoup, leur vie, en tentatives isolées ou collectives. Or, on sait combien absentes étaient les indications précises, et à quel point contradictoires les opinions sur la situation du prodige. On n’a même jamais pu savoir de quelle source jaillissait l’initial signalement de la chose, mais le monde entier, sans exception, était fortement persuadé de son existence, et il y eut de la démence dans l’âme des hommes.

Cependant, vains furent les mieux combinés et les plus tenaces efforts.

Piteuses et bredouilles, les expéditions officielles rentrèrent simultanément ou successivement pour présenter de fallacieux et désespérés rapports et recevoir des blâmes. Découragés, s’en revinrent les aventuriers. Dans le silence, avec sollicitude, les journaux laissèrent la question, d’où, tant de jours, ils avaient tiré tant de copie et l’occasion de si belles ventes. Alors, quelques gens commencèrent à insinuer la possibilité d’un canard sorti du sein de la libre Amérique et il y eut encore des discussions.

Très bien.

Voilà maintenant que la Toison d’Or existait réellement et qu’un homme, un de nos compatriotes, le capitaine de bateau-mouche, Julius Pingouin, l’a trouvée en vérité. La relation suivante de son étonnant voyage nous est communiquée par — ainsi que le dit l’auteur lui-même dans son titre : « l’un des deux qui firent avec lui tout le voyage et prirent part à la découverte. »

Ce « l’un des deux » vient de rentrer parmi nous, pour y mourir sans doute de ses épreuves surhumaines. Nous livrons au public son récit. Des personnes le croiront mensonger, d’autres le jugeront considérablement enjolivé. Peu y ajouteront une foi intégrale. Nous, nous avons vu l’homme et nous sommes sûrs qu’il dit la vérité.

Relation véridique du voyage de Julius Pingouin, capitaine du bateau-mouche l’« Argonaute », à la recherche de la Toison d’Or, racontée par l’un des deux qui firent avec lui tout le voyage et prirent part à la découverte.

Je m’appelle… je ne sais plus comment, et personne n’a besoin de le savoir. Mon surnom est le « Homard » parce que le bon Dieu ou quelqu’un d’autre a mis dans mes bras et dans mes mains une force susceptible de rosser les plus vigoureux de mes contemporains. J’ai eu une bonne famille, de l’argent, de l’éducation et des jours meilleurs ; mais ils se sont barrés vers les ailleurs et de leur disparition définitive je me fous fortement. Ma personnalité en soi n’a du reste aucun intérêt. Je n’existe que dans mes rapports avec l’immense Julius Pingouin — homme prodigieux et méconnu, étouffé par les mauvaises destinées et l’aveuglement jaloux d’une société assez gourde pour avoir d’abord laissé sans emploi, et ensuite combattu lâchement, les forces incluses dans un génie de cette ampleur.

Devant Julius Pingouin, j’oublie la blague, l’indifférence et le dégoût dont trente-sept ans d’une vie plutôt orageuse m’ont permis de jouir envers tous les hommes et envers moi-même ; devant Julius Pingouin, je m’agenouille et je vénère. Que l’on ne me conte plus d’histoires apocryphes sur les faiseurs augustes et désintéressés de lois dont les applications varient selon la puissance de ceux qu’elles régissent — que l’on ne me rebatte plus les oreilles des exploits sanglants attribués aux capitaines fameux et accomplis par leurs soldats restés obscurs — que l’on cesse de me raser avec les relations des grandes découvertes faites par d’intrépides navigateurs que leurs gouvernements bourraient, avant, de toutes sortes d’appuis et, après, de toutes sortes d’honneurs — tout cela c’est, si j’ose dire, du chiqué… J’ai plus fort, j’ai plus habile, j’ai plus sublime, j’ai Julius Pingouin ! — et Lycurgue, et Magellan, et Bonaparte, furent bien peu auprès de ce dieu.

J’ai fait la noce donc, dans ma jeunesse. J’ai été soldat, j’ai été moine, j’ai été voleur, j’ai été professeur ; j’ai été bon, j’ai été méchant, j’ai été lâche, j’ai été brave. J’ai été tout ce que l’on peut être. J’ai vécu. Mais, et c’est ma gloire très chère et très radieuse, j’ai connu Julius Pingouin et j’ai cru en lui du premier coup, et il a eu la bonté, m’élisant parmi ses apôtres, de m’ouvrir sa grande âme pleine d’audace, pleine de sagacité, pleine de puissance, pleine de rêve…

O Julius Pingouin, géant égaré parmi des pygmées, lion silencieux secouant les barreaux de sa cage, aventurier sublime passant comme une flamme dévoratrice sur le vil fumier de l’humanité, permets que ton indigne disciple pleure en te saluant ! L’on a été injuste, plat, lâche et oppressif envers toi, cœur de héros ! L’on a entravé par les pires moyens ta marche surhumaine. Non seulement l’on t’a laissé seul, mais encore l’on t’a combattu, et la trahison germait autour de toi, et ta patrie fut une marâtre !…

Pourtant, lutteur invincible, tu as su persévérer, mais maintenant que moi je dis ce que tu fus, je sais que l’on conspire pour noyer la mémoire de si hauts faits dans le creux silence et l’oubli ! Mais je parlerai, je hurlerai, je glapirai ! J’écrirai avec de l’encre, avec mes larmes, avec mon sang, pour ne me taire que quand le vent furieux de l’universelle gloire fera sonner, aux quatre coins de la terre ronde, ton nom — car tu l’as trouvée, la Toison d’Or — ô Maître !


Et maintenant, je raconte :

Le 16 octobre de l’autre année, comme je crevais de faim et que je ne savais plus que faire, je suis entré dans les Bateaux-Mouches. J’ai embarqué sur le 318, comme receveur. Julius Pingouin était capitaine. Je le vis, je l’entendis et du premier coup, je fus son disciple, son admirateur, sa chose. En un instant je fus à lui. Ma gloire éternelle sera qu’il m’ait choisi comme second.

Tout le monde parlait de la Toison d’Or. Les expéditions partaient ou étaient parties. Julius Pingouin faisait son service et méditait.

Un jour, il me dit :

— Le Homard, mon vieux, je sais où est la Toison d’Or. J’ai trouvé une bouteille tombée d’un ballon en perdition. Dedans, il y avait un plan indiquant l’endroit. Je vais y aller. J’en ai assez de moisir comme ça. Tu vas venir avec moi.

C’était le 13 novembre. Il me dit encore :

— Écoute, on part ce soir. Au lieu de toucher à la dernière station, on forcera la vapeur et en avant ! Je suis sûr du pilote et des hommes d’en bas. Avec nous deux, l’amarreur et deux vieux amis que j’emmène, ça fera huit. Le bateau est bon, c’est tout ce qu’il nous faut. Le chauffeur veillera au charbon. Le pilote, aux instruments. Toi, tu vas acheter un baril de biscuits de mer, deux autres barils pour mettre de l’eau, un tonneau de bœuf salé, soixante-dix boîtes de sardines, du rhum, du café, et de la quinine. Tu feras tout embarquer à six heures pendant que nous dînerons. N’oublie pas ton couteau. Je vais m’occuper du drapeau et des revolvers. On sera en mer demain matin. Là, on trouvera tout ce qu’il faut. J’ai mon plan.

Je dis « Bon. » Je serais allé en enfer — s’il y en avait un — avec lui.

Ainsi fut décidée et préparée l’expédition.

Maintenant, je recopie le Journal du Bord que j’ai tenu avec sollicitude depuis ce moment-là.

Journal du bord de l’« Argonaute » (ancien bateau-mouche no 318).
Capitaine Julius Pingouin.

Le 13 novembre, à huit heures 45 minutes du soir, l’équipage du bateau-mouche no 318, commandé par le capitaine Julius Pingouin, s’est résolu à abandonner en masse son service et à se consacrer exclusivement, corps et âme, à l’expédition que ledit capitaine Pingouin se décide à entreprendre dans le but de conquérir la Toison d’Or. L’équipage étant réuni sur le pont, conjointement avec deux volontaires, le pavillon personnel du capitaine Pingouin — emblème représentant cet oiseau en blanc sur un fond noir — fut hissé en remplacement du sale torchon de la compagnie lequel fut jeté à l’eau. Ce déploiement du drapeau de l’expédition fut appuyé de dix-sept coups de revolver. Le bateau ensuite fut solennellement baptisé l’Argonaute ; une bande portant ce nom étant clouée sur l’arrière.

Enfin, l’équipage, ainsi que suit :

En plus, comme volontaires :

jura fidélité jusqu’à la mort entre les mains du capitaine Pingouin et appuya ce serment par sept forts hurrahs et l’absorption d’un verre de rhum mélangé à de la poudre à canon. Les sieurs Bouture et Magloire ne purent conserver cette mixture et la rendirent sur le champ aux flots limoneux.

Moi, le Homard, lieutenant, fus investi de la rédaction du présent « Journal de Bord ».


A ce moment, nous avions déjà dépassé d’une centaine de mètres les feux de ponton de la station terminus. Alors les voyageurs non débarqués aux autres escales et désireux de le faire en ce point extrême manifestèrent leur existence par une tumultueuse sortie de la cabine, où ils s’étaient réfugiés, vu le brouillard. Leur groupe (ils étaient sept ou huit) fit irruption sur le pont. A leur tête était un gros petit homme.

— Monsieur, rugit-il en s’adressant à moi, le Homard, pourquoi ne s’arrête-t-on pas ?

Julius Pingouin s’avança. Constant Magloire et moi étions à ses côtés avec nos revolvers. Il était calme et parla :

— On ne s’arrêtera jamais plus. Voilà : Je veux la Toison d’Or. Je vais la chercher. Que ceux qui ne sont pas des moules et qui en ont assez de moisir comme on fait ici, m’accompagnent. Le bon Dieu me les a envoyés, je suis disposé à les garder. On pourra crever ; mais on pourra gagner tout ce qu’il y a de bon dans le monde.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? hurla le gros petit homme. Est-ce que vous vous fichez de nous. Je m’appelle…

— De quoi, de quoi…? interrompit un organe éraillé. T’as pas fini de nous embêter, boudin pourri ? L’Rempart du Quartier Rouge, que j’m’appelle, moi, et pour un coup de tampon j’en crains pas six ensemble, et ç’lui qui m’sortira y l’est pas encore né. J’vas avec le capitaine. Je l’gobe. C’est un homme, ç’lui-là, et à la redresse. Je m’y connais. C’est-y que vous voulez de moi, m’sieur ? On est d’attaque.

En se dandinant, un hercule patibulaire, en casquette et foulard, s’avançait.

Pingouin lui serra la main.

— Je vous fais mon second, dit-il.

— Moi, bon nèg’e, toi, bon maît’e. Moi vouloi allé !

Et une sorte de babouin, marchand de nougat et vêtu d’oripeaux, gambada vers nous. Les autres voyageurs, cependant, formaient un groupe agité et interrogatif.

— Qu’est-ce qu’on fera des ceusses qui voudront pas y aller ?

— Et les bénévizes ? Gomment seront-ils rébardis ?

— Oh ! notablement, je pourrai propagancer le discours du Grand Dieu ?

— Est-ce qu’il y aura à manger ?

— Nonobstant que je dois regagner les régions de mon service.

— M’sieur, mes maîtres y m’attendent.

Et, par-dessus tout, vociférait le gros petit homme :

— Je ne veux pas ! je proteste ! le droit des gens, nom d’un tonneau !

— Veux-tu que je te casse la devanture ? proposait le Rempart. Le droit des gens, on s’asseoit dessus.

Cependant Julius Pingouin fit un geste et parla encore :

— Ceux qui ne voudront pas venir seront libres de débarquer.

— Où ça ? interrompit une voix.

— Dans l’eau naturellement. Nous n’allons pas compromettre la sécurité de l’expédition pour les affaires personnelles de gens que nous ne connaissons pas. Les bénéfices seront répartis entre les survivants, selon mon appréciation personnelle et les services rendus, sans que les familles des défunts y aient aucun droit. Naturellement, ils seront assez élevés pour que le moins bien partagé soit capable d’acheter la moitié du monde si cela lui fait plaisir, et d’avoir encore une jolie aisance, sans compter la gloire, la puissance et tout le reste. Pour la nourriture et les boissons, cela ne sera pas somptueux, mais on se rattrapera plus tard. Maintenant, vous avez cinq minutes pour vous décider. Je vous conseille de réfléchir. C’est une occasion d’être des hommes pour une fois, et ça n’a pas dû vous arriver souvent. Ce que j’en dis là, c’est pour vous. Moi, j’irai aussi bien tout seul. Rentrez dans la cabine.

Ils rentrèrent. Cinq minutes après, nous apprîmes qu’ils se joignaient à nous, sauf un.

Ils étaient cinq, savoir :

Le petit homme chauve ; un énorme Suisse, bête et bonasse ; un personnage grand, blond et norwégien, que nous connûmes ensuite pour un pasteur, et qui, par la suite également, nous rasa d’une façon peu commune en chantant des psaumes avec furie ou en les jouant sur une clarinette démontable, indépendamment qu’il buvait tout le rhum ; une marchande au panier ; une bonne à tout faire ; un pompier enfin, qui resta sans doute pour la bonne.

Le voyageur qui refusa de nous accompagner était un sergent de ville en uniforme.

— J’ai des ordres, faut que je m’en aille, répétait-il. Je serais très désireux de rester ; mais nonobstant j’ai des ordres, faut que je m’en aille.

Et il s’en alla.

— V’là un bon débarras, me confia le Rempart, et y en a encore un de trop.

Avec lui j’allai explorer la cabine. A ma stupeur, je découvris encore deux personnages.

D’abord, un homme maigre, vêtu d’un long vêtement jaunâtre, qui fumait sa pipe avec impassibilité et silence. Il n’avait pas partagé l’émoi de ses compagnons. Il ne répondit que par des signes de tête à mes questions et à ma proposition de se joindre à nous. Je crus comprendre qu’il acceptait et, en effet, il vint. Je trouvai aussi, sous une banquette, un employé des pompes funèbres qui dormait ivre-mort. Réveillé, non sans peine, il déclara qu’il voulait mourir si on le bougeait ; cependant, il accepta de vivre et de nous suivre, en apprenant que nous avions du rhum à bord.

Tout le monde fut réuni sur le pont et je couchai les voyageurs comme suit sur la liste de l’équipage :

Les voyageurs embarqués sur le bateau-mouche 318, anciennement, devenu l’Argonaute, sont invités à s’enrôler dans l’expédition ; acceptent :

Hippolyte, dit le Rempart du Quartier rouge, ex-souteneur, second du capitaine Julius Pingouin ;

Coco, nègre, ex-vendeur de nougat, gabier ;

Gustav J. K. S. Heysbergch Tantsticktor, ex-pasteur norwégien, fifre ;

Claudius Zafolin, pompier, conserve ses fonctions ;

Flaum, ex-courtier en faux diamants, cuisinier

Je cherchais en vain le gros petit homme chauve.

— Où donc est-il ? demandai-je au Rempart qui faisait l’appel.

— Il est parti, me dit-il, en ricanant, y disait déjà par derrière, du mal de m’sieur Pingouin. Alors, je l’ai aidé à partir. Y reviendra pas.

Je n’insistai point et poursuivis ma liste :

Ézéchiel Binaire, employé des pompes funèbres, conserve ses fonctions ;

X***, inconnu, conserve ses fonctions[18] ;

[18] Celui-là était l’Homme en Jaune, de qui le calme mutisme et la sereine indifférence défièrent tous les efforts.

Honorine Dupont, bonne à tout faire, conserve ses fonctions ;

Zoé nèfle, ex-marchande au panier, infirmière et lingère.

Tous ces voyageurs jurent fidélité au capitaine Pingouin et le reconnaissent comme souverain maître du navire, après Dieu, avec le droit de vie et de mort.

Il demeure entendu que, en cas de guerre, tout homme valide prendra les armes pour la défense de l’expédition. Sont dispensés de cette obligation :

Le docteur Saturnin Glair, facultativement, vu ses fonctions ; le pasteur Tantsticktor, vu ses convictions humanitaires et son emploi de fifre nécessaire dans la bataille ; le cuisinier Flaum, vu sa grosseur anormale et une lâcheté naturelle dont il se prévaut. Les deux femmes aideront le docteur Saturnin Glair à panser les blessés.

Le sieur Clodoald Résistant, sergent de ville, qui faisait partie des voyageurs, ayant déclaré que son service l’appelait ailleurs, fut débarqué dans la rivière suivant sa volonté, sous serment de ne révéler à personne ce qu’il aurait pu apprendre concernant l’expédition[19].

[19] Le brave Clodoald Résistant, devenu caporal de sergents de ville, fut retrouvé par nos soins : mais, immuablement fidèle à la parole donnée, il n’a jamais voulu dire un mot sur ce qu’il avait vu ou pas vu. Les efforts de tout le monde, depuis son supérieur hiérarchique jusqu’au chef de l’État, furent vains et son mutisme demeura absolu. L’avoir dans ces conditions, c’est comme si on ne l’avait pas.

N. de l’E.

Disparu sans donner son nom, un gros petit homme chauve, colérique, que l’on croit être un employé de mairie ou des postes[20].

[20] Nul ne put jamais savoir quel était l’état civil du malheureux gros petit homme chauve, colérique, ni quel fut son sort au juste. Il est vrai que le vague de cette description, qui peut s’appliquer généralement à tous les fonctionnaires publics et particulièrement aux employés des mairies et des postes, a entravé les recherches. Une prime de cinq mille francs est promise au gros petit homme chauve, colérique, s’il veut se faire connaître, au cas peu probable où il est encore de ce monde.

N. de l’E.

L’expédition ainsi constituée va de l’avant.


14 novembre, 5 heures du matin. — La nuit est encore obscure. J’écris à la lueur d’un fanal de combat. Nous allons atteindre l’embouchure du fleuve et le capitaine pense que la sale institution, qu’on appelle la douane, nous tourmentera au passage avec les bâtons avilissants que les sociétés civilisées ont en réserve pour les libres roues des gens de cœur. Julius Pingouin veut espérer que nous sortirons sans coup férir, mais, pour parer à toute éventualité, il a ordonné le branle-bas de combat. Chaque homme fut armé d’un revolver et d’un autre instrument tranchant ou contondant. Les femmes sont enfermées dans la cabine. Le docteur Saturnin, invité à les suivre, s’y est refusé, préférant rester pour voir le coup d’œil. Le pasteur Tantsticktor, étant donné son manque d’habitude des batailles, a été autorisé à s’embusquer dans le tambour de la machine sous la condition expresse que, pendant toute la durée de l’action, il jouera des psaumes guerriers sur son fifre, de toute sa force et sans s’arrêter. Le pilote Bouture reste naturellement sur son banc, et les hommes d’en bas, Bayados, mécanicien, et Cristallin, chauffeur, conservent leurs postes intérieurs. Les hommes disponibles ont ordre de se tenir prêts aux événements. Tout le monde doit affecter, jusqu’au signal que donnera le capitaine, une allure inoffensive et indifférente. Chacun reçoit un petit pingouin en calicot blanc et se l’épingle sur la poitrine, en signe de ralliement et emblème guerrier.

Je noterai que l’Homme en Jaune s’est refusé silencieusement, mais formellement, à s’armer d’une façon quelconque. Il n’a pas voulu davantage se mettre un pingouin. Il s’est contenté de rebourrer sa pipe et d’aller s’asseoir à l’avant.

Maintenant, nous attendons le combat. Nous espérons encore qu’il n’aura pas lieu ; mais la menace de l’action a impressionné diversement mes compagnons. Le pompier semble pâle et résolu. La jeune bonne à tout faire pleure à chaudes larmes. Coco, le nègre, s’est dépouillé des loques dont il est habituellement vêtu, afin, dit-il, de ne pas les abîmer ; il est nu comme un ver et gambade après s’être frotté d’un puant cambouis. Le pasteur Tantsticktor monte sa flûte en claquant des dents. Le gros coq Flaum a dû être remisé dans la cabine, avec les femmes, dans un état sanglotant et épouvanté qui fait pitié et dégoût. Il a offert la somme de un franc cinquante, à la marchande au panier Zoé Nèfle, pour qu’elle consente à lui prêter ses vêtements, afin qu’il soit mieux à l’abri. Cette grosse femme, qui faisait de la charpie avec les morceaux de sa chemise, qu’elle avait retirée et mise en pièces à cet usage, a refusé avec indignation et lui a reproché sa lâcheté. Le sieur Ezéchiel Binaire, croque-mort, totalement ivre, écrit son testament et puise en une bouteille de rhum un supplément d’intrépidité. Tout le reste de l’équipage va bien. Le Rempart montre une joie spéciale et jongle avec une barre d’acier, ancienne bielle de la machine, pesant 45 livres.

— Leur casser la figure, à ces chinois-là, me dit-il, ça sera plus rigolo que d’dégringoler des pantes, et ç’lui qui m’sortira, y l’est pas encore né.

L’aube vient, nous voici à l’embouchure du fleuve. La mer apparaît. Juste devant nous, barrant la liberté, la fortune et l’espace, il y a le garde-côtes de la douane. C’est l’heure de l’action.

— En avant ! commande Julius Pingouin.


Même jour, midi. — Nous sommes en pleine mer. Nous sommes vainqueurs.

Il a fallu se battre. Comme nous passions à sa hauteur, le garde-côtes des douaniers nous intima l’ordre de stopper. Pingouin obéit. Alors, deux grandes chaloupes vinrent à nous, montées par une vingtaine d’hommes et commandées par un officier des douanes.

Celui-ci monta à notre bord avec ses soldats. Il était grognon et goguenard.

— Eh bien ! eh bien ! dit-il, à notre capitaine, c’est comme ça qu’on s’en va ? Et les droits de sortie, est-ce qu’on les oublie ?

— Monsieur l’officier des douanes, dit Julius Pingouin, je n’ai pas de marchandises ; nous allons nous promener sur la mer et je n’ai rien à payer.

— Nous allons voir ça, dit l’officier. Où sont vos papiers, d’abord ? Et puis, on ne se promène pas à cette heure-là. C’est louche.

Coco, le nègre, voyant que l’affaire se gâtait, tenta une diversion ; elle fut malheureuse.

— Moi, bon nèg’e, dit-il, toi pas vouloi’e nougat ? Ça bon bagage, massa ! et il présentait son plateau.

— Est-ce que tu te fous de moi ? espèce de sale macaque, hurla l’officier furieux, en envoyant un coup de poing dans le plateau. Attends un peu ! Je vais commencer par te faire fouiller…

— Moi, bon nèg’e, dit Coco, moi tout nu, toi pas foufouille.

Il fit deux pas en arrière pour prendre du champ, puis, bondit. Sa tête atteignit l’officier au creux de la poitrine et le lança par-dessus bord.

— Fifre, jouez ! commanda Pingouin. En avant, vous autres !

— Cognez ! rugit le Rempart, qui se rua, sa barre à la main. Coco, t’as mon estime !

Nous nous précipitâmes ; nos revolvers entraient en jeu. Les douaniers nous chargeaient le sabre à la main. La mêlée fut bientôt générale. Le Rempart frappait comme un sourd et ceux-là que touchait sa barre ne se relevaient plus. Le nègre, avec sa tête, abattait les ennemis un à un. Il fut blessé à la figure. Cependant, M. Joseph, Magloire et le Pompier détruisaient à ma droite les hommes de la douane. Julius Pingouin et le Rempart, à ma gauche, n’avaient déjà plus d’adversaires. Au centre, aidé du jovial croque-mort, lequel, les manches de son habit noir retroussées, travaillait comme six, je fis place nette en peu de temps. Le fifre suraigu du pasteur couvrait les râles et les blasphèmes. Le gros Flaum, de la cabine, beuglait de peur tellement fort qu’on l’entendait malgré tout. La jeune Honorine, bonne à tout faire, miaulait tant qu’elle pouvait. Le docteur Saturnin pansait déjà le brave Coco. Quant à l’Homme en Jaune, serein et immobile, il fumait sa pipe sur une banquette, sans s’occuper de rien. Un douanier s’étant, au début de l’action, précipité sur lui, il l’avait, sans trop se déranger, tué avec son pied.

De nos ennemis, cependant, il ne restait rien.

— En avant, commanda Julius Pingouin. Au garde-côtes ! A l’abordage !

L’Argonaute fila de toute sa vitesse. En un clin d’œil, nous tombâmes sur le bateau des douanes. Il y eut encore un fort carnage, fait rapidement. Par malheur, le brave Magloire, ex-amarreur, y trouva la mort, par l’effet d’une balle dans la tête.

Nous ne laissâmes pas âme qui vive sur le bateau et, selon l’ordre de notre capitaine, nous nous transportâmes tous à son bord avec nos possessions, car il était plus confortable que l’Argonaute, dont nous lui donnâmes immédiatement le nom.

Nous défonçâmes alors trois barils de goudron sur l’ancien 318 de la Compagnie des Bateaux-Mouches, nous mîmes le feu, et nous filâmes. Derrière nous il brûlait très bien, torche fuligineuse, dans la brume, et, sur les quais, nous voyions avec nos lunettes une foule de gens qui regardaient le spectacle. Quand il sauta nous étions déjà loin.

A Constant Magloire, avec des larmes, nous fîmes les funérailles solennelles dues aux braves morts au champ d’honneur. Le pasteur, qu’on avait prié d’interrompre son fifre, dont il persistait à jouer avec une sorte d’ivresse, et qui semblait tout ahuri, récita d’une voix nerveuse des prières en langue étrangère, sur le corps que l’on immergea. Nous débarrassâmes ensuite le pont des cadavres en uniforme qui l’encombraient. Nous n’avions pas fait de blessés, sauf un homme sur lequel le Rempart avait marché et qui trépassa au bout de peu.

— Bon Dieu, dit Ezéchiel qui semblait dans son élément, en faisant basculer le corps d’un brigadier dans les flots, en v’là d’la belle ouvrage qu’est perdue.

Quand tout fut propre, nous déjeunâmes. Les femmes avaient fait la cuisine, le coq Flaum étant encore presque mort de peur.

— C’est curieux, remarqua gaiement le docteur, les combats ce n’est pas pire que la chirurgie. J’aime mieux un champ de bataille qu’un amphithéâtre. Il semble qu’il soit moins cruel de tuer que de guérir.

— Oh ! dit le pasteur, avec son accent, oh ! si notable quantité sont mourus qui auraient existencé lointain dans les années… Et le criement… et le saignement…

Il frissonna et but un plein verre de rhum.

— Moi grand famine, massa, gémissait le blessé Coco, qui était à la diète. Moi bon nèg’e, rien sous la dent.

— Il est comme moi, le négro, constata le Rempart, les émotions ça le creuse. Et il reprit une tranche de lard.

— Mon vieux, dit Ezéchiel Binaire, déjà ivre, mon vieux, c’est la vie…

Tel fut le glorieux début de notre tentative.


15 novembre. — Rien de particulier. La mer est calme, notre nouveau bateau se comporte bien. Il file environ douze nœuds à l’heure et peut aller jusqu’à quinze ou seize. Actuellement, le Rempart est de garde sur le pont. L’Homme en Jaune, impassible, mâchonne une chique et, par-dessus le bastingage qui est à six mètres de lui, salive dans la mer avec une précision et une force incroyables. Il a bien voulu abandonner sa pipe sur mon observation qu’on ne fumait pas à bord des navires de guerre. Ezéchiel Binaire l’a suivi dans cette voie. Ce croque-mort, pour l’instant, peint sur l’arrière du navire le nom : L’Argonaute, en blanc sur fond noir. Il y ajoute des agréments décoratifs, figurant des têtes de mort avec des ossements. Il chante une romance sentimentale qui vient jusqu’à moi. Le gros Flaum balaie, sous la direction de Zoé Nèfle. Le pompier visite la cale. La bonne à tout faire ne fait rien, et le pasteur Tantsticktor prononce un sermon incompréhensible, pour l’usage personnel du nègre Coco, lequel hurle et sanglote d’une âme réfractaire à tout autre sentiment que la faim, car sa diète ne cessera que ce soir, selon la décision du docteur Saturnin.

Le capitaine Pingouin est enfermé dans sa cabine et fait des calculs avec le docteur et M. Joseph. Celui-là, il faut que j’en parle. C’est un homme qui est distingué, ça se voit tout de suite. Et puis, bien de sa personne et pas manchot. Il ne parle pas beaucoup, mais on l’aime tout de même et on sent qu’on peut avoir confiance. Julius Pingouin m’en a touché un mot ce matin.

— Lieutenant le Homard, mon vieux, tu vois cet homme-là, m’a-t-il dit, eh bien, c’est un noble, un vrai, et pas une moule comme ils sont souvent, mais intelligent et sachant tout ce qu’on peut savoir… Et il a tout ce qu’il lui faut et il serait devenu célèbre, plus célèbre que n’importe qui dans ce qu’il aurait voulu… Eh bien, c’est pour une femme qu’il casse sa vie qui était toute faite et heureuse.

Ça t’épate, hein, qu’un homme si bien, qui a tout pour être aimé, souffre de ce côté-là… C’est pourtant comme ça… Notre réussite, ça ne l’intéresse pas, ça lui est égal. Il veut oublier, et, s’il ne peut pas, tu verras, il se fera tuer… Pour une femme, je ne peux pas t’en dire plus… Mais, tonnerre de Dieu, c’est vraiment malheureux.

Le Rempart vient d’interrompre le cours de mes réflexions en s’approchant de moi.

— M’sieur l’lieutenant le Homard, m’a-t-il dit, d’un air embarrassé, faut que j’vous confie quéque chose… Moi, voyez-vous, j’suis un type à la redresse. J’ai jamais flanché et ç’lui qui m’sortira y l’est pas encore né… c’est pour ça que j’suis venu avec vous, qu’êtes tous d’attaque, et qu’avez les foies attachés. Et, m’sieur Pingouin, j’l’aime comme si qu’il était mon père, pasce que j’en avais assez d’dégringoler les pantes et d’filer ma paillasse sur les Extérieurs et d’la corriger à coups de botte, même qu’elle est à l’hospice, pasce que j’ai tapé trop bas… Quéque vous voulez… On ne s’refait pas et moi j’suis vif… Et m’sieur Pingouin m’a tiré de là, sans m’connaître, sans l’savoir, qu’c’est le hasard ou la Providence… Et pis, j’sais pas, c’est pour lui-même… Y vous prend, c’type-là. J’y suis tout dévoué et, pour moi, y a que lui au monde… Et puis, j’vous l’dis, à vous, pasce que vous êtes un frère et que vous l’aimez bien aussi… Et alors, voilà : L’pilote Bouture est un espion des Juifs.

— Hein ? fis-je.

— Pour de sûr ! me répondit-il. Ça vous la coupe, moi itou ; mais c’est comme ça. Voyez-vous, hier, dans la nuit, avant qu’on n’colle un coup de torchon à ces espèces de sales flics aquatiques, il a allumé sa pipe avec une allumette qu’était pas de la régie, et qu’avait l’air d’une élumination… On sait c’qu’on sait…

— Comprends pas, dis-je.

— Mais si. Et le gros cuisinier y est p’têt ben pour quéque chose quoiqu’y soye si tourte… Pour l’autre, y a pas d’erreur… Vous trouvez qu’c’est naturel, vous, qu’on nous ait comme ça envoyé vingt douaniers du coup si y z’avaient rien su… Enfin, y a pas d’erreur, que j’vous dis, avec not’sale gouvernement… c’est un espion des Juifs.

— Si c’est un espion, c’est un espion des Jésuites et ça ne m’étonne pas, dit une voix à côté de nous — je reconnus le mécanicien Bayados — il poursuivit : Il n’y a que les Jésuites pour faire des cochonneries comme ça. On trouve leur main partout. Le cléricalisme, voilà l’ennemi.

— Moi, j’ai d’la religion, j’dis que c’est les Juifs, grogna le Rempart.

J’interrompis.

— Que ce soient les Juifs ou les Jésuites, ça ne fait rien…

— Ça fait beaucoup au point de vue social, dit Bayados.

— Le point de vue social, repris-je, il faut le laisser de côté. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si l’un des nôtres est un traître. Moi, je ne crois pas. Dans tous les cas, il vaut mieux ne rien dire. Il ne faut pas parler de ça au capitaine, ni ébruiter l’affaire, surtout qu’en somme on ne sait rien. Vous n’avez pas de preuves, n’est-ce pas ? Faut pas être injuste. Surveillez Bouture avec moi ; s’il a déjà communiqué avec des feux, ou par d’autres moyens, il recommencera et on le pincera.

— Suffit, me dirent-ils. On se taira ; c’est juré, mais on ouvrira l’œil.

Ils me quittèrent tous les deux, et allèrent ouvrir, dans les régions basses de l’Argonaute, une discussion politique qui, je le crains, ne finira jamais.

Maintenant, je médite sur ce singulier phénomène. Je tâche de me souvenir des actes dudit Bouture. Cet homme-là ne m’inspire pas du tout confiance, je l’avoue. Gros et glabre, vêtu de bleu, il tient sa barre avec placidité. C’est un homme intelligent, bien au-dessus de sa position, m’a dit Pingouin. Je le trouve sournois. A-t-il donc été mis parmi nous pour ravir au capitaine ce plan providentiel tombé d’un ballon ?… D’où saurait-on que Pingouin le possède ? De qui, en réalité, Bouture serait-il l’instrument ? Que tentera-t-on contre nous ?…

Enfin, on verra. Il faut se garder à carreau et s’en remettre au destin.


Même jour ; 10 heures du soir. — Il vient d’y avoir un punch en l’honneur de la victoire d’hier. Le capitaine nous avait tous réunis dans la grande cabine. Il fit un discours et je suis sûr que maintenant chacun de nous est prêt à se laisser cuire à petit feu pour lui faire plaisir. Jamais je n’aurais cru qu’un homme pût en empoigner d’autres à ce point-là, rien qu’avec des mots. Il est vrai que cet homme est Julius Pingouin.

Sa harangue nous a rendus comme fous. Je la reproduis :

HARANGUE PRONONCÉE PAR LE CAPITAINE JULIUS PINGOUIN
à bord de l’Argonaute, le 14 novembre.

« J’ai à vous dire que je suis content de vous et que je vous estime. Je sais maintenant ce que vous pouvez faire. Tout le monde a bien marché, en bloc. Les exceptions, s’il y en a eu quelques petites, s’habitueront ou bien rendront d’autres services. Il ne faut mépriser personne. Tout le monde ne peut pas être un héros, et aucun ne peut être sûr qu’il le sera tous les jours. Nous avons gagné. Ça va bien. Je ne veux nommer personne parmi les vivants, quelque haut que furent les faits accomplis (ici, le capitaine lança un regard de félicitation vers le Rempart et Coco, le nègre, lesquels se rengorgèrent avec un air faussement modeste). Je parlerai seulement de celui qui est mort : Honneur à Constant Magloire ! Il est tombé le premier pour nous tous. Que la mémoire de ce brave soit vénérée. Beaucoup d’entre nous y passerons comme lui, c’est certain ; mais ça ne fait rien. Il ne faut pas avoir peur de la mort. On ne sait pas ce que c’est. Quand nous y serons, nous l’apprendrons ; mais tant qu’on est en vie, il faut vivre et non pas moisir sans regarder autre chose que le bout de son nez et son petit train-train confortable. Nous en avons assez des lâchetés, des principes, de la politique, de la misère et de la fosse d’égout où nous tournons toujours sans voir clair ni respirer. Quand on a du cœur au ventre, il faut le montrer et envoyer coucher tout ce qui vous empêche d’être un homme. Si le monde est aussi dégoûtant depuis le haut jusqu’en bas, sans compter ceux qui sont à côté, c’est parce qu’on parle trop et qu’on n’agit pas assez. L’humanité, maintenant, a une âme en feutre comme les rondelles des bocks, dans les cafés. Ça boit les rinçures, c’est mou et coriace. Personne ne sait marcher, s’il n’y a pas quelqu’un qui mène le mouvement à coups de botte. On n’ose plus tuer ; mais on filoute et on a de sales petits vices qui vous pourrissent par en dessous et on voudrait rendre tout le monde pareil à soi. C’est à vomir des cloportes ! Nous, nous agissons. Très bien ! Quand on veut aller quelque part, il faut y aller, et non pas ailleurs, comme une gourde, parce que le voisin vous le dit. Il faut vivre sa vie pour soi et non pas pour l’opinion des autres. Il faut savoir rire, pleurer, espérer, vouloir, souffrir, aimer, haïr, vivre et mourir. Et puis le reste, on s’en fout !…

« Regardez-vous maintenant, est-ce que vous n’êtes pas plus contents d’avoir fait ce que nous avons fait, que d’être restés tranquilles comme des empotés ?

« Est-ce que vous n’avez pas plus vécu, depuis deux jours, que pendant toute votre vie stupide d’avant, lorsque vous saviez que le lendemain serait comme la veille. Tout le monde le supporte pourtant. Vous me direz qu’il faut l’occasion. C’est entendu, mais, quand on a du sang dans les veines, on la fait naître ; on saisit ce qui passe. Il passe toujours quelque chose, et l’un mène à l’autre ; on prend l’habitude de remuer.

« Et puis, maintenant que vous l’avez trouvée, vous, l’occasion, il s’agit de ne pas la gâcher. Il faut réussir. Ça n’ira pas tout seul, vous pouvez y compter. On a déjà voulu nous arrêter, on essaiera encore, ça ne fait rien, nous irons tout de même. Soyons unis, voilà tout. Chacun pour tous. S’il y a des discussions on les réglera après. Pour l’instant, nous ne devons être qu’un seul homme, si nous voulons aller jusqu’à la fin, où nous trouverons l’indépendance. Il y en a qui tomberont en route. C’est un malheur. Marchons quand même. Pas de jalousie, pas de trahisons (ici, le Rempart lança un regard plein de soupçons menaçants sur le pilote Bouture), pas de lâchetés, pas d’hésitations, pas d’égoïsmes, — mais de la force, du dévouement, de la concorde, de l’entêtement, de la décision et à nous le monde ! Ayez confiance en moi, tonnerre de Dieu ! Je vous mènerai au bout, quand le diable y serait ! »


16 novembre. — Mer un peu houleuse par le fait d’une brise sud-ouest assez fraîche. La bonne à tout faire qui pleurniche, le pompier et le croque-mort ont le mal de mer. Pour mon compte personnel, j’ai eu des cauchemars toute la nuit, par l’effet du discours qu’a prononcé hier au soir le capitaine. Quel homme tout de même ! Je donnerais ma vie pour lui faire plaisir.


Les 18, 19 et 20 novembre. — Rien à signaler. Nous nous habituons progressivement à la société les uns des autres. Chacun fait ce qu’il doit faire. La bonne à tout faire paraît déjà fatiguée. L’Homme en Jaune ne fait rien et on ne s’habitue pas à lui. On ne peut pas s’habituer au néant, et il est pour nous comme s’il n’était pas.


21 novembre. — Nous sommes maintenant en dehors des eaux que parcourent les services réguliers de navigation. Depuis midi, nous dérivons pas mal, la machine ne fonctionnant plus à la suite d’une petite avarie qui demande quelques heures pour être réparée. Nous avons ainsi été emportés jusqu’en vue d’une masse de vapeurs fumeuses et jaunâtres, excessivement dense et nettement limitée par l’atmosphère extérieure, sans avoir, avec elle, aucun point commun. Cela a l’aspect d’une muraille brumeuse dont le faîte se perd dans les nues et qui fuit, à droite et à gauche, suivant une immense courbe.

Le docteur Saturnin Glair nous a dit que c’est là l’Ile Livide enveloppée du brouillard qui lui est propre. Le docteur nous raconte avoir jeté l’ancre, jadis, près de ses bords.

— Là, nous dit-il, règne toujours un furieux brouillard, jaunâtre et blême. Il est si épais qu’à travers sa lividité les objets sont à peine visibles et apparaissent vagues et étonnants. Ce brouillard traîne sur la peau comme une eau visqueuse, son parfum est fatigant et il rend ivres tous ceux qui le respirent. Quand un homme aborde dans cette île, qui nourrit des végétations surprenantes, et qu’il s’avance parmi ce funeste phénomène gazeux, voici, qu’à sa rencontre, vient son double — un autre lui-même — qui lui prend les mains avec affection et le fait demeurer debout devant lui. Alors, ils échangent, face à face, des paroles de vie et de mort et des confidences inconnues. Et, bien peu nombreux sont ceux qui, ayant connu cette aventure, souhaitent retourner ensuite vers leur existence antérieure et vers leur navire qu’ils ne savent plus retrouver. Et il y a eu des navires qui ne sont jamais sortis de cette ombre empoisonnée.

Je crois que c’est là le pays d’oubli, la terre des mangeurs de Lotus, dont parlent Homère et Tennyson. Je le crois ; mais je n’en suis pas sûr.

Lorsque le navire, sur lequel j’étais médecin, dut, pour éviter un coup de vent, se réfugier dans le calme périlleux et immuable du brouillard que vous voyez là-bas, lorsque, dis-je, notre navire dut s’y réfugier, le capitaine qui avait l’expérience de ces choses nous défendit positivement d’aller à terre. Malgré cela, cinq hommes, parmi lesquels trois passagers, débarquèrent, en cachette. Il y en eut un seul qui revint, et son visage et ses yeux et toute sa personne avaient pris la trouble pâleur de cette brume mortelle. Il ne dit pas ce qu’il avait connu dans cette île, ni ce qu’il savait de ses compagnons. Il semblait ivre de paresse et d’indifférence. Peu après il ne fut plus…

En écoutant ces choses, nous contemplions l’Ile Livide, ou plutôt le brouillard souverain qui l’enserrait de sa masse glauque. Le soir tombait alors et nous étions tout près de cette zone mystérieuse.

Nous ne pûmes repartir que trois heures plus tard.


Même jour, onze heures du soir. — Monsieur Joseph n’est plus avec nous. On s’en est aperçu à l’appel du soir. Il a laissé une lettre au capitaine. Je la copie :

« Julius Pingouin, pardonnez-moi. Je vous quitte. Je vous estime et je vous aime comme le plus grand des hommes que j’aie jamais connus. Je désire, de tout mon cœur, que vous réussissiez ; mais j’en ai assez de moi-même et, puisque l’occasion me tente, je vais essayer d’avoir ce qui, pour moi, est la Toison d’Or. »

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin, il a filé dans l’Ile Livide pour trouver l’Oubli. Avec ça qu’un mois de voyage ne le lui aurait pas donné !…

Aller le rechercher ?… Nous y resterions tous !… Je n’ai pas le droit… Et puis, après tout, si ça lui plaît…

En avant, vous autres !…

Pour une femme !… Un homme comme ça… Si c’est pas à vomir !… »

Et je vis qu’il pleurait.


22 novembre. — Néant.


23 novembre. — Ce matin, nous avons pêché un être singulier qui nageait dans notre sillage et nous faisait des signaux. Monté sur le pont, nous l’avons reconnu pour un homme ; mais dans quel état, bon Dieu ! De longs cheveux entremêlés d’algues et de coquillages, une peau toute rouge et écailleuse, et les doigts des pieds et des mains réunis par une espèce de membrane.

Il se mit à baragouiner une langue insensée où il entrait des mots de chaque pays. En nous y mettant tous, peu à peu, nous comprîmes. Voici ce qu’il disait :

— Je suis un grand héros. Je cherche la Vérité. Est-ce que vous ne l’auriez pas dans votre cargaison, par hasard ? — Non. Je vois bien que non ! Quel malheur !

Il sanglota :

— Il y a bien longtemps, dès ma jeunesse, je l’ai cherchée partout et sans pouvoir la trouver nulle part…

Pourtant j’ai étudié avec les hommes les plus intelligents, et aussi, avec les plus idiots, avec tous…

J’ai été partout ; depuis le haut jusqu’en bas, à droite et à gauche, en avant et en arrière, criant à tout le monde : Donnez-la-moi ! Et personne ne me l’a donnée. Ils ne l’avaient peut-être pas, ou bien ils la gardaient pour eux.

Quand j’ai été bien convaincu que je ne pourrais pas découvrir la Vérité sur la terre, je me suis résolu à essayer de l’attraper dans la mer. Alors, j’ai appris à vivre dans l’eau salée. Quand j’ai été bien habitué, je suis parti droit devant moi, face au soleil, emmené par la vague. Je nage toujours, je mange du poisson cru, je plonge très bien et mes mains sont devenues palmées.

Il éleva sa main droite.

— Superbe exemple de transformisme, dit le docteur, avec admiration. Cela me rappelle les rats des frigorifiques.

— Oui, dit l’Homme marin ; oui, moi aussi je connais le grand Darwin et ses théories ; je veux bien croire que je suis un singe ; mais je pense plutôt que je suis un poisson, et le doute me tourmente. Voilà de longues années que je n’ai pas coupé mes cheveux, car j’ai perdu mon canif. C’est affreux.

Il fit une pause et poursuivit :

— Voilà bien des temps ainsi que je flotte, roulé par les vagues de la puissante mer et l’explorant jusqu’au fond des abîmes, dans tous les sens. Mon cœur est presque brisé par le désespoir, et mon cerveau est tout disloqué à force d’avoir pensé ; mais je n’ai pas la Vérité. Je ne l’ai trouvée sur aucun navire, ni sur la pointe des mâts, ni dans le fond de la cale, ni dans l’âme des voyageurs. Les étoiles ne me l’ont pas dite, la nuit, quand je joignais, vers elles, mes mains de canard ; le soleil a ébloui, avec cruauté, mes yeux suppliants, mais ne m’a rien appris ; et la houle a chanté qu’elle ne savait pas ; et les poissons volants volent sans me répondre… O mon Dieu !…

Il s’arrêta encore et reprit :

— Que l’on me donne une chique. Très bien. Il la mâcha.

— Voilà pourtant qu’une aventure m’est arrivée, il y a des jours. Je criais vers un grand bateau, pour qu’on me prenne, pensant trouver la Vérité dans un de ses canons ; mais un gros homme galonné mit sa figure détestable par dessus l’arrière et me demanda ce que je pensais de l’affaire Dreyfus[21].

[21] En 1894, M. Alfred Dreyfus était capitaine d’artillerie, en garnison à Paris. Il fut poursuivi et condamné pour communication de documents secrets à une puissance étrangère. Par la suite, l’opinion, en France et dans le monde entier, fut vivement émue et partagée, au sujet du bien-fondé de cette condamnation.

Et je n’ai pas pu répondre, car je ne connais pas l’affaire Dreyfus ; et je ne sais pas s’il y a dedans la Vérité. Alors, le gros homme, avec méchanceté, refusa de me prendre et retira sa figure…

Le poisson humain souffla une seconde. Nous le regardions tous avec épouvante. Il poursuivit nettement :

— Alors voilà : Maintenant, j’ai voulu monter ici pour vous demander : Qu’est-ce que c’est que l’affaire Dreyfus ?

— Sors ! hurla Pingouin, d’une voix rauque. Fous le camp, assassin ! Pas un mot ! Par-dessus bord, et qu’on ne te revoie plus !

Nous sautâmes tous sur le misérable et, sans précautions, nous le lançâmes par-dessus bord, si bien qu’il ne contamina plus l’Argonaute de son effroyable présence.

— Puisse-t-il en crever, cria Pingouin, et, qu’ainsi crèvent tous ceux qui agiraient comme lui, tonnerre de Dieu !

Et il épongea la sueur, que l’émotion faisait couler sur son visage.

— Ça, c’est le danger le plus grand que nous ayons jamais couru, et que nous courrons jamais, me dit-il, après, quand nous fûmes seuls.


23 novembre. — Je crois réellement que le pilote Bouture se livre à des accointances louches. Cette nuit, comme je dormais dans mon hamac, le Rempart, qui était de quart sur le pont, vint me chercher en grand mystère. Une fois en haut, j’ai constaté l’existence, vers l’Orient, d’une étoile inconnue et bleuâtre, qui luisait dans les environs de Wéga et qui s’est éteinte tout à coup.

— Il y a un moment, elle était rouge, me dit le Rempart, et l’aut’chinois prend des notes.

En effet, Bouture observait avec une lunette et inscrivait des chiffres sur un calepin.

Quand il nous vit, il remit sans affectation son carnet dans sa poche…

Je suis perplexe. Faut-il prévenir le capitaine ? Je vais y penser cette nuit.


24 novembre. — J’ai parlé à Julius Pingouin. Il m’a arrêté aux premiers mots et m’a dit qu’il était sûr du pilote et que, du reste, c’était lui-même qui lui avait recommandé d’observer les astres.

— Mais l’étoile bleue ? ai-je dit.

— Bah ! un bolide ! me répondit notre capitaine. Je te le répète, mon vieux le Homard, Bouture est un homme sûr. Je lui ai sauvé la vie.

Il m’est dévoué, comme… toi, par exemple.

— Merci bien, ai-je répondu, vexé ; enfin on verra !


25 novembre. — Rien. Non plus que les 26, 27 et 28 du même mois.


29 novembre. — Fête de Saint-Saturnin. On la souhaite à notre docteur. Danses, chants, boissons, noce complète. Le cher homme, très ému, nous a embrassés avec effusion, sauf l’Homme en Jaune, qui ne s’y est pas prêté. Coco, ayant trop mangé après une furieuse bamboula, a dû rester couché immobile pendant quatorze heures, pour digérer comme un boa constrictor. Le pasteur Tantsticktor, ayant bu six bouteilles de rhum, a joué pendant toute la nuit, des psaumes sur sa clarinette.


30 novembre. — Triste événement. La jeune bonne à tout faire, Honorine Dupont, est morte aujourd’hui de surmenage. Elle laisse derrière elle un grand vide et les regrets sont unanimes.


1er décembre. — Rien. Tristesse générale.


2 décembre. — Une tempête furieuse. Nous sommes à deux doigts de notre perte. Le vent souffle avec rage et ainsi pendant toute cette abominable journée. Il s’apaise peu après le coucher du soleil ; mais une houle si affreuse lui succède que c’est un miracle de tous les instants que nous ne soyions pas engloutis.

Tout le monde a peur, sauf Pingouin. La lâcheté du gros Suisse est répugnante. La brave Zoé Nèfle, quoique fort émue elle-même, le remonte avec des claques.


11 heures soir. — Un malheur. L’Homme en Jaune est emporté par une lame. Il n’avait pas voulu quitter sa place, à l’avant. Il disparut sans un cri, emportant avec lui dans la mort l’imperméable secret de sa personnalité.


Minuit. — Il vient d’y avoir une reprise du vent, courte, mais si furieuse, que nous crûmes tous notre dernière heure venue. Le navire frémissait et craquait lugubrement, une de nos chaloupes fut fracassée, les abîmes s’ouvraient pour nous recevoir et la tempête, toujours plus violente, nous chassait devant elle avec un assourdissant fracas dans des ténèbres de poix, où des montagnes liquides s’élevaient et s’écroulaient comme pour nous ensevelir. Alors, apparut sur le pont le pasteur Tantsticktor. Tête nue, ses cheveux s’envolant dans le vent, il se dressa comme une apparition. Il tendit vers le ciel noir ses longs bras et, au milieu de l’épouvante, du vacarme et de la mort, il cria :

— Vénérablement, je me recommande ! Seigneur grand Dieu, je pousse à toi mon criement ! Les hommes seront mourus dans les mers, si tu ne t’occupes. Dans le périlleux, prends-les en apitoiement et sache combien ils sont dans le crime. Reste-leur des temps pour se repenter !

Il se mit à genoux et pria à haute voix dans un langage que je ne compris pas, sous les paquets de mer qui déferlaient sur lui. Alors… je crois que nous fîmes comme lui, presque tous et peut-être tous. Il faisait si noir qu’on ne se voyait pas. Et puis, ma foi, on sentait la mort à côté de soi et on ne regardait que de son côté.


3 décembre. — Au point du jour, la houle était un peu calmée. Le navire a pas mal souffert, mais pas autant qu’on aurait pu le croire.

Le vent, qui nous poussait dans notre direction, nous a fait faire du chemin bien qu’avec une déviation vers l’Est.

— Nous revenons de loin, constata le pilote Bouture… C’est curieux, les parages où nous sommes sont pourtant calmes, d’ordinaire.

— Faut croire qu’y ont changé de caractère, grogna le Rempart. C’est p’têt ben d’sa faute, à c’chinois-là, me confia-t-il à l’oreille…

Il est maintenant huit heures et demie. Coco est en vigie sur un mât.

— Bon massa, crie-t-il tout à coup, moi voi’ un bagage qu’est terre ferme !

Pingouin consulte sa carte.

— Ça, ça doit être une île déserte. On peut descendre un moment, ça reposera.

C’est, en effet, une vaste île qui paraît verdoyante et belle.

Nous débarquons avec la chaloupe. Nous sommes huit bien armés. Savoir :

Julius Pingouin, le docteur, moi le Homard, le Rempart, le pompier Zafolin, le pilote Bouture, Ezéchiel Binaire, le nègre Coco. Le navire étant laissé à la garde du brave Bayados et des autres.


Même date. Le soir. — D’abord, l’île n’est pas déserte. Il y a, dedans, une soixantaine d’individus, hommes et femmes.

Quand nous sommes arrivés, ils étaient dans un grand champ, en train d’arracher des pommes de terre. Ils travaillaient assis par terre, sans se parler, tout en se surveillant les uns les autres — une pomme de terre arrachée — un coup d’œil au voisin pour être sûr qu’il a aussi tiré la sienne — une pomme de terre — un coup d’œil. Ils allaient comme ça.

Tout à coup, sur un affreux mugissement de cor de chasse, qui partit d’une espèce de bâtisse qu’on voyait au loin, ils s’arrêtèrent tous et se reposèrent.

Après quelques minutes, nouveau mugissement. Ils reprirent leur travail — une pomme de terre — un coup d’œil au voisin — une pomme de terre — un coup d’œil, et ainsi de suite…

— Ils sont curieux à voir, constata le docteur.

— Ça doit être un asile de fous tranquilles, répondit Pingouin.

— Tranquilles ?… dit le docteur inquiet. Je ne m’y ferais pas.

Cependant, peu soucieux de nous montrer, nous avancions dans le bois vers les espèces de bâtisses dont j’ai parlé. Les arbres étaient assez beaux, mais Coco en semblait dégoûté.

— Ça, pas valoir cocotier natals, remarquait-il tristement.

Bientôt, nous arrivâmes aux maisons. Il y en avait cinq. Elles étaient immenses, crépies avec de la boue et plutôt sinistres d’aspect. Chacune d’elles, en haut de la porte, avait un mot gravé : Réfectoire.Dortoir.Atelier.Reproduction. La plus vaste, qui était aussi la plus abominable, parce qu’elle avait des ornements en forme de lèche-frite, s’intitulait : Maison Commune. En avant, entre deux mâts très hauts, était tendue une bande de toile sale sur laquelle il y avait écrit :

TOUS LES HOMMES NAISSENT ET DEMEURENT ÉGAUX.

Et personne nulle part.

Nous étions plutôt épatés. Le nez en l’air, nous regardions l’inscription et toutes choses, sans y rien comprendre.

— Ah ! ah ! citoyen, tu admires notre déclaration de principes ?

Cela fut dit, au docteur, par un homme maigre, vêtu d’habits trop larges, qui sortait de la grande maison du milieu.

— J’admire sans admirer, répondit le docteur. Il y manque quelque chose à votre déclaration.

— Il n’y manque rien, dit l’homme avec orgueil, c’est le critérium de la dignité humaine.

Le docteur ouvrit sur lui un œil étonné.

— C’est le… Comment avez-vous dit ? Le critérium de la… Très bien, vraiment très bien. Mais cela n’empêche pas qu’il y manque quelque chose. Il doit y avoir : égaux devant la loi. Sans cela elle n’a plus de sens.

— Il n’y a plus de lois, fit l’autre. Nous nous sommes dégagés de tous les liens odieux qu’a inventés la tyrannie pour asseoir son joug et opprimer la liberté naissante.

— Extraordinaire littérature, dit le docteur. Est-ce dans un livre que vous avez appris à parler ainsi ? et peut-on se le procurer quelque part ?

— J’ajouterai, citoyen, poursuivit l’homme, que tu m’étonnes en paraissant insinuer que tous les hommes ne sont pas égaux.

— J’ai paru insinuer cela ? dit le docteur.

— Oui. Or, je le proclame hautement, et nul mandataire d’une société libre ne me contredira : Tous les hommes sont égaux et de toutes les façons…

— Espèce de moule, interrompit le Rempart, si tu me collais une gifle, ça serait comme une mouche ; si je t’en collais une, ça te tuerait. Donc, t’es pas mon égal.

Cependant, l’insulaire poursuivait avec feu :

— Tous les hommes sont égaux. Plus de lois, plus de métiers, plus de maîtres, plus de capital, plus de patrons, plus de salaire avilissant, plus de despotisme, plus d’aristocratie vicieuse et de tyrannie cupide.

Il n’y a plus que des hommes libres, égaux, affranchis et conscients de leur dignité humaine.

— Très, très curieux, dit le docteur. Vous constituez, à ce que je vois, une colonie… oui ?…

— Parfaitement, citoyen, tu l’as dit et je t’en estime.

Tous les hommes sont frères. Chacun pour tout le monde, tout à tous. La grande aube de la libération et de l’affranchissement s’est levée pour nous et nous sommes délivrés de l’esclavage social.

— Très bien, dit le docteur, moi je comprends et j’admire. Mais voici un prince étranger — il montra Pingouin, — qui ne doit pas comprendre tout à fait. Il serait désireux que tu lui expliquasses dans le détail. Prends ces cinquante sous pour ta peine.

— Je suis aux ordres de monseigneur, dit l’autre, en mettant le chapeau à la main et les cinquante sous dans sa poche.

Il se retourna vers le docteur.

— Tu es un brave citoyen. Tous les hommes sont bons, braves et vertueux quand la civilisation ne les a pas pourris. L’humanité est essentiellement admirable.

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin.

— D’abord, reprit le docteur, comment t’appelles-tu ?

— Je ne m’appelle pas. Il n’y a plus de noms. Je suis le no 29. D’un nom plus ou moins beau, on peut tirer orgueil, comme ces infâmes aristoc… hum… Un numéro, c’est un anonymat niveleur.

— Superbe, dit le docteur. Eh bien, no 29, dis-moi un peu pourquoi tu ne fais rien, tandis que tes frères travaillent ?

— Parce que c’est mon tour. Chacun à notre tour nous sommes homme public. C’est-à-dire que nous représentons le pouvoir exécutif.

— Qu’est-ce qu’il exécute ? demanda le docteur.

Cependant le croque-mort Ezéchiel Binaire, un peu ivre, interrogeait le no 29 :

— Dis donc, mon vieux, est-ce qu’y parlent tous aussi bien que toi, les autres ?

— Aussi bien, non, répondit l’homme flatté. Je suis de beaucoup le meilleur…

— C’est pas vrai, puisque vous êtes tous égaux. (Réflexion du Rempart.)

L’autre poursuivit : Vous avez eu de la veine de tomber sur moi, il y en a qui ne savent rien dire. Tout de même, il en existe bien une vingtaine avec qui on peut causer.

— Cré nom ! grommelait Binaire, ça doit être gai une fois qu’y sont lâchés ensemble.

— Mais le pouvoir exécutif, insistait le docteur, qu’est-ce qu’il exécute ?

— Il représente ses frères, dit l’autre avec majesté, et fait obéir aux décisions de l’Assemblée parlementaire.

— Il y a un Parlement ! dit le docteur, avec horreur. Qu’est-ce qui le compose ?

— Tout le monde. Il n’y a pas de raison pour que quelques-uns dirigent tous les autres. Nous sommes tous notre gouvernement. Les femmes naturellement siègent aussi ; elles sont nos égales. La salle du Parlement est la plus belle de la Maison Commune.

Il y a une séance tous les soirs. Chacun y parle le même nombre de minutes et possède la même autorité. Chacun, ici, est l’égal de l’autre. Tout le monde travaille de la même façon et fait, en même temps, la même ouvrage, selon la décision prise par le gouvernement. Tout le monde mange la même chose, à la même heure et en même quantité dans le réfectoire commun. Chacun dort, dans le dortoir commun, le même nombre d’heures que le voisin et dans un lit semblable. Tout le monde se divertit de la même façon et en même temps.

Tout est réglé. Il n’y a plus de volonté personnelle. Il n’y a plus de supériorité d’aucune sorte. Il n’y a plus de faibles condamnés à l’oppression inique. Il n’y a plus qu’une moyenne égalisée. Il n’y a plus que la justice, la vie pour tous, l’unification totale et complète des conditions d’existence. La tyrannie des forts, des riches et des puissants a cessé, puisqu’il n’y a plus de forts, de riches, ni de puissants. L’individu n’agit plus pour lui-même et par lui-même, la masse agit pour la masse.

L’homme a disparu. La société collective est tout.

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin.

— Il n’y a plus de Dieu, dit l’autre. Il n’y a plus aucun des préjugés par lesquels on a trop longtemps maintenu dans les fers le plus grand nombre au profit d’une minorité vicieuse, cruelle, méprisable et jouisseuse.

— Et la liberté ? demanda le docteur.

— La liberté est plus complète que jamais puisque chacun fait ce que tout le monde a décidé de faire.

Nous avons ainsi nivelé les injustes supériorités et établi le droit primordial et imprescriptible à la vie que chaque être apporte en venant au monde.

— Très bien, dit le docteur ; mais alors il y a une entente parfaite dans votre Parlement ?

— Non. Il y a une opposition. Elle est composée de douze membres se renouvelant périodiquement. Ils ont pour mission de combattre les décrets adoptés et de refuser leur confiance au reste des membres. Ceux-ci doivent être d’accord.

— Puissant, remarqua le docteur. Vous formez une nation bien intéressante.

— Une nation ! dit l’autre, indigné, quel blasphème !… Nous ouvrons notre sein indistinctement aux citoyens du monde entier qui veulent connaître le bonheur d’être libres et égaux.

— Et, dit le docteur, en dehors de cette opposition… comment dirai-je ?… gouvernementale, il n’y a jamais de dissentiments graves ?

— Oh ! si, alors on se bat. La majorité veut toujours abaisser le nombre d’heures de travail et l’opposition ne s’oppose pas assez. Il y a quelque temps, on était descendu à vingt minutes par jour. Ce n’était pas suffisant. On mourait de faim. Il y eut un mouvement violent et on porta le temps de travail à quatre heures et demie. Il y eut une furieuse bataille au Parlement. Heureusement, l’homme public de service avait été marchand de vin et directeur d’une salle de réunions électorales. Il avait l’habitude et éteignit la lumière. Dans le noir, tout s’apaisa et, le lendemain, on recommença les délibérations.

— Très, très curieux, dit le docteur, ce système babouviste a toute mon approbation. Mais les malades ? qu’en faites-vous ?

— Chacun a droit à un jour et demi de maladie par mois. C’est la moyenne, qui ressort de nos statistiques. Ce jour-là, il ne fait rien et on le soigne. On a le droit aussi de se saoûler une fois par semaine. On a un bon pour cela.

— Et les mariages ?

— On ne se marie plus. Tu m’étonnes avec cette question, citoyen. Il n’y a pas de raison pour que des hommes et des femmes égaux aient des conjoints différents.

Et puis, avoir un conjoint, c’est avoir une propriété.

Or, la propriété c’est le vol. Le même raisonnement s’applique à chaque chose.

— Nous y viendrons tout à l’heure, reprit le docteur.

Vidons la question mariage d’abord. Comment faites-vous ? l’union libre ?

— Par exemple ! Quelles mœurs ! Fi donc ! Et l’égalité ? Non, non, plus de choix personnels, plus d’inclinations injustes et égoïstes, plus de jalousie, d’adultères, de vices, d’immoralité et de dépravation. Nous avons supprimé tout cela. Chaque homme ou femme reçoit par semaine un bon de jouissance, portant un numéro amené par le sort. Il y a deux tirages amenant deux séries de numéros pareils. Avec ce bon, chacun a droit, pour une nuit désignée également par le sort, à la personne portant le numéro correspondant.

Ainsi s’accomplit anonymement la grande œuvre de reproduction qui, seule, peut excuser ces pratiques. Je n’ai pas besoin de te dire, citoyen, qu’il y a une série de numéros hommes et une série de numéros femmes.

— Oui, les confusions pourraient amener des résultats fâcheux, dit le docteur.

— Ainsi, poursuivit l’autre, tout est pour le mieux. La chose a lieu dans la maison de reproduction que vous voyez là, à droite. Les deux numéros correspondants vont évidemment, chaque fois, à des personnes différentes. Les femmes passent plus souvent que les hommes, car il y en a moins. Nous n’avons pu remédier à cette petite inégalité entre les sexes, mais elle est bien légère. Il est naturellement interdit de céder ou de changer son numéro. Ainsi se trouve établi un roulement…

— Oh ! dit le pudibond pompier Zafolin, en s’écartant.

— Admirable ! fit le docteur. Et les enfants ?

— Les enfants ? Évidemment, ils sont délivrés de l’abusive autorité paternelle. Les enfants sont élevés tous ensemble sans connaître leurs parents qui ne les connaissent pas. Ils ne connaissent que le devoir civique. Ils sont fils de la société. Chaque femme les surveille à son tour. On évite ainsi la tendance fâcheuse à l’individualisme que fait naître la famille.

On coupe aussi dans son pied ce sentiment ignoble qui pousse l’homme à dépouiller son semblable pour enrichir son enfant. Son enfant ! Encore la propriété !

— Ah ! oui, dit le docteur. A qui donc appartiennent la terre, les moissons, les instruments, les provisions, tout enfin ?

— A tous, naturellement, répondit l’Homme 29, avec orgueil.

— Et de quoi peut disposer chacun ?

— De rien, puisque tout est à tous.

— Précieux pour chacun… Et lequel d’entre vous fut l’architecte de ces monuments… intéressants ?…

Le docteur désignait les maisons de boue.

— Tu veux railler, citoyen, répondit le 29, avec dignité et mépris. Je vois que tu en es encore aux vains préjugés du luxe et de la décoration. Ces maisons sont faites pour nous abriter du froid et de la pluie ; elles remplissent suffisamment cet office ; on ne peut rien demander de plus. Les recherches de l’élégance sont le fait des sociétés gâtées par le capitalisme et roulant sur la pente des décadences. Nous, nous formons un monde nouveau, dénué de préjugés, dénué de faiblesses, dénué de raffinements. L’art, le luxe — de l’inutilité, voilà ce que c’est ; de l’injustice, puisque tout le monde n’en possède pas autant — de la supériorité pour quelques-uns, puisque l’on exalte l’inégale beauté que nous arriverons à faire disparaître par une parfaite communauté de vie et un mélange constant des individus pour la reproduction… Nous ne voulons plus rien qui rappelle la tyrannie, le despotisme, le passé odieux de souffrance, de misère, d’oppression. Avant nous, il n’y avait rien. Telle est notre volonté. Nous nous refusons à recueillir les vestiges des âges disparus dans leur fange.

Après un naufrage, une caisse de tableaux échoua sur notre rivage. Ils étaient d’une magnificence ignoble. Peut-on se nourrir d’un tableau ? Je te le demande, citoyen ? Alors la colonie, réunie en Assemblée parlementaire solennelle, décida de consacrer ces odieux produits des civilisations corrompues à la proclamation de la Vérité et de la Justice. Ces tableaux, regarde-les, ils composent, cousus ensemble, la bande sur laquelle notre déclaration de principes recouvre les immoraux sujets qu’un détestable inutile avait passé des années à parfaire, au lieu de travailler pour ses semblables.

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin.

— Les cadres, on les brûla. Cela t’explique, continua l’Homme 29, en parlant au docteur, la simplicité vertueuse de ces constructions que tu raillais. Elles sont belles puisqu’elles sont utiles.

— Moi, je les trouve pas mal, murmurait le naïf Zafolin, a ressemblent à des casernes.

L’insulaire entendit et bondit.

— Des casernes ! Des casernes !… Malheureux, serais-tu un vil partisan de la tyrannie prétorienne ! Des casernes ! mais cela implique une armée ! une armée, comprends-tu ? — une armée. — Des hommes éduqués pour tuer leurs semblables, l’abomination de la barbarie !…

— Ben oui, murmurait Zafolin intimidé, nonobstant que si vous aviez la guerre…

— La guerre ! L’Homme 29 rit superbement — la guerre ici ?… Elle serait bien impossible, puisque nous n’avons pas d’armée, puisque nous n’en voulons à aucun prix, puisque nous n’en aurons jamais…

Il triomphait. Le pompier ahuri par ce raisonnement bilatéral se retira de la conversation mais il murmurait :

— Nonobstant qu’il a d’drôles d’idées, le particulier, des fois qu’on supprimerait les pompiers, ça n’empêcherait pas les incendies.

Cependant, le docteur questionnait :

— Et vous n’avez jamais eu de criminels dans votre âge d’or ?

— Malheureusement si. La figure de l’Homme 29 s’altéra. Cinq d’entre nous ont dû être condamnés aux travaux forcés.

— Ben, vous y êtes tous, remarqua Binaire, en aparté.

L’Homme continua sans entendre :

— Deux sont galériens sur la chaloupe qui nous sert à traverser une petite baie, qui est à l’Ouest. Les autres…

— Eh bien ? dit le docteur.

— Il y a un homme et deux femmes. L’une des femmes s’est enfuie avec l’homme qui était déjà son complice. Ils sont dans les bois. L’homme est bûcheron et pêcheur. Il nous fournit du bois et du poisson en échange d’autres choses.

— Et qu’avait-elle fait cette femme ? interrogea le docteur.

— Oh ! c’était une grande coupable. Elle avait refusé de participer aux bons de jouissance et à leurs conséquences. Elle avait refusé d’entrer avec son numéro dans la maison de reproduction, disant qu’elle aimait ce jeune homme qui est avec elle.

Lui, ne voulait pas être de notre avis… il était insurgé contre la liberté… et voulait faire ce qui lui plaisait. Il était dangereux et intelligent. L’intelligence, c’est la mort de l’Égalité. Il a défendu la jeune femme et nous a menacés de sa hache. Alors, on les a laissés tranquilles, mais ils sont privés de leurs droits de citoyens et ne peuvent plus faire partie du Parlement, ce qui est affreux.

— Je le crois, dit le docteur. Et l’autre femme ?

— Elle avait un enfant et voulait le garder. On le lui a pris, naturellement, car il faut faire du bien aux gens malgré eux. Pour détruire ses mauvais sentiments on l’a condamnée au bout de quelque temps à soigner tous les enfants de la colonie. Nous espérions anéantir par ce moyen son affection égoïste en la dispersant. Par malheur, au bout de trois jours, elle a cru reconnaître son fils et elle s’est sauvée en l’emportant. Après, elle est revenue, disant qu’elle croyait s’être trompée et qu’elle voulait prendre son vrai enfant. Elle était très, très excitée et menaçait de nous tuer tous. On a eu de la peine à la chasser. Le bûcheron l’a recueillie, elle rôdait toujours par ici, criant pour avoir son enfant que personne ne pouvait reconnaître. Elle était devenue folle furieuse et elle est morte.

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin.

— Parlons des galériens de la chaloupe, dit le docteur.

— L’un est un infâme réactionnaire. Il a demandé une culotte plus large que la sienne, sous prétexte qu’il était très gras. Naturellement, on ne la lui a pas donnée. Tous nos vêtements sont taillés sur un modèle moyen. Il n’y a pas de raison pour que les uns usent plus d’étoffe que les autres, puisque tout le monde en fabrique la même quantité.

Je ne pus m’empêcher d’interrompre l’insulaire 29.

— Mais, dis-je, en travaillant plus n’a-t-on pas le droit…?

Il me regarda avec mépris.

— On ne peut pas travailler plus, dit-il. Ce serait injuste, puisque tous les hommes sont égaux. Ce misérable le savait bien et sa demande de culotte n’avait pas d’autre but que de susciter un soulèvement et l’avènement d’une restauration monarchique.

— Naturellement, puisqu’y veut pas ête sans culotte, c’est un royalisse. (Réflexion du Rempart.)

— Quant au quatrième — la voix de l’Homme s’altéra — je ne puis en parler qu’en pleurant. C’était un apôtre quand nous le connûmes. C’est lui qui nous a appris à penser et à parler.

« Vous êtes mes égaux, disait-il, le hasard m’a permis d’en apprendre plus que vous, je veux vous inculquer mon savoir. »

Et il nous enseigna les principes de la Justice, de la Dignité, de la Vérité. Il nous fit ce que nous sommes.

Avant, nous étions un ramassis sans frein ni liberté. Maintenant… Voyez vous-même. C’est lui qui nous a appris la valeur intégrale de ce grand mot : Égalité. Eh bien, cet esprit tout rayonnant de Lumière et de Vérité a succombé dans les plus funestes erreurs. Il a voulu trahir ses frères. Il s’est refusé à les suivre dans la voie du progrès. Quels désirs insensés le poursuivaient, rêvait-il la dictature ?… Je ne sais. Un jour maudit vint où, en pleine Assemblée parlementaire, il dit que nous allions trop loin, que nous devenions des tyrans les uns pour les autres, qu’il n’y avait pas d’égalité absolue et que la liberté était de faire ce qu’on voulait, sans entraver la liberté du voisin. Il s’est frappé la poitrine en s’accusant d’avoir fait notre malheur et de nous avoir rendus stupides. Nous avons été si indignés, — surtout qu’il parlait plus longtemps que son nombre de minutes, premier pas vers la tyrannie, — que nous avons sauté sur lui pour le faire taire. Il criait encore en nous demandant pardon et en se disant prêt au martyre.

Nous avons dû l’envoyer aux galères sur la chaloupe.

— Bien fait, dit Pingouin, c’est lui l’auteur responsable.

— Nous avons voulu plusieurs fois les amnistier tous, continuait l’Homme 29, et leur rendre, s’ils voulaient se soumettre, leur place au Parlement, et le délicieux exercice de leurs droits civiques.

Mais ils sont endurcis dans le crime. Le bûcheron menace de nous tuer avec sa hache si on parle, à la jeune femme qui vit avec lui, des bons de jouissance et de la Maison de reproduction. Le réactionnaire veut bien rentrer dans le sein de la société ; mais il ne cesse de réclamer une culotte de plus en plus large. Quant à l’autre, il se refuse à nous voir et sans doute il est devenu fou, car il répète constamment : « Que la première des libertés est la liberté de ne pas être libre. » Ce qui est incompréhensible.

— Faut-il être gourde, dit le Rempart.

— Personne n’est gourde, dit l’Homme, tous les hommes sont égaux.

— Tonnerre de Dieu, dit Pingouin, tu es plus bête que nature ! Va me chercher un encrier ou je te tue.

Le Rempart saisit, de sa main de fer, le bras du 29 tout stupéfait.

— T’es mon égal, s’écria-t-il, ça n’empêche pas qu’y faut obéir à m’sieur Pingouin ou que j’t’aplatis comme un pou !

On eut l’encrier, Coco, grimpant sur un des mâts, avait descendu la bande à l’inscription, et, sur les ordres du capitaine, je la modifiai en mettant :

TOUS LES HOMMES NAISSENT ET DEMEURENT INÉGAUX.

On la remonta.

— Maintenant, dit Pingouin à l’Homme, dis-moi ton vrai nom. Ton numéro me dégoûte.

— Du… Durand, répondit l’autre, claquant des dents.

— Ah ! Eh bien, Durand, appelle tes imbéciles de compagnons.

Le sieur Durand, plein de terreur, souffla trois fois dans une espèce de cor de chasse et en tira les sons épouvantables que nous avions déjà entendus. Bientôt, nous vîmes venir les insulaires.

— Va au-devant d’eux ; fais-les ranger devant moi et qu’ils se taisent ou je les fusille, ordonna Pingouin.

Durand 29 obéit. Les autres aussi. Ils étaient plutôt laids et sales. Une apparence uniforme d’abrutissement leur donnait une sorte d’air de famille.

Leurs habits étaient en bure brune. Les petits maigres y flottaient comme des goujons dans un baquet, les grands gros avaient l’air d’être en costume de natation.

Épouvantés par nos fusils, frappés d’étonnement par la carrure du Rempart, qui jonglait avec sa bielle, domptés en un instant par le regard de Julius Pingouin, ils se tassèrent silencieusement devant nous.

Pingouin monta sur une pierre et parla :

— Imbéciles, dit-il, voyez cette inscription. Je l’ai modifiée selon la Vérité. Méditez-la, telle qu’elle est, si vos cervelles d’idiots sont encore capables de méditer quelque chose.

Je pourrais vous faire assommer ou fusiller ; mais vous êtes plus à plaindre qu’à blâmer. Ce qu’il faudrait changer, c’est bien moins les conditions de la vie que vos cœurs envieux, fourbes, vicieux et lâches. Je vous conseille de couper la tête, malgré son repentir, à celui qui vous a insufflé les sornettes sur lesquelles vous avez basé votre règlement de vie. Je vous conseille de vous faire diriger par le bûcheron qui me semble raisonnable. Il faut cesser les obscénités de votre Maison de reproduction et laisser les enfants aux parents, et chacun à la place qui lui convient. Il faudrait surtout vous aimer les uns les autres, mais cela c’est impossible…

Je m’en vais, je vous ai assez vus. J’en ai dit suffisamment pour vous ramener à la vie et à la liberté, si c’est encore faisable. Il vous faudrait quelqu’un pour vous gouverner à coups de botte — Coco par exemple.

— Bon massa, moi pas vouloir ! dit Coco avec terreur.

— Mais il ne veut pas et puis j’aime mieux le garder avec moi, poursuivit Pingouin. Je m’en vais. Je repasserai dans quelques mois. Si cela ne va pas mieux, j’en fusillerai un sur deux.

Nous partîmes en bon ordre, laissant la consternation. Coco était tout gris de frayeur.

Nous retrouvâmes l’Argonaute ; et maintenant, neuf heures du soir, nous voguons librement vers l’Avenir, l’Espérance et la Toison d’Or.


4 décembre. — Temps splendide. Bonne marche.

Rien de neuf. Coco seulement nous a tenus en éveil la moitié de la nuit par les hurlements affreux qu’il a jetés au cours d’un cauchemar.

Il se croyait roi des gens de l’île. Il se débattait en criant :

— Bon massa, bon massa, moi préfère aller guillotine. Moi bon nèg’e ! pas vouloir bagage là.

On l’a calmé, non sans peine, avec de l’eau sucrée à la fleur d’oranger dont il a bu un litre. Ce matin, il est encore tout triste.


5 décembre. — Rien.


6 décembre. — Scène violente aujourd’hui. Il paraîtrait que le sieur Flaum s’est attiré l’inimitié du chauffeur Cristallin. Celui-ci, vers midi, jaillissant de la chambre de chauffe, se précipita dans la cuisine. Il s’arma d’un couteau, en jeta un autre aux pieds du gros Suisse et lui cria :

— Misérable ! j’ai assez souffert ! L’heure de l’action est venue. Défends ta vie et disputons-nous, en braves, l’amour de Zoé Nèfle.

Cet homme, jusque-là rangé, aurait conçu, durant les heures de son labeur ardent, une furieuse passion pour la brave marchande des quatre saisons. Celle-ci, n’ayant pas répondu à sa flamme, il avait cru trouver les raisons de cette insensibilité dans son amour pour le cuisinier. Ce dernier était épouvanté.

— Monsié, monsié, criait-il, en trottant de ci de là, autant que le lui permettait sa corpulence, et poursuivi par le chauffeur ivre de rage. Vous êdes vou ! J’ai bas ti dout fait la gour, à badame Dèfle. J’ai des bœurs bures !…

Mais déjà Cristallin l’avait saisi ; le Rempart, heureusement accouru, l’enleva à bras tendus et évita un malheur. Zoé Nèfle, en même temps, intervenait énergiquement.

— Mon garçon, dit-elle à Cristallin, faudrait voir à museler tes sentiments ; tu vas me faire le plaisir de redescendre à tes fourneaux, et plus vite que ça. C’est toi qui l’es, le fourneau. On n’est pas jaloux d’un magot comme ça, et puis on ne compromet pas une honnête femme quand on n’a pas de droits sur elle. Si tu crois que c’est le moyen de me plaire davantage, tu te trompes. Faudrait pas recommencer, parce que j’en parlerais au capitaine. A-t-on jamais vu !…

Et elle s’éloigna, digne, laissant le calme amené par le nom respecté du capitaine Pingouin.

— Je crois qu’elle a z’évu pour moi, un tendre sentiment, me confia, ivre-mort, le croque-mort Binaire, à l’oreille. C’est une digne et belle phâme !

Puis, il se retourna vers Zafolin et lui glissa sans doute quelques détails légers car le pudibond pompier s’écarta en rougissant.

L’incident prit fin, et personne n’en parla à Julius Pingouin car il ne plaisante pas sur les querelles intestines.


7 décembre. — Fâcheuse nouvelle. — Nous manquons d’eau. On s’en est aperçu ce matin. Selon toutes probabilités, elle a dû s’écouler pendant la tempête, il y a cinq jours. Il est inconcevable que le cuisinier, dont c’est la fonction, ne s’en soit pas rendu compte plus tôt. Le capitaine l’a sévèrement admonesté. Le Suisse prétend qu’il a inspecté plusieurs fois et que tout était bien. C’est assez probable, car il est très régulier dans son service et on n’a qu’à se louer de lui.

Toujours est-il qu’il nous faut maintenant aborder quelque part pour renouveler notre provision. Nous ne devons pas être fort éloignés de la terre et c’est heureux, car ce qui reste d’eau suffit à peine pour deux ou trois jours. Bouture prétend que nous pourrons débarquer demain. Il connaît fort bien ces parages où il a déjà navigué.


Même jour, 6 heures. — Coco signale la côte. Bouture affirme la connaître parfaitement. Il nous dirige vers une petite baie bien abritée. Un lac d’eau douce est, paraît-il, à quelques milles vers l’ouest, dans les terres, et sert fréquemment à renouveler la provision des baleiniers qui passent par ici. C’est ainsi que notre pilote a pu connaître sa situation. Il est un homme précieux et je crois que nos préventions contre lui étaient mal fondées.


8 décembre. — Nous sommes à l’ancre, en face d’une côte verdoyante. Des collines s’élèvent à une assez faible distance. Le lac est dans leur vallée, à deux heures de marche, droit à l’ouest. Le lieu est désert et se trouve à un immense éloignement de tout endroit habité.

Les deux chaloupes sont mises à l’eau, chargées de tonneaux vides et d’une claie à roues pour les transporter. Neuf d’entre nous y prennent place, bien armés. Savoir :

Julius Pingouin, moi le Homard, le Révérend, le Docteur, Coco, le Pompier, Binaire, le Rempart, Bayados. Ces deux derniers discutent politique à voix basse.

Bouture, Flaum, Cristallin et Zoé Nèfle gardent le navire.


Même date, 9 heures du soir. — Nous revenons — ceux qui reviennent. Jamais je n’oublierai cette journée.

En débarquant, le matin, sur la côte où Bouture nous avait conduits, la joie de vivre nous emplissait le cœur. La terre était belle et fertile. Entre de hauts et magnifiques arbres qui nous abritaient des rayons du soleil, un chemin presque tracé menait vers l’ouest. Nous nous y engageâmes, remorquant gaiement notre claie chargée des barriques vides et de quelques provisions.

La marche n’était pas fatigante et quand nous fûmes au lac, vers onze heures du matin, nous pûmes admirer un site enchanteur. Nous étions dans une vallée tout entourée de collines verdoyantes et dont la seule issue était le chemin que nous venions de parcourir. Une cascade descendait à l’est et tombait dans le lac d’où s’échappait une petite rivière qui serpentait vers la côte. Le lac était d’une grande pureté. Des oiseaux s’envolaient au-dessus et de grands arbres l’entouraient.

Coco semblait dans l’enthousiasme.

— Cocotiers semblables à cocotiers natals, s’écriait-il. Ça pays à Coco. Coco content !

— Les travaillages du Providence ils est confortables admirativement, constata le pasteur Tantsticktor ; et il prit sa clarinette.

Nous avions rempli nos tonneaux, nous avions déjeuné, il faisait chaud.

— On peut dormir, dit Pingouin, mais il faut une sentinelle.

— Coco veillera, proposa le nègre avec empressement.

Pour notre malheur, nous acceptâmes. Cinq minutes après, nous étions dans l’herbe, à dormir très bien. Une piqûre sur le nez, tout à coup m’éveilla. C’était un moustique. Je regardais vaguement autour de moi, prêt à me rendormir, mais en un instant je fus sur pieds.

— Aux armes ! hurlai-je.

Je voyais une troupe nombreuse de douaniers, traversant silencieusement la rivière pour nous barrer la route.

Coco avait disparu, emporté sans doute par sa passion pour les cocotiers.

Mes compagnons, en un instant, furent debout.

Pingouin examina d’un coup d’œil la situation. Elle n’était pas brillante. En arrière, nous avions le lac ; à droite la forêt, presque impénétrable ; à gauche, la colline ; en avant, la liberté, et les douaniers barrant la route.

— C’est grave, dit Pingouin. Tant pis, il faut lâcher les barriques. A la forêt !…

Nous allions nous précipiter. Inutile. Les uniformes verts se montraient aussi à droite, nous enveloppant.

— Nous sommes perdus, dit Pingouin. Ils sont au moins cent cinquante.

— C’est ç’chinois de Bouture, dit le Rempart. Y nous a amenés ici et les aura prévenus avec ses sales étoiles. Si je l’tenais ! Coco nous a plaqués ; j’aurais pas cru ça. Heureusement que j’ai ma bielle !

Et il brandit sa barre de fer dont il ne se sépare jamais.

Cependant, les douaniers avaient fait halte. Nous étions en peloton serré, le fusil à l’épaule. Un parlementaire — un officier — sortit des rangs ennemis. Il agitait un drapeau blanc.

— Il faut voir ce qu’ils veulent, dit Pingouin — mais écoute, le Homard, — il baissa la voix — j’ai le plan cousu dans un étui de cuir et pendu à mon cou, sous ma vareuse. Si je meurs et que tu t’en tires, tu tâcheras de le prendre et d’arriver sans moi.

— Sans vous ! ah bien non, par exemple ! répondis-je, tout bouleversé.

— Si. Il faut y aller. Tâche de réussir. Il faut trouver la Toison d’Or, n’importe comment… Tonnerre de Dieu, j’aurais aimé y aller, tout de même ! Enfin, pense au plan. J’ai eu tort de le prendre ; j’aurais dû le laisser au navire…

Cependant, le parlementaire de la douane se mit à nous haranguer.

Il prononça un discours sur le devoir, l’horreur de la rébellion, la miséricorde du gouvernement.

Il nous fit remarquer qu’il ne fallait pas songer à nous défendre. Il finit, en nous disant que nous étions tous au ban du monde entier et condamnés à mort, mais qu’il nous proposait, pour éviter l’effusion du sang, de nous laisser libres si nous consentions à lui livrer notre capitaine, Julius Pingouin.

— Sacré nom ! hurlai-je.

— Chinois ! grogna le Rempart, si je te tenais…

Pingouin réfléchit un instant, puis nous dit :

— Je n’ai pas le droit de vous faire tous tuer pour moi, je vais me livrer…

— J’irai avec vous. J’aime mieux crever que de vous lâcher, m’sieur Pingouin, riposta le Rempart.

— Je casse la tête au premier qui bouge, déclarai-je.

— Voyons, Pingouin, ça n’est pas sérieux, dit le docteur, avec reproche.

— On d’mande pas ça à des hommes comme nous, déclara Binaire.

Et tous les autres étaient du même avis.

— Nous refusons, enfant de macaque, espèce de flic aquatique ! hurla le Rempart — et, si tu étais plus près, je t’apprendrais à insulter les personnes, avec des crachats sur ta sale figure !

— Très bien, dit l’officier, rouge de colère, nous allons en finir.

Mais alors, nous écarta et se montra en avant de nous, le pasteur norwégien Gustav J. K. S. Heysbergch Tantsticktor. Il agitait son mouchoir. Il marchait la tête nue, calme, en plein soleil. Ses vêtements noirs pendaient autour de lui et ses cheveux blonds étaient rejetés en arrière. Il s’arrêta et parla aux douaniers.

— Militaires très honorifiques, dit-il, il ne faut pas, car cela n’est pas le juste. Voilà que vous êtes en nombre de cent et beaucoup plus, et eux, huit en tout. Ils n’ont rien fait avant que le premier attaquement jadis, les excite. Et, maintenant, celui-là que vous voulez être livré, est un qui mesure les plus antiques.

Songez que le saignement reviendra contre vos descendances et que vous serez une journée devant le grand Dieu qui est terrible dans son furie. Et, devant Lui, il n’y aura ni galonnement, ni honneurs, ni mensonges, ni prévariquements, ni excuses, mais rien que les âmes à vous, toutes sans habits et dans le nudité véritable. Donc, je vous dis fortement : Retirez-vous et laissez eux rejoindre son occupation sans qu’il y ait massacrage…

Ainsi, il parlait. Mais alors, dans les rangs des douaniers, je ne sais quelle brute qui aurait mérité qu’on la brûlât toute vive fit feu sur le pasteur Tantsticktor et l’atteignit en pleine poitrine. Le pasteur tourna sur lui-même et tomba en criant :

— Seigneur grand Dieu, je suis mourru ! Il fit un soubresaut encore et expira.

— Assassins ! hurla le Rempart, en déchargeant son fusil.

— Baissez-vous, commanda Pingouin, et puis feu ! et en avant, à l’arme blanche !

La décharge générale des douaniers passa par-dessus nous ; mais déjà nous avions fait feu et nous étions sur eux. Sous notre furieuse poussée, leur troupe s’ouvrit pour se refermer en nous enveloppant.

On entendait des coups sourds avec les râles des morts et des mourants. Les hommes de la douane, autour de nous, s’abattaient comme des feuilles. J’en tuai vingt pour ma part. Le Rempart pouvait dénombrer ses victimes par dizaines et Binaire, le croque-mort, excessivement gai, semblait un tigre au carnage. Bayados et le pompier étaient méthodiques dans la destruction et le docteur demeurait calme et terrible avec sa haute taille, ses cheveux gris et son fusil qui tournoyait sans relâche, massue meurtrière. Quant à Pingouin, ce n’était plus un homme, les rangs des douaniers s’effondraient sous son assaut comme les épis d’un champ sous la charge d’un sanglier.

— En avant ! hurlait-il, on passera !

Nous passions, en effet. Déjà, entre nous et la route libératrice, il n’y avait plus que quelques hommes prêts à fuir. Le reste de la troupe, en arrière, ne pouvait nous joindre tant notre mouvement était rapide, et aucun des nôtres n’était tombé encore. Mais voici que dans cette route même parut, accourant au pas gymnastique, une nouvelle troupe ennemie, forte d’au moins cent hommes. Ils furent sur nous en un instant. Alors nous ne vîmes plus devant nous que la mort. Nous y marchâmes en combattant, voulant à chaque pas accroître, de nouveaux cadavres, le cortège de nos funérailles. Le carnage que nous fîmes est innombrable. Chacun de nous était une machine à tuer. Pingouin ne peut se décrire. Je sentais en mon bras la force d’une multitude. Le Rempart, couvert de sang, établi au plus fort des douaniers, combattait avec la puissance d’un élément. Sa barre de fer, dans sa main effroyable, avec un râle sinistre, tourbillonnait autour de lui, semant la mort. Mais il y avait toujours de nouveaux adversaires.

— Quand y en a plus, y en a encore, me dit le brave garçon, avec des pleurs de rage, à un moment où, derrière un monceau de cadavres et couvrant le docteur renversé, nous voyions fondre sur nous, un nouveau détachement d’adversaires. Il ajouta :

— C’que j’regrette, c’est de ne pas pouvoir servir Bouture avant de crever… Et aïe donc !

Et la barre de fer en tua trois d’un coup.

Cependant, le brave Binaire, ayant fait une immense hécatombe, s’abattait frappé à mort sur le corps du pompier Zafolin percé de coups. Pingouin était tombé trois fois, et, trois fois, s’était relevé ; le sang coulait de son front. Je reçus un coup de sabre dans l’épaule. Nous commencions à nous fatiguer. Les troupes ennemies se renouvelaient toujours.

— Ils sont trop, dit Julius Pingouin, c’est la fin…

Mais voici que, tout à coup, s’éleva des bois un épouvantable hurlement. Et une nuée de démons noirs, armés de massues, jaillit en bondissant.

A leur tête se ruait Coco. Ils attaquaient avec furie nos adversaires, les massacrant en grande joie. Les douaniers, surpris, débordés, terrifiés, hésitèrent, se débandèrent, voulurent fuir, mais les nègres les enveloppaient, les tassaient, les abattaient. Et nous, installés au cœur même de leur troupe, nous avions des forces nouvelles. Alors le carnage eut lieu.

— Grâce ! pitié ! hurlaient les vaincus, en jetant leurs armes. Mais nous n’avions pas de pitié et nous travaillions sans mot dire. Quand il n’y en eut plus, nous nous arrêtâmes, las et sanglants.

Coco, tout content, vint près de Pingouin.

— Bon massa, dit-il, toi satisfait. Moi touvé z’amis dans gands bois et avoi amené eux pour défende bon massa et gagné butin. Eux, sales bêtes — il désignait les douaniers étendus — avoi’ voulu foufouille Coco.

Cependant, nous nous lavions dans le lac. Les eaux étaient rouges de sang. Le docteur, remis du coup qui l’avait étourdi, pansait nos blessures qui étaient légères.

Les nègres, pendant ce temps, avaient dépouillé les morts et les blessés. Les gémissements de ceux-ci se mêlaient au bruit de la brise dans le feuillage. Ils étaient nus, sanglants, et leurs vainqueurs les crucifiaient.

— Non, dit Pingouin à Coco, ne les faites pas souffrir inutilement.

Alors, les nègres se contentèrent de leur couper la tête.

— Nèg’es très obéissants, me dit Coco, et bien baves gens. Moi leu avoi dit bon massa Pingouin ête Bon Dieu et vous gands saints…

Le capitaine nous rassemblait, en hâte de quitter ces lieux si beaux, devenus semblables à quelque boucherie. On reconnut alors l’absence du mécanicien Bayados. Après des recherches, on le découvrit, respirant à peine, sous un monceau de morts. Le docteur sonda les plaies, avec une grimace de mauvais augure.

— Eh bien ? dit Pingouin.

— Fini, répliqua seulement le docteur.

Nous étions prêts à partir, mais Coco ne se montra pas disposé à nous accompagner.

— Bon massa, dit-il à Pingouin, bons z’amis nèg’s avoi’ nommé Coco empé’eu pour génie militaire. Li va fondé belle dynastie avec petites femmes qu’a touvées. Li aime bien mieux ça qu’êt’e empé’eu blancs idiots, dans île. Et pis, Coco se fiche Toison d’Oo. Li connaît pas ça. Li aime bien mieux vadouille dans cocotiés.

— Alors, tu vas nous quitter ?

— Voui, dit Coco. Coco aime bien bon massa ; mais li peut pas désespéré z’amis, en étant pas empé’eu’ et li veut pas être empé’eu’ blancs idiots. Et pis, aime bien beaucoup vadouille dans cocotiés. Coco va donné, à bon massa, six nèg’es pou’ traîné voiture à eau, porté massa Bayados et ramé chaloupe et aller chéché Toison d’Oo à sa place. Eux, faut coups de botte pour tavaillé, un peu ivrognes, mais bons nèg’es.

Nous lui dîmes adieu, nous partîmes. Trois des nègres donnés par Coco tiraient la claie chargée des tonneaux d’eau.

— On va retrouver Bouture, me dit, avec un sourire féroce, le Rempart qui avait la joue enveloppée… eh bien, m’sieu le Homard, est-ce que vous êtes convaincu que c’est bien un espion des Juifs ?

— Non, des Jésuites, murmura Bayados agonisant porté par des nègres.

— Ça ne fait rien, dit le Rempart… Y a un compte à régler. J’suis défiguré, moi, faut que ça se paie.

Pingouin demeurait sombre.

Nous atteignîmes la chaloupe. Bientôt, nous fûmes à l’Argonaute. Là, un spectacle inattendu nous était préparé, car le pilote Bouture était étendu, garrotté sur un banc. Le vieux Cristallin le surveillait, tout en jouant aux cartes avec Zoé Nèfle. Le chauffeur nous apprit que, peu après notre départ, le pilote lui avait ordonné de se préparer à mener le bateau ailleurs, prétendant que c’était l’ordre du capitaine. Sur le refus du chauffeur, il avait insisté et avait tenté finalement de le corrompre avec des offres d’argent. Alors, Cristallin, aidé par Zoé Nèfle, l’avait terrassé et attaché.

Quand le traître nous revit, sur sa face il y eut de la rage et de l’épouvante mais il demeura calme.

Le jour tombait. Nous étions tous sur le pont, sauf le vieux Bayados qui se mourait dans la cabine. Il n’y avait pas de vent, la mer était tranquille et son râle montait jusqu’à nous.

Julius Pingouin fit délier le pilote.

— Pilote Bouture, dit-il, tu as trahi.

— J’ai trahi, dit Bouture, tue-moi.

— Oui, dit Pingouin, il y a des morts. Tu dois mourir.

— Ça m’est égal, dit Bouture ; cinquante fois j’ai risqué ma vie pour le quart de ce qu’on m’offrait pour te livrer. Je regrette que le coup soit raté, voilà tout ; mais un autre que moi réussira. Vous n’arriverez jamais. Le monde entier est contre vous. Vous crèverez tous, c’est mon plaisir.

Le capitaine prit son revolver.

— Es-tu prêt ? demanda-t-il.

— Pingouin ! dit le docteur, en lui saisissant le bras.

— Laisse-moi, dit le capitaine. Il faut ce qu’il faut. Cet homme a trahi.

Et il lui cassa la tête.

— Par-dessus bord, dit Julius Pingouin, en poussant du pied le cadavre.

Il descendit dans sa cabine.

Nous obéîmes. Les requins, qui tournaient autour du navire, se partagèrent le corps.


Maintenant, il est dix heures du soir. Je suis à la barre et seul sur le pont. La nuit est nuageuse et livide. Le navire marche à toute allure et j’entends encore le râle du vieux Bayados qui achève de mourir. Ma blessure me brûle. Je crois que j’ai la fièvre. Je regarde la mer. Les requins alléchés nagent dans notre sillage. Il y a une houle courte et chaque vague semble un sépulcre ouvert d’où sort un spectre qui s’élève un moment et se rejette en arrière sous la dalle qui retombe. Jamais encore je n’ai vu cela et je me souviens que de vieux matelots m’ont dit que c’était signe de mort. Je pense aux dernières paroles de Bouture : « Jamais vous n’arriverez, vous crèverez tous, c’est mon plaisir. » Je pense à tous ceux d’entre nous qui sont disparus. A l’Homme en Jaune surtout, qui a péri dans le mystère, et qui a son tombeau quelque part dans l’Océan. Par-dessus tout, je suis obsédé par l’idée de ce qui est en bas, près du moribond, tirant son âme par le bras pour l’emmener je ne sais où… Voilà que j’ai peur à être seul ainsi. Je me cramponne, mes dents claquent, j’ai la sueur de l’agonie sur le front, et j’aimerais mieux n’importe quoi que la terreur désespérée qui me tord le cœur et m’enlève jusqu’à la force de bouger… Mais, tout à coup, à mon côté, se trouve Jules Pingouin. Il pose sa main sur mon épaule et il me dit :

— Je suis là. Il faut être fort. Il faut espérer et avoir confiance. Il y a un Dieu pour tout le monde.

En bas, le râle cesse. L’homme est mort.


9 décembre. — Nous sommes tous dispos et pleins de courage, ce matin. L’effroyable journée d’hier, loin de nous abattre, nous a donné de nouvelles forces, par la grandeur des périls vaincus et la façon presque miraculeuse dont nous avons triomphé. Je dois, certes, mon énergie présente à Julius Pingouin. Il en est peut-être de même pour mes compagnons. Nous sommes pourtant terriblement diminués. De dix-sept que nous étions au départ, nous restons sept seulement.

Savoir : Julius Pingouin, capitaine ; moi, le Homard, lieutenant ; le docteur Saturnin Glair ; Hippolyte, dit le Rempart du Quartier Rouge ; le chauffeur Cristallin ; Flaum, le cuisinier ; et la brave Zoé Nèfle qui nous aime tous comme ses enfants et qui est vraiment de premier ordre. J’ajoute les six nègres, don de Coco ; ceux-ci, malheureusement, ne peuvent pas encore beaucoup nous servir. Nous les employons comme chauffeurs, rameurs à l’occasion, et l’un d’eux tient le gouvernail. Pingouin ou moi, le relayons quand il faut. Ils sont bons garçons et joyeux, mais, comme dit Coco, plutôt feignants et un peu goinfres.

Il est à craindre aussi, je dois le dire, que nous ne conservions pas longtemps, parmi nous, le cuisinier Flaum. Ce pauvre gros homme est très malade. Il vomit et étouffe que c’en est attristant. L’autre jour, au moment où le traître Bouture a expié, il s’est évanoui de faiblesse et d’émotion. Ce matin, comme il passait à mon côté, tout jaune et traînant son ventre affaissé :

— Eh bien, ça ne va donc pas ? lui ai-je demandé.

— Non, monsié le Hobard, m’a-t-il dit mélancoliquement. Je suis pien balade, j’irai bas chusqu’au pout. Che vais bourrir, je grois… Quel balheur ! Chaurais dant voulu drouver avec fous et le gabidaine Bingouin la Doison t’Or !

— Allons, allons, du courage, lui dis-je.

— Ui, j’en ai, mais c’êdre la fie qui s’en fa !…

Et le pauvre gros homme redescendit.


10 décembre. — Nous avons, vers midi, croisé un grand navire qui nous a fait des signaux. Pingouin a répondu. Ils avaient à nous donner deux nouvelles qui révolutionnent le monde et qu’ils pensaient être ignorées de nous, ce qui était vrai.

Nous lûmes :

I. — « Nouveau champion cycliste du monde est Mémorin. A battu Croisillon trente centimètres dans course vingt-cinq jours. »

II. — « Président République assassiné coup de marteau par charcutier républicain. »

— Je m’en fous, dit Pingouin, en refermant sa lunette.

— Merci, fit-il signaler, tout va bien à bord.

Nous poursuivîmes notre route. L’Argonaute va bien. Le temps est beau ; mais nos provisions commencent à baisser singulièrement et il nous faudra songer à nous ravitailler. Le Port International extrême est à quatre jours de mer à peu près. Nous y toucherons avec les précautions convenables et nous y acquerrons ce qu’il nous faut. Alors, il n’y aura plus qu’à aller de l’avant. Nous quitterons les confins du monde habité pour entrer dans l’inconnu ; mais nous avons Julius Pingouin et un plan.

A ce sujet, le capitaine m’a fait venir aujourd’hui dans sa cabine.

— Le Homard, m’a-t-il dit, je me suis résolu après l’histoire de l’autre jour, à laisser le plan ici.

L’avoir sur moi, c’est dangereux. Je l’ai mis dans le petit coffre-fort qui est là, scellé dans la paroi. Il est en sûreté. Pour l’avoir, il faudrait démolir le navire ; et puis il n’y a que toi et le docteur pour le savoir. S’il m’arrive malheur, vous pourrez le retrouver. Il ne faut pas qu’une chose comme ça disparaisse avec un homme. Le chiffre pour ouvrir la serrure est 318, le numéro que nous avions aux bateaux-mouches… Le ressort est en dessous à gauche.

Maintenant, parlons d’autre chose. Tu sais qu’il nous faut absolument des provisions. J’ai réfléchi : C’est très joli de toucher au Port International mais on nous sait par ici, après le dernier combat.

Il doit y avoir une police de tous les diables pour les navires…

Il vaudrait peut-être mieux attaquer un bateau de commerce et prendre ce qu’il nous faut…

Je sais bien que cela n’est pas très régulier ; mais ma foi, quand on a un but… As-tu une idée ?

Ici, la voix du docteur nous appela en haut. Il venait de capturer un pigeon voyageur qui s’était abattu, fatigué, sur le pont de l’Argonaute. Le pigeon portait la lettre suivante, écrite en clair sur papier pelure.

Le commandant du croiseur Destruction, à Son Excellence, le Gouverneur du Port International.

« Selon les ordres de Votre Excellence, nous avons fait route vers la côte, dans les eaux de laquelle devait se trouver, avec son navire, le pirate Julius Pingouin. Débarquant sans avoir rien pu découvrir d’anormal, nous avons appris de la bouche même de l’empereur nègre Coco premier, souverain des naturels du pays, la destruction récente et complète de la troupe de Julius Pingouin et la mort du pirate lui-même, tué par la main de Coco premier, qui l’avait attaqué avec ses nègres. Nous avons pu voir, décorant le palais du souverain, selon la coutume du pays, la tête des principaux complices de Julius Pingouin et la sienne propre que nous avons identifiée à l’aide du signalement à nous remis.

« Le potentat noir nous déclara avoir incendié le navire-pirate l’Argonaute. Les hommes restés à bord y avaient péri, sauf deux, échappés par miracle, et qui furent remis entre nos mains. En vertu du code maritime, et en dépit des subterfuges qu’ils employaient, se prétendant soldats des douanes et seuls survivants d’une troupe envoyée contre le pirate et détruite par lui, nous les fîmes pendre à notre vergue.

« Nous n’avons pu, malgré toutes nos recherches, apprendre quoi que ce soit au sujet du plan que devait posséder Pingouin. Ou bien ce document a disparu avec le navire, ou bien il n’a jamais existé et l’expédition n’aurait été, ce qui est probable, qu’une simple entreprise de piraterie.

« Dans ces conditions, nous avons cru devoir remettre à Coco premier la somme de vingt-cinq mille francs en or, promise à celui qui amènerait la perte du fameux pirate et de son expédition ; somme dont le monarque nous a délivré un reçu régulier.

« Nous demeurons, de Votre Excellence, le dévoué serviteur.

Signé : commandant Walrus. »

— Très, très curieux, dit le docteur ; ce commandant Walrus me paraît doué d’une perspicacité peu commune et d’un esprit critique des plus éclairés. Son opinion au sujet du plan qui n’a jamais existé est spécialement ingénieuse.

— C’est Coco, qui l’est, ingénieur, remarqua le Rempart… Quelle vieille ficelle… Li bon nèg’e, li avoi’ bonne tête su z’épaules…

— Il nous sauve à peu près la vie, dit Pingouin. Maintenant, on peut aborder au port en toute sûreté.

On va laisser reposer le pigeon ; demain matin, on le lâchera ; il arrivera un jour et demi avant nous ; c’est ce qu’il faut. Il n’y aura qu’à coller une bande à l’arrière, pour changer le nom du navire.

Le Homard deviendra le capitaine Litière, commandant l’Albatros ; c’est l’ancien nom de l’Argonaute et j’ai retrouvé les papiers…

— Et puis, ni vu, ni connu. On fait peau neuve puisqu’on est mort, s’exclama le Rempart. Cré nom ! c’est pas mal inventé ça.

Cependant, le capitaine redescendit avec le docteur, vers sa cabine.

— Ça, me dit le Rempart, c’est le roi des hommes ; on se ferait hacher pour lui ; y en a pas deux pareils.

Y sait toujours ce qu’y faut faire… Y connaît tout… Y l’est plus fort que Christophe Colomb qu’a découvert l’Amérique en faisant tenir un œuf sur sa pointe…


11 décembre. — Tout va bien à bord. Rien de particulier si ce n’est que le pauvre Flaum va plus mal chaque jour… Ce matin encore, on l’a trouvé évanoui la tête dans une casserole. Le docteur le remonte de son mieux, mais il ne peut pas arriver à comprendre la maladie qu’il a, et croit que l’air de la mer lui est pernicieux.


12 décembre, 9 heures du matin. — Nous lâchons le pigeon voyageur. Il monte et file immédiatement dans la direction du Port International. L’Argonaute est devenu l’Albatros. Le capitaine l’a fait laver du haut en bas par les nègres et on a peint à neuf les boiseries du pont. Il ne se ressemble plus. Les papiers du bord sont prêts. Officiellement, je suis Arsène Litière, commandant l’Albatros. Nous verrons la terre, sans doute, demain dans la matinée.


Même jour, 6 heures. — Nous venons de croiser un grand navire de commerce avec qui nous avons échangé des signaux. Rien appris de particulier.


13 décembre. — Il y a un mois juste que nous sommes en route. Pour fêter cet anniversaire, nous avons soupé un peu plus somptueusement que de coutume. Au dessert, le docteur Saturnin a porté la santé de Julius Pingouin. A son tour, Julius Pingouin a porté la santé de l’équipage de l’Argonaute.

— Camarades, a-t-il dit, je lève mon verre pour vous. Vous êtes des braves. La mort en a pris beaucoup parmi nous. Je les salue, et surtout le pasteur Tantsticktor, qui nous a montré un exemple sublime. Ceux qui sont morts connaissent le repos, on peut le croire ; mais pour nous qui vivons, il faut lutter. Le plus dur est à faire, car, après notre escale, ce ne sera plus des hommes qu’il faudra combattre, mais l’inconnu… Ça ne fait rien, nous arriverons, soyez-en sûrs, et ce sera le triomphe. J’ai confiance en vous, ayez confiance en moi.


14 décembre. — Nous pensions être en vue du port avant le soir ; mais il est maintenant neuf heures et il n’y a rien de nouveau.


15 décembre, 5 heures du matin. — Nous venons de jeter l’ancre dans le Port International. Je passe sur les rasoirs administratifs, sanitaires et autres, avec lesquels on entrave la liberté de tout le monde d’aller quelque part. Il n’y a pas eu d’accrocs.

A huit heures, Pingouin part dans la petite chaloupe pour s’occuper des approvisionnements. Il emmène le Rempart, et deux nègres rament. Pingouin voudrait en avoir fini aujourd’hui même, pour repartir demain.


11 heures 1/2 du matin, même jour. — Je ne sais plus où j’en suis. Peu après le départ de Pingouin, comme nous étions tranquillement à nos affaires, un individu amené par une barque où ramaient deux Malais, a fait irruption à notre bord. Il est tombé sur le docteur, qui lisait un journal, et, en un clin d’œil, l’a contraint à l’écouter.

— Illustre monsieur, lui a-t-il dit, savant voyageur, enviable propriétaire de ce séduisant yacht de plaisance, dont je salue aussi le vaillant capitaine (ça, c’était pour moi), permettez, à votre humble serviteur, de déposer ses hommages à vos pieds.

Un instant, il regarda fixement le docteur ; puis continua, sans qu’on pût l’en empêcher.

— Vous êtes de mon pays, homme magnanime.

Oui, j’en suis sûr, je le sens, mon instinct me le révèle et mon instinct ne me trompe pas…

Ah ! malheureux et coupables sont ceux qui, exilés loin des leurs par la destinée, sur cette terre, trop étroite pour les âmes avides d’infini, — malheureux et coupables sont ceux qui peuvent rencontrer un enfant de cette mère commune qu’est la patrie, sans que leur œil s’humecte, que leur cœur batte, que leurs bras s’ouvrent, et que leur voix profère, en balbutiant de tendresse, les plus doux noms ! Moi, je n’en suis pas, de ces cœurs de pierre (il se frappa la poitrine), et je vous ai deviné ! Béni soit ce jour qui me donne une si douce joie…

Mais, je veux abréger mon discours, monsieur et cher compatriote, il ne me faut pas abuser de vos moments précieux. Je vais être bref… J’ai, à votre service, à ce titre si glorieux de compatriote… Trois ans déjà, monsieur, que j’ai quitté la mère-patrie ; trois ans que je n’ai revu son ciel azuré, entendu prononcer par toutes les bouches sa douce langue, fertile en génies si variés, connu les joies de l’amitié, de l’amour, — car on ne peut aimer loin du pays qui est le vôtre, surtout quand on a laissé son cœur en fermage auprès d’une tendre beauté… Ah ! je m’émeus, pardonnez !

Si vous avez aimé, si vous aimez encore, si vous avez laissé, au loin, celle qui… Si son mouchoir trempé de larmes, agité sur la jetée… Mais que vous dis-je ? Vous l’avez emmenée peut-être ? Elle est là, sans doute, dans un de ces délicieux wigwams maritimes… Mais, pardonnez de nouveau… Je me sens indiscret… C’est la joie de revoir quelqu’un de mon pays, d’entendre sa voix très chère. O jours de la jeunesse, du calme et de l’innocence, souvenirs patriarcaux et enfantins, que vous êtes doux ensemble et cruels, au cœur de l’exilé !

Ainsi, il discourait sans souffler, et songer à l’arrêter eût été de la folie. Cela dura une heure vingt. J’étais dans un demi-sommeil. Le docteur, tout à coup, se leva :

— Assez ! cria-t-il de toutes ses forces. En voilà assez ! Vous vendez quelque chose ? Quoi ? Je veux le savoir. Proposez vos saletés et que ce soit fini !

— Illustre protecteur du négoce exportateur, répondit l’autre avec bienveillance, j’ai hâte de vous satisfaire.

J’ai l’honneur de représenter, dans ce centre international, l’une des plus importantes maisons de la métropole. Cette maison saura vous fournir, par mon entremise, dans les meilleures conditions, à titre de publicité, car avec un compatriote, je ne voudrais pas faire une affaire, les plus réputées et les plus authentiques marques de ce produit, glorieux entre tous, qui a contribué à répandre à l’égal des plus brillants succès militaires, politiques, artistiques, scientifiques ou commerciaux, le nom et la considération de notre cher pays sur toute la surface du globe. J’ai nommé le vin. Le vin, ce nom, monsieur, doit être prononcé le front nu, avec recueillement et respect, avec douceur et passion…

Il allait toujours, victorieux et inébranlable. Après le vin, il parla des ronds de serviettes ; il en vendait aussi. Puis des tuyaux d’arrosage ; c’était sa gloire.

Il célébra alors les baleines de parapluies démontables, susceptibles de devenir cure-dents, chaînes de montre ou porte-plume ; seul, il en était dépositaire. Il avait tout dans sa barque…

Une heure passa encore, il fallait prendre un parti.

Le docteur se pencha vers moi.

— Il faut réagir, me dit-il d’une voix faible, ou nous sommes perdus. Appelez Cristallin. Il pourra peut-être nous défaire de lui.

Secouant la torpeur mortelle qui m’accablait, j’appelai Cristallin. Il monta de la machine, tout sale et noirâtre. En lui était notre espérance. Mais, à peine l’aperçut-il, que l’homme vint à sa rencontre avec un doux sourire.

— Honorable travailleur, lui dit-il, vous qui, semblable à Vulcain, régnez aux lieux ardents où le feu combat l’élément humide et engendre la puissante vapeur, votre labeur est bien salissant. Cette circonstance, combien je la bénis, qui me permet de vous porter un appui désintéressé, car je ne veux pas faire une affaire avec un compatriote et agirai avec vous à titre de publicité.

Je suis seul représentant de notre plus importante maison pour la fabrication du savon. Ce produit extra, gloire de notre grand port commercial, je vous le fournirai dans les meilleures conditions d’excellence et de prix, car, je ne saurais trop le répéter, le soin des affaires s’oblitère chez moi, lorsque je suis en rapport avec un des fils de notre beau pays, de notre pays, qui…

Mais, Cristallin en avait assez et dégringola, plus vite qu’il ne l’avait monté, l’escalier de la machine, nous laissant seuls et sans ressources. Alors, le docteur, animé par la grandeur du péril et la résolution du furieux désespoir, se leva.

— Monsieur, dit-il, plus un mot. Vous vendez du vin ? Très bien. Donnez-m’en huit paniers… Là — posez-les là… Des ronds de serviettes ? On ne peut mieux. — J’en prends deux douzaines — à côté du vin. Des tuyaux d’arrosage ? six mètres — avec une lance. Des baleines de parapluies démontables, cure-dents, cure-oreilles ? etc. — Parfait. — Mettez-en quinze. — Le savon ? — Un pain. — Est-ce tout…?

Encore des oiseaux empaillés ? Je ne m’y oppose pas. Donnez-moi ce pétrel que je vois dans votre barque… Non, pas celui-là — l’autre — qui a les ailes repliées — il tiendra moins de place… Fourrez-le là. — Merci beaucoup. — C’est tout pour aujourd’hui ? Allons, tant mieux. Combien ? Huit cent quarante-deux francs vingt-cinq ? C’est pour rien. Voilà l’argent. Vous avez votre compte, n’est-ce pas ? Oui. — Eh bien, maintenant, vous voyez ce canon ? — Partez ! qu’il n’y ait pas de sang ici ! — Partez sans dire un mot, sans retourner la tête, et ne revenez plus si vous tenez à la vie, car, ma parole d’honneur, je ferai torpiller votre sale barque avant même qu’elle soit à moitié chemin !

L’homme disparut. Le docteur, très pâle, s’appuya au bordage.

— Quelle séance, murmura-t-il, abattu.

Cependant, nous nous préparons à rejoindre Julius Pingouin et le Rempart, car l’heure approche où ils doivent nous attendre.


Même jour, 4 heures 1/2. — Je viens de rentrer à bord dans la petite chaloupe pour surveiller l’arrivage des vivres.

Pendant ce temps, le Rempart doit être en train de boxer. Il lui est arrivé une drôle d’aventure. Ce matin, comme il se promenait sur le port avec Pingouin, il a été rencontré par un reporter du grand journal américain Little Frog, qui l’a pris pour le fameux boxeur Duck que l’on attendait justement ici. Pingouin a vu tout de suite l’avantage qu’on en pouvait tirer pour notre sécurité complète et il a dit au Rempart de laisser aller l’erreur et de jouer le rôle du boxeur. Notre ami a tout ce qu’il faut pour cela. L’américain, enchanté de l’avoir trouvé le premier, l’a interviewé sur-le-champ. Le Rempart, qui ne sait pas un mot d’anglais, répondait par gestes à tort et à travers. Pingouin expliquait qu’il avait une extinction de voix et parlait pour lui quand il le fallait. Le journaliste a emmené le champion déjeuner avec lui, ne voulant pas le lâcher d’une semelle de peur qu’on ne le lui ravisse.

Un match a été organisé immédiatement, pour ce tantôt, Pingouin ayant déclaré que l’honorable Duck avait des affaires l’obligeant à partir demain matin.

Au moment même où j’écris ces lignes, le Rempart boxe. Je ne voudrais pas être à la place de ses adversaires.

Ce matin, vers onze heures et demie, nous avons été rejoindre Pingouin à terre. — Sont restés : Cristallin, qui a dit que ça le dégoûtait de marcher, et le pauvre cuisinier qui était trop malade. J’avoue que ça m’a fait plaisir, pour une fois, de déjeuner sur une table immobile.

Après, nous avons fait nos derniers achats et je suis revenu pour surveiller, laissant Pingouin, le docteur et Zoé, assister aux exploits du Rempart. Il paraît qu’il y a déjà six cent mille francs d’engagés sur lui, rien que pour sa prestance, car on l’a exhibé à moitié nu. C’est flatteur.

Quand les magots qui amènent nos ravitaillements en auront fini, je retournerai à terre rejoindre le capitaine.

J’espère que nous pourrons partir demain matin.


16 décembre. — Nous sommes en mer de nouveau. Notre séjour d’une journée dans le Port International aura été plutôt accidenté.

D’abord, quand j’ai quitté le navire, vers sept heures, Flaum a voulu m’accompagner. Il semblait dans un état voisin de l’agonie. Une fois en présence de Pingouin, qui nous attendait sur le port, il lui dit d’une voix faible :

— Monsié le Gabidaine, je suis balade à bourir, j’ai eu à beine la vorce de fenir jusqu’ici, dans la pargue. Je peux plus rebardir avec fous. Che peux blus vaire mon zervice et je fous emparrasse. J’ai peaugoup de beine, gar moi aussi chaurais foulu droufer le Doison t’Or et fous agombagner ; mais je beux bas. J’aime bieux bourir izi. Je suis vadigué de zouvrir.

— Je crois que cela vaudra mieux, dit Pingouin, ému. Je le regrette, vous êtes un brave homme et vous nous manquerez beaucoup.

Il le prit à part :

— Comment allez-vous vivre ? Avez-vous de l’argent ?

— Bas beaugoup ; bais je verai assez. J’ai drende-deux vrancs. Je dâcherai te droufer tes gombadriodes pour me blazer quand je serai guéri…

— En attendant, il ne faut pas mourir de faim. Prenez cela, — il lui donna une somme. Et pas un mot, à qui que ce soit, sur notre expédition. On saura tout, si nous triomphons ; au cas contraire, on ne saura rien du tout.

— Bas un bot — Che le chure ; mon barole t’honneur ! J’aimerais pien mieux me vaire duer.

Le docteur, pendant ce temps, nous racontait les hauts faits du Rempart. De son poing épouvantable, le sourire sur les lèvres, il avait défoncé la poitrine du premier de ses adversaires. Le second, abattu ensuite d’un coup sur la face, était resté deux heures sans connaissance.

— Et pourtant, j’ai fait attention à ne pas taper trop fort, avait confié notre champion au docteur.

Le troisième, un nègre, s’était retiré sans réclamer sa part.

Une foule délirante et enthousiaste avait alors porté en triomphe le Rempart en l’acclamant aux cris de « Duck à jamais ». La popularité de ce dernier boxeur a immensément crû sans qu’il s’en doute. Un superbe banquet, sans compter d’autres résultats plus avantageux, avait été offert à notre ami, et il le présidait, à ce moment même, décoré de la ceinture d’honneur qu’on lui avait décernée. Toujours muet et répondant toujours par gestes, aux questions qu’on lui posait, il a été tout le temps admirable. Pingouin lui a recommandé d’être sur le quai, à dix heures précises, pour regagner avec nous l’Albatros, et, dans tous les cas, de rentrer avant deux heures de la nuit, car nous partirons peu après le jour.

— Allons dîner, termina le docteur.

Le repas fut plutôt calme. D’abord, cela nous faisait quelque chose de laisser comme ça, malade et seul, le gros Flaum, qui avait l’air d’un enterrement… Ensuite, je crois que nous nous disions tous que c’était là le dernier repos avant la grande lutte, quelque chose comme une veillée des armes avant la bataille où il faut vaincre ou mourir… Et, ma foi, ça nous rendait un peu sérieux, bien que je ne pense pas qu’aucun de nous soit un lâche…

Vers neuf heures, comme nous fumions nos cigares, quelque chose de nouveau eut lieu.

La porte de notre salle s’ouvrit tout à coup et entra un homme. Il était ivre ; mais convenable et solennel. Il vint, oscilla une ou deux fois, reprit son équilibre, et me parla.

— Suis : Nèfle, dit-il en appuyant son index sur sa poitrine. Veux ma femme.

— Hein ? fis-je.

— Suis : Nèfle, répéta-t-il. Veux ma femme.

— Ah, mon Dieu ! Antonin ! s’exclama Zoé Nèfle. Qu’est-ce que tu fais ici ? Ça c’est trop fort !

— Te cherche, répliqua l’autre avec majesté. Bien content de te revoir… Bien content. Triste sans toi. Chaussettes percées. Et puis, sœur morte. Enfants à élever. Peux pas tout seul. Ai mis hôpital et suis parti te chercher.

Zoé semblait stupéfaite…

— En voilà des nouvelles, disait-elle. Comment as-tu fait pour me trouver ? Et tu es encore ivre…

— Rien bu, répondit l’autre. Désespoir. Tu viens ?…

— Mais, comment saviez-vous que votre femme était avec nous ? demandai-je.

— Savais pas, dit-il. Hasard. Amené par Providence. Électricien sur paquebot. — Il se frappa de nouveau la poitrine. — Débarqué ici. Vu Zoé par vitre. Suis bien content… Soif, ajouta-t-il.

Je lui donnai un verre, Zoé était très agitée.

— C’est renversant, disait-elle… Venir par hasard… Et les enfants ? Lui encore, il pourrait rester seul — jamais je n’ai pu l’empêcher de boire…

L’hôpital, c’est dégoûtant… Et puis, il est venu de si loin pour me chercher… sans rien savoir… Y a pas… il faut que je parte… Mais qui est-ce qui raccommodera vos affaires ?… Et la Toison d’Or ?… Moi aussi, j’aurais voulu la trouver !… M’sieur Pingouin, je vous suis utile, n’est-ce pas ? J’veux pas vous laisser… Non… la peine que ça me fait !… Et ce pauvre homme qui est tout content de me revoir !… Je ne sais plus… M’sieur Pingouin, qu’est-ce que je dois faire ?

— Allez avec lui, dit Pingouin. Si je reviens, nous nous reverrons.

Et il l’embrassa tandis qu’elle sanglotait.

— Tu viens, répéta Nèfle, qui avait fini sa bouteille.

— Adieu ! nous cria-t-elle. Au revoir ! Je m’en vais. Et elle se sauva. Nèfle suivit.

Nous restâmes dans le silence.

— Il est dix heures, dit tout à coup le capitaine, partons.

Sur la jetée, le Rempart n’était pas.

— Regagnons l’Argonaute, dit Julius Pingouin. Il aura été retenu. Il a dit qu’il rentrerait seul plus tard, s’il n’était pas là à l’heure juste.

Encore des adieux. Ceux de Flaum, notre cuisinier.

— Je suis pien drisde ! répétait le gros homme, qui voulut nous embrasser tous.

Notre barque, sur la mer calme, s’éloignait de la jetée déserte d’où le Suisse nous regardait.

— Gabidaine Bingouin ! cria-t-il tout à coup d’une voix forte, quand nous fûmes à une quarantaine de mètres.

Nous nous arrêtâmes.

— Gabidaine Bingouin, répéta-t-il, de toutes ses forces, tu as bris des vezies bour des landernes, les hommes bour des héros et moi bour in impécile. Bouture était ine pête et moi j’ai ton zegret. Refenez pas en arrière ou j’abbelle la police, qui est là dout brès. Je vais maindenand gonsdiduer une zoziété pour drouver le Doison t’Or.

Regarde don blan !

Et il agitait un parchemin.

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin. En arrière !

— Bas un moufement, cria Flaum. Je zuis le blus vort. Je te bréviens, avin que…

La phrase ne fut pas achevée. Une forme athlétique se dressa derrière lui, une main arracha de sa main le plan, et, du Rempart, le poing, comme la foudre, descendit sur le crâne du traître et l’enfonça. Flaum étendit les bras et tomba à la mer, bœuf assommé.

— Te v’là servi, mon vieux, j’arrive à temps, railla la voix rauque du Rempart, qui piqua une tête et nous rejoignit à la nage, le plan entre les dents. Il le remit au capitaine, qui lui serra la main sans parler.

— V’là une bonne journée, nous confia le Rempart, qui semblait un peu éméché. Ç’lui qui m’sortira y l’est pas encore né. Y m’ont fichu un gueuleton à tout casser. J’ai touché quéque chose comme vingt mille balles en pus d’une ceinture tout ce qu’y a d’chouette et d’l’honneur. On en ferait son ordinaire de c’truc-là.

Bientôt, nous fûmes au navire. Pingouin, dans sa cabine, constata que le coffre-fort avait été ouvert. Cristallin ne s’était aperçu de rien, ayant dormi tout le temps.

Pingouin plia le plan et le remit dans son étui de cuir.

— Je ne m’en sépare plus, dit-il, et je me demande comment l’autre a pu ouvrir le coffre. Vraiment, le Rempart est arrivé à temps.

Nous nous préparâmes à partir sans plus attendre, bien qu’il nous manquât encore la moitié de notre combustible. Il faut ajouter que deux des nègres fournis par Coco ont déserté.

Maintenant, il est dix heures du matin. Nous avons depuis longtemps perdu du vue la terre. Nous ne devons plus toucher à aucun lieu connu. Guidés par notre plan et Julius Pingouin, nous allons droit à la Toison d’Or. Le capitaine pense que, dans un mois environ, nous atteindrons la région où elle doit régner. Il faut pour cela que la rapidité de notre voyage ne soit pas entravée et nous devons tenir compte des difficultés inconnues de ces mers si extraordinaires, où nul navigateur n’a pu jusqu’à ce jour s’avancer bien loin et dont on dit qu’elles ne mènent à rien d’autre qu’elles-mêmes.

Nous sommes pleins de confiance et de force. Nous ne sommes plus — sans compter les nègres — que cinq, il est vrai ; mais ces cinq, sûrs les uns des autres et sûrs d’eux-mêmes, fortifiés par les épreuves et la grandeur des difficultés vaincues, en valent cent, soit dit sans nous flatter. Flaum et Zoé, bien que leur disparition soit gênante au point de vue service, nous auraient, sans doute, par la suite, encombrés fortement.

Le vieux Cristallin, l’infatigable chauffeur mécanicien, est particulièrement satisfait de l’exécution du cuisinier ; ce dernier, paraît-il, au temps où Cristallin était amoureux de Zoé, lui aurait fait signer un désistement de sa part de prise dans la Toison d’Or, en paiement d’une rivière en faux diamants avec laquelle Cristallin espérait capter l’amour de la lingère. Je n’ai pas compris grand’chose à l’histoire un peu embrouillée que le chauffeur m’a racontée là-dessus ; mais ce qui est tout à fait drôle c’est que Flaum n’ayant pas la parure sur lui ne devait la livrer qu’après le voyage.


17 décembre. — Cette nuit, par un temps clair, nous avons aperçu un moment, au loin dans l’Est, le feu à éclipse d’un phare puissant qui est certainement celui du cap Sud. C’est, sans doute, la dernière manifestation d’existence humaine, qu’il nous est donné de saluer pour bien longtemps, peut-être à jamais.


18 décembre. — Rien. Non plus que les 19 et 20 du même mois.


21 décembre. — Nous sommes singulièrement incommodés par une nuée d’insectes qui, depuis ce matin, couvre le pont du navire. Ce sont des sortes de poux volants, qu’une violente bourrasque a jetés sur nous, comme un nuage épais, en même temps qu’une odeur pestilentielle nous envahissait. Le docteur paraît fort inquiet de ce phénomène. L’infection s’est dissipée notablement au bout d’une heure ; mais les poux volants ont persisté en grand nombre, malgré tous nos efforts, et leur commerce n’est pas agréable.


22 décembre. — Hier, vers le soir, nous avons tous été saisis d’un accès d’une fièvre bizarre engendrée, dit le docteur, par les poux volants qui, maintenant, sont à peu près tous morts. Chez quelques-uns d’entre nous, l’atteinte du mal a été légère ; mais Cristallin et trois des nègres ont beaucoup souffert pendant près de deux heures avec vomissements, délire et perte de connaissance. Le docteur s’est montré d’un grand dévouement jusqu’à ce qu’il soit atteint lui-même, et cela avec tant de violence que nous craignîmes pour sa vie.


Même jour, 11 heures. — L’accès nous a repris ce matin avec une terrible énergie pour quelques-uns d’entre nous. Ont été pris très gravement : Cristallin et deux des nègres. Le docteur et le troisième nègre vont bien mieux au contraire et peuvent marcher. Pingouin, le Rempart, moi et le quatrième nègre, après avoir encore légèrement souffert, sommes maintenant dans un état supportable, sinon tout à fait normal.


Même jour, 4 heures. — L’un des nègres vient de mourir. On l’a jeté immédiatement à la mer. Un de ses camarades ne vaut guère mieux et Cristallin est à peu près sans connaissance. Le docteur, faible encore et grelottant, se montre très inquiet de cette maladie étrange. Toutes les expéditions qui, avant nous, se sont aventurées jusqu’ici, ont été frappées par cette terrible épidémie engendrée par les mêmes causes, et se sont trouvées décimées. Quelques-unes ont été totalement détruites. Les requins, qui ont dévoré le premier nègre, suivent l’Argonaute, dans l’espoir de nouvelles pâtures.

Voilà que le ciel se montre singulièrement cuivré. Vers l’horizon, dans l’atmosphère calme, des brumes montent en tourbillons spiralés et tout fait prévoir un coup de vent. Nous ne sommes que quatre pour lutter contre la tempête qui menace.


23 décembre. — Le coup de vent n’a pas eu la gravité que nous craignions. La nuit, cependant, a manqué de sécurité ; mais enfin, nous avons pu nous maintenir sans avaries graves et le danger est passé. Vers deux heures, est mort subitement celui des nègres qui semblait rétabli. Son camarade au contraire est tout à fait hors de danger ainsi que Cristallin qui a pu se lever et marcher. Le docteur est bien, quoique souffrant encore de douleurs aiguës.


24 décembre. — La température est douce. Une brise légère nous pousse dans notre direction. Nous avons déployé les voiles et elles aident puissamment à la marche du navire. Nous filons au moins quinze nœuds, ce qui est considérable. Les malades sont tout à fait rétablis et l’état moral est satisfaisant.


25 décembre. — Nous nous enfonçons toujours davantage dans cette mer inexplorée sans rencontrer les habituels obstacles que nos devanciers prétendent avoir trouvés. Le temps est beau mais se rafraîchit vers le soir. C’est Noël aujourd’hui et je me rappelle les Noëls de ma petite enfance et cela m’émeut, car voilà bien des années que je n’avais pensé à des choses de ce genre.


26 décembre. — Mer calme et glauque. Beaucoup d’oiseaux, ce qui semble indiquer la proximité d’une terre. Nulle côte à l’horizon.


27 décembre. — Nous avons passé, cette nuit, en vue d’un grand volcan couronné d’un panache rougeâtre. Ce doit être le Terror, dont l’existence, signalée par quelques navigateurs, a été fortement contestée. Nulle expédition n’a pu s’avancer plus avant, ou du moins n’a pu revenir pour le dire. L’endroit, du reste, est effroyablement dangereux par ses récifs, entre lesquels l’Argonaute évolue avec difficulté. Les passages sont si étroits, la mer si violente, que c’est un miracle de tous les instants que nous ne soyons pas brisés et engloutis.

Julius Pingouin est à la barre et, autour de nous, hurlent des vagues puissamment hautes et écumeuses.


28 décembre. — Nous sommes sortis des récifs et nous avançons dans une mer tranquille et sombre, sous un ciel pluvieux. Le docteur a été saisi, ce matin, par un léger retour de fièvre, mais cela n’a eu ni durée, ni gravité.


29 décembre. — Temps sombre. Rien de spécial.


30 décembre, 11 heures 1/2 du soir. — Quelque chose vient d’arriver, dont il faut que je parle. Vers neuf heures, nous étions réunis dans la cabine depuis quelques instants, Pingouin, le docteur et moi, laissant l’un des nègres surveiller la barre. Le Rempart dormait dans son hamac. Cristallin et le second nègre étaient à la machine.

Nous parlions, je ne sais plus de quoi, lorsque, tout à coup s’ouvrit la porte de notre cabine et, fit irruption, le nègre que nous avions laissé en haut. Son visage était couleur de cendre. Il bégayait dans sa langue incompréhensible et nous faisait signe de monter sur le pont. Nous le suivîmes. Alors, dans une nuit tranquille et livide, le nègre nous indiqua l’avant du bateau, et là, à son ancienne place, fumant sa pipe et tel qu’il était de son vivant, se tenait assis l’Homme en Jaune.

Une seconde, nous demeurâmes immobiles ; puis, Pingouin se précipita vers l’apparence de cet homme, qui s’était noyé une nuit de tempête. Quand le capitaine fut à deux pas, elle s’envola de l’autre côté. Pingouin s’y jeta. Elle revint à sa première place. Honteux de mon hésitation, je courus sur elle, mais quand j’en fus à proximité, elle n’était plus là. Alors, j’eus une douloureuse nausée, car je sentais l’odeur de son tabac et nul d’entre nous n’avait fumé depuis des jours.

Pingouin me prit par le bras et nous nous retirâmes à l’écart avec le docteur, qui était demeuré en place, tout blême et les cheveux hérissés. A l’avant, il y avait de nouveau l’Homme en Jaune, impassible et fumant sa pipe.

— C’est signe de mort, dis-je à demi-voix, à Julius Pingouin.

— Je le sais, me répondit-il. Il garda, un moment, le silence. Je crois que c’est pour moi qu’il vient ; mais il ne m’aura pas comme ça. S’il réussit, pourtant, écoute-moi, le Homard, tu continueras de toutes tes forces vers la Toison d’Or. Quand elle sera trouvée, et que tu reviendras avec le triomphe, alors je veux que tu aies, chez toi, un de ces oiseaux qui portent mon nom. Tu lui donneras la meilleure place et la première, tu lui mettras, au cou, un collier en or à grelot et tu le laisseras se promener comme il voudra. Et tous les ans, le jour anniversaire de notre départ, tu donneras, pour lui, une grande fête, où il sera couronné.

Voilà ce que tu feras en mémoire de Julius Pingouin, que tu auras connu…

Tout à coup, le docteur éclata en un grand rire, en nous montrant l’avant, d’où l’Homme en Jaune avait disparu. A ce rire succéda une voix que nous reconnûmes avec peine pour la voix du savant docteur Saturnin Glair.

— Çà, c’est un peu trop fort, disait-il. Où est l’explication ? Qu’on me la donne, si quelqu’un l’a ! Je veux comprendre ! Que nous l’ayons vu, c’est signe que nous avons de bons yeux, très bien. Mais qu’il s’en aille ainsi, sans prendre congé, voilà qui passe mon intelligence ! J’ai vu bien des choses étonnantes, et je les ai toujours comprises logiquement… Mais celle-là ?… ah ! non, non ! elle est un peu trop forte !… Un peu plus forte encore que notre expédition… Vieil imbécile, va, à ton âge !… pourquoi n’es-tu pas resté tranquille, au coin de ton feu. Rien ne vaut un bon dîner, un bon lit et une jolie femme… La science, c’est de la blague ! les découvertes, c’est de la blague ! la Toison d’Or, c’est de la blague !…

— Il est fou, me dit Pingouin dans l’oreille d’une voix si basse que je l’entendis à peine.

— Pas fou du tout ! hurla le docteur. Guéri bien plutôt, de la maladie que nous avons tous, et qui en a fait crever tant, des camarades… Ha !… Ha !… Ha !… L’Homme en Jaune, et Joseph, et Bouture assassiné, et le pasteur, et les douaniers, et tous les autres, tous pour toi… Ils y sont tous, je te dis, dans le sillage, dans les nuages, dans le vent. Écoute-les t’appeler, capitaine Pingouin. Donne-leur ton âme en fer, va ! ça vaudra mieux !… Non, j’irai à ta place. Je suis un héros, moi aussi !…

Il extravaguait furieusement. Nous le fîmes descendre et enfin il dormit. Maintenant, j’écris ceci et bientôt je vais aller remplacer Pingouin à la barre et revoir l’Homme en Jaune qui est revenu.


31 décembre. — Pendant des heures, je suis demeuré à la barre, avec cette figure étonnante, qui restait tranquille à l’avant.

Ce matin, le docteur semblait plus calme ; mais aussitôt qu’il parla, nous vîmes que sa raison était partie pour toujours.

Notre voyage continue sans périls matériels. Le temps est doux ; mais le ciel est exceptionnellement nuageux.


Même jour, le soir. — Vers la nuit, l’Homme en Jaune revint. Nous l’attendions, si je puis dire.

— Il faut le laisser tranquille, avait dit Pingouin, et aller de son côté le moins possible.

Le docteur, malgré tous nos efforts, alla s’asseoir à côté de la figure à l’avant et il lui parlait familièrement. L’autre ne bougeait pas et fumait.

L’odeur de son tabac nous était apportée par le vent léger.

— Rends-la-moi, disait le docteur, avec insistance, en parlant de quelque chose d’inconnu… Qu’est-ce que tu veux en faire ? Voyons ? Tu ne peux pas t’en servir là-bas, rends-la-moi. Sois bon garçon, rends-la-moi. Tu sais bien qu’ils ont besoin de moi, ici, et que, sans elle, rien ne va… Je te la remettrai après, je te le promets… Quand ils auront été au bout et qu’ils pourront se passer de moi. Quand on est au bout, on s’arrête et on revient ; tu me retrouveras à ce moment-là… C’est quelques jours de crédit, tu peux me rendre ce petit service… Ne sois pas si exigeant… Pense donc combien c’est pénible de ne plus l’avoir avec moi, je m’y étais habitué, il y a si longtemps que je l’avais à mon service… Tu sais bien…

Il baissa la voix et nous n’entendîmes plus. Ainsi, il parlait à cette apparence, qui n’avait rien de terrestre, je pense, et qui ne voulait pas se laisser convaincre.

Au bout d’un long temps, le docteur revint vers nous, laissant l’autre.

— J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la ravoir, dit-il, sans expliquer de quoi il parlait, mais il ne veut rien entendre. Il a une tête en bois, ce n’est pas de ma faute. — Il baissa la voix. — Demain je me préparerai d’avance… et j’aurai ce qu’il faut pour lui donner à réfléchir…


1er janvier. — Rien de particulier. Le bateau va bien.

Le docteur a passé une partie de la journée enfermé dans sa cabine. Il semble beaucoup plus maître de lui. Il nous a dit, d’un ton très raisonnable, qu’il se sentait un peu malade et énervé, mais que c’était un reste de fièvre et qu’il préparait une potion à prendre le soir afin de se soulager.

Pingouin espère que l’accès est en grande partie dissipé et ne se renouvellera pas.


Même jour, 9 heures. — Comme la nuit s’établissait, fumeuse et livide, comme toutes les nuits dans ces contrées, l’Homme en Jaune vint occuper sa place habituelle. Sa venue nous était déjà familière. Il est tellement et en tous points identique à ce qu’il était avant sa disparition, que je pense parfois…

....... .......... ...

Comme j’écrivais les précédentes lignes, le docteur parut sur le pont et s’avança vers la figure assise à l’avant.

— Eh bien, lui dit-il, as-tu réfléchi ? Es-tu plus raisonnable qu’hier… Voyons… hein ?… Allons, donne-la-moi, va, sois gentil, tu n’y perdras rien… Je te la demande pour une heure — une heure seulement, là, que je puisse arranger mes affaires… Une heure, tu ne peux pas me refuser cela… Tu ne sais pas comme tu me fais souffrir… Tu ne penses pas à tout, prends garde… Tu vois cette fiole ?… C’est moi qui l’ai préparée et c’est diablement mauvais, je t’en préviens… Eh bien, je vais compter jusqu’à dix, et, si tu ne me l’as pas rendue, — tu me comprends, n’est-ce pas ?

Je commence… Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf… dix… Ça y est… Veux-tu ? Non !… Eh bien, attrape et va au diable !

Et le docteur Saturnin Glair vida sa fiole et tomba mort. Nous courûmes. Mais, pour lui, il n’y avait plus rien à faire d’autre qu’à jeter son corps à la mer, ce qui eut lieu.

Alors, l’Homme en Jaune s’en alla et ne revint plus.


2 janvier. — Je viens de m’apercevoir que, depuis hier, nous sommes dans une année nouvelle. Je n’y avais pas fait attention et, après tout, cela n’a aucune importance. Le monde des hommes n’existe plus pour nous ; ma foi on s’en passe facilement…

Nous voici réduits à quatre par la fin du docteur.

Nos deux nègres commencent, il est vrai, à nous rendre beaucoup de services. Ils sont intelligents et, maintenant, peuvent à peu près nous comprendre et même bégayer quelques mots. Pour plus de commodité, le chauffeur-mécanicien Cristallin, avec qui ils servent à tour de rôle, leur a donné des noms : Bergami, pour l’un, et Frise-Poulet, pour l’autre. Impossible de savoir pourquoi il a choisi ceux-là, par exemple.


3 janvier. — Depuis hier, nous sommes engagés dans un détroit bizarre, entièrement resserré entre deux hautes murailles de pierre rouge, et si tortueux, que l’on ne peut voir à plus de cent mètres en avant et en arrière. Les roches sont effroyables, nues et sinistres. Entre elles, le flot tourbillonne.

En haut des murailles, repose un nuage épais qui nous cache le ciel et à travers lequel il nous semble parfois entrevoir de petites figures vivantes se pencher pour nous observer ; mais ce n’est peut-être qu’une illusion.

Il fait un froid assez vif, dans ces bas-fonds, où le soleil ne descend jamais et un cruel malaise nous fait désirer de revoir bientôt la mer libre.


4 janvier, 5 heures du matin. — La nuit a été, est encore si intensément sombre, que nous n’avancions qu’avec la plus grande prudence dans ce passage inconnu, entre ces remparts funestes qui nous ont accompagnés jusqu’à quatre heures du matin. Nous reconnûmes alors que, de nouveau, nous étions en pleine mer.

L’obscurité est toujours aussi complète, mais le danger est à peu près dissipé.

— Nous avons marché de nuit, malgré le péril, me dit Pingouin, parce que, à l’orifice de ce détroit, existe un terrible tourbillon, plus puissant, dix fois, que le maelström norwégien et que l’on ne peut franchir, vu les mouvements de la marée, qu’à l’heure précise où nous avons passé.

— Comment savez-vous cela, capitaine ? lui demandai-je, étonné.

— Je le sais, dit-il, et il descendit.

Cela se trouve probablement sur le plan. Sans ce document miraculeux et sans la puissance et la direction de Pingouin, nulle expédition du monde ne pourrait songer à faire ce que nous avons fait.

Et je suis fier, même si je dois mourir sans pouvoir arriver jusqu’à la Toison d’Or, d’avoir accompli de si grandes choses.


Même jour, 10 heures du matin. — Tout à coup, vers six heures, les ténèbres s’évanouirent et firent place à la clarté totale du jour. Nous étions, et nous sommes encore, dans un paysage marin vraiment singulier. La mer est, uniformément, rose saumon et le ciel, partout, vert pomme. Il n’y a ni soleil, ni nuage ; mais de tous côtés, la même lumière verte et crue.

— Tiens, all’est rigolo, c’te mer, déclara le Rempart.

— Elle est ridicule, dis-je, mécontent.

— Elle me fait peur, dit Cristallin, et il descendit vers sa machine.

Cependant, ces flots inattendus sont habités par une quantité d’êtres tout à fait imbéciles. Des rats écailleux se jouent en sautillant et en tourbillonnant dans notre sillage ; des tortues énormes, avec des cous de trois mètres et des yeux mobiles sur pédoncules, se promènent gravement à la surface de l’eau, sans y enfoncer ; de grandes algues ouvrent des fleurs gélatineuses où butinent des coquillages volants. Des chauves-souris aquatiques, des poissons ailés, en multitude, décrivent des courbes autour du navire et s’établissent déjà dans nos mâts pour s’y accoupler, y construire des nids, et nous assourdir de leurs ramages discordants… Je passe tout le reste, plus stupide encore.

— C’est tout à fait drôle, dit Pingouin, il faut sonder, on ramènera peut-être quelque chose d’intéressant.

Nous sondons. La profondeur est moyenne. La sonde rapporte des objets non prévus.

1o Un coquillage d’un blanc laiteux, bivalve. Il s’ouvre, nous montrant une figure aux yeux fermés qui reproduit des traits humains, toujours mobiles et différents, où passe la ressemblance d’une foule de gens que nous avons connus ; puis, il saute tout à coup à la mer et nous laisse.

2o Un corset très élégant, en soie violette, avec des bouffettes, et roulé dans un numéro du Journal Officiel.

— Tiens, il y a z’eu z’un adultère gouvernemental, par ici, émet le Rempart, qui semble tout en joie.

3o Une masse rougeâtre, ayant des analogies avec une éponge ; elle se gonfle progressivement en produisant une douce musique, puis éclate en infectant.

4o Un fer à cheval détérioré, qui mesure quatre-vingt-trois centimètres d’une corne à l’autre.

— Ça, dit Cristallin, ça a été fabriqué pour une bête d’avant l’déluge. Comme qui dirait un canasson d’l’âge de pierre…

— Un fer à cheval d’l’âge de pierre… Pocheté va, pourquoi pas d’l’âge de boue… ça serait bien l’mot avec not’ sale gouvernement, dit le Rempart.

5o Rien du tout. Un monstre vorace des bas-fonds s’est nourri sans doute de notre sonde et file avec, car la ligne nous est arrachée des mains et se brise. C’est dommage.

— C’est p’têt’ bien l’souteneur honoraire, dit le Rempart… Ben oui, l’Homme-Poisson, ç’lui qui cherchait la Vérité, — faut-y en avoir une couche !…

— Continuons tranquillement, notre route, dit Pingouin, nous sommes dans le bon chemin.

Et puis, il ne faut pas s’émouvoir si on rencontre des choses extraordinaires. Il n’y a que le manque d’habitude qui les fait trouver comme ça…

Voyez l’Homme en Jaune. On s’y faisait très bien.


La mer est toujours rose saumon et le ciel toujours vert pomme. Et nous sommes dans un carnaval insensé. Maintenant, les tortues qui se promènent à la surface des flots sont debout sur leur arrière-train, lisent un journal et s’appuient sur une canne ; des phoques se montrent avec une épaisse chevelure et un violon dont ils jouent ; des espèces de livres gélatineux volent comme des parachutes, des canards avec une tête en fer-blanc à jour barbottent partout. On voit flotter de gentils petits squares, pareils à ceux des grandes villes, bien ratissés et déserts. Des navets gigantesques et jaunâtres émergent et pivotent avec une rapidité vertigineuse, en répandant, soit des parfums délicieux, soit des puanteurs pour lesquelles il n’y a pas d’expression. Des enfants bleu clair se rangent en ligne de chaque côté du navire et jouent au bilboquet avec leur tête qu’un cordon bleu attache à leur taille et qu’ils rattrapent sur leur cou. Une troupe de babouins à nageoires, décorés jusque dans le dos, vernissent au pinceau la surface de la mer, avec une jolie laque rose et grimacent en se dépêchant. Protégeant leur labeur, une pancarte au bout d’une perche, porte ces mots : « Société animale des Beaux-Arts. » Des pieuvres ouvrent de grands yeux rêveurs et brandissent, au bout de leurs tentacules, de petits drapeaux. J’y vois écrit : « Journée de huit heures. » Des langoustes énormes font une course à pied, d’autres les excitent avec des cris affreux ; la gagnante reçoit une médaille. Un serpent de mer joue de l’orgue de barbarie avec sa queue. Des morues tiennent un meeting et s’écrient « Vive le Roy ! » Des raies indolentes déploient en éventail leur queue d’écureuil ; des congres multicolores sonnent du clairon ; deux hippocampes ont un duel à la lance ; un cochon marin tire à l’arc ; une grenouille, habillée en facteur, distribue des lettres ; un cachalot sort de l’eau et s’envole. Par-dessus tout, bourdonnent les coquillages les plus variés…

Tout cela est terriblement drôle et nous rend malades de rire, mais au fond, je ne sais pas si cela nous amuse tant que cela.

— Nous sommes dans la bonne route, dit Pingouin, allons toujours.

Nous allons ; mais les ténèbres tombent, comme un manteau, aussi vite qu’était venu le jour.

Un astre bleu pâle, que nous prenons pour la lune, à l’horizon se montre, noyé à demi dans la mer, où il redescend bientôt. L’obscurité nous saisit et, en même temps, un vent furieux s’élève pour continuer jusqu’au matin.


5 et 6 janvier. — Vent violent et lutte contre les éléments. La mer est normale mais très rude. Le soleil, qui s’est levé avec un éclat jaune et maladif, projette peu de lumière et de chaleur. Nous avançons toujours ; mais notre provision de charbon commence à baisser.


7 janvier. — Le vent un peu tombé nous laisse du repos. Autour de nous, il n’y a que la mer. Rien à signaler. Les événements passés, même les plus récents, flottent pour nous dans un éloignement prodigieux. Il nous semble que dix années se sont écoulées depuis notre passage dans cette mer rose, sous un ciel vert. Il nous semble que mille ans, goutte à goutte, sont tombés sur nous depuis le soir de notre embarquement… Et je me demande si, en vérité, nous avons vécu les aventures que j’ai rapportées, et qui ne sont plus que des ombres dans ma mémoire…


9 janvier. — Nous sommes dans des parages si lointains et si inconnus que les sentiments humains y sont la proie de mouvements surnaturels. Nous connaissons des impressions vagues et inexprimables, et, certes, elles n’ont aucune parenté avec les sensations des habitants de la terre… Pourtant, nous avançons toujours, sans faiblesse…


10 janvier. — Je désespère de rendre les sentiments qu’engendre ce ciel fuligineux, cette brume traînant visqueusement comme un chiffon mouillé, cette mer huileuse aux vagues molles… A quoi bon essayer d’exprimer, puisque je n’ai pas de mots… Il y a des lueurs étranges qui semblent trouer des vapeurs lourdes… Mes compagnons sont fatigués… Je ne sais pourquoi j’écris ceci. Nul ne pourra le lire… Les jours de ma vie humaine sont rejetés dans une antiquité surnaturelle. Je pense que des années ont passé dans ce voyage, que j’ai notées comme des jours… Nous sommes aux confins du monde et je me demande avec stupeur comment nous avons fait pour y parvenir…


12 janvier. — Le vent est nul. Nous avançons. De mauvaises pensées nous assaillent à regarder cette mer uniforme qui ne finit jamais et ce ciel désert sous son rideau troué… Et des bruits étonnants flottent et répercutent dans nos oreilles des voix que nous savons…


Maintenant, il y a dans ce brouillard si puissant qui nous enserre, des faces pour nous contempler et s’évanouir… Une fut spécialement odieuse, qui se traîna des heures à notre suite. Apparence aux cheveux blancs…


Il y a une morne indifférence autour de nous. Le jour et la nuit ont fini d’être… Une ombre progressive descend d’heure en heure… A présent, je ne trouve plus ce qui nous a menés ici.

Je connais que nous ne sortirons plus de ces vapeurs accablantes et que, dans cet océan illimité, qui ne conduit à rien d’autre qu’à lui-même, il n’y a rien. Et cela m’est égal. Je sens que mon âme a changé et, aussi, sans doute, celle de mes compagnons.


15 janvier. — Un péril nouveau nous a contraints à l’énergie et à l’effort pour sauver notre vie… Dans l’obscurité indécise, au loin, vers l’horizon, il y avait deux lueurs blanches et jumelles, d’une intensité variable mais toujours croissante. On reconnut que c’était deux volcans séparés par un chenal peu large.

Pingouin bondit sur le pont.

— Debout, cria-t-il. Préparez-vous. Il faut passer entre les volcans. C’est la seule route !

En un instant, nous fûmes au travail, installant la pompe à bras pour inonder le pont. Nous approchions. Les volcans étaient en une éruption furieuse et toutes les lueurs dont ils ruisselaient, les torrents de leurs laves et les prodigieuses colonnes embrasées qu’ils lançaient au ciel rayonnaient du même éclat uniforme, blanc comme la neige.

— En avant, cria Pingouin, du courage !

— On va se réchauffer, ricana le Rempart.

Le navire avançait à toute vitesse. Le capitaine tenait la barre. Cristallin était à sa machine. Les deux nègres manœuvraient la pompe dont je dirigeais les jets et le Rempart nous inondait tous avec un seau.

Alors, dans le tumulte et le vacarme, dans le tourbillon vaporeux de la mer convulsée, sous la pluie de feu et de mort, il fallut se jeter et l’embrasement terrible nous saisit. La chaleur devint effroyable, les mâts étaient en flammes, notre peau cuisait, nous ne respirions qu’une brûlure mortelle. Un des nègres fut tué par un bloc enflammé…

— Plus vite ! commanda Pingouin par-dessus le fracas, plus vite ! nous sommes presque au milieu !

Mais Cristallin se montra sur le pont :

— Il n’y a plus de charbon, dit-il.

— Tonnerre de Dieu ! hurla Pingouin, à la hache ! Qu’on brûle le navire, qu’on brûle les mâts, qu’on brûle les vivres, le pétrole, le goudron ! Il faut passer ou mourir !

Déjà, nous dépecions à grands coups de hache les bois de l’Argonaute ; on abattait ce qui restait des mâts. Dans le foyer grésillaient les jambons, les huiles. La machine ronflait furieusement. On marchait. Le bois s’ajouta. L’Argonaute, en flammes, était rasé comme un ponton mais filait avec une prodigieuse vélocité et nous étions passés. Non sans peine, on éteignit l’incendie du bord et déjà la lumière blanche des volcans devenait lointaine. Cependant, notre vitesse se ralentissait. Alors, reparut le vieux Cristallin.

— Il n’y a plus de charbon, dit-il, il n’y a plus de bois, bientôt il n’y aura plus de navire. Faut s’arrêter… Moi, j’en ai assez…

— Du courage, dit Pingouin, tout va bien, nous sommes dans la route…

— C’est trop tard, il n’y a plus rien, répondit le vieux chauffeur… Faut s’arrêter… Moi j’en ai assez…

Et il s’assit sur le pont, mettant sa tête dans ses mains.

Je lui pris le bras, mais son corps se renversa lourdement de côté et m’échappa. Nous reconnûmes que son âme l’avait quitté.

Nous ne pouvions rester sur l’Argonaute. On mit à l’eau la grande chaloupe qui n’avait pas trop souffert et qui fut chargée de tout ce qu’on pouvait emporter d’utile. Je pris avec moi le présent Livre de Bord. Nous mîmes le feu au vieux navire et nous le quittâmes. Julius Pingouin fut le dernier et, comme il descendait dans la chaloupe, je vis sur sa figure une sorte de désespoir.

L’Argonaute brûlait, éclairant avec des lueurs rougeâtres notre chemin dans les ténèbres.

Julius Pingouin nous dit :

— C’est maintenant qu’il faut avoir un cœur fort. De ceux qui sont partis, nous restons trois seulement… Nous devons arriver au but. Si nous mourons avant, très bien. Je ne regrette pas ce que j’ai fait. Je crois que vous pensez de même… Quel que soit le résultat, nous avons accompli ce que nul homme n’a accompli.

— Si on jetait une bouteille à la mer avec des notes ? dis-je.

— Non, dit Pingouin. Si nous triomphons on saura tout… Sinon, c’est inutile.

— Et on triomphera ! hurla le Rempart. M’sieur Pingouin, je suis à vous jusqu’à la mort… Et aïe donc ! On va ramer, ça nous réchauffera !

Tous trois nous nous serrâmes la main d’un cœur assuré et aussi celle du brave nègre Frise-Poulet qui ramait déjà de toutes ses forces.

Et maintenant, depuis des heures, nous sommes établis du mieux possible dans cette chaloupe. L’obscurité autour de nous est profonde ; un seul fanal nous éclaire à peine car il nous faut ménager l’huile. Pingouin consulte son plan et tient la barre. Nous nous relayons aux rames avec une seule idée qui est comme une ivresse, — avancer.


16 janvier. — Nous ramons toujours. La mer est de suie. Il fait très froid. Aucun incident ne peut être signalé.


19 janvier. — Oui, je pense que nous sommes le 19 janvier. Mais la montre du capitaine s’est arrêtée tout à coup et je n’ai aucun moyen pour apprécier le temps au milieu de cette nuit constante et effroyable qui nous étreint toujours plus cruellement. Le froid est vif.


Des heures et des heures, des journées et des journées, certainement, se sont écoulées depuis que nous voguons ainsi dans cette mer… Notre boussole est devenue immobile… Nous ne savons rien. Nous errons à l’aventure parmi des ténèbres toujours plus profondes… L’eau elle-même possède la couleur de l’encre…

Nous ramons désespérément pour aller en avant, sans savoir où, sans oser nous arrêter, sans penser et sans espérer… Julius Pingouin, à la faible lueur du fanal, regarde son plan qui ne peut plus rien nous apprendre…


Des temps encore… D’un accord muet, nous avons cessé l’inutile labeur des rames… Parfois, l’un de nous les ressaisit dans un accès de furieuse épouvante ; mais il cesse bientôt et retombe dans le silence et dans l’immobilité.


Une fatigue découragée nous accable. Le froid est le plus impitoyable que j’aie jamais souffert… Nous sentons qu’autour de nous la vie n’est plus. Les ténèbres sont un vêtement de poix qui nous étouffe… La tache blême que fait notre falot nous empêche seule de mourir sans doute ; mais bientôt, nous ne pourrons plus l’alimenter…


Nous sommes engourdis dans un calme de mort. Nous avons mis dans la lampe les dernières gouttes d’huile et, avant peu, elles seront consumées… Julius Pingouin ne parle plus pour nous encourager… Voici que commence à tomber sur nous une neige affreuse qui est noire comme les ténèbres…

Elle tombe sans arrêt, nous ensevelissant avec une lenteur suffocante et glacée… Le silence éternel nous écrase…

Je pense que l’heure finale vient, car la lueur du falot maintenant s’affaiblit peu à peu… Et ces lignes sont les dernières sans doute qu’il me sera permis d’écrire…


Le flambeau s’éteignit. Avec lui trépassa le nègre Frise-Poulet… Alors ce fut pour nous l’attente enivrante de la mort… Mais un bruit naquit au loin qui grandit prodigieusement vite. Déjà sur nous était une montagne noire et liquide qui rugissait avec la voix du tonnerre et qui nous emporta, brisés et inconscients, dans sa course vertigineuse…

Après, ce fut un choc et l’immobilité — et, autour de nous, un jour cuivré tombait des nuages dans une vallée où nous étions par terre. Pingouin m’appelait. Le sol de la vallée était rouge et poli comme du corail, semblables étaient les collines, et semblable le tronc des arbres dont les feuilles étaient en cristal et les larges fleurs en velours noir.

— Par là, dit le capitaine, en indiquant la plus haute des collines qu’un nuage rougeâtre couronnait.

Nous montâmes pendant des heures, avec une fatigue effroyable. Nous tombions, nos pieds saignaient et les feuilles aiguës se brisaient dans notre chair. Nous regardions Pingouin. Tout déchiré et sanglant comme nous, il paraissait transfiguré.

— Encore un effort, cria-t-il. Il nous saisit par le bras. Sa force vint en nous. Le sommet fut atteint et la masse nuageuse franchie.


La falaise était d’une éclatante blancheur. Circulairement, elle allait à droite et à gauche, et nous étions en haut. Il y avait un ciel pâle et lumineux comme le diamant et, là-bas, un astre inconnu d’où ruisselaient des splendeurs. Et une mer immobile baignait le pied de la falaise avec ses flots surnaturels qui étaient en or pur.

Julius Pingouin avait le visage d’un dieu.

— En avant ! cria-t-il. En avant ! Dans le soleil !

Il se jeta du haut en bas et s’engloutit.

Alors, dans le mouvement, le son et la lumière, toutes choses tournèrent et cessèrent d’être pour nos sens… Et je ne sais plus…


Maintenant, le Rempart est dieu, à cause de sa force, parmi ces peuplades sauvages qui, dans la suite, nous recueillirent sur la grève sablonneuse de leurs îles désolées. Moi, je suis revenu, et il m’a fallu très longtemps, car ce lieu, où nous nous réveillâmes à la vie de la terre, est tout au bout du monde.

24 décembre 1901.

FIN

TABLE

L’Homme sauvage du quai Bois-l’Encre
Le voyage de Julius Pingouin

Imp. Paul Dupont. — Paris, 1er Arr. (Cl.) 203.7.02.

FÉLIX JUVEN, Éditeur
122, Rue Réaumur, 122 — PARIS

Collection in-18 à 3 fr. 50

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