*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75972 *** GEORGE AURIOL, TRISTAN BERNARD GEORGES COURTELINE JULES RENARD, PIERRE VEBER X... ROMAN IMPROMPTU ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, PARIS Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. DES MÊMES AUTEURS Chez le même éditeur: GEORGE AURIOL L’HOTELLERIE DU TEMPS-PERDU. LE TOUR DU CADRAN. SOIXANTE A L’HEURE. TRISTAN BERNARD L’AFFAIRE LARCIER, roman. CORINNE ET CORENTIN, roman. L’ENFANT PRODIGUE DU VÉSINET, roman. LA FAUNE DES PLATEAUX. FÉERIE BOURGEOISE, roman. LE JEU DE MASSACRE. LE POIL CIVIL (Gazette d’un immobilisé pendant la guerre). LE TAXI FANTOME. GEORGES COURTELINE BOUBOUROCHE. LES GAITÉS DE L’ESCADRON. LE TRAIN DE 8 H. 47. LES LINOTTES. UN CLIENT SÉRIEUX. AH! JEUNESSE! MESSIEURS LES RONDS-DE-CUIR. LES FEMMES D’AMIS. LIDOIRE ET POTIRON. LA PHILOSOPHIE DE GEORGES COURTELINE. THÉATRE Tome I: BOUBOUROCHE.--UN CLIENT SÉRIEUX.--LES BOULINGRIN.--MONSIEUR BADIN.--LA CRUCHE.--LA PEUR DES COUPS.--LA PAIX CHEZ SOI.--LE COMMISSAIRE EST BON ENFANT. Tome II: LE GENDARME EST SANS PITIÉ.--LA CONVERSION D’ALCESTE.--LIDOIRE.--THÉODORE CHERCHE DES ALLUMETTES.--LES GAITÉS DE L’ESCADRON.--LE DROIT AUX ÉTRENNES.--HORTENSE COUCHE-TOI.--L’ARTICLE 330.--LES BALANCES.--GROS CHAGRINS. JULES RENARD HISTOIRES NATURELLES. Illustré. POIL DE CAROTTE, roman. Illustré. PIERRE VEBER MADEMOISELLE FANNY. UNE PASSADE, roman. Illustré. (En collaboration avec Willy). AVERTISSEMENT Au roman qui suit, quelques mots d’explication sont nécessaires. Il est temps de dire aux lecteurs ce qu’est l’_X..._, roman impromptu par les humoristes G. Auriol, Tristan Bernard, Courteline, Jules Renard et Pierre Veber. Les humoristes ci-dessus (dont l’éloge n’est plus à faire, puisqu’ils s’en sont chargés à plusieurs reprises), ces humoristes pensèrent qu’il serait bon de relever le niveau littéraire des lecteurs de romans. Ils imaginèrent d’écrire en collaboration un roman dit _impromptu_, sans plan préconçu, sans sujet arrêté. Le _Gil Blas_ voulut bien accueillir cette tentative, qui n’a d’autre précédent que la _Croix-de-Berny._ Il fut convenu que l’on tirerait au sort les noms des cinq auteurs, afin d’établir l’ordre dans lequel ils se succéderaient; chacun devait écrire un feuilleton faisant suite à celui qui le commandait. Le premier de la liste donnerait le titre du roman et le personnage qui, seul, fût invulnérable (précaution qui assurerait un semblant d’unité à l’œuvre). Le sort établit la liste suivante: PIERRE VEBER JULES RENARD TRISTAN BERNARD GEORGES COURTELINE GEORGE AURIOL Le roman devait comprendre 30 à 35 feuilletons. Chaque feuilleton serait signé. Toute modification des personnages était autorisée, sauf la modification de sexe. Il était permis de tuer ceux qui déplaisaient (à l’exception de X...). Il était également permis d’en introduire d’autres, même s’ils ne prenaient aucune part à l’action. Ladite action pouvait être transportée dans toutes les parties du monde; en pareil cas, il importe de prévenir le lecteur, qui ne se méfierait pas, par quelques phrases explicatives. Donc, résumons nos intentions: Nous avons voulu faire du roman-feuilleton une chose purement mécanique, simplifiant la besogne par la division du travail. En même temps, la coopération au travail, ainsi qu’aux bénéfices, éminemment socialiste, est d’un exemple excellent pour nos confrères. Nous espérons que notre tentative aura contribué du moins à ranimer l’esprit de corps, qui tend à disparaître de plus en plus chez les littérateurs. Il se peut que le roman ainsi composé soit d’une sottise navrante; il se peut (et nous le souhaitons) qu’il soit, au contraire, d’une gaieté parfaite; il aura du moins l’attrait de l’imprévu aussi bien pour nos lecteurs que pour nous-même. PIERRE VEBER. (Paris, 1895) X... PIERRE VEBER I UNE SITUATION QUI N’A PAS DE NOM Le monsieur, d’un certain âge, que deux sergents de ville tenaient aux biceps, n’eut pas l’air surpris lorsqu’on le présenta au commissaire. --Voilà, dit le brigadier, un gaillard que nous avons pincé en train de jeter des pierres dans les fenêtres de Mme veuve Coignet, 53, avenue Montaigne. C’est un anarchiste de la pire espèce. Le monsieur semblait occupé ailleurs, considérait le local, comme s’il avait l’intention d’y établir une industrie quelconque. Assurément, «il en avait vu bien d’autres» et ne gaspillait pas l’émotion. Le commissaire lui demanda: --Vos nom et prénoms? --Je n’en ai pas, répondit le monsieur. --Comment vous appelez-vous? --Je ne m’appelle pas. --Allons donc! Vous refusez de dire qui vous êtes? --Je ne suis pas. --Vous voulez plaisanter avec la justice, mon garçon; vous faites le mariolle, hein? Ça vous passera, joli jeune homme... --Monsieur, je ne plaisante pas. Je n’ai pas de nom parce que je suis mort, il y a dix ans, dans la catastrophe du _Squale_. Le commissaire, soudain, changea d’attitude; il pensa: «J’ai affaire à un pauvre fol», et il s’empressa d’adopter le ton d’exquise courtoisie que les magistrats réservent aux seuls déments: --Ah! oui, je vois qui vous êtes... l’Empereur du Maroc, n’est-ce pas? et vous venez d’hériter de 600 millions? Que Votre Majesté daigne m’excuser... ces messieurs vont La reconduire en voiture. --Monsieur, vous vous méprenez: je ne suis pas fou. Je vous affirme que _je suis bien mort_, et j’ajoute que c’est ce qui me tue. Vous avez peut-être entendu parler de ce naufragé du _Squale_ qui revint en France dix ans après le sinistre?... --Oui. On n’a jamais élucidé cette affaire-là; c’est tout récent, n’est-ce pas? --Tout récent; le naufragé en question, c’est moi. Parmi les noms des passagers qui avaient péri dans la catastrophe, on mit le mien. Voilà pourquoi je n’ai plus de nom. --Comment avez-vous fait pour vivre dix ans sans état civil? --J’étais dans un pays où l’on ne s’inquiète pas de contrôler l’identité des gens, et puis cela m’amusait un peu de faire peau neuve; aussi n’ai-je pas réclamé, lorsque j’ai appris que l’on me croyait mort. J’étais bien là où je me trouvais et je n’avais aucune hâte de rentrer en France. J’ai passé dix bonnes années là-bas, à New-York, sous le nom de Hicks. --Alors, vous vous nommez Hicks? --Non plus. Car, au bout de dix ans, j’ai voulu reprendre mon véritable nom; trop tard, il y avait prescription. Or, j’avais avoué que Hicks n’était pas mon patronyme; il n’y avait plus moyen de le reprendre. A cette heure, je suis dans une situation plus triste que celle du bâtard, qui, lui, a au moins un prénom. --Tout ça ne m’explique pas pourquoi vous jetez des pierres dans les carreaux. Finissons-en: je suis pressé d’aller me coucher. --Croyez-vous que je sois ici pour mon plaisir? D’ailleurs je jetais des pierres dans _mes_ carreaux. --Pourquoi? --Parce que ma femme ne voulait pas m’ouvrir, c’est clair. --Ah! ah! vous êtes marié...? Et pourquoi votre femme ne voulait-elle pas vous ouvrir? --Mais parce que je suis mort depuis dix ans! Quand j’ai vu qu’à New-York on refusait de me reconnaître, j’ai pensé: «Je vais retourner à Paris, où j’ai laissé ma femme. Elle me reconnaîtra, elle.» J’arrive ici; je m’informe de Mme veuve Coignet... --Je comprends: vous avez trouvé votre femme remariée... C’est très curieux! --Vous trouvez? --Et vous réclamez votre femme qui ne veut plus de vous? --Vous n’y êtes pas du tout. Vous devez penser que j’ai, maintenant, un grand détachement des choses humaines. Avec mon état civil, une partie de moi est morte; il m’est impossible désormais de m’irriter ou de me réjouir. Comprenez-vous? je me survis, et la mélancolie indifférente qui est ma nuance d’âme ne se teinte d’aucun courroux. Je pensais donc que ma femme n’avait pas dû rester fidèle à mon souvenir durant dix ans. J’aurais accepté qu’elle se fût remariée. --Si elle ne s’est pas remariée, de quoi vous plaignez-vous? Faites-vous connaître. --C’est ce que j’ai fait; j’ai trouvé ma femme avec un amant. Le nom de mes ancêtres m’est d’autant plus précieux qu’il ne m’appartient plus. Ma veuve le traîne dans la boue; tout le quartier sait qu’elle vit maritalement avec un capitaine d’artillerie. J’ai exigé qu’elle régularisât; elle ne veut pas; elle refuse même de me recevoir. --Introduisez une demande en rétablissement d’état civil; et quand vous aurez été reconnu, vous demanderez le divorce. --Vous n’ignorez pas qu’on ne meurt qu’une fois. J’ai réclamé, imploré, quémandé, postulé, je n’ai rien obtenu. On s’est borné à interroger ma veuve; elle a toujours nié que je fusse son mari. Elle a raison, après tout; ma fortune était suffisante pour deux; elle ne suffirait pas pour un ménage à trois. Aussi bien, il paraît que j’ai beaucoup changé; personne ne m’a trouvé ressemblant. Je ne vous trompais donc pas quand je vous disais que j’étais mort depuis dix ans et que je n’avais plus de nom. --Que comptez-vous faire? --Je suis en dehors des lois, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous. Je n’ai plus droit à la Justice et je n’attends rien que de moi-même. --Ici, nous ne sommes pas d’accord. Promettez-moi de vous tenir tranquille; à cette seule condition je vous rendrai la liberté. --Je ne promets rien. Car vous n’avez pas réfléchi à ceci: _on ne m’arrête pas_. Pour m’arrêter, il faudrait mille formalités pour lesquelles il est nécessaire que je possède un nom. Je suis un fantôme. Voyez-vous Polonius arrêtant Hamlet père pour tapage nocturne? Non, n’est-ce pas? Je vous mets au défi de rédiger ne fût-ce qu’un procès-verbal contre moi. Ma situation comporte mille ennuis; elle me prive des plus élémentaires avantages sociaux, mais elle me dispense des servitudes y-afférentes. Le commissaire parut vivement intéressé par ce raisonnement; il calcula la quantité de travail supplémentaire qui lui incomberait s’il retenait ce prévenu anonyme, et il se résolut à l’indulgence: --Vous pouvez vous retirer; mais n’y revenez plus. --Laissez aller monsieur. Le monsieur quitta le commissariat. Un instant, sous le porche, il contempla le ciel, comme s’il en allait choir une solution filante. Puis il s’en fut, du pas d’un homme que rien n’inquiète, à l’avenir. Il se rendit au 53 de l’avenue Montaigne, où, à cette heure tardive, sa femme et l’amant d’icelle devaient être sans défiance. Il ne savait pas ce qu’il allait leur dire, mais il comptait sur le hasard, l’inépuisable hasard, qui fournit les contenances et les mots qui vont avec. Il verrait; l’important était d’arriver à une transaction. Il sonna: sa femme vint lui ouvrir. Il entra vivement: --Ne vous effrayez pas, c’est encore moi. Mais je n’ai pas de mauvaises intentions. --Vous savez qu’_Il_ est là. --Ma chère veuve, je viens vous ennuyer pour la dernière fois. Je désire _lui_ parler, et vous assisterez à notre entretien. --Qui dois-je annoncer? --Mais... Ah! oui, c’est vrai... je n’y pensais plus. Annoncez M. X... tout court. La femme sortit. X... resta dans l’antichambre, inspecta le local. Sur la cheminée, son portrait souriait dans un cadre orné d’un crêpe; devant, une fleur artificielle faisait semblant de se faner dans un vase de porcelaine. Rien n’était changé, et cela n’avait rien de surprenant, car il est certain que rien ne change et que «tout est bien toujours la même chose», selon le mot de l’écrivain allemand. Il prit la fleur et la mit à sa boutonnière. La porte du salon s’ouvrit: --Si vous voulez vous donner la peine d’entrer? _L’autre_ était là. Le capitaine était un homme entre deux âges, mais non entre deux maîtresses; petit, replet... Après tout, vais-je m’attarder à décrire un personnage dont la vie ne tient qu’à un fil, qui peut être tué d’un moment à l’autre par le caprice de mes collaborateurs? Il se leva, indiqua un siège. X... parla en ces termes: --J’ai annoncé à madame que je n’avais aucune mauvaise intention; je réitère cette annonce pour que vous laissiez en repos le revolver autour duquel, imprudemment, votre dextre se joue dans la poche de votre veston. Aussi bien, n’êtes-vous pas responsable de ce qui arrive. Je me présente les mains pleines de conciliation. Vous savez qui je suis. --Mais... je n’ai pas l’honneur... --Si, vous avez l’honneur. Entre nous, vous pouvez avouer que vous _savez_ qui je suis. Sans reproches, je vous ferai observer que vous occupez ici ma place; mes biens sont les vôtres, ma femme vous appartient. Je ne réclame rien de tout cela, Dieu merci. Je ne suis pas assez égoïste pour vous dégoûter de ma succession. Par contre, j’exige absolument que vous régularisiez. --Régulariser? Quel intérêt cela a-t-il pour vous? --Amour-propre d’outre-tombe... J’ai toujours eu le goût des positions nettes; je ne veux pas que l’on dise que ma veuve fait la noce. Je vous avertis qu’en cas de refus de votre part, je suis prêt aux représailles. --Lesquelles? --Ce serait trop long à vous expliquer. Vous soupçonnez que je suis prêt à vous infliger mille supplices chinois. Aussi, je vous conseille de vous soumettre. --Il y a néanmoins un obstacle au mariage que vous voulez m’imposer... Je suis déjà marié. --Ah! bah! --Oui. Ma femme est partie en bombe, il y a une dizaine d’années, avec un ami à moi. Depuis, ils n’ont plus donné signe de vie. Cependant, en me mariant, je m’expose à être bigame; m’y obligerez-vous? X... médita; il reprit: --Pourquoi pas? On ne pourra prouver votre bigamie qu’en démontrant l’existence de votre première femme; or celle-ci a tout intérêt à ne pas se présenter, et, de son côté, peut-être a-t-elle régularisé. N’éprouvez-vous pas quelque joie à mettre au monde de petites monstruosités légales? Le capitaine répondit: JULES RENARD II LA RÉPONSE DU CAPITAINE ET LA RÉPLIQUE DE X... --Monsieur, vous m’ennuyez avec votre histoire. Elle est à dormir debout, sur un pied. Vous vous dites: «Voilà une bonne bête de capitaine, un capitaine de Courteline: je peux le faire poser.» Et vous me faites poser. Dans quel but? Je ne sais pas; pour gagner un pari, sans doute, une somme infime, soixante-quinze francs peut-être, ou quelque dîner. Et vous inventez cette catastrophe de la _Gascogne_. --Du _Squale_, reprit doucement X... --Tant pis pour vous. Avec la _Gascogne_, vous m’intéressiez. C’est un bateau superbe, admirablement monté, le type modèle de notre marine. Pleurons la _Gascogne_ tant que vous voudrez, mais je me moque du _Squale_ ou de sa carcasse au fond des eaux, s’il en reste. Passons. On vous croit mort. D’abord, ça vous va pendant dix ans. Puis ça ne vous va plus. M’expliquerez-vous cette lubie? Quand on est mort, c’est pour tout le temps! --Oui; mais quand on n’est pas mort? --Quand on n’est pas mort, on le dit le soir même, le lendemain, huit jours après, au plus tard. On télégraphie à sa famille désolée. On rassure ses parents affligés, ses amis inquiets. Vous, malin, vous vous distinguez. Il vous faut de l’original, des coups de théâtre préparés de loin, un retour à effet, une situation embrouillée, du mauvais feuilleton de sous-off, et ça vous amuse de réclamer un nom que vous ne vous rappelez même plus, au bout de dix années. Pourquoi dix? --Parce qu’il y a prescription. --C’est une erreur, monsieur. Déjà vous barbotez. Apprenez qu’il n’y a pas de prescription amissive des noms. La propriété du nom est inaliénable. Donnez-vous donc la peine de feuilleter votre Larousse... ici, toujours à droite. Je me suis interdit de le changer de place, par déférence pour son poids. Quel meuble! Vous y lirez une demi-colonne de renseignements désastreux pour votre cause. Ça vous ennuie, hein! mon naufragé? --Du tout, répliqua X..., qui reprenait sa bonne humeur en lisant le Larousse. Mais, si j’ai droit à mon nom, il me faut au moins rétablir mon état civil, et, pour cela, il faut prouver mon identité. --Et moi, dégourdi! ne suis-je pas là pour un coup? s’écria le capitaine. Citez-moi devant le tribunal. Pensez-vous que j’aie peur? Me croyez-vous capable d’un faux témoignage? Est-ce que j’ignore votre nom? Est-ce que j’ignore que vous vous appelez... --Taisez-vous, fit X... vivement: vous allez tout gâter. --Bon! bon! dit le capitaine. Gardez votre incognito, si vous y tenez. J’aime autant ne plus vous connaître. J’ai horreur des nouvelles relations. Mais alors, que venez-vous f... ici? Reprendre votre femme? Aline! Aline! écoute un peu. --Tiens, vous l’appelez Aline? Moi je l’appelais Marthe. --Moi, dit le capitaine, je l’appelle Aline: C’est plus court et ça efface le passé. Aline, regarde le monsieur, regarde-le bien, et dis si tu l’aimes mieux que moi. --Oh! mon ami!... fit Aline. --Ne comprends-tu pas? dit le capitaine. Je te demande si tu préfères coucher avec le monsieur qu’avec moi. Aline ne sut que rougir et se retirer. --Vous voyez, dit à X... le capitaine, quelle impression vous lui produisez. Elle vous tourne le dos. Ayez donc l’amabilité de m’en faire autant. --Monsieur, expliqua X... qui se raffermissait, je vous le répète, je ne réclame ni ma femme, ni mon Larousse, ni le reste. Vous êtes l’amant de Marthe... --Aline, Aline, rectifia le capitaine. --Mettons Marthe-Aline, dit X... Je vous prie de l’épouser, c’est-à-dire de régulariser, pour mon honneur. --Encore? s’écria le capitaine. Nous n’avançons pas, nous piétinons: nous n’en sortirons jamais. Il me prie de régulariser pour son honneur. Il a des mots charmants. Dites donc, jeune homme qui parlez si haut de régulariser, êtes-vous en règle avec votre service militaire? Quand vous vous prélassiez là-bas, à New-York, qui faisait vos premiers vingt-huit jours, vos seconds vingt-huit jours, et vos treize jours? --Oh! répondit X... avec suffisance, il y a prescription. --Décidément, c’est une rage. Sachez, pékin retour d’Amérique, que le sous-lieutenant n’a qu’un galon, que le lieutenant en a déjà deux, mais que, seul, le capitaine en a trois. Et sachez qu’un capitaine ne reçoit de personne des leçons de code militaire, et sachez qu’il n’y a prescription pour les déserteurs, en temps de paix, qu’au bout de trente années, et que sur un signe de moi, on peut vous coffrer. --Vous ne ferez pas ce signe, dit X... En vous sommant d’épouser ma femme pour mon honneur, je m’adresse non au capitaine, mais à l’homme d’honneur. Restez donc assis. --Vous connaissez mon faible, dit le capitaine, qui se levait avec cette solennité qu’ont perfectionnée en France les hymnes russes. Je pense, comme vous, qu’un homme ne saurait vivre sans honneur. Voici mon revolver. Je me retire dans la chambre à côté. Dépêchez-vous. --Vous voulez que je me brûle la cervelle? --Je ne tiens pas aux mots, dit le capitaine. Je veux que chacun fasse son devoir. --Vous oubliez notre unique statut, dit froidement X... Je regrette qu’il me soit impossible de me suicider. Ça terminerait tout, et mon Dieu! j’en ai presque assez. Mais, ajouta-t-il avec un cruel sourire qu’il avait appris des cannibales forains de New-York, s’il m’est défendu de me supprimer moi-même, rien ne m’empêche de vous tuer. Je n’ai qu’à tourner contre vous cette arme que, si imprudemment, vous m’avez prêtée. --Rendez-moi vite ça, dit le capitaine. Je plaisantais: elle n’est pas chargée. --Nous verrons bien, dit X... Je vous autorise à commander le feu. Du courage, comme à la frontière. Croisez les bras. Tenez-vous ferme, le buste droit, la tête haute, l’œil sur le petit trou noir. --Je me rends, dit le capitaine: j’épouserai. --Pardon, mon capitaine, je change de fantaisie. Ma première était stupide. Oui, quelle drôle d’idée de vous forcer à épouser ma femme! La belle vengeance! A peine si je vous mettais dans l’embarras. Je consolidais plutôt votre bonheur, et je ne songeais pas au mien. Bref, je raisonnais comme un serin. Maintenant, mon capitaine, c’est moi qui répouse. Depuis que nous bavardons, des souvenirs m’attendrissent. Il fait bon ici. Il fait chaud, doux. C’est propre, gentil, intime. Vous n’avez rien changé, et pourtant cela me paraît mieux qu’autrefois. Effet d’absence. Ma femme même me replaît. Il me semble qu’elle a gardé ses qualités de jadis, sous mon règne, et que vous lui en avez ajouté quelques-unes dont je profiterai. Quand je pense que j’allais vous laisser ce nid et son oiseau, vous y installer définitivement, maritalement, et partir, sans regret, ma sotte vanité satisfaite... de quoi? je vous le demande!... Imbécile! imbécile! Deux fois imbécile: une pour moi, l’autre pour vous. Marthe! Marthe! écoute, écoute ici. --Que désirent ces messieurs? dit Marthe circonspecte. --Voici monsieur, qui est ton amant, dit X..., et voici ton mari, qui a un revolver. Si tu consens à revivre avec moi, je tue ton amant, et, si tu préfères vivre avec lui, je te tue. Choisis. --Aline! s’écria le capitaine. --Marthe! implora X... --Je me rappelle Marthe, dit la veuve confuse. --Vous l’entendez, mon capitaine. Elle se met du côté où le revolver ne part pas, du côté du manche. Vous l’impressionnez moins qu’une arme à feu, ce qui ne saurait vous humilier. Bombez la poitrine. --C’est un assassinat, dit le capitaine. --Conformément à la loi du flagrant délit, dit X... --C’est une lâcheté, dit le capitaine. --Vous insultez le jury qui m’acquittera, dit X... --Vous refusez de vous battre? --J’aime mieux vous abattre. --Je vous défie de prendre une de ces deux épées accrochées au mur. --Elles ne sont pas à moi, dit X..., jamais je ne touche une épée. Je me souviens seulement d’avoir brandi une lance dans une pantomime, sur le pont du _Squale_. Attention! voulez-vous compter, mon capitaine? --Je ne suis pas prêt et je vous propose de m’en aller, dit le capitaine. --Assez loin pour que je n’entende plus parler de vous? demanda X... --Oui, là, foi d’officier. --Ramassez votre casquette et filez, dit X... --J’ai l’air d’un régisseur qui remet ses clefs, dit le capitaine. J’espère avoir administré loyalement vos biens. J’abandonne même quelques petits acquêts à la communauté. Tout autre que moi, peut-être, se jugerait sévèrement, et je croirais manquer de crânerie gauloise, s’il n’était ridicule de se laisser tuer pour une femme qu’on a vu vieillir de dix ans et qui vous lâche. --Je vous prie de l’excuser à cause du revolver, dit X... La chair à canon est faible. --Je n’insiste plus, dit le capitaine. Il me reste à vous souhaiter, mon cher monsieur Co... --Chut! Je me nomme X... --Mes compliments. C’est un joli nom de savant inconnu. Où me conseillez-vous d’aller, maintenant? --A New-York. Je vous donnerai des lettres. --Je déteste le porc salé. --Allez passer une revue de détail. --Je suis en retraite. --Allez vous faire cirer, allez au théâtre, allez au claque, allez vous coucher, allez à Kiel, allez avec nos peintres à Berlin, allez au diable; mais, je vous en prie, comme je tiens toujours votre pistolet par le bon bout, si vous ne voulez pas que ça recommence et que ça finisse mal, allez-vous-en! TRISTAN BERNARD III COMME ON SE RETROUVE La porte d’en bas se referma bruyamment. Le capitaine avait quitté la maison. Marthe et son mari étaient restés de chaque côté de la cheminée, un peu pâles l’un et l’autre. Et, pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence, occupés, malgré leur trouble, à un mutuel examen. X... était stupéfait de l’heureux changement qui s’était opéré chez sa femme. La sèche petite brunette de jadis était maintenant une blonde grasse. (Bienfaits d’une vie paisible et d’une excellente eau de teinture.) Lui, de son côté, n’avait pas considérablement vieilli. Son visage, un peu hâlé et sans moustache, s’encadrait de deux abondants favoris, dont l’un se trouvait être postiche (à la suite de quelle aventure?) X... et Marthe, après s’être examinés, ne trouvaient rien à se dire, et leur émotion ne s’apaisait pas. Il semblait que rien ne subsistât des événements de ces dix dernières années. Pourtant la chaîne de leurs conversations quotidiennes ne s’était pas encore raccrochée. X... essayait en vain de parler, et Marthe ne trouvait mot. A la fin, le mari, avec un violent effort sur lui-même, fit un pas vers sa femme, et, d’une voix un peu altérée: --Auriez-vous, lui dit-il, un peu de veau froid? C’était son mets de prédilection. Très souvent, jadis, en revenant d’un concert de cors de chasse, où il la menait trois fois la semaine, ils allaient grappiller à minuit dans les armoires de cuisine, râflant des œufs durs, un morceau de bouilli, l’aile de poulet froid mise de côté pour le déjeuner du lendemain. Marthe, à la question de son mari, répondit de sa voix douce qu’il n’y avait pas de veau froid, mais qu’il devait rester du gigot et des aubergines. Puis elle s’échappa pour préparer un souper. X..., resté seul, éprouva de nouveau cette impression pénible d’un recommencement après dix ans d’aventures inutiles. Son naufrage, avec toutes ses péripéties, lui semblait aussi insignifiant qu’un naufrage de gravure, et le capitaine de sa femme lui parut une fiction à trois galons d’or. Il piochait dans sa mémoire comme dans une terre de mort, n’en retirait que des souvenirs inertes, à qui il tâchait en vain de rendre la vie. Il s’évoqua dans son île déserte, se nourrissant de plantes diverses, et réduit, pour se friser les favoris, à chauffer au feu vacillant d’un bois résineux deux baguettes de cocotier. Un soir, dans les broussailles, acculé contre des rochers, il s’était trouvé tête à tête avec une hyène affamée, et tous deux s’étaient regardés, les yeux dans les yeux, pendant six mortels quarts d’heure. Après quoi, l’hyène affamée, qui ne voyait sans doute dans cette occupation qu’un moyen de tuer le temps, avait simplement quitté la place. D’autre part, il retrouvait son fumoir de jadis avec les mêmes dispositions, les mêmes ornements. A peine le capitaine avait-il comblé quelques vides par des images de son choix: _Joseph et Putiphar_, _Monsieur Thiers sur son lit de mort_, _Capture d’un jeune sanglier_. Mais X... remarqua que, par une attention touchante, on avait laissé là ses diplômes encadrés, son diplôme de licencié ès-lettres et son certificat de maître nageur. Il ne vit point seulement que, par une autre attention touchante, sa femme avait gratté son nom sur ces parchemins pour le remplacer par celui d’un capitaine usurpateur. X... avait fait le tour de la chambre et était revenu s’asseoir au coin du feu. Ici se plaça un épisode attendrissant. Par l’entre-bâillement d’une porte se glissa un grand chien noir à longs poils. Ce chien, d’un bond joyeux, vint sauter tout autour de X..., qu’il lécha à la figure avec effusion, se livrant à force gambades et à force aboiements joyeux, s’arrêtant parfois les pattes droites et, la tête haute, se gargarisant d’un hurlement prolongé, destiné sans doute à informer tous les barbets du quartier qu’il y avait du nouveau ce soir-là. X... s’extasia sur cette fidélité canine, que dix ans d’absence n’avaient pu entamer. A son tour, il combla le chien de caresses. «Martin! la belle fille! Oui, c’est elle! Oui, c’était la petite Martin. Elle était contente de revoir son vieux maître! Elle avait trouvé le temps long après son vieux maître! Oui, le beau Martin. Holà! Doucement. Holà! Oui, le beau Martin!» A ce moment, Marthe rentrait, tenant un plateau chargé de victuailles. --Tu sais, dit X... d’un ton qu’il s’efforçait en vain de rendre dégagé, tu sais, Martin m’a reconnu. --C’est d’autant plus méritoire à lui, dit Marthe de sa voix douce, qu’il ne te connaît pas. C’est un nouveau Martin, qui n’a que cinq ans, et que j’ai acheté après la mort de l’autre. Mais n’est-ce pas qu’il lui ressemble? Ils s’attablèrent. La pendule sonna dix heures. --Ça fait minuit moins le quart, dit X..., en levant le nez. C’était bien ça. Il n’avait pas oublié le retard habituel de la pendule. En causant avec sa femme, X..., la dévisageant, la retrouvait identique (malgré qu’elle fût plus grasse) et charmante du charme des choses recouvrées. Sous l’influence d’une demi-bouteille de champagne, d’un jeûne assez long et de la tiédeur du logis, sous la simple influence, que diable! de sa naturelle virilité, il brûlait de continuer le cours de ses constatations. Pourtant, avant d’aller plus loin, il fuma une pipe. Et ce fut Marthe qui alla chercher au râtelier la pipe bien culottée du capitaine. Il la déclara excellente. --Oui, dit Marthe, le capitaine la fumait bien souvent. Il fumait beaucoup, et même trop pour un homme si peu habitué à se laver les dents. X... s’était levé, et, insensiblement, il avait attiré Marthe vers un assez large divan placé près de la bibliothèque. L’aventure eut un certain charme. --Ah! dit Marthe dans l’instant d’apaisement qui suivit cette première rencontre, je ne regrette pas le capitaine. Il était bon, affectueux, mais vraiment mal tenu de sa personne. De plus, il avait une vilaine maladie, et même je t’avoue que je ne suis pas tranquille. TRISTAN BERNARD IV A LA RECHERCHE D’UNE AME SŒUR Nous avons laissé le capitaine à la porte de la maison. Il tombait une pluie si dense que la rue semblait un vaste aquarium. Heureusement, un cheval, son cocher et un fiacre ruisselants vinrent à passer devant l’officier, qui les héla pour se mettre à l’abri. Mais, une fois dans la voiture, il hésita longuement sur l’adresse à donner. Pendant la scène de rupture, il n’avait eu qu’une pensée en tête. Ce n’était pas une pensée de vengeance, car ce capitaine avait une grande âme généreuse. Ce n’était pas non plus une idée de raccommodement possible, car il était fier autant que brave. Non: il se disait simplement: «Dans un instant, j’aurai rompu toute attache avec Mme X... et je pourrai aller voir les filles.» Car ç’avait été pendant de longues années le désir toujours inassouvi de cet homme timide et bon. Marthe, avec sa tendresse, le tenait en des chaînes étroites. Si bien cachées qu’eussent été ses fredaines, elles n’eussent point échappé, selon lui, à cette douce compagne, et la crainte d’être soupçonné immobilisait le vieil homme de guerre, lui que rien pourtant n’avait jamais effrayé dans sa rude carrière d’officier d’habillement. Il était toujours perplexe, quand, se disant tout à coup qu’il ne pouvait quitter ainsi, sans un mot d’adieu, l’infidèle, il donna au cocher l’adresse du Grand-Hôtel, où il savait trouver un bureau télégraphique encore ouvert. Et il brouilla de ces lignes fébriles le calme azur du petit bleu: «Madame, «Je n’ajouterai aucun commentaire à ce qui s’est passé tout à l’heure. Veuillez faire descendre demain, à la première heure, chez votre concierge, les six chemises qu’on m’a livrées jeudi dernier, toutes mes bottines, mon costume neuf et la photographie de ma mère. «LÉON.» Puis il dit au cocher: --90, rue Saint-Georges. C’était là qu’il avait connu jadis une jeune femme, Mlle Ferdinande, et un hasard lui avait appris, trois ans auparavant, qu’elle demeurait toujours à la même adresse. Rue Saint-Georges, à l’entresol, deux fenêtres étaient faiblement éclairées. Le capitaine gravit les vingt marches dans l’escalier sombre et sonna à la porte de droite. Il sonna deux fois, trois fois, quatre fois. A la fin, des pas glissèrent derrière la porte, qui ne s’ouvrit point, et une voix cria: --Qui êtes-vous? Il dit son nom. La voix demanda: --Est-ce pressant? Et comme le capitaine, interloqué, ne répondait pas, la voix continua: --Le docteur est malade. Il ne peut pas se déranger. Et les pas s’éloignèrent. Le capitaine jeta une nouvelle adresse au cocher: 76, rue de Trévise. Chemin faisant, il scrutait toutes les boutiques encore ouvertes, épiant les doubles fonds possibles. Mais rien d’assez précis ne pouvait lui permettre une démarche quelconque. Rue de Trévise, la maison était sombre. Toutes les fenêtres dormaient. Le capitaine n’osa monter, crainte d’une méprise nouvelle. Alors il acheta un journal et consulta les petites annonces équivoques de la dernière page: _Madame Paddy, leçons d’anglais, 39, rue Montholon._ A l’adresse indiquée, au troisième étage, il y avait une fenêtre éclairée. Le capitaine monta au troisième. Après le premier coup de sonnette, un vieillard vint lui ouvrir. --C’est bien ici que demeure Mme Paddy? --C’est bien ici; mais que voulez-vous? demanda le vieillard avec un fort accent allemand. --Je désirerais prendre une leçon d’anglais. --Ce n’est pas l’heure. Mme Paddy est en train de se coucher. --Raison de plus, fit observer le capitaine. Sans comprendre, le vieillard alla prévenir Mme Paddy. Le capitaine, ému, attendait dans un petit salon. Mme Paddy apparut enfin, avec des tire-bouchons gris aux tempes et un peignoir usé. --Faites-moi donner une leçon d’anglais, dit le capitaine, avec une impatience toute militaire. --Je vous en donnerai moi-même, dit la vieille dame; mais le matin, de neuf heures à midi, et, l’après-midi, de deux à sept heures. --Ah! fit le capitaine, vous donnez vraiment des leçons d’anglais? --A votre disposition, dit la vieille dame. Venez demain à neuf heures. --Je vous remercie, dit sèchement le capitaine. Je sais parfaitement l’anglais. Il ajouta, furieux: --On n’annonce pas qu’on donne des leçons d’anglais quand on donne véritablement des leçons d’anglais. Et il s’en alla, laissant les deux vieillards un peu surpris. Le capitaine, en remontant dans sa voiture, était fort désappointé. De guerre lasse, il résolut de se rendre dans une maison publique. Il se rappela qu’il avait passé jadis des moments assez convenables dans une petite maison plate, sise au coin de la rue de Steinkerque et du boulevard Rochechouart. Il donna cette adresse au cocher. «J’aurais dû commencer par là», se dit-il avec satisfaction, durant que la voiture montait péniblement la rue Rochechouart. Elle prit la rue Turgot, traversa la place d’Anvers et le boulevard extérieur et s’arrêta devant une maison neuve, de belle apparence. La petite maison avait grandi depuis qu’on ne l’avait vue. En revanche, le numéro avait rapetissé dans de notables proportions. Le capitaine entendit le cocher qui riait dans sa barbe. --_Il_ est démoli! disait cette brute, _il_ est démoli depuis deux ans. Vexé, le capitaine paya sa voiture et s’en alla au hasard, sur le boulevard extérieur. La pluie avait cessé. Des ombres passaient sous les tristes réverbères. GEORGES COURTELINE V OÙ LE LECTEUR FAIT CONNAISSANCE AVEC UN NOUVEAU PERSONNAGE Cependant, à l’angle du boulevard et de la rue Germain-Pilon, un vieillard blanc, bien que vert encore, allait et venait, d’un pas fébrile. Un manteau de couleur foncée l’enveloppait des pieds à la tête, et, à la lueur d’un bec de gaz fiché dans le plâtre d’un mur, au-dessus d’un bureau de tabac, les rares passants pouvaient voir des larmes échappées de ses yeux rouler sur sa barbe de neige en gouttelettes pressées et fines. --Oh! honte! murmurait-il; oh! cruel attentat, dont mon honneur, après vingt ans, garde encore la brûlure ardente!... Quoi? tu conserveras, cœur déçu, tendre et éternel blessé, le souvenir perpétuellement frais de ton affront?... Quoi? jusqu’aux portes du tombeau, tu sentiras couler doucement le sang de ta plaie incurable?... La neige s’était mise à tomber; mais le vieillard, tout à sa pensée, semblait ne pas s’en être aperçu. Soudain, élevant vers le ciel un regard de hautain défi: --Eh bien, cria-t-il, sois maudit! Dieu d’inclémence, Dieu d’injustice! toi que, depuis vingt ans, je prie en vain, toi que n’a pas su émouvoir le spectacle de ma douleur, toi de qui, depuis vingt années, j’implore inutilement le concours et l’intervention toute-puissante, demeure à jamais abhorré! Je jette ton nom en pâture à l’exécration des générations à venir! Comme il achevait ces épouvantables blasphèmes, une voix, dans l’éloignement, chanta: Mon oncle Agénor m’avait bien promis La peau de son derrière pour m’en fair’un habit. I’n’ma rien donné, c’est un vieux fourneau; J’lui prêterai mon nez pour s’en faire un couteau. Frotte, frotte, Petit pousse-crotte; Frott’-moi l’dos, Petit Dugourdeau. Nous avons dit du vieillard qu’il était déjà blanc et vert. Soudain il devint rouge. --Si c’était lui!... murmura-t-il. Puis, avec un affreux sourire: --Oh! connaître enfin cet Ennemi!... le tenir là, l’écraser de mes genoux écumants, arracher à son épouvante un aveu dans un dernier râle!!! La voix, qui se rapprochait, reprit: Mon oncle Ildefons’ devait me donner Pour m’en faire un’chemis’ tous les poils de son nez. Mais il a lâch’ment trompé mon espoir!... Je lui prêt’rai mon nez pour s’en faire un’passoire. Frotte, frotte, Petit pousse-crotte; Frott’-moi l’dos, Petit Dugourdeau. Le vieillard avança la tête, s’efforçant à pénétrer les ténèbres de cette nuit d’hiver. Un promeneur attardé s’avançait les deux mains enfouies dans les poches. C’était un homme aux puissantes épaules, à la moustache grisonnante achevée en fil de fer. Il était décoré de la Légion d’honneur, et son buste roulait sur ses hanches avec ce mouvement de steam-boat particulier aux personnes qui ont longtemps porté l’uniforme. --Allons! prononça le vieillard d’une voix que lui seul entendit. Assurons-nous à l’instant même! Et, aussitôt, bondissant hors de la ligne d’ombre, coulée du pied des maisons, qui le dérobait aux regards: --Halte! cria-t-il. Halte-là! Le capitaine (nos lecteurs l’ont déjà reconnu) eut un léger recul effaré. --Eh! fit-il. D’une voix où l’irritation le disputait au mépris: --Oses-tu bien, reprit le vieillard, venir troubler la quiétude du lieu qui fut témoin de tes crimes? As-tu la mémoire si courte ou le remords pèse-t-il si peu sur ta conscience que tu ne redoutes pas d’insulter de vociférations incongrues ces mêmes échos qui, il y a vingt ans, retentirent de cris de la victime? SOUVIENS-TOI! AH! SOUVIENS-TOI!... Songe à cette nuit détestable où, dédaigneux des lois sociales, ternissant à la fois l’éclat de mon blason et la pureté irréprochable d’un nom que ton infortuné père avait porté avant toi, tu imprimas la plus infâme des souillures aux fastes mêmes de l’Histoire. Ai-je besoin de t’en dire plus long? Me contraindras-tu à l’horreur de piétiner une fois encore les boues sanglantes du passé?... Dois-je te rappeler de quel attentat monstrueux tu flétris, pour l’éternité, les mânes glorieux de Thémistocle? Froid mais correct, le capitaine souleva au-dessus de son front le chapeau haut de forme qui le coiffait, un chapeau aux ailes retroussées, larges et creuses comme des péroraisons de discours académiques. --Une simple question, fit-il. Est-ce que vous auriez l’intention de vous payer ma figure? --Mais... fit le vieillard. Il poursuivit: --C’est parce que de deux choses l’une: ou vous êtes ivre ou vous êtes fou. Si vous êtes fou, allez vous faire soigner; si vous êtes ivre, allez vous mettre au lit. Il est minuit et demi; j’ai affaire; et je vous prie de me lâcher le coude. Le vieillard eut un rictus dont rien ne saurait exprimer l’excès de féroce ironie: --Ne tente pas de nier, reprit-il. Tu souillas--et de quelle façon!...--le fantôme du grand capitaine dont s’illustre l’antiquité. Mais ce ne devait être là que le point de départ d’une existence vouée tout entière à la débauche! Pourquoi faut-il qu’aveugle aux larmes de ta mère, sourd aux justes représentations de ton aïeul expirant tu n’aies pas opposé la digue de la pudeur au flot envahissant de ta perversité précoce? Hélas! la soif des voluptés malsaines torturait ton cœur de damné! Les plus infâmes appétits se jouaient, pareils à des jeunes agneaux, en ton âme, plus immonde cent fois qu’une sentine!... La coupe des plaisirs était là, offerte à ta concupiscence. Un mouvement eût suffi pour l’écarter de tes doigts!... Ce mouvement, tu ne le fis pas. Ta main s’avança, tremblante de désir, et, dix minutes plus tard, tu avais ajouté à la liste, déjà si longue, de tes crimes, la plus noire, la plus monstrueuse, la plus infâme des turpitudes: TU AVAIS ARRACHÉ MILTIADE A SES DEVOIRS!!! Il y eut un instant de silence. --Oui, enfin, c’est une idée fixe, déclara doucement le capitaine. Eh bien! je dois vous en prévenir, je suis un homme très patient, mais il ne faut pas abuser. Je vous répète que j’ai affaire. --Ne m’oblige pas, reprit le vieillard, à te replacer sous les yeux la liste de tes forfaits sans nombre. --Voulez-vous vous en aller? --Ne me force pas à évoquer ici le visage baigné de larmes du jeune et triste Astyanax, enlevé par ta main criminelle à la plus tendre des mères. --Voulez-vous vous ôter de là? --N’exige pas que je fasse revivre, en un tel lieu et à cette heure, les hurlements d’Anadyomède... --Voulez-vous me laisser passer? --... les plaintes d’Héliogabale captif... --Nous allons nous fâcher, mon brave. --... les cris de vengeance des Thébains... --Pour la dernière fois, oui ou non, voulez-vous... --... et des lamentations, si légitimes, hélas! des Chiottes que tu massacras!!! Le capitaine, quand le sang lui montait à la tête, devenait vert comme un poireau. A ces mots, plus pâle qu’un linceul: --Vous dites? cria-t-il. Vous dites? --Je dis, expliqua le vieillard, que les infortunés habitants de l’île de Chio... Mais il n’en put dire plus long. --Moi!... j’ai massacré des chiottes! hurla le capitaine, ivre de rage. Moi, j’ai massacré des chiottes!... Ça, par exemple, c’est trop fort!... Les yeux lui sortaient de la tête, à l’évoqué de cette extravagante boucherie. Il perdit, du coup, toute mesure, et, envoyant à un demi-mètre derrière soi cette main qui avait tant de fois indiqué aux soldats le chemin de la gloire, il la ramena, grand ouverte, sur le visage du vieillard. Dans le silence de la nuit, le vieillard sonna comme un gong. Il fléchit sous le coup. Puis, s’étant redressé: --Je me suis trompé, déclara-t-il sur le ton de la plus extrême politesse: vous n’êtes pas celui que je cherchais. Veuillez agréer mes excuses. A cette déclaration inattendue: --Qui donc êtes-vous, homme étrange? questionna le capitaine d’une voix où balbutiait l’angoisse. L’inconnu fit un pas en avant et, fixant sur les yeux de son interlocuteur ses yeux, que les pleurs et les veilles avaient comme enfoncés au fond de leurs orbites: --Vous voulez le savoir? fit-il. --Oui. --Vous l’exigez? --Je l’exige. --Prenez garde à ce que vous me demandez!... Dieu ne veut pas qu’on viole ses secrets!... --Je ne crois pas en Dieu. --Malheureux!... --Je ne crois pas en Dieu, vous dis-je! --Craignez du moins. --Je ne crains rien. La peur, vieillard, m’est inconnue. Le vieillard soupira longuement. --Soit! fit-il, qu’il soit fait selon votre désir. Et, s’étant penché à l’oreille du capitaine, dont le cœur battait à se rompre: --Apprenez toute la vérité, prononça-t-il avec une solennelle lenteur: je suis le vidame de Buthenblant!... --Le vidame de Buthenblant!!! --Lui-même. Le capitaine poussa un cri terrible et s’évanouit. GEORGE AURIOL VI DANS LEQUEL LE CAPITAINE ÔTE SA REDINGOTE Quand le capitaine reprit ses sens, l’étrange vieillard s’éloignait, en fredonnant une chanson anglo-française: Il commence à se fair’ tard, Twinkle, twinkle, little star! Il commence à se faire tard, Regagnons la ru’ Mouff’tard. Lorsque le petit point noir qu’il ne tarda pas à devenir se fut confondu avec les brumes vespérales, le capitaine alluma un demi-londrès et poursuivit sa route dans la direction de la place Blanche. Il était environ minuit et demi, et,--ne craignons pas de le dire,--le ciel était clair comme une lame de sabre. Quelques bicyclistes attardés passaient, aussi rapides que des sylphes, égrenant le long des trottoirs leurs petits grelottements stupides. Le capitaine atteignit sans encombres le nº 101 du boulevard de Clichy, et, comme il levait les yeux par le plus grand des hasards, ou peut-être même pour vérifier si la petite étoile persistait à «twinkler» ainsi qu’elle y avait été si galamment invitée, il vit de la lumière aux fenêtres du premier étage. --Tiens! pensa-t-il, les Bigorneau ne sont pas encore couchés. A ce premier étage du 101 demeuraient, en effet, Tancrède Bigorneau, son ami, notaire de la Compagnie des tramways N.-N.-O.,--et son épouse. Le capitaine pensa simplement: «Tiens! les Bigorneau ne sont pas encore couchés»,--et rien d’autre. C’était un de ces hommes tout ronds qui constatent sans approfondir. Il eût pu, évidemment, déduire de cela que, sans doute, les Bigorneau étaient allés se divertir aux _Gaietés de l’Escadron_, ou qu’ils avaient dîné en ville, ou que Mme Bigorneau brodait quelque pantoufle, tandis que Bigorneau achevait un travail pressé. Mais aucune supposition de ce genre ne lui vint, et il se borna à murmurer: --Tiens! les Bigorneau ne sont pas encore couchés! Si quelqu’un l’avait croisé en ce moment, ce quelqu’un, à moins d’être sourd, eût pu l’entendre murmurer les paroles en question;--mais, personne n’étant passé, nul ne les entendit. En ce cas, direz-vous, comment savez-vous qu’il les prononça? Ceci est notre affaire. Nous l’avons su d’une façon ou d’une autre... Nous autres, romanciers naturalistes, nous avons à notre disposition des procédés spéciaux qui nous permettent de nous procurer sans difficulté les renseignements les plus volatils. Mais ce n’est pas le moment de parler de cela. Tout ce que nous pouvons vous confier (à la condition, toutefois, que vous n’en disiez rien à personne), c’est que, ces paroles proférées, le capitaine allait mettre le cap sur le Moulin-Rouge, dont les pourpres tournoyantes semblaient le fasciner, lorsque, soudain, une des fenêtres du premier étage s’ouvrit. Une dame en peignoir mauve parut sur le balcon, et: --Psitt! fit-elle. Elle fit «psitt» une seconde fois, et le capitaine, après un instant d’hésitation, constata que ce «psitt» s’adressait bien à lui--car il était le seul personnage vivant actuellement en scène sur l’Extérieur. --Eh bien? souffla-t-il. --Il est parti, répondit la dame mauve, il a pris le train de onze heures quarante-sept. Tu peux monter... Le capitaine ne se le fit pas répéter deux fois, et, cependant que, l’index de la main gauche sur la bouche, la dame en mauve refermait silencieusement la fenêtre, il sonna. Il doubla la loge du concierge en poussant un grognement vague et grimpa. Grimpons, légère, légère, Grimpons légèrement! La porte de l’appartement s’ouvrit, et, dès qu’il fut dans le vestibule, deux bras parfumés et nus entourèrent son cou d’un vivant cache-nez. L’ascension rapide qu’il venait d’accomplir ayant provoqué chez lui une légère quinte, la dame murmura: --Si vous toussez, prenez mes lèvres vermeilles! Il les prit. Mais, presque aussitôt, il fut sevré de leur ambroisie. L’enivrant cache-nez se dénoua, et la dame demanda: --Tu as donc fait couper ta barbe, mon chéri? N’ayant obtenu aucune réponse, elle entraîna son hôte dans la chambre à coucher, et, lorsqu’à la lueur de la petite lampe nickelée elle aperçut les traits martials de celui qu’elle avait appelé «son chéri», elle devint pâle comme la nappe sur laquelle nous écrivons ces lignes. --Vous ici, capitaine? s’écria-t-elle. --Moi-z-ici, fit-il, moi-z-ici. Puis, ayant relégué son chapeau sur la cheminée, tranquillement il ôta sa redingote. --Que faites-vous? demanda Mme Bigorneau. --Je retire ma redingote. --Pourquoi? --Parce que, si je ne la retirais pas, il me serait absolument impossible d’enlever ensuite mon gilet. --Vous avez donc l’intention d’ôter votre gilet? --Mon gilet et le reste, déclara-t-il. --Dans quel but? --Dans l’unique but de ne pas prendre un repos que j’ai cependant bien gagné. Ceci dit, il se débarrassa de son gilet, déposa sa montre sur une console et joncha le sol de sa cravate; puis, ayant pris place sur le canapé où Mme Bigorneau s’était assise: --Un beau temps! fit-il. Elle ne répondit rien. Il reprit: --Alors ce bon Bigornel nous a quittés. Encore une partie de pêche, sans doute... Il a pris le train de 11 heures 47. Bonne affaire. Excellente idée. S’il fait ce temps-là demain, Bigorneau prendra beaucoup de poisson. Comme elle ne répondait toujours rien, il leva les yeux au plafond et répéta: --Quel beau temps! Mme Bigorneau parut alors émerger de la profonde stupeur dans laquelle elle s’était laissé choir. --Capitaine, dit-elle, vous devriez vous en aller... votre conduite n’est pas celle d’un galant homme. --Comment? fit-il, je passais tranquillement sur la voie publique... Vous m’avez appelé. Vous m’avez dit: «Bigorneau est parti. Viens!» Je suis venu. J’ai pensé que la solitude vous effrayait, que vous ne pouviez supporter l’idée d’être seule dans cet appartement, à la merci des voleurs et des assassins, que le craquement des meubles vous épouvantait... J’ai eu pitié de vous, et, en dépit de mes nombreux rendez-vous d’affaires, je suis monté. N’est-ce pas le fait d’un galant homme? --Vous arrangez les choses à votre façon, dit-elle. --Et à la façon de Barbari, mon ami et mon maître, rétorqua-t-il, en lui entourant la taille de son bras. Il continua: --Si ma présence vous ennuie, pourquoi diable m’avez-vous hélé? --Votre présence ne m’ennuie pas absolument; mais je dois vous dire la vérité. Ce n’était pas vous que j’appelais. La forme de votre chapeau m’a trompée: je vous ai pris pour un autre, et cet autre est mon amant. Vous me l’avez fait rater: il a dû passer quelques minutes après vous, et, ne me voyant pas, il sera rentré chez lui... Voilà pourquoi je suis si furieuse. --Il n’avait qu’à être exact, répondit le capitaine, et, puisqu’il n’est pas venu, je le remplacerai. Je crois, du reste, qu’il est préférable que vous trompiez Bigorneau avec un vieil ami comme moi... En tout cas, il est absolument nécessaire que vous le trompiez. Si vous ne le trompiez pas, il ne prendrait rien, et vous seriez le dindon de la farce, puisque vous adorez la friture... Elle sourit et se leva. Ses cheveux blonds en profitèrent pour se répandre en nappes dorées sur ses épaules, tandis que son peignoir, trouvant l’occasion unique pour un tel exercice, se mettait à bâiller éperdument. --Vous êtes la plus gracieuse créature que je connaisse, dit le capitaine, et vous paraissez douée du plus délicieux caractère qu’on puisse souhaiter. Je vous adore... --Vous m’adorez? Elle est bonne!... Mais vous ne songiez même pas à moi il y a un quart d’heure... --C’est exact. Il y a cinq minutes, mon âme était vide de vous--et, maintenant, votre image est à jamais installée sur la cimaise de mon cœur. --S’il en est ainsi, dit-elle, je renonce à vous expulser. Elle toussa légèrement et poursuivit: --Ma physionomie vous plaît, et mon caractère vous semble bon. Mais, en vérité, que dites-vous des jambes que voici? Elle retroussa son peignoir jusqu’au genou et découvrit une paire de mollets dignes de notre Académie nationale de musique: --Que dites-vous de ça, capitaine? --C’est exquis. --Le Créateur, en effet, n’a pas oublié de me garnir les tibias, fit Élise Bigorneau. Puis, sur une nouvelle manœuvre de jupes--prenons un ris, prenons-en deux!--elle ajouta: --Mais il n’a rien négligé non plus pour l’agrément de mes fémurs. --Jamais fémurs ne furent plus divinement adornés, répondit le capitaine, et je ne crains pas de leur décerner hautement ici le titre de cuisses. --Mes jambes vous agréent, continua la charmante jeune dame, et mon visage ne vous est point antipathique; mais si vous voulez vous donner la peine de promener une main distraite sur mon corsage, ici, au-dessus du cœur, j’ose espérer que vous serez également satisfait. Elle lui prit la main et la glissa dans l’échancrure du peignoir... Au contact de cette chair fraîche et souève, le capitaine devint rouge comme une grenade. --Élise, rugit-il, soyez à moi! Il faut que vous soyez à moi sur-le-champ. Elle se dégagea: --Je suis à vous dans une minute, dit-elle simplement. Et elle disparut dans le cabinet de toilette. PIERRE VEBER VII OÙ LE CAPITAINE REMET SUCCESSIVEMENT SA REDINGOTE ET UNE PERSONNE QU’IL A CONNUE AUTREFOIS Resté seul, Léon prêta une oreille distraite aux bruits d’à côté; il n’eut même pas la tentation de placer son œil au trou de la serrure. A quoi bon? Tout vient à point... Il ne profita pas de ce répit pour descendre dans son laboratoire intime et s’analyser. Le capitaine, on l’a dit, était de ces hommes forts, mais peu compliqués, qui vivent les minutes comme elles viennent. Seulement, il avait le souci d’être à la hauteur des circonstances, et il repassait en lui-même les images licencieuses dont, à l’ordinaire, l’évocation était d’un effet sûr. En même temps, il défaisait ceux de ses vêtements qui demandaient le plus de travail à enlever. Certes, il eût été malséant à lui d’ôter tous ses linges; mais certains gestes de gens qui se dévêtissent sont assez gauches et vulgaires, et le capitaine ne voulait pas les exécuter en public. C’est ainsi qu’il défit ses bottines sans les ôter et déboutonna son gilet de flanelle sous sa chemise, afin de le quitter en même temps que celle-ci, le moment venu. Il était prêt: en deux mouvements, il pouvait se transformer de même qu’au théâtre les mendiants se muent en fées. Un timbre sonna. Le capitaine pensa: --Tiens! elle a gardé la femme de chambre... Tant mieux, car j’ai faim. Voici le _bon gîte_ et, tout à l’heure, _le reste_; un _bon souper_ sera de rigueur ensuite. On frappa; il dit, sans se retourner: --Entrez! --Mon cousin Bigorneau, excusez-moi de venir vous déranger. J’arrive de Limoges et je vous demande l’hospitalité pour une nuit. Le capitaine bondit vers l’arrivante, une vieille dame à repentirs blancs. Vous croyez peut-être qu’il perdit son sang-froid? Nullement! En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire (et pourtant j’écris assez vite), il envisagea la situation: --Bon! une parente de province débarque chez Bigorneau sans être attendue... d’ici à deux secondes, Élise va entrer dans la chambre... l’adultère sera aussitôt constaté par cette cousine... elle préviendra Bigorneau, qui fera une musique impossible... en tout cas, la réputation de la chère aimée est compromise... Du toupet, comme disait Danton. Aussi, d’une voix où la politesse cachait mal l’irritation, il s’écria: --Bigorneau? Vous vous trompez, madame: ce n’est pas ici, c’est au-dessus! Sonnez fort. Et mentalement, il ajouta: --Au-dessus, c’est un appartement à louer! Tu resteras bien dix minutes, et cela me donnera le temps de déguerpir. La vieille dame sortit, en s’excusant. Elle avait à peine disparu que le capitaine repassa en hâte son gilet et sa redingote, ramassa sa cravate, boutonna divers hiatus naguère savamment préparés et coiffa son chapeau. Au moment de sortir, il se demanda s’il importait de prévenir Mme Bigorneau; il conclut: --Ça prendrait trop de temps. La vieille va redescendre chez le concierge, qui la conduira ici. Ces dames s’arrangeront. Il se contenta de placer bien en vue une carte de visite sur laquelle il avait écrit au crayon: «Chère madame, «Je descends chercher de la bière. Ne vous impatientez pas. «L.» Puis il se glissa dans l’antichambre et, de là, dans l’escalier. Au palier supérieur, la vieille cousine ne se lassait pas d’éveiller à coups de sonnette les échos de l’appartement à louer. Le capitaine descendit, demanda «la-porte-s’il-vous-plaît» et sortit d’un pas gaillard. Le ciel affichait toujours le même nombre d’étoiles. Pas une de moins. Mais le Moulin n’était plus Rouge à cette heure tardive, et les rues s’allongeaient dénuées de passants. Le capitaine avait faim. Il consulta son gousset: y tenaient congrès quatre effigies de Napoléon III, chacune de la valeur de 1 franc. Il calcula: «2 francs de chambre, 1 franc de viande, et 0,30 de vin. Cela me permettra d’attendre le jour; j’irai demain réclamer mes biens avenue Montaigne.» A grands pas, il se dirigea vers la rue Montmartre, où il savait trouver une charcuterie de nuit. Sur son passage, les cafés fermaient; la guillotine articulée des devantures s’abaissait lentement; les gaziers avec leurs perches prenaient au vol les papillons de clarté des réverbères; au seuil des brasseries, des messieurs et dames tout en fourrures choisissaient des points de direction vers Cythère. Le capitaine soupira, car il était resté sur son appétit d’amour, et il regrettait d’être dépareillé. Il traversa les boulevards, et c’est vainement que des fantômes lui proposèrent d’acheter le _Soir_. Rue Montmartre, une charcuterie, très éclairée, versait des torrents de lumière sur ses obscurs contemplateurs. Au centre, dominant comme en une apothéose l’harmonie des galantines et des têtes roulées, des veaux piqués et des foies-gras, une dame en tablier blanc et en fausses manches de toile candide, coupait des tranches minces et larges à même les terrines, puis elle les insérait dans la fente d’un morceau de pain, les bénissait d’un signe de croix de moutarde, y joignait deux cornichons, un peu de gelée, un sourire, et tendait le tout à l’acheteur. Auprès d’elle, des sous-chéroubim affûtaient des couteaux, détachaient des boudins, séparaient des côtelettes et taillaient dans la plaie incurvée des jambons roses. Et la procession des noctambules affamés défilait sans cesse devant le comptoir féerique. Du doigt, ils désignaient leur emplette, ou bien fouillaient avec une fourche dans les compartiments d’un échaudoir, en retiraient une saucisse plate. Et le couvercle de la boîte, en se rabattant, soufflait une exquise haleine de bonnes choses pas chères en train de mijoter. C’étaient des gens de toutes castes, des brahmanes en riches pelleteries, des yoghis journalistes sortant de leurs antres, des pârsis du _high-life_ en habit, accompagnés de leurs petites amies, très égayées de souper avec les mangeailles des pauvres; puis les parias, les va-nu-pieds et les traîne-savates qui venaient varier un peu la monotonie d’avoir toujours faim. Et, auprès, des hétaïres horribles, de celles qui font illusion aux seuls poivrots et leur vendent à bas prix des faveurs défraîchies; en cheveux et vêtues de peignoirs sombres, elles discutaient à haute voix les mérites des charcuteries, avec des allusions d’une traditionnelle grivoiserie. Dans l’angle le plus reculé de la salle, sous les pendentifs des quartiers de lard, un vieux bonhomme, accroupi, chantait doucement un refrain empreint d’un maniérisme dix-huitième siècle: L’Amour s’en vient en sa nacelle, Accueillez-le, ma toute belle, Chloris, il vous attend... Mais la brise est par trop volage, L’Amour a repris son voyage: Chloris, il n’est plus temps. Le capitaine entra et jetant, d’un geste noble, l’effigie de l’homme de Sedan: --Vingt sous d’assortiment! demanda-t-il. Une des mégères le dévisagea, puis s’écria: --Bah! Léon!! A l’appel de son prénom, le capitaine eut un mouvement involontaire; la femme en cheveux s’excusa: --Vous offensez pas si je vous appelle Léon: c’est que vous ressemblez en mieux à une personne... --... Que vous avez beaucoup aimée, peut-être? répondit-il en riant. --Ah! fichtre non! pas des masses! Mais ça, ça me regarde, pas vrai? --Elle a bu, pensa le capitaine, elle a peine à se tenir debout. --Alors, reprit la femme, c’est pour ça que j’ai dit: «Tiens, Léon!» Ça m’a remué des souvenirs... Non, ne prenez pas de terrine de lièvre; ils la font avec du bœuf avarié. Prenez plutôt une petite queue de porc: ça ne trompe pas... Oui, Léon, le seul homme qui m’ait laissée indifférente... enfin, mon mari. --Vous avez été mariée? fit le capitaine d’un air dégagé quoique empressé. --Un peu, mon neveu. J’ose le dire, je n’ai pas toujours été ce que je suis! j’ai occupé un rang dans la société... A ta place, je demanderais moins de gelée et un peu plus de cornichons, mon gros chien... J’ai été une femme honnête. Seulement, tu comprends, je suis seule sur le globe, j’ai plus d’appui; mon amant a été _fait_ la semaine dernière, et me voilà sans un bras pour me défendre. Ce qu’il me faudrait ce serait un homme comme toi, ni beau ni laid, mais fidèle et sûr, et pas trop exigeant sous le rapport de l’argent. --Alors, dit Léon, soudain intéressé, vous fûtes mariée? --Je viens de te l’annoncer... Avec un type à son aise... Passe-moi un de tes cornichons... merci... Avec un soldat et un gradé, encore... --Ah! Et il est mort?... --Oui... non... sais pas... pas curieuse... je l’ai lâché. --Vous avez quitté le domicile conjugal? --Oui, j’ai quitté le... chose... Encore un cornichon s’il t’en reste... j’ai filé en compagnie d’un ami de mon mari, un civil, il y a dix ans. J’avais assez des militaires. --Vous avez déjà connu des militaires?... --Oui, tous les officiers du régiment de mon mari... C’était une enquête personnelle que j’avais commencée; j’avais tenu à la mener jusqu’au bout. J’ai voyagé avec mon civil, et, à Alexandrie, il m’a plantée là, pour s’enfuir avec une connaissance de wagon... Voilà... on se prend les uns aux autres et on se quitte les uns pour les autres... C’est ça la vie... Redemande donc du veau piqué. Non, c’est moi qui te l’offre, tu me plais. Fais donc pas de fierté. --Pourtant, dit le capitaine dont la curiosité n’était pas moins piquée que le veau qu’il mangeait, votre mari n’a pas couru à vos trousses? --Ouiche! Il n’était pas assez dégourdi: un capitaine d’habillement... --Oh! reprit-il, soudain éclairé, un officier du 270e, hein? --Bah!... Tu l’as connu? Léon Napau... Tu lui ressembles en mieux. Elle continuait à parler; mais Léon ne l’écoutait plus. Il la reconnaissait à cette heure: c’était Célia! Mais combien enlaidie depuis dix ans! devenue grasse, informe, la figure couperosée, les yeux rouges, la voix rauque. Elle lui plut ainsi: il lui trouva désormais l’attrait des choses détraquées. Lui qui voulait tout à l’heure connaître des filles, il était servi à souhait; en outre, il pouvait s’offrir cette spéciale vengeance: devenir incognito l’amant de cœur de cette femme qui jadis l’avait tant détesté et trompé. Il lui dit donc: --J’ai été l’ami de Léon Napau! --Un ami de Napau, avec qui je n’ai pas encore couché! Tu serais le seul! Il faut réparer cet oubli. Et elle l’entraîna au dehors. JULES RENARD VIII X... CHEZ LES INDIENS Si nous revenions à X..., ce «gros mouton», comme l’appelle Marthe? Il me semble qu’il fait un peu tapisserie. Ayant ouvert le bal, il mérite la corvée de le mener jusqu’au bout et n’a droit qu’aux sorties indispensables et pressantes. C’est le héros de notre roman. N’y pensons jamais, soit; mais parlons-en toujours un peu. Qu’il tienne de la place; qu’au premier signe il réponde: «Présent!» et, chaque fois qu’il voudra se sauver, donnons un vif croc dans les jambes croisées de son X... Je le retrouve encore abattu par cet exercice qui est l’unique manière de répondre à l’indiscrète question du _Mercure de France_: «Toute politique mise de côté, êtes-vous partisan de relations intellectuelles et sociales plus suivies entre la France et l’Allemagne et quels seraient, selon vous, les meilleurs moyens pour y parvenir?» Collé de la sorte au pied du mur frontière, un honnête homme ne discute pas. Il attire sur son cœur sa noble et docile épouse. Il l’étreint de ses bras patriotiques, et tous deux, lèvres serrées, tâchent de faire un enfant, c’est-à-dire un soldat de plus. Ainsi les petites revues savent, quand il le faut, rendre service aux grands pays. --Tu m’aimes donc toujours? demanda Marthe, avec cet étirement des bras et des jambes particulier aux poulpes mal écrasés. --Tu me laissas boire à ma soif au ruisseau du plaisir, dit X..., et il me plaît d’en écouter le murmure qui s’éloigne. --Tiens! c’est mignon, ça, fit Marthe. On dirait de l’indien. --Tu réveilles en moi de doux souvenirs. --Aurais-tu vu des Indiens? demanda Marthe, palpitante. --Je commence, se contenta de répondre X... Après neuf ans de séjour, New-York me devint inhabitable. On n’y parlait que de Paul Bourget. On ne pouvait plus faire une course sans craindre de passer sous son objectif. Comme celui de Damoclès, le scalpel du psychologue menaçait la ville. Je résolus de fuir ce littérateur plus répandu qu’un lac, d’aller voir des hommes qui scalpent pour de bon: je partis à la recherche du dernier des Mohicans. --Il est mort en 1757, fit Marthe. --Tu ne parles que du dernier, reprit X... Moi, je parle du dernier _irrévocablement_, comme sur les affiches. Qu’on se le dise. N’exige point, ma chère petite Marthe retrouvée, que je te raconte les détails d’un voyage long et monotone comme un volume de Pierre Loti, et qu’il te suffise de savoir que j’arrivai enfin au bord d’une rivière où j’aperçus... Voici déjà que je t’intéresse: tu frissonnes, et, si tu étais mère, tu jetterais un regard d’anxiété au berceau de ton enfant, pour t’assurer qu’il y dort près de toi, tranquille... J’aperçus, dis-je, sur l’autre bord de la rivière, un être partiellement vêtu. Debout, immobile, il semblait faire sécher au soleil la teinture d’iode qui n’était que la couleur naturelle de sa peau. «--Qui va là? demandai-je étourdiment, comme le locataire d’un septième étage qu’on dérange. «--Ça ne te regarde pas!» telle fut la réponse que je devinai, car l’Indien se dispensa de dire un mot ou de faire un geste, et il me parut d’un calme d’où je n’espérai le tirer que s’il y consentait, et non par ma propre force ni par celle de deux bœufs attelés au même joug. D’ailleurs je réfléchis que j’avais mal posé la question et que c’était moi qui «allais là», tandis que lui restait sur place. Il avait donc le droit d’interroger. Comme il n’en usait pas, je résolus de lui faire des avances pacifiques, et je levai un doigt vers le ciel. --Qu’est-ce que ça voulait dire? demanda Marthe. --Ça voulait dire: Je suis seul. Ne crains point que j’aie derrière moi une armée nombreuse comme les feuilles de la forêt, car, si j’avais cette armée, j’ouvrirais et je fermerais mes dix doigts le plus rapidement possible, sans m’arrêter. --Et que dit l’Indien?... demanda Marthe. --Je crois qu’au fond ça lui était égal. Aucun de ses muscles ne broncha... ou alors, ils bronchèrent tous avec un tel ensemble qu’on ne pouvait distinguer le jeu de l’un du jeu des autres. Je crus devoir changer adroitement le sujet de la conversation: je tirai de ma poche une pièce de cent sous, «l’honneur moderne», dit Marcadet, et je la fis briller au soleil comme une petite lune maligne. Aussitôt, l’Indien sauta dans un canot, le détacha de la rive, vint à moi et me tendit galamment la main pour m’y faire entrer. Je m’installai et lui dis, en langue universelle: «--Comment t’appelles-tu, fils de la Nature? «--L’Aiguille; c’est, dit-il, le nom de guerre que me donne ma tribu à cause de mon adresse à l’arc. Mais un nom en vaut un autre: dis le tien. «--X..., répondis-je; c’est le nom que je mérite par la perfection avec laquelle j’imite le sifflement des reptiles. «--Que me veux-tu? La terre du visage pâle manque-t-elle de gibier au point qu’il braconne sur la terre des autres? «--En effet, dis-je, le gibier de mon pays devient rare. Tu parcourrais nos plaines sans y trouver une trace de buffle ou d’éléphant, et les couvées de perdrix ont mal réussi cette année. Mais l’odeur du gibier n’est pas ce qui m’attire. «--Ton wigwam manque-t-il de femmes? dit l’Aiguille. As-tu faim de la chair des nôtres? «--Non, l’Aiguille, je peux attendre: j’ai pris mes précautions avant de partir. «--Que désires-tu donc? Parle avec celle des deux pointes de ta langue fourchue qui dit la vérité. «--Je désire l’adresse du dernier des Mohicans. «--Le daim est léger mais faible; le cerf est agile mais fort. «--Je ne dis pas le contraire, l’Aiguille. «--C’est moi le cerf, et toi, le daim. «--D’accord, mon cher l’Aiguille, et je prie humblement le cerf de donner au daim l’adresse du dernier des Mohicans. «--As-tu des yeux pour ne pas voir? dit l’Aiguille; les araignées ont-elles tissé leur toile sur tes prunelles? Le dernier des Mohicans, c’est moi! «--On dit ça, répliquai-je, ironique. «--As-tu mal aux cheveux? Faut-il que je t’en débarrasse? s’écria l’Aiguille, irrité. «--Il me semblait avoir lu le récit de sa mort. «--Les visages de farine lisent des livres, répliqua l’Aiguille. Les mensonges du cœur ne leur suffisent plus: ils apprennent les mensonges écrits par les étrangers. Mais le Peau-Rouge lit la terre, le ciel et l’eau. «--Tu oublies le feu, grande Aiguille. «--La veille d’une bataille, continua l’Aiguille sans relever l’impertinence, un chef brave craint-il de faire des politesses à sa femme, et, le chef mort, sa femme peut-elle garder indéfiniment pour elle le fruit confié? Non: le fruit crève l’écorce. Et le fruit, c’est moi. J’ai dit. «--Bien dit. Puisque c’est toi le dernier des Mohicans, je te conjure de me mener dans ton village et de me présenter à ta famille. Je paierai ce qu’il faudra. «--Les visages poudrés ont des traîtres, dit l’Aiguille. «--Pardon, ils n’en avaient qu’un: Dreyfus, et justice est faite, répondis-je avec une fierté mêlée de honte. D’ailleurs, tu peux me fouiller.» L’Aiguille ne se le fit pas répéter. Il me prit mon tabac à manger, mon canif, ma montre et un certain objet dont, tu le sais, Marthe, je ne me sépare jamais et qui jouera dans cette histoire, sinon le principal rôle, du moins le premier des secondaires. --Quel objet? dit Marthe. Je me perds en conjectures. --Patience, répliqua X..., heureux de l’effet produit. Mon unique souci est de piquer ta curiosité. Suspens-toi à mes lèvres par les tiennes et, de peur de me décrocher la mâchoire, appuie sur mes genoux le plus possible du poids de ton corps. --Ote ton porte-monnaie, dit Marthe. Tu en étais où l’Aiguille... --Enveloppe mes dépouilles dans un mouchoir et les dépose au fond du canot. Puis il saisit les avirons et me dit: «Suis-moi.» La recommandation était superflue, car, si une chose en suit une autre, c’est l’arrière d’un canot dès que l’avant s’ébranle. «--De la prudence, fis-je, hein? l’Aiguille! «--Es-tu donc, dit-il, une pierre qui va au fond de l’eau? «--Je ne sais nager que dans la joie, l’Aiguille, et, si ta coque chavire, je ne resterai pas une minute de plus à la surface. «--Les caïmans t’empêcheront de couler, grand X..., à moins que tu ne sois un oiseau pour déployer tes ailes.» Cette phrase ambiguë me choqua, et j’allais me croire traité de voleur, lorsque nous entendîmes le mugissement d’une cataracte. --Vous étiez perdus! s’écria Marthe, les doigts joints. --Comment, ma pauvre femme, peux-tu dire une pareille bêtise, puisque me voilà? répliqua X..., dont les mains avaient disparu. Je poussai, d’ailleurs, le même cri que toi. Mais l’Aiguille me dit avec mépris: «--Mon frère a-t-il l’habitude de se désaltérer aux gourdes pleines de feu?» --Je ne comprends plus, dit Marthe. --Cela signifiait: «Mon frère boit-il trop d’eau-de-vie? S’enivre-t-il de liqueurs fortes? Et veut-il que d’un coup de tomahawk, je fasse rentrer dans sa tête ses esprits qui déménagent au moindre danger?» A ces mots, l’Aiguille rama vers la rive. Il me débarqua, se débarqua lui-même, prit le canot, le chargea sans façon sur mes épaules, et, tandis qu’il écartait les hautes herbes, je portais le frêle esquif, et, d’un pas rassuré, nous côtoyâmes la rivière. Ainsi nous pûmes éviter la cataracte, et nous aurions, avec une égale aisance, remonté n’importe quel courant. Comme je le complimentais de cette manière d’écluser, l’Aiguille me dit: «--Figure-de-Craie, il est plus facile de voir courir un chat sauvage que de le prendre. «--Je m’en doutais, l’Aiguille, bien que le rapport m’échappe. «--Oiseau babillard, ce qu’on ne peut faire par la force, il faut le faire par la ruse. «--Évidemment, dis-je, mais à quoi cela nous avance-t-il?» En effet, nous n’avancions plus. Les herbes devenaient inextricables. Elles se multipliaient en grandissant. Déjà, elles nous dépassaient de _la tête_, et l’Aiguille même, justifiât-il son nom à la lettre, n’y pénétrait pas. «--As-tu une allumette?» me demanda l’Indien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . --Bon, fit Marthe, boudeuse, quelqu’un sonne! --Qu’il entre, dit X... Je finirai mon histoire une autre fois. Souviens-toi, chère Zibeline, que je m’arrête juste au moment où l’Aiguille et moi nous allions, sans pitié, pour nous frayer un chemin, mettre le feu à une forêt tout entière. TRISTAN BERNARD IX L’HÔTEL DE SÉNÉGAMBIE On sonna une seconde fois. --La bonne est couchée. Je vais ouvrir, dit Marthe. Elle alluma un bougeoir. --Accompagne-moi, dit-elle à X... J’ai peur d’y aller seule. La porte ouverte, ils distinguèrent avec peine, sur le palier sombre, un individu d’assez mauvaise mine, coiffé d’un melon à bords plats. X... allait refermer la porte sans plus d’explications, quand l’inconnu poussa un cri étrange, rauque, guttural, qui fit trembler les murs et les barreaux de l’escalier. La pauvre Marthe avait fait un pas en arrière et s’était laissé choir sur une chaise, à demi-morte de peur. A sa grande surprise, X... ouvrit la porte toute grande et tomba dans les bras de l’inconnu, qu’il embrassa avec effusion. Il l’attira dans l’antichambre et, le présentant à Marthe: --Mon ami, l’Aiguille, dit-il, le dernier des Mohicans. Marthe, un peu remise de sa frayeur, examina le nouveau venu. Il était vêtu d’une petite jaquette noire, d’un pantalon à raies et d’une chemise à col cassé. X..., quand le Mohican eut ôté son chapeau, s’aperçut qu’il avait coupé sa longue tresse noire et que ses cheveux, plaqués maintenant sur son front rouge, se partageaient en deux bandeaux. Quand ils furent installés tous trois dans le petit salon: --Mon frère au visage sombre, dit X..., m’expliquera-t-il par quel prodige il se trouve en ce moment à Paris? --Ton frère, repartit le Mohican, apprit, il y a quelques mois, la mort d’un oncle d’Europe qui passait pour fort riche. Ton frère ne fut pas fâché de cette nouvelle, car il se lassait de traîner ses guêtres de cuir le long de la rivière Hudson. Il s’embarqua comme aide-cuisinier sur un steamer et débarqua au Havre, d’où il gagna Paris péniblement, en vivant du prix des leçons de tatouage qu’il donnait, de ci, de là, dans les casernes. Arrivé à Paris, il se mit à la recherche de l’hôtel de Sénégambie, où, selon les messages, le vieux Delaware avait brisé son calumet. Pas plus d’hôtel de Sénégambie que sur la bosse d’un bison sauvage. --Amère déception, dit X... --Tu parles, reprit le dernier des Mohicans. Les leçons de tatouage se faisaient rares. Je rencontrai, à l’hôtel où j’étais descendu, un Aïssaoua mangeur de verre, qui m’aida de ses conseils. C’est un charmant garçon, avec qui j’ai passé de bonnes heures. --Quelle drôle de fréquentation, dit Marthe. --Il n’y a pas, reprit l’Aiguille, de compagnon plus économique qu’un Aïssaoua, mangeur de verre et de porcelaine. Quand je l’emmène à la brasserie, non seulement il ne boit point, mais il mange une bonne partie de mes soucoupes, ce qui me permet de ne payer au garçon qu’une faible partie des bocks consommés. --Et cet Aïssaoua, demanda Marthe, a pu vous être de quelque secours? --Ce frère au visage noir, répondit l’Aiguille, est un garçon à la coule. Sur ses conseils, ton frère, qui fut toujours agile pour chevaucher sans selle les chevaux sauvages, postula pour entrer comme côtier à la Compagnie des omnibus. Mais on n’y reçoit que des Français. Je me tournai alors d’un autre côté et, grâce à des relations que l’Aïssaoua sut me procurer, je trouvai enfin la position que j’ai aujourd’hui, ce qui me met à l’abri du besoin. --Quelle position? demanda X... --Une femme au visage pâle, répondit gravement le Mohican, s’est prise d’une grande passion pour ton frère et lui donne les pièces d’or et d’argent qu’elle-même reçoit d’autres visages pâles. Aussi ton frère vit-il aussi librement dans ta grande ville que s’il s’abreuvait encore aux eaux du Potomac. X... garda le silence. Mais, au bout d’un instant, il ne put s’empêcher de dire que la conduite du dernier des Mohicans ne manquerait pas d’être sévèrement interprétée par certaines personnes et que les glorieux ancêtres Delawares, s’ils apprenaient la chose dans l’autre monde, pourraient bien n’être pas contents. --Je vénère mes darons, affirma l’Aiguille, en s’inclinant jusqu’à terre. Quant à prétendre qu’ils blâmeraient ma conduite, ajouta-t-il en se relevant, c’est aussi fort que de jouer au bouchon dans une forêt vierge avec des boutons de fleurs d’oranger. Mes aïeux étaient des hommes très fiers, qui ne s’assujettissaient point aux soins du wigwam et qui regardaient leurs compagnes comme de simples domestiques. Mais si ces dames leur rapportaient, au retour d’une visite au camp des visages pâles, de l’eau de feu, des pâtés de venaison et des chaînes de montre, ils fermaient, croyez-le bien, leurs yeux intrépides. --Pourtant, objecta X..., le grave Chingachkook? Et le terrible Uncas? --C’était tout mecs, dos et marlous, répondit l’Aiguille. On ne s’intitule pas le Grand-Serpent ou le Cerf-Agile quand on a l’intention de mener une vie régulière. Ils étaient bien faits de leur personne, pas?... Voici le produit de mes scalps, ajouta-t-il, en vidant sur la table le contenu d’un portefeuille. X... et sa femme virent une belle collection de mèches de cheveux noirs, blonds et roux dont quelques-uns, moins fins, se contournaient en volutes. --Le gibier ne manque pas, dit l’Aiguille. Les femmes au visage pâle aiment beaucoup ton frère, qu’elles appellent Amadou. Je dirai même qu’elles l’aiment trop. Et il fredonna: L’aut’jour avec Thérèse, Arrivant à son heure, Je vis avec terreur Qu’à s’mettait à son aise. Pardon, madame. --Voyons, dit X..., comment as-tu su que j’habitais ici et par quel hasard t’amènes-tu chez moi au moment précis où je réintègre le domicile conjugal après une absence de dix ans? --Mon frère pâle était tout à l’heure chez le quart-d’œil. Il n’a pas remarqué sur un banc son frère au visage sombre, qui lui faisait des signes d’intelligence, interceptés constamment par les flics? --J’ai bien cru voir, en effet, quelqu’un qui se démenait dans l’ombre; mais j’étais trop occupé à ce moment pour y faire attention. --Ton frère va assez souvent chez le quart-d’œil, continua placidement le dernier des Mohicans. Il lui arrive même parfois de passer la nuit dans ce petit abri que les visages pâles dénomment violon. Ce soir, on m’avait arrêté pour affaires graves; mais faut croire qu’il y avait erreur sur la personne, car j’ai été relâché au bout d’une heure. J’avais retenu ton adresse. Je me suis dépêché de venir te voir, avec un petit détour: le temps d’aller rassurer Irma et d’y faire payer mon sapin... C’est pas tout ça, mes enfants, continua l’Aiguille. Maintenant qu’on s’est revu, il s’agirait de se concerter pour retrouver l’hôtel de Sénégambie et les pépètes du vieux Delaware. --Tu es sûr que l’hôtel de Sénégambie n’existe pas à Paris? --J’en suis sûr. D’ailleurs, le message ne parlait pas de Paris. Il disait simplement: _Oncle de France décédé à l’hôtel de Sénégambie._ Et c’était signé «Bigorneau». Qui peut être ce Bigorneau? Un secrétaire, un homme d’affaires, un domestique? --Il s’agit donc, dit X..., de chercher dans quelle ville de France ou d’Europe se trouve l’hôtel de Sénégambie. Ça doit être dans une grande ville. --Qui sait? dit l’Aiguille, bien que je voie peu, à la vérité, le noble Delaware échouant à Étampes (plum’ aux tempes) ou à Sisteron (plum’ au front). --Écoute, dit X...: il se fait tard, et je crois qu’il est grand temps d’aller se coucher. Tu viendras déjeuner demain matin. --Ça ne se refuse pas, dit l’Aiguille. Faudra-t-il amener le mangeur de verre? Vous savez qu’il n’est pas difficile à nourrir. Avec un litre vide, mon frère pâle en verra la farce. --Ce n’est pas ça, dit Marthe, la salle à manger est un peu étroite. Nous ferons connaissance avec votre ami plus tard. --C’est comme vous voudrez, dit l’Aiguille. Il se leva pour sortir. Mais à peine avait-il fait trois pas que ses sourcils se froncèrent. Il aspira l’air avec véhémence et poussa un cri rauque, le cri de guerre bien connu des Lenni-Lénapes. De son index tendu, il désigna une des fleurs du tapis. X... s’approcha et distingua une faible trace de poussière blanchâtre, qui gardait la forme d’une semelle de bottine. Le dernier des Mohicans avait rampé jusqu’à l’empreinte. Il la flaira en silence. Puis il dit à voix basse, en se relevant: --Le chef aux trois galons d’or a passé par là. Il avait certainement des intentions mauvaises, car la plante est plus appuyée que le talon. Mon frère au visage pâle n’a-t-il pas dit chez le commissaire que sa femme vivait avec un capitaine? --C’est juste, dit X... Tu as un beau flair de Mohican. Mais tu te fiches dedans, en voulant nous épater. A preuve que la trace en question est la trace de mon pied. Et, posant sa bottine sur l’empreinte, il fit constater une concordance irréfutable. --Possible, dit l’Aiguille. Ceci n’est qu’un détail. L’important est de retrouver l’hôtel de Sénégambie, ou, tout au moins, le visage pâle qui répond au nom de Bigorneau. Ton frère viendra donc déjeuner demain. En retour, vous lui permettrez de vous offrir à dîner et de vous emmener au bastringue. Il prit congé. X... resta seul avec Marthe. Ils avaient, dans un court espace de temps, évoqué suffisamment de souvenirs pour un homme seul et pour une seule dame. Ils s’allèrent mettre au lit et n’évoquèrent pas plus avant. GEORGES COURTELINE X APPARITION DE DEUX INGÉNUES Huit jours après les événements que nous venons de rapporter, par une splendide après-midi d’hiver, le capitaine fumait un cigare rue Drouot, en méditant sur l’inconstance des femmes et l’inanité des biens de ce monde. Or, comme il tournait le boulevard, il tomba sur un groupe compact de cinquante à soixante personnes, au sein duquel s’agitait et gesticulait une silhouette aperçue de dos, aux cheveux plus blancs que la neige, que coiffait un chapeau de feutre vaste comme le Champ de Mars. En face de ce personnage, un inconnu aux larges épaules d’hercule rougeoyait d’exaspération et répétait sans se lasser, d’une voix qui voulait être calme et n’y réussissait qu’à demi: --Je vais péter comme une chaudière! Je vais péter comme une chaudière! Le capitaine était d’un naturel curieux. Il s’approcha; par-dessus la houle des têtes, qu’il dominait de sa haute taille, il jeta un avide coup d’œil. --Allez-vous me ficher la paix? criait l’homme aux épaules d’hercule. Je vais péter comme une chaudière, je vous dis!... Mais: --Tu es le plus infâme des hommes! répondit la silhouette vue de dos. --Je vais péter!... --Le plus lâche et le plus vil de tous! --Je vais péter!! --M’obligeras-tu à consommer publiquement ta honte et ton déshonneur? Dois-je te jeter, devant tous, à la face l’épithète--l’horrible épithète--que le succube, jusqu’à ce jour, a seul osé disputer au vampire? --Je vais péter!!! --Ah! c’est ainsi? Eh, bien, moi, je vais tout dire, vociféra l’homme aux cheveux de neige. Tu as profané les mânes éplorées de l’infortuné Étéocle! Ose dire que ce n’est pas vrai! A ces mots: --C’en est trop! Je pète! cria l’hercule, les yeux flambants d’un sauvage désir de vengeance. Il dit, et, d’un geste énergique, il ramena en arrière de lui sa main, plus large qu’une casquette. Ce fut un éclair: rien de plus. Comme si elle se fût heurtée, de son envers, à l’élasticité d’une bande de billard, la main rebroussa chemin brusquement: elle redescendit le courant avec la prestesse gracieuse d’une périssoire lancée à toute force de rames... Le vieillard, frappé au visage, rendit un son métallique. La foule, indignée, n’eut qu’un cri: --Oh!... Puis: Quoi? frapper un vieillard chenu... (s’écrièrent les assistants avec un touchant unisson) Quelle lâcheté sans égale! Le visage outragé de ce pauvre inconnu Arbore la rougeur des flammes du Bengale! Sur l’homme au cœur abject qui n’a pas hésité A jeter un vieillard en pâture à sa rage, Tombons à l’unanimité!... Nous sommes cent contre un! Courage! Et nul doute que ces paroles eussent été suivies d’un effet immédiat si le vieillard, opposant de ses bras écartés une digue à la vindicte publique, ne se fût écrié: --Arrêtez!... Cet homme n’est pas celui que je cherche! La foule devint pâle de surprise. --Allons! poursuivit le vieillard d’une voix sourde où se plaignait un immense découragement, ce sera pour une autre fois!... Monsieur, ajouta-t-il, je vous prie d’oublier les propos inconsidérés que je me suis permis tout à l’heure. C’est à un autre qu’ils s’adressaient. Du coup: --Eh! parbleu! se dit le capitaine, je savais bien que cette voix ne m’était pas inconnue!... C’est le vidame de Buthenblant! C’était le vidame en effet, et, avec lui, ses deux demoiselles: Odette et Odyle, deux anges de pureté et de grâce, de qui les yeux étaient quatre bleuets et les bouches deux petits pots de fraises. Semblablement habillées, elles portaient, l’une et l’autre, la même toque de loutre hérissée d’une plume de pintade, la même jupe à carreaux blancs et noirs, le même mantelet mastic agrémenté par la fantaisie du couturier de petits losanges de frangipane. L’incident clos et la foule dissipée: --Eh bien, tu es content, papa? ironisa la plus jeune des deux. Tu t’es encore fait f... une gifle! --Tais-toi, enfant, dit le vieillard avec une lente gravité. Tu ne sais pas ce que tu dis. --Ça, par exemple, c’est tapé! déclara aussitôt la seconde jeune fille. Et puis, d’abord, si tu voulais bien être polie avec l’auteur de nos jours? «Tu t’es fait f... une gifle; tu t’es fait f... une gifle!» En voilà une façon de parler! L’autre se dressa sur ses ergots. --Pardon. Ce sont des ordres? dit-elle. --Parfaitement. --Oui? Eh bien, ma chère, tu peux te les mettre quelque part. --Je peux me les mettre quelque part? --Sans l’ombre d’un doute. --Répète-le. --Je le répète. --Odette, mon trésor, fit Odyle, je vais aller te cueillir les puces. --Odyle, mon cœur, dit Odette, je vais aller te peser le foie de veau. Odette blêmit; Odyle s’empourpra d’un lever d’aube. --Chameau! cria celle-ci. --Volaille! hurla celle-là. --Rosse! --Gueuse! --Saleté! --Pourriture! Le parapluie brandi par le vide des espaces, les deux vierges allaient s’élancer l’une sur l’autre, quand: --Mesdemoiselles de Buthenblant, peut-être? questionna le capitaine, qui s’était avancé le chapeau à la main. Le vidame eut un tressaillement de surprise. --Ah! c’est vous, capitaine, fit-il. Enchanté de vous retrouver. Mes filles, en effet! Le capitaine sourit. --Elles sont charmantes, déclara-t-il. Mais il n’en put dire plus long. --Oh! c’te poire! Oh! c’te poire! s’exclamaient d’une seule voix les demoiselles de Buthenblant. Non, pige-moi la gueule du monsieur!... C’est ce blair, surtout! c’est ce blair! Ah! non! mince de bobéchon! A-t-i une tête!... A-t-i une tête!... Rouge de confusion: --Je n’ai pas la prétention d’être un Adonis, fit le capitaine avec une certaine sécheresse. Je me borne à être de ceux dont on ne dit rien. Le vidame prit la parole: --Excusez ces enfants, dit-il. Ces pauvres petites n’ont jamais connu leur mère; elles ont été élevées par moi, en sorte que leur éducation manque de ce je ne sais quoi qui ne s’acquiert que de la main des femmes. --Quoi? s’écria le capitaine, qui sentit ses yeux se tremper de larmes, si jeunes et déjà orphelines! Le vidame hocha la tête. --Non, prononça-t-il d’une voix sourde. --Comment? non!... Mais, alors... --Ah! c’est une sombre histoire! murmura le vieillard, pensif. Le capitaine s’exclama: --Une histoire! Contez-moi ça, vidame, je vous prie. --Ce serait avec plaisir, dit le vidame de Buthenblant, si l’heure qu’il est et le lieu où nous nous trouvons ne m’interdisaient de le faire. --Ah? --Oui... le récit de mes malheurs--les plus cruels, les plus effroyables, peut-être, qu’un homme ait jamais soufferts,--ne peut se faire que de minuit à deux heures du matin dans certains quartiers de Paris. Puis, comme le capitaine ne dissimulait pas sa profonde stupéfaction: --Qu’est-ce que vous faites lundi soir? reprit-il. --Mais... rien. --En ce cas, dit le vidame, trouvez-vous vendredi à une heure et demie du matin au coin de la rue Germain-Pilon et du passage Piemontesi. --J’y serai. --C’est bien. Votre main! --La voici. --Elle tremble. --Je vous ai déjà dit, vidame, que la peur m’était inconnue. --Regardez-moi dans les yeux. --Je vous regarde. --Capitaine, vous pâlissez! --Je ne pâlis jamais, vidame! Le vidame épongea son front, baigné de sueur. --Quel homme! murmura-t-il. Et, à haute voix: --Adieu! --Adieu! --A bientôt! --A bientôt... Mesdemoiselles... Le capitaine s’inclina jusqu’à terre. Quand il se redressa: --Ciel! s’écria-t-il. Il était seul!... LE VIDAME ET LES DEUX JEUNES FILLES AVAIENT DISPARU!... Quelle que fût sa force d’âme, le capitaine ne put résister à l’inattendu d’un tel coup. Il passa sa main sur ses yeux et s’évanouit pour la seconde fois. GEORGE AURIOL XI OÙ LE LECTEUR FAIT LA CONNAISSANCE DE M. MAUBECK DANS DES CIRCONSTANCES ASSEZ SINGULIÈRES Rue Saint-Vincent. Il pouvait être minuit ou minuit moins le quart. La lune était rare. Le noir régnait sur la ville. Des silhouettes fantasques se dessinaient dans les angles des bâtisses. Par-dessus le mur du cimetière, des bouts de tombe se découpaient, grises sur le ciel noir. Un promeneur attardé qui passait par là s’arrêta devant un réverbère éteint, et, s’adressant à une personne absente, il cria: --Oui, monsieur, je suis Maubeck, le journaliste!... et il y a gros à parier que bien des gens ne pourraient pas en dire autant! Maubeck, le journaliste, c’est moi, monsieur, et personne ne me persuadera le contraire. Voici ma carte, la carte qui me donne accès à la Bibliothèque nationale! Maubeck (Jean-Louis-Gaspar), journaliste--courtier en observations pour le bureau des Longitudes. Ayant énoncé cette singulière qualité, l’individu qui prétendait avec tant d’énergie s’appeler Maubeck parut céder à un instant d’indécision. Ne sachant s’il devait continuer sa route ou se laisser choir sur le sol, il hésitait. Pourtant, après quelques vacillations assez périlleuses, il se remit en marche. Il avait à peine fait dix pas lorsque, de nouveau, il s’arrêta. --Je suis gris? vociféra-t-il. Moi? je suis gris? C’est trop fort! Apprenez donc à qui vous parlez! Je suis Maubeck, monsieur, Maubeck le journaliste! Voulez-vous voir ma carte? Ah! je sais bien qu’on en veut à Maubeck! On a même été jusqu’à prétendre qu’il était mort!... Oui, oui, je le sais: on m’a tout raconté! Mais Maubeck se moque du qu’en-dira-t-on: Maubeck poursuivra son œuvre en dépit des envieux. Maubeck ne craint rien! Maubeck est un brave, et, s’il y a quelqu’un derrière ce mur, Maubeck le défie! Oui, monsieur! Allons, sortez, émergez, montrez-vous! Combien êtes-vous derrière cette muraille? Je ne me cache pas, moi! Je ne suis pas masqué! Voici ma carte!... Comme il achevait ces mots, M. Maubeck heurta violemment du crâne une petite porte verte qu’il n’avait vraisemblablement pas remarquée: --Tiens! murmura-t-il, c’est bizarre! Je croyais demeurer plus loin que cela! Il sortit une clef de sa poche, et, après avoir longtemps tourmenté la serrure, il entra, paraissant avoir oublié tout ce qu’il venait de dire. Une chandelle brûlait sur la cheminée. Maubeck ayant constaté que sa pipe en merisier reposait dans le seau à charbon, bien que ce ne fût pas son domicile attitré, il s’en empara, l’alluma et se jeta dans un fauteuil. --Ah! ah! fit-il, en développant un gros nuage de fumée, c’est drôle! Le mobilier de Maubeck danse la ronde ce soir! infiniment drôle! Chaque fois que Maubeck boit du genièvre, le mobilier de Maubeck se met à danser! Comment trouvez-vous le bouillon?... Ah! ah! ah! c’est très amusant! Et, fredonnant un petit air pour accompagner la valse imaginaire de ses meubles, il se mit à ricaner doucement. Durant quelques minutes, il s’abandonna à la rêverie. Puis, tout à coup, sa figure se rembrunit. Il rejeta sa pipe dans le seau, se leva, fit deux ou trois fois le tour du salon, tira son portefeuille, examina sa carte, se frappa le front et, finalement, ayant plongé précipitamment sa main dans la poche de son gilet, il se mit à compter. --Un sou, trois sous, douze sous, cinquante centimes, deux francs; un sou, deux sous, six sous, un franc... Quatre francs cinquante!... Quatre francs cinquante!... répéta-t-il, soucieux, quatre francs et cinquante centimes!... Diable! _l’argent devient rare!_ M. Maubeck n’avait pas achevé de formuler cette attristante réflexion lorsqu’une voix goguenarde cria derrière lui: --Menteur! --Quoi? Qu’y a-t-il? Voulez-vous ma carte? --Je dis que Maubeck est un menteur, répéta l’ironique voix, Maubeck est gris. Je sais bien que Maubeck est gris comme trente-six grives--et il faudrait être bien malin pour m’enlever cette conviction de la tête. Mais je dis aussi que Maubeck est un menteur, ce qui est plus grave! --Qui ose dire cela? --Moi! répondit la voix, en faisant entendre un bruit de monnaies secouées. Moi! M. Tirelire, ici présent sur la cheminée! J’affirme que M. Maubeck est gris, mortellement gris et que M. Maubeck est un menteur! Et, de plus, j’ajoute cela: Si Maubeck bouge, je souffle la chandelle, et Maubeck se casse le nez! La stupéfaction de l’éminent courtier en observations fut telle qu’il ne trouva rien à répondre. Timidement, il dirigea son regard vers la cheminée et aperçut son interlocuteur. C’était un petit bonhomme en terre cuite, vert du haut en bas, ventru comme une pomme et qui pouvait avoir vingt-cinq centimètres de hauteur. Le sommet de son tricorne était fendu d’un large trou. Après quelques minutes de silence, M. Tirelire fit de nouveau sonner les pièces de monnaie qui paraissaient habiter son ventre, puis, s’adressant à des personnages fictifs, ou peut-être même aux différentes pièces du fringant mobilier de M. Maubeck, il reprit la parole: «--M. Maubeck est comme les autres! cria-t-il. M. Maubeck est un niais. Je n’ose dire que M. Maubeck est un imbécile; mais, s’il est quelqu’un ici qui prétende m’empêcher de proclamer que M. Maubeck est un superbe niais, qu’il vienne! Je l’attends! «M. Maubeck croit aux bruits qui courent et aux nouvelles qu’on lance. Il croit à la fin du monde. Il se figure que l’agriculture manque de bras, que les affaires ne vont pas, que le commerce agonise et que l’argent devient rare!! A qui comparer M. Maubeck, si ce n’est au plus piteux des jocrisses? Vraiment la naïveté de M. Maubeck est inouïe!» Ici, le petit homme eut un accès de toux métallique. Après s’être bruyamment mouché, il reprit: «--Remarquez bien que M. Maubeck est journaliste: il est donc impardonnable! Ah! ah! ah! la bonne farce! L’agriculture manque de bras! M. Maubeck va sans doute nous apprendre aussi que les capitalistes ne dépensent plus rien! S’il était passé sur le quai Conti, il ne parlerait pas avec autant de légèreté, sans doute! «M. Maubeck se figure qu’il n’y a plus d’argent, qu’on va frapper des écus en bois des îles et que, dans dix ans, les collectionneurs rechercheront la dernière pièce de cent sous comme un objet de la plus haute rareté! Dans dix ans? Que dis-je? Dans trois ans, dans six mois, demain peut-être, demain, M. Maubeck paiera son boulanger avec des coquillages et son propriétaire avec de vagues verroteries!... Peuple! admire la naïveté de M. Maubeck! «Évidemment, quelque vertigineux que puisse être le jobardisme de M. Maubeck, évidemment M. Maubeck ne parlerait pas comme il parle si jamais il était passé par la rue Guénégaud et par le quai Conti! * * * * * «Foule! tu lapiderais cet homme si, connaissant la merveilleuse organisation de la MONNAIE, il persistait à tenir un pareil langage! «... Mais cet homme ne connaît pas la MONNAIE. Il ne soupçonne pas l’existence de cet édifice incomparable! Jamais ses pauvres yeux de crabe, atteints d’une incurable myopie, n’ont considéré les dix mille employés qui grouillent dans cet admirable temple! Jamais! Jamais! Ce vil colporteur d’observations météorologiques, ignore le «langage de l’argent», et jamais il n’a entendu parler de la «mise en circulation!» «Il se figure, le pauvre hère, qu’on laisse moisir les lingots d’or au fond des caves,--et que, là, parmi les champignons sordides et les louches détritus, ils s’effritent peu à peu sous la mandibule avide des cloportes! «Académie! tes palmes pour l’illustre Maubeck, qui vient de découvrir la mite du ludovic d’or, le charançon de la thune et le ver blanc des fafiots! «Triste sire! Pauvre bougre! Méprisable nullité! «Les dix mille employés, il ne les a jamais vus, ce pauvre individu, ce misérable quidam, ce quelconque et négligeable zéro! Il ne les a pas vus, levés dès l’aube, répandant l’or et l’argent parmi le peuple, inondant la ville de leurs richesses! «Sombre et fangeux bernard-l’ermite, tu n’es donc jamais sorti de ta coquille? Tu ne sais donc pas que, selon leur grade, ces employés reçoivent, chaque matin, un million, 500.000 fr., 100.000 fr., 50.000 fr., 10.000 fr., 1.000 fr. ou 50 fr. qu’ils doivent dépenser, distribuer avant le coucher du soleil!... «Distribuer est bien, mais il s’agit de distribuer intelligemment. Pour distribuer, il faut des renseignements et des notes, il faut du flair, de l’œil, du tact--il faut du génie! «Le commis qui distribue 50 francs, comme celui qui distribue 50 millions, doit émietter la somme qu’on lui confie en cinquante ou cent achats habilement combinés et rapporter avec lui toutes les factures acquittées, ainsi que les marchandises achetées lorsque la chose est praticable! Sans quoi, notre jeune homme, ayant acquis un diamant d’un million ou une montre de cinq louis, aurait terminé sa journée à dix heures du matin et s’en irait dissiper dans les estaminets et brasseries les quatre francs cinquante qu’il gagne! «O honte! M. Maubeck n’est pas informé de ces choses! Le clair flambeau de la Vérité n’a jamais éclairé les corridors visqueux de son obscur intellect! Il ignore que l’employé rentrant au bureau avec un reliquat serait impitoyablement révoqué, ce reliquat fût-il de cinquante centimes. «Maubeck, le journaliste, le courtier, l’agent d’affaires, l’entomologiste! Maubeck ne voit pas les flots d’or jetés chaque jour sur le pavé de Paris! Au lieu de dire: «L’argent est mal distribué, l’incurie règne à la MONNAIE, il conviendrait de renverser le chef des Argentiers de la R. F. et de renouveler le personnel de la Banque...» «Au lieu de proposer des distributions d’argent au coin des rues avec le concours de MM. les donneurs de prospectus, M. Maubeck s’écrie: «L’argent devient rare!» «Erreur! Erreur! Erreur!!!... Oblitération! Folie! Gâtisme! Fange dans l’œil! L’argent n’est pas rare! Jamais l’argent ne deviendra rare! Il est mal distribué, mal réparti, et voilà tout! «Ceci est mon dernier mot! Je n’ai plus rien à dire. Et pourtant si, encore un cri. Je demande la parole: «Que le diable emporte M. Maubeck!» Ayant ainsi parlé, le petit homme vert, secouant de nouveau ses précieux intestins, souffla coléreusement la chandelle. Et l’on n’entendit plus dans la chambre silencieuse que les ronflements sourds de M. Maubeck, endormi. PIERRE VEBER XII MAUBECK HÉRITE Avant rêvé cela, Maubeck se réveilla. Le réveil prenait beaucoup de temps à Maubeck. Ses paupières ne lui permettaient d’émettre qu’un tout petit regard d’abord; puis elles se fermaient. Quelques minutes après, Maubeck arrivait à les soulever et glissait un second regard, plus grand; mais, vite jalouses du soleil, elles retombaient sur les prunelles. Enfin, Maubeck, violemment, se dressait sur son séant, parvenait à écarquiller les yeux, et renaissait à la vie réelle; alors, selon son expression, «il faisait le point», c’est-à-dire qu’il établissait avec précision l’endroit où il se trouvait. Les réveils étaient pour Maubeck une source perpétuelle de surprises. Jamais, au grand jamais, à l’instar du Sultan, il ne s’était endormi deux fois de suite au même endroit; non qu’il craignît d’être assassiné, mais la Destinée se plaisait à ballotter cet homme. Cinq nuits par an, il couchait dans son lit, dont deux nuits au moins tout habillé; les autres nuits, il couchait sur la descente de lit, ou sur le paillasson de la porte, ou sous la table de travail, ou dans le corridor, ou au poste, ou sur un banc de boulevard, ou dans le lit d’une personne d’un sexe opposé au sien. Cette fois, il s’était endormi devant la cheminée, la tête dans le foyer refroidi. Il dit, sentencieusement: * * * * * «Je me suis couvert la tête de cendres, j’ai revêtu le dur cilice, et j’ai pleuré Jérusalem.» * * * * * Puis il ajouta: «Il me semble que j’ai la gueule de bois. Tout porte à croire que j’ai bu hier... Qu’ai-je accompli?... Été porter la température probable, selon mon habitude, dans les journaux; inspecté mes pluviomètres... noté la dépression barométrique à la tour Eiffel... Dîné chez le vidame de Buthenblant.» (Ici les souvenirs s’obnubilent.) Maubeck-le-Journaliste s’interrompit pour aveindre le nez hébraïque d’un siphon, but une moitié dudit, et reprit: «Bon dîner... jeunes filles avenantes, élevées à l’américaine... L’aînée, un beau contralto, a traité sa sœur de _petite morue_... Causerie animée. Je crois qu’au dessert, après les alcools, j’ai demandé au vidame la main d’une de ses filles, celle qu’il voudrait... Je ne m’en dédis pas; mais j’avais déjà bu. «Qu’ai-je accompli après?» Il remâcha le goût amer que laissent à la bouche du sage les voluptés humaines et les liqueurs fortes. «J’ai rendu visite à Pinson, au Pousset, à Jonas, au Mallet, à Lapoire, au Rat, à Jules Simon, à l’abbaye de Thélème; là, j’ai dû encore boire.» Il se leva. Un nimbe lumineux entourait pour lui les contours des objets. Il alla tremper sa tête dans un seau d’eau, y resta le temps que mettent les pêcheurs de Ceylan à cueillir la perle au fond des mers; près d’étouffer, il émergea, prit du souffle et se retrempa; à la quatrième reprise, les idées circulaient de nouveau. Maubeck se peigna, mit du linge, brossa ses habits et présenta à la glace un gentilhomme pas trop ravagé, assez correct: trente ans à peine, un nez un peu gros, une bonne figure noire barbue, des yeux bleu-turquoise et des cheveux châtains frisés... un ensemble qui n’eût pas déparé l’intérieur des Buthenblant. «Au travail! établissons la température pour demain.» Il tira un jeu de zanzibar, agita les dés, les lança sur le tapis vert de la table et compta les points et, prenant sa plume, écrivit: «5 + 3 + 7 = 15. Température moyenne; orages dans le Nord; temps probable: 8 + 2 + 2 + 4 = 16. Pluie mêlée de vent; nuages, éclaircie vers midi, etc.» Il fut interrompu par le concierge, qui lui tendit une lettre. Maubeck en examina la suscription et s’écria: «Qu’est-ce que cette chère vieille canaille de Bigorneau peut bien me vouloir? M’inviter à dîner? Je refuserai: je n’ai pas pardonné à Élise la nuit blanche qu’elle me fit passer devant sa fenêtre, tandis que son mari pêchait à la ligne. Elle manqua de parole après m’avoir donné rendez-vous! On ne fait pas ces choses-là à Maubeck-le-Journaliste. Je n’irai chez Bigorneau que quand Élise se sera excusée.» Il décacheta la lettre: «Tiens, ce n’est pas signé! Est-ce que le notaire Bigorneau cultiverait la lettre anonyme? «Mon cher ami, «Pourquoi ne vous voit-on plus? Faut-il que j’aille vous relancer chez vous? J’ai besoin de vous parler, au plus tôt, pour une affaire importante qui vous concerne. Passez un de ces matins, rue de Douai.» * * * * * Maubeck, très intrigué, regarda la hauteur du soleil sur l’horizon: «Midi moins vingt; j’ai le temps de prendre Bigorneau à son étude, avant le déjeuner.» * * * * * Il sauta sur sa canne, ses gants, sa boussole de poche, se coiffa de son chapeau et descendit. Rue de Douai, à l’étude de Maître Bigorneau, le maître-clerc, à l’aide d’une cisaille, découpait des ombres chinoises dans une vieille boîte d’Albert; deux autres clercs jouaient à qui cracherait le plus haut contre le mur, et le saute-ruisseau guillotinait des mouches avec un vieux coupe-cigares; cela sentait l’étude modèle, solide et bien achalandée. Maubeck demanda: --Maître Bigorneau, s’il vous plaît. --Il est en Chine, répondit finement le clerc. --Il est dans le sieau: il trempe. --Il est au Panthéon, à prier le bon Dieu pour que tu ne sois pas si... sot, surenchérit un autre clerc. --Puis-je lui parler? continua Maubeck sans s’émouvoir. --Il est en main. --Un coup de pied quelque part vous ferait-il plaisir? interrogea Maubeck, en ouvrant la porte de la barrière qui séparait les clercs de l’éventuel public. Le maître clerc comprit soudain que les plus courtes plaisanteries sont les meilleures. Il se leva aussitôt et demanda: --Qui dois-je annoncer? --M. Maubeck, journaliste. Bigorneau l’accueillit avec une joie d’épagneul, lui serra la dextre dans sa main droite, tandis que la gauche la tapotait à petits coups affectueux. M. Bigorneau avait cette honnête et franche et souriante figure qui est l’apanage des canailles d’affaires; il semblait un vieux magistrat de roman, défroqué et bonasse. Échange de compliments, enquête sanitaire réciproque. Bigorneau s’installa dans un fauteuil, approcha une règle de ses yeux, l’examina avec soin, tandis qu’il disait d’un ton de voix naturel: --Vous vous êtes demandé ce que je désirais de vous, Maubeck? Je désire faire votre fortune, simplement. Maubeck eut le tranquille faciès de l’individu qui ne coupe pas dans les ponts. Bigorneau attendit qu’on le remerciât; Maubeck ne bougea pas. Le notaire poursuivit: --Vous nous inspirez beaucoup d’amitié, à moi et à ma femme. Élise trouve que vous nous négligez; moi, je veille sur vous et je vous ai trouvé une affaire splendide: vous n’avez qu’à vous baisser pour ramasser. Avouez, mon gaillard, que vous grillez de curiosité, hé? --En effet, même que ça sent le roussi... --Voici l’affaire. Il y a quelques mois mourait dans une petite localité près Paris un mien client, M. de la Warre; cet ancien peau-rouge s’était enrichi dans le commerce des cheveux. Oui, il avait apporté d’Amérique tous les scalps de la tribu des Mohicans, dont il était l’Avant-Dernier; ce millier de chevelures lui avait formé un fonds de boutique, il s’était établi marchand de cheveux en gros. Le commerce ayant prospéré, M. de la Warre se retira des affaires avec plus de quatorze millions de fortune. Il me confia la gestion de cette somme. --Elle était en bonnes mains! --N’est-ce pas? dit Bigorneau sans vouloir discerner l’intention ironique de cette interruption... Plus un testament, rédigé naguère dans son pays natal, testament que je devrais ouvrir après sa mort. Le vieux de la Warre n’avait pu se faire à l’existence européenne: il couchait tantôt ici, tantôt là, en vrai nomade. --Je connais ça... --Il mourut à l’_hôtel de Sénégambie_, à Levallois-Perret. Prévenu par dépêche, j’ouvris alors le testament. M. de la Warre léguait tous ses biens, en valeurs nominatives: 1º A un nommé Coignet, qu’il avait connu là-bas, chez les peaux-rouges. Ce Coignet est mort dans la catastrophe du _Squale_, bien avant le décès de notre client.» Jusqu’ici, Maître Bigorneau n’avait pas menti; mais, soudain, il se mit à altérer la vérité d’une prodigieuse façon: --Restaient les deux autres légataires. Je les ai vainement cherchés. J’ai envoyé télégrammes sur télégrammes au premier, un Mohican nommé l’_Aiguille_; il doit être défunt également; j’ai écrit pour avoir son certificat de décès; je l’aurai dans quelques jours. Le dernier légataire est un militaire gâteux et retraité dans une maison d’asile.» Maître Bigorneau ne disait pas que ce militaire n’était autre que son bon ami le capitaine Léon Napau, neveu par alliance du vieux de la Ware; qu’il avait soigneusement intercepté toute lettre pouvant le prévenir du décès de son oncle. Quelle sale canaille que ce Bigorneau! il me dégoûte, et j’ai presque envie de le tuer. Il reprit: --En somme, l’héritier de cette splendide fortune est ce vieux gâteux, qui ne tardera pas à mourir, et c’est encore à l’État que l’argent reviendra. Ça ne vous fait pas mal au cœur, Maubeck? --Si, très mal. L’État est mon ennemi intime. Mais en quoi tant cela me concerne-t-il? --Si vous en voulez à l’État, moi je ne lui en veux pas moins; il m’a trop souvent mis à contribution pour que je ne lui rende pas la pareille. Il ne faut pas, entendez-vous, _il ne faut pas_ que cet héritage tombe en déshérence, quand il y a tant de pauvres bougres qui crèvent la faim. --A qui le dites-vous! --Donc, j’ai songé à cette combinaison: vous êtes fils naturel, hein? --_Je n’ai jamais connu ma mère!_ chantonna Maubeck, et il ajouta: --Je n’ai jamais connu mon père non plus. --Vous êtes né en Amérique, je crois?... --Oui, mais je ne sais où, dans un territoire contesté. --Eh bien, grâce à des moyens très simples, je fais de vous le fils de M. de la Ware; vous présentez vos titres: le testament est nul, comme antérieur à votre naissance, et, d’après la coutume des Mohicans, vous entrez en possession de l’héritage paternel... dont vous me donnez la moitié. --Toujours selon la coutume des Mohicans? --Enfin, cela vous va-t-il? Je vous donne un père et une fortune! Ça ne fait de tort à personne. Assurément, Maubeck n’était pas une canaille; mais c’était ce que les moralistes classificateurs nomment _une bonne gouape_; il avait beaucoup de bonté et aussi peu de sens moral qu’un bâton de chaise. Il entrevit la possibilité de s’enrichir, de devenir un homme du monde, d’avoir un laquais qui le reconduirait quand il serait poivre, et une voiture qui le ramènerait chez lui; plus de courses dans les observatoires et dans les journaux; des cigares à bague, des vêtements élégants, un crédit dans les brasseries, et qui sait? Le vidame de Buthenblant lui accorderait peut-être une de ses filles, l’aînée, celle qui a un si beau contralto. Enfin, ce qui le décidait, c’est que «ça ne faisait de tort à personne». Donc, il demanda: --Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’autres héritiers? --Je vous le jure sur mon honneur. --Vous n’avez pas autre chose à jurer? Enfin, ça me suffit. Eh bien! je puis vous l’avouer en confidence, mon brave Bigorneau... je suis le fils de votre feu client, le vieux... comment donc? --De la Ware. --C’est ça même. Donnez-moi mon héritage, et que ça ne traîne pas. JULES RENARD XIII MARTHE ET LE MOHICAN --Comment, c’est déjà vous? dit Marthe. --«Déjà!» Quel mot cruel! dit le Mohican. --Vous n’avez pas de chance. Mon mari vient de sortir. Il m’embarrassait. Ma bonne est malade, et je suis obligée de préparer le déjeuner moi-même. --Et vous dites que je n’ai pas de chance! murmura le Mohican. --Asseyez-vous là, dit Marthe. Mon mari ne peut tarder. Feuilletez la _Revue blanche_. Je retourne à la cuisine. --Je vais avec vous, dit l’Aiguille. --Pourquoi faire, monsieur l’Aiguille? Je n’ai pas besoin de vous. --Pour que nous brûlions ensemble quelques plats. --Vous avez une drôle de figure. --Marthe, il faut que je vous parle. --C’est sérieux. Vous m’inquiétez. Le temps d’ôter mon tablier, et je suis à vous. --Gardez votre tablier, Marthe! gardez vos bras nus, ce teint animé et cette légère sueur qui perle à votre front. --Expliquez-vous vite. Qu’y a-t-il pour votre service? --Marthe, je veux savoir de vous, de vous seule, comment les Parisiennes, les vraies, celles de votre monde, accomplissent le doux crime d’amour. --Enlevez donc votre paletot, dit Marthe, alléchée, vous auriez trop chaud. Je ne comprends pas très bien. --Toute la nuit dernière, j’ai lu ce livre, dit l’Aiguille, qui jeta sur une table l’_Amour moderne_. Et ce qui s’y passe diffère tellement de ce qui se passe dans nos wigwam que je soupçonne vos auteurs de badiner. Je veux des preuves. Et à qui les demander sinon à la femme de mon meilleur ami? --Je vous remercie de la préférence, dit Marthe. --Et d’abord, dit l’Aiguille, ne remarquez-vous rien de neuf en moi, aucune transformation? --Si: on dirait que votre costume vous va mieux et que vous êtes peigné, lavé, presque propre. --Et ne vous semble-t-il point que je parle plus simplement? --Oui, dit Marthe, et je vous félicite. Entre nous, votre langage métaphorique manquait de clarté, et ça tenait une place! --L’Indien est souple, dit l’Aiguille, sa langue plus docile que le mastic. --Voilà que vous recommencez, dit Marthe. --Pardonnez-moi ce revenez-y, madame. Je compte que vous achèverez de me former le goût, et, quand j’aurai lu l’œuvre entière de votre romancier à la mode, je m’exprimerai comme le ruisseau coule. Déjà je subis l’influence de ce milieu. A peine entré, j’ai des idées mélancoliques. Je parie que nous sommes ici dans votre _souffroir_. --Mon souffroir? --Oui, c’est-à-dire la pièce où, d’ordinaire, vous sentez une amertume infinie noyer votre cœur. --J’ai toujours été heureuse en amour, dit Marthe avec fierté. --C’est donc votre _aimoir_? --C’est le bureau de mon mari, dit Marthe. Je n’aime que dans ma chambre à coucher. --Quoi? s’écria le Mohican déçu, vous n’avez aucune pièce qui vous soit privée et dont le nom se termine en _oir_? --J’ai ma baignoire, dit Marthe, les yeux baissés. --Montrez-moi donc, dit l’Aiguille, comment vous vaquez aux soins de votre toilette: que vos pieds veinés de bleu jouent librement dans des mules garnies de duvet de cygne; mettez à vos jambes des bas d’une soie aussi fine que votre peau; lacez votre corset signé par une grande faiseuse, et que la houpette de poudre coure sur vos épaules nues, tandis que vos cheveux se tordront devant cette glace. --Vous êtes un enfant, l’Aiguille. Suis-je femme à donner une leçon de coiffure quand mon rôti est sur le feu? --J’ai tort, dit l’Aiguille. Je procède sans ordre. Je débute par la fin. Excusez et permettez-moi de vous attirer dans ce coin. Comme vos poignets sont minces! --C’est pour que le bracelet qu’on m’offre soit toujours assez grand, dit Marthe. --Comme cette tête repose sur votre nuque! --N’importe quelle tête en ferait autant, dit Marthe. --Oh! les fines dents blanches! --C’est pour mieux souper, Mohican! --Vos yeux brillent d’un vif éclat. --C’est le reflet de mon fourneau, dit Marthe. --Je ne peux comparer votre bouche qu’à une fleur. --Une fleur artificielle, mon gracieux homme des bois, car il y a longtemps qu’elle dure, et je ne vous cacherai pas que plus d’un homme promena dessus, sans la faner, les chenilles de ses lèvres. --Il se dégage de vous un attrait indéfinissable, dit l’Aiguille. --Ne vous cassez point la tête pour le définir, dit Marthe. Je suis comme ça. Prenez-moi ou laissez-moi. A ces mots, prononcés par la jeune femme d’une voix résignée, l’Aiguille se rapprocha d’elle de quelques «séants». Il oubliait le livre de l’_Amour moderne_ sur la table, son enquête littéraire, le reste des questions à poser. Et Marthe oubliait sa cuisine. Les façons de ce grand sauvage la charmaient, et elle ne trouvait pas commune sa peau de souliers de bains de mer. Cependant elle feignit de se lever. --Je serais horriblement vexée, fit-elle, si vous disiez plus tard qu’on mange mal chez nous. Mais l’Aiguille la retint: --Il faut que je vous avoue encore une de mes curiosités, dit-il. Qu’appelle-t-on une _chaise longue_? Il doit y en avoir une ici; où est-elle? Je vous supplie, Marthe, de me l’enseigner. --Si mon mari surgissait... dit Marthe. --Par exemple! Je lui conseillerais de se plaindre, dit le Mohican. Ce serait d’une rare ingratitude. J’espère qu’il se souvient de mon hospitalité. --Je dresse une oreille piquée par la mouche de l’indiscrétion, dit Marthe. Aurait-il offensé madame l’Aiguille? --Peu s’en est fallu, dit le Mohican. Mais j’étais là. --Le misérable! dit Marthe. Vous les avez surpris? --Le plus surpris, ce fut moi, dit l’Aiguille, quand une de mes femmes... --Vous êtes polygame? Vous avez plusieurs femmes? --Ne m’en parlez pas... J’en suis dégoûté... Lorsque l’une d’elles, dis-je, se jeta à mes pieds, s’arrachant les cheveux, criant vengeance! --Mon mari l’avait séduite, violée peut-être. --Mais non: dédaignée! Il lui résistait, elle voulait l’assassiner. J’appelai votre mari et, sévèrement: «X..., lui dis-je, disculpe-toi: cette femme prétend que tu l’insultes.--Frère, me répondit X..., je n’en peux plus. Je demande grâce.--Point de grâce! les femmes sont créées afin qu’on couche avec. Pourquoi froisses-tu la pudeur de celle-ci? Elle n’est ni la plus vieille, ni la plus laide, ni la moins avide de plaisir.--Frère, elle est la cinquante-troisième. En vérité, tes femmes, lasses de jaune, aiment trop le blanc. Si tu ne les enfermes, elles me tueront.--Préfères-tu mourir au poteau de guerre?» lui dis-je. Cette menace, dont je me servais à chaque instant comme d’une scie, produisit son effet. Plein d’une nouvelle ardeur, il se précipita... --Assez! pacha burlesque, dit Marthe. Ton sérail a mis mon pauvre mari dans un bel état! --Vous pensez si je vais me gêner à mon tour, dit l’Aiguille. --Et vous me croyez capable de me prêter à ce libre échange? dit Marthe. --Une femme contre trois ou quatre cents, c’est flatteur, dit l’Aiguille. Montrez-vous digne d’une pareille lutte. --Je la refuse, dit Marthe. --Bien, bien, bien, répliqua l’Aiguille. Je le dirai à votre mari, et vous serez grondée. Je le connais; il me doit sa femme: il me la prêtera. --Sa femme et sa bonne, dit Marthe. --Je ne me ferai pas prier par la bonne non plus, dit le Mohican. La deuxième moitié de ce singulier dialogue avait jeté un chaud entre Marthe et l’Aiguille. Ils s’écartaient de l’_Amour moderne_ et de ses formules compliquées. Il n’y avait plus en présence un homme des bois et une femme du monde. Il y avait deux ennemis réconciliables, qui, les diverses étapes de la conversation franchies, se trouvaient dans l’extrême nécessité de faire les bêtes ou d’avoir l’air bébêtes. Avec une habileté qu’apprécia même notre Mohican inexpérimenté, Marthe saisit le livre sur la table, se cacha comme derrière un éventail et, minaudière: --Désirez-vous quelque autre explication? lui dit-elle. D’un coup de pouce sec, le Mohican fit tomber le livre par terre. --Notez, dit Marthe, que nous n’avons rien ici de ce qu’il faudrait selon ce livre. Je regrette de ne vous offrir qu’un vilain cadre. Nous sommes à notre aise, Dieu merci, mais nous ne sommes pas riches, riches. Les bibelots coûtent trop cher pour que j’en déniche à profusion. A d’autres les vitrines de japonaiseries! Si vous espériez des boîtes de laques, des saxes, des cartels Louis XIV, détrompez-vous. L’abat-jour de ma lampe est de papier, non de dentelle. Ce tapis, qui devrait être une peau d’ours, c’est une carpette. Jamais je ne trempe dans un encrier à fermoir d’argent un porte-plume d’écaille et d’or. Un tableau de genre ferait sans doute mieux votre affaire que ces vieilles photographies de famille, auxquelles je tiens. Je me moque des demi-teintes. Le soleil, nullement tamisé par des étoffes harmonieuses, s’étale comme chez lui sur notre papier à vingt sous le rouleau. Quant à moi, ô beau guerrier de cuivre, je ne suis ni élégante, ni raffinée, ni tourbillon. Une foule de nuances m’échappent. On traverserait à pied sec mon âme peu profonde. Ne cherche pas le sens de l’imperceptible sourire qui effleure ma bouche. Je souris parce que je veux être gentille, voilà tout. Je ne me replie point sur moi-même: je me développe vers mes amis. Aucune plaie inguérissable ne saigne dans mon cœur. Je suis une bonne petite femme sincère, qui laisse des traces dans le sable, qui pèse sur la chaise où elle s’assied, qui sait son poids et son âge, bref une femme nature et catholique. Grisée par ses paroles, Marthe voulut tendre franchement ses deux mains au Mohican. Elle s’aperçut qu’il les serrait jusqu’au coude et qu’il remontait en pressant, et que ses pommettes se coloraient d’un rouge noir comme deux œufs de Pâques villageois. --Qu’avez-vous? lui dit-elle, câline. --Le sang de mes aïeux court, affolé, dans mes veines, dit l’Aiguille. Mes narines flairent des odeurs suaves; mes tempes... --Ferme ton phonographe anthologique, dit Marthe, qui lui colla sur le mufle une de ses mains dégagée. Tu souffres et tu ne peux pas déjeuner avec ça. Mon mari va peut-être rentrer dans cinq minutes; mais, en cinq minutes une femme comme moi fait bien des choses avec un homme comme toi, viens. --Où, où, où? hennit le Mohican. --Faute de souffroir, d’aimoir et de reposoir, dans mon peignoir, cher adoré tout doré, lui dit Marthe. Le mélange des races s’opéra. La femme de X... et le dernier des Mohicans montèrent au ciel. Mais l’homme était plus prompt. Il était déjà tombé du sommet que Marthe se trouvait encore au milieu de l’échelle. Bien que meurtri de sa chute et désenchanté, il continuait à sourire complaisamment et, par politesse, laissait encore allumé, passé l’extinction des feux de son âme, le feu de ses regards. Une petite odeur de transpiration, qui l’avait enfiévré tout à l’heure chez sa maîtresse, l’impressionna maintenant désagréablement. Marthe, gisant à ses côtés, lui parut énorme, encombrante, échouée sur une grève d’où la mer de ses désirs venait de se retirer. Il lui tapotait la joue d’une main distraite et persistait à répéter mécaniquement: «Je t’aime, je t’aime», comme un coucou dit: «Coucou! coucou!» Soudain, la porte s’ouvrit, et X... livide, apparut dans l’embrasure. Il tenait à la main un revolver, et s’écria, d’une voix entrecoupée: --C’est... c’est indigne... c’est... c’est odieux... L’Aiguille!... Toi! Un vieil ami... toi que j’aimais... Ah! c’est mal!... D’ailleurs, je vais te tuer comme un chien! Quant à la misérable, hurla-t-il avec fureur, je la chasse... entendez-vous? je la chasse! Puis il ajouta, d’un ton calme: --Voilà ce qu’aurait dit un mari d’il y a vingt ans. Mais, aujourd’hui, les idées sont bien changées. Le vent est à l’indulgence conjugale, et le cocuage se soigne par le mépris. Entre nous, mon vieux l’Aiguille, c’est à la vie, à la mort... Oui, expliqua-t-il, qu’est-ce qui peut gâter une vieille amitié? C’est qu’un des amis fasse la blague de séduire la femme de l’autre. Tu as séduit ma femme et je sens que ma sympathie pour toi n’est altérée en rien. Il y a de fortes chances pour que rien ne vienne la gâter désormais... Garde-toi cependant, ajouta-t-il, de choisir, à table, dans le plat de poulet, le morceau que je préfère ou de prendre mon dernier cigare quand les bureaux de tabac sont fermés. Marthe s’était retirée discrètement pour aller préparer l’omelette et mettre le beefsteak sur le feu. --Et voilà, dit placidement X..., comme ces cas embarrassants se résolvent, en l’an de grâce 1895, entre hommes civilisés. Jusqu’en 1915 sans doute, le revolver conjugal sera un instrument démodé. Le chiffre de la mortalité restera le même, tout en changeant de rubrique, car les maladies secrètes se propageront avec plus de facilité. Puis, en 1915 ou en 1920, quelqu’un fouillant dans les lieux communs hors d’usage pour y trouver un paradoxe, sortira cette vérité repeinte à neuf qu’il est bon d’avoir une femme à soi tout seul et qu’il faut donner carrière à son libre instinct de possession. Alors on retournera chez les armuriers. --Je dois avoir l’air un peu bête? fit observer l’amant. --C’est bien ton tour, dit le mari. Ce qui me gêne désormais, c’est que, si tu deviens riche, la crainte de passer à tes yeux pour un sale monsieur m’empêchera d’accepter tes libéralités. --Allons, allons, dit l’Aiguille, nous ne sommes pas des gens comme les autres. --C’est ce que, comme tous les camarades, je finirai sans doute par me dire, dit X... Et le Mohican sentit que, dans sa chasse à l’héritage, il avait désormais un allié solide. TRISTAN BERNARD XIV MESDEMOISELLES DE BUTHENBLANT Bien qu’il errât à l’aventure, ainsi qu’un chien perdu, dans les rues de Paris, et qu’il passât pour tout à fait loufoque en certains milieux, le vidame de Buthenblant appartenait à la société la plus aristocratique. Il possédait de vastes héritages dans le Berri, et toutes ses extravagances ne l’empêchaient pas de gérer sa fortune avec le soin le plus méticuleux. On pouvait lui tirer ses cheveux blancs, lui donner des soufflets et l’accabler d’injures; mais il était radicalement impossible de le taper de cent sous. L’origine de la fortune des Buthenblant remonte à Françoise-Artémie-Marie de Buthenblant, qui fut remarquée par Henri IV, et à Fabien-Jean-Anicet de Buthenblant, qui fut distingué par Henri III. Resté seul, après la disparition de sa femme, avec deux petites filles de dix à onze ans, Louis-Enogat-Norbert de Buthenblant fut d’abord assez embarrassé, car il n’avait pas d’idées arrêtées sur l’éducation des demoiselles. Il finit par essayer de deux systèmes différents. Tandis que son aînée, Odette, menait la vie la plus libre, sortant le soir à sa guise, ayant la clef de la maison et celle de la bibliothèque, où s’entassaient pêle-mêle des traités de médecine et les ouvrages les plus licencieux, Odyle, la cadette, claquemurée en un couvent, réduite aux romans d’André Theuriet et de Mme Gréville, ne voyait jamais sa sœur et ne sortait qu’accompagnée d’une austère gouvernante. Le résultat de ces éducations aussi diverses ne se fit pas attendre. Presque en même temps, vers leur seizième année, Odette et Odyle accouchèrent de deux petits garçons. Ce double incident acheva d’éclairer le vidame! Les deux séducteurs, après avoir pris des renseignements sur la fortune des Buthenblant, se présentèrent successivement chez l’heureux grand-père, dans l’intention avouée de réparer. Le vidame les reconduisit jusqu’à la porte avec son fouet de chasse. Puis il dit à ses filles: --Vous avez souffert. Vous voyez ce qu’il en coûte de s’amuser imprudemment. Soyez désormais libres toutes deux et n’attachez pas aux rapprochements sexuels une importance tragique qu’il n’est plus de mode de leur accorder. Vous êtes jeunes, vous êtes jolies, vous avez maintenant de l’expérience. Faites bien attention seulement. Ma fortune n’est pas inépuisable. Un moment d’oubli se paie par de longs mois de nourrice. La blonde Odette et la blonde Odyle ne se le firent pas dire deux fois. Elles étaient bien jolies toutes les deux. Le visage d’Odette était doux et candide, car elle avait toujours vécu librement, acceptant la vie comme elle s’offrait sans chercher à savoir trop de choses. Le visage d’Odyle, sous la dure contrainte du couvent, avait pris un air charmant d’obstination têtue. Ses yeux gris étaient moins à fleur de vie que ceux d’Odette: ils paraissaient plus renfermés sous ses sourcils défiants, et son petit menton revêche semblait bien décidé au combat. Leur maternité précoce leur avait élargi les hanches, et l’œil s’éjouissait au contour de leur corsage loyal, que leurs jeunes formes suffisaient à remplir. Peu à peu, le vieux Buthenblant les laissa de plus en plus libres, car sa manie prenait une tournure assez grave. (On a beau dire: il ne jouit pas de toutes ses facultés, l’homme, si vénérable soit-il, qui se refuse à manger de la viande de conserve sous prétexte que ce sont encore Les restes refroidis du funèbre repas que jadis Atrée offrit à Thyeste.) Pour être issues d’une lignée d’ancêtres particulièrement vicieux, Odette et Odyle avaient dans l’âme une curiosité toujours en éveil, un besoin éperdu de variété dans la vie. Elles s’amusaient aux plaisirs spéciaux de leur monde, mais elles en souhaitaient d’autres encore. Leur grande joie était de s’en aller toutes seules aux courses, sur la pelouse, où elles jouaient chacune cinquante sous au pari mutuel. Elles s’étaient acheté pour ces expéditions des chapeaux à 9 francs 90, des vestes trop courtes en drap marron, bordées d’une ganse noire. Elles montaient dans les tapissières et, bonnes filles, laissaient les genoux voisins fraterniser--non sans intentions borgiesques--avec les leurs. Ce jeudi d’avril, il y avait des courses au bois de Boulogne. Odette et Odyle, coiffées en chien fou, avaient quitté leur hôtel de l’avenue Kléber et attendaient sur le trottoir de l’avenue Victor-Hugo ces longues voitures (Clichy-Pigalle-Anvers!) qui vont du boulevard Rochechouart aux tribunes de Longchamp. Plusieurs de ces voitures passèrent, au trot de leurs cinq chevaux, bondées de voyageurs, insolentes comme tous les omnibus complets. Enfin, dans une tapissière en forme de char-à-bancs découvert, des places vacantes se devinèrent de loin, au cri de racolage que poussait le conducteur: «Les cô-ourses! v’là pour les coûrses!» Odette et Odyle, se hissant sur les difficiles marche-pied, s’installèrent dans un des compartiments, où restaient encore deux places libres. Puis, au grand contentement des voyageurs, la voiture étant au complet, le conducteur poussa un joyeux: «Allez! roulez!» L’attelage, enlevé d’un coup de fouet, poursuivit sa route à toute allure. Et un chapeau haut de forme déclara d’un air satisfait qu’on arriverait «pour la première». Les deux jeunes filles examinèrent leurs voisins. Le plus absorbant, le plus autoritaire était un gros homme à moustache rousse, qui se déclara le plus intime ami du jockey Dodge. Il y a ainsi dans chaque voiture de courses le plus intime ami, le dépositaire unique des secrets du jockey en renom. Auprès de l’ami de Dodge, écoutant ses paroles avec docilité, un jeune homme de dix-huit ans, mal vêtu et mal nourri, ouvrait une bouche de brochet affamé entre deux joues pâles qui s’effilochaient en poils blonds. Et, à côté, un vieil homme tendait une face rasée et meurtrie où la Destinée semblait s’être fait les poings. Sur l’autre banquette, où était assise Odyle, les deux sœurs remarquèrent un personnage assez bizarre, à la figure exotique, aux pommettes saillantes, au teint marron clair. Il avait pour voisins un monsieur à favoris et une dame jeune encore, dont les cheveux étaient teints en blond. --Saint-Fidèle, hasarda le jeune brochet affamé, a fait dimanche dernier une bien belle course, n’est-ce pas? --Oui, acquiesça avec condescendance l’ami de Dodge, oui, la bête est bonne. Mais ils ont meilleur que ça dans la maison. --Ah! dit le brochet. --Ils ont un poulain qu’ils n’ont pas encore sorti, affirma l’ami de Dodge, et qu’ils ne sortiront, ajouta-t-il d’un ton mystérieux, que lorsque le moment sera venu. Ce poulain-là rend douze livres à Saint-Fidèle et le bat les mains dans ses poches. --Et que pensez-vous de Filipo-Lippi? risqua encore le brochet. --J’ai touché ça, dit l’ami de Dodge. J’avais le tuyau depuis quinze jours. A ce moment, le vieil homme meurtri sortit de sa torpeur et dit d’un ton sentencieux: --Faut djoë li tchivol di missi Djékminn... Bônn... Bônn tchivol. --Entends-tu? dit Odette à Odyle, il faut jouer le cheval de M. Jacquemin. --Est-ce que nous rentrerons dîner chez nous? demanda Odette. --Mais oui, dit Odyle, puisque Bigorneau vient à la maison. A ce nom de Bigorneau, l’homme au visage exotique, le monsieur à favoris et la dame aux cheveux teints tournèrent brusquement la tête à droite, du côté d’Odyle, comme trois disques aiguillés simultanément dans la direction de la voie libre. --Je ne t’ai pas dit, continua Odyle, que Bigorneau était venu après déjeuner, pendant que tu t’habillais. Il nous amènera ce soir Maubeck, le journaliste. Figure-toi que Maubeck a hérité de quatorze millions d’un parent à lui, un vieil Indien d’Amérique, un nommé Delaware. Ce nom fut le signal d’une nouvelle manœuvre d’aiguillage. La dame aux cheveux teints se tourna vivement vers l’homme roux, qui regarda l’homme aux favoris. Puis le Mohican se pencha vers X... et vers Marthe: --Bonne idée que j’ai eue de vous emmener aux courses. Il s’agit maintenant de ne pas perdre de vue ces deux petites garces-là. Comment «ces deux petites garces-là»?... Comment, les demoiselles de Buthenblant se laissaient prendre le genou dans des tapissières de courses?... Comment, elles avaient eu chacune un enfant?... Mais pas du tout! Il n’y a pas un mot de vrai dans tout ça, et je déplore que Tristan Bernard se soit laissé entraîner à ce point par la fougue de son imagination. Certes, nul plus que moi au monde ne rend justice à l’originalité de l’auteur des _Pieds nickelés_; je confesse qu’il a l’étoffe non seulement d’un écrivain, mais encore d’un psychologue; j’admire sa raillerie discrète, son observation plaisante, la finesse toujours heureuse de sa répartie. Mais de là à lui reconnaître le droit d’immoler la Vérité sur les autels de la pure Fantaisie et de dire «ces petites garces-là» en parlant des demoiselles de Buthenblant, il y a un écart. «Ces deux petites garces-là!... Ces deux petites garces-là!...» Enfin, voyons, ai-je raison? Je prends la peine de chercher des figures, je les porte dans mon cerveau un laps de temps plus ou moins long, je me soumets, en ma sincérité d’artiste, aux lenteurs laborieuses de la gestation, et, quand, enfin, j’ai réussi à mettre à peu près sur leurs pieds deux jeunes filles au cœur plus candide que ne l’est le lys lui-même, à la pureté plus immaculée que ne l’est la robe de l’hermine, un monsieur vient et dit: «Ces deux petites garces-là.» Non! Ah! non! C’est aller trop loin, et je supplie le lecteur de tenir pour non avenu, du moins en ce qui concerne certains détails, le récit qui a précédé celui-ci. Il est exact sur plus d’un point (je me fais même un devoir de reconnaître que l’origine de la fortune des Buthenblant y est relatée en lignes à la fois succinctes et marquées au sceau même de l’authenticité); mais, quant au reste, pas un mot de vrai! Entendons-nous une fois pour toutes. Les demoiselles de Buthenblant constituent les deux types d’ingénues indispensables à tout roman qui se respecte. Illuminer de leur jeunesse, de leur grâce et de leur sourire les sombres pages de ce livre, telle est la tâche qui leur incombe. Évidemment, têtes un peu folles, cervelles d’oiseaux--d’oiseaux qu’elles sont, puisqu’elles sont femmes, vierges et jeunes--elles apportent dans leur manière d’être une simplicité instinctive, une ignorance de la complication, faites, c’est possible, pour donner le change, égarer sur de fausses pistes l’appréciation des personnes habituées à ne voir des choses que les mensongères apparences. Mais, quoi? qui dit ingénuité, dit le droit, pour tout ingénu, d’aller devant soi sans regarder à ses pieds et de parler comme les moutons bêlent. Je me rappelle mon obstination, étant enfant, à chantonner devant ma grand’mère, sur de petits motifs mélodiques improvisés tout exprès, des inscriptions lues par moi au passage sur le plâtre pustuleux d’un mur et d’où il résultait qu’un tel était un ci ou un l’autre. Je faisais acte d’ingénuité, rien de plus, et mon aïeule, en me traitant chaque fois de petit effronté et de cochon, témoignait de son manque absolu de clairvoyance. De même, les petites Buthenblant font acte d’ingénuité en se lançant réciproquement à la figure des épithètes dont le sens précis échappe à leur innocence. N’est-il pas manifeste que l’outrance même d’un tel langage révèle la pureté sans bornes des deux enfants, qui ne redoutent point d’en profaner leurs jeunes lèvres? Cela est clair comme le jour, et il faudrait être à la fois le dernier des insensés et le plus incurable des aveugles pour ne point demeurer ébloui devant des évidences qui crèvent les yeux. Ceci dit, et les choses ramenées à leurs justes proportions, je reprends au point où l’a laissé mon honorable prédécesseur le récit des malheurs de X... GEORGES COURTELINE XV OÙ X... ÉPROUVE UNE IMMENSE ÉMOTION Il était deux heures moins cinq lorsque la tapissière qui transportait aux courses les demoiselles de Buthenblant, notre vieil ami l’Aiguille, Marthe et le héros de cette histoire (j’ai nommé X...) écrasa de ses roues les herbes raréfiées de la pelouse de Longchamp. Or, comme X... mettait pied à terre: --Je ne me trompe pas, fit, en s’approchant de lui, un personnage coiffé d’une casquette de loutre, chaussé de souliers de bains de mer et de qui s’entr’ouvrait le gilet sur la double bande vermillon d’une ceinture de gymnastique; c’est bien vous qui êtes M. X...? --Oui, dit X..., étonné. Pourquoi? --Ne parlez pas si haut, murmura l’inconnu, jetant autour de soi un coup d’œil d’inquiétude. Vous avez entendu parler, il y a un instant, dans la voiture qui nous amenait, d’un héritage de quatorze millions? --En effet. --Ah! Eh bien, qu’est-ce que vous diriez si je vous disais, moi: «Mon cher, cet héritage vous revient de droit; d’habiles coquins tirent des plans pour le détourner à leur profit; mais dites un mot, un seul mot, et je vous fais entrer en possession de votre dû!» --Je dirais... hurla X... --Pour Dieu! ne gueulez pas comme ça! dit l’étranger. D’une voix à peine perceptible: --Je dirais, reprit X..., que je vous en aurais une éternelle reconnaissance. --Bien. Et ensuite. --Quoi, «et ensuite»? --Ne faites pas l’idiot, je vous en prie. Vous savez très bien ce que je veux dire. X... affecta de s’absorber en une profonde rêverie. Brusquement: --Ah! pardon! fit-il. Vous voulez, peut-être, parler de la petite commission d’usage? --Peut-être. --C’est trop juste. Causons-en. Mon Dieu, nous vivons en des temps où l’existence est hors de prix. Tout augmente!... les loyers, la nourriture, le vin!... Et, après tout, quatorze millions, ce n’est pas la Californie!... Je pense donc qu’en tenant à votre disposition un chèque de deux à trois cents francs... L’inconnu--nous l’appellerons Z... jusqu’à plus ample informé--eut un pâle sourire d’ironie. Il apprécia: --Vous n’êtes pas dur! Puis, précis comme une règle de trois: --Je veux cinquante pour cent. --Combien? --Cinquante pour cent. --Cinquante pour cent... Sept millions sur quatorze, alors? --Oui. --C’est de la douce démence. Transigeons. Cinquante louis! --Non. --Et un tuyau. --Impossible! mille regrets. --Enfin, combien? --J’ai fait mon prix. Sept millions, pas un sou de moins. C’est à prendre ou à laisser. --En ce cas, je n’hésite pas. Je prends. --Et vous avez rudement raison, conclut l’homme aux souliers de bains de mer. Mais quittons-nous, car on nous regarde. Je serai vendredi soir, à onze heures précises, au CAFÉ DE LA POSTE. A bon entendeur salut! Déjà Z... était loin, enlevé par le tourbillon de la foule. X... resté seul: --Qui est ce monsieur? demanda Marthe, qui s’était approchée, intriguée. --Ne t’inquiète pas, répondit X...: ça n’a aucun intérêt. C’est pour un héritage de quatorze millions. --Tu vas hériter de... --On le dit. --Mazette! j’ai eu bon nez de plaquer le capitaine! Ce n’est pas à lui que ces choses-là arriveraient. --C’est un fourneau, le capitaine, déclara X... avec un haussement d’épaules. Et, pendant que j’y pense, une question: Connais-tu le CAFÉ DE LA POSTE? --Ma foi, non. --Le diable t’emporte. Tu ne seras donc jamais bonne à rien? --Édouard!... reprocha doucement Marthe. X... allait répliquer, quand il éprouva tout à coup une singulière impression de pesanteur dans les pans de sa redingote. S’étant assuré, de la main: --Tiens!... Qu’est-ce que c’est que ça?... C’était le bottin de Paris, que, par mégarde, il avait glissé dans sa poche avec sa pipe et son tabac. Cette découverte le fit sourire. --Que je suis distrait! pensa-t-il. Quel petit étourneau je fais! Il s’était installé dans l’herbe. A ses cuisses, dressées et écartées devant lui comme une façon de lutrin, il adossa le lourd volume, qu’il se mit en devoir de feuilleter. --Voyons!... Cafés!... Cafés!... Cafés!...--Ah! Il avait trouvé. Soudain: --Tonnerre de Dieu! Bon sang de bon sort! --Qu’est-ce qu’il y a? dit Marthe, effarée. --Il y a, répondit-il, qu’il existe au bottin trente et un CAFÉS DE LA POSTE et qu’avec la meilleure volonté du monde je ne puis me trouver dans trente et un cafés à la fois, le même jour et à la même heure. --Ah! sapristi! X... s’était pris les tempes dans les mains; il cherchait, l’œil écarquillé sur le vague d’un rêve. --Café de la Poste!... Café de la Poste!... Est-il possible d’être bête comme ça?... D’un large geste découragé, il compléta sa pensée. Mais il y a un Dieu, comme dit l’autre. X..., justement, en profanait le nom sacré quand Z... vint à repasser devant lui, ramené par le même tourbillon qui l’avait entraîné tout à l’heure. --Ah! s’exclama joyeusement X... Monsieur!... Chose!... Machin!... L’homme à la casquette!... L’interpellé se retourna. --Ah! c’est vous? --Vous êtes fou, mon cher, avec votre Café de la Poste! Il y en a trente et un à Paris. --Trente et un! --Pas un de moins. Z... éclata de rire. --Étais-je bête! fit-il. Puis, mystérieusement: --Rendez-vous, à l’heure dite, vendredi matin, dans la grande seconde salle à droite du Café du Théâtre. Chut! Il dit et, de nouveau, disparut dans la foule. GEORGE AURIOL XVI CHEZ LE MYRE OTHON चित्ते निवेश्य परिकल्पितसर्व्वयोगाः रूपोच्चयेन विहिता मनसा कृता नु । स्त्रीरत्नसृष्टिरपरा प्रतिभाति सा मे धातुर्विभुत्वमनुचिन्त्य वपुश्च तस्याः ॥ En vertu de quelle puissance occulte cette carte de visite adhérait-elle au bois de la porte? C’est ce que nous ne saurions dire. Aucun clou, aucune vis, aucune punaise. Et pourtant cette carte était fixée à la porte aussi solidement, aussi étroitement que le coquillage au rocher. A l’aide d’une planche de cuivre gravée en creux, les mots suivants avaient été imprimés sur ce bristol: OTHON _Myre, Mage et Théosophe_ X... ayant frappé, la porte s’ouvrit. Un homme parut dont la barbe était noire, la voix blanche et les cheveux poivre et sel. Il demanda: --Qui êtes-vous? --Je suis X... --Que faites-vous? --Je suis quidam... --Entrez! La pièce dans laquelle X... pénétra était spacieuse, haute de plafond, comme la plupart de celles qui composent les appartements de la place Royale. Une énorme bibliothèque, farouchement voilée de vert, occupait le fond de cette salle. Près de la bibliothèque, une momie se dressait dans sa gaîne de carton bariolé: C’était celle d’Achbar, chef des scribes d’Amenhotpou Ier--ce flambeau de la dix-huitième dynastie. Aucun crâne sur les crédences, nul fémur, pas de chats rôdeurs ni de miteux hiboux empaillés au sommet des vieux bahuts. Pas de vieux bahuts, du reste. Aux murs, seulement, quelques lithographies d’Odilon Redon. Le mage présenta un fauteuil à X... et parla de nouveau: --J’ai beaucoup entendu parler de vous aux mercredis matins de la comtesse de Zélande, dit-il, et je serais heureux de connaître le but de votre visite. Que puis-je faire pour vous être agréable?... La belle Otero... --J’estime profondément, répondit X..., l’éminent homme du monde que vous êtes, mais c’est particulièrement avec le mage que je souhaiterais m’entretenir. L’illustre Othon enleva rapidement le ruban violet dont s’adornait sa boutonnière et: --Le kabbaliste vous écoute, fit-il. Tournez votre visage vers l’ouest, ouvrez légèrement la pointe du pied droit et parlez sans crainte. De quoi s’agit-il? --D’une affaire de la plus haute importance. --Quelle hauteur? --Quatorze millions. --Bien. Bourse, courses, rapt, vol ou héritage? --Héritage. --Bon! Que voulez-vous connaître? L’endroit où le testament a été caché? l’arbre au pied duquel il faut creuser pour le découvrir? --Non. Je n’ai sur cette succession aucun indice. Tous les renseignements sont détenus par un individu que je ne connais pas et que j’ai rencontré aux courses d’Auteuil. Il m’a donné rendez-vous au café du Théâtre. Or il y a à Paris soixante-six cafés du théâtre... Je désirerais savoir duquel il est question. Ayant ainsi parlé, X... se mit à explorer fiévreusement les poches de sa redingote. --Que cherchez-vous? demanda Othon. --Vous le savez bien, puisque vous êtes mage! --Oui, je le sais; je ne vous le demandais que pour voir si vous me répondriez franchement, au lieu d’obéir à un imbécile sentiment de politesse... --Vous êtes trop aimable, vraiment... Eh bien, oui, je cherchais un cigare... mais je n’en ai plus... Lorsque je ne fume pas, je suis le plus malheureux des hommes... Auriez-vous, par hasard... --Je ne fume pas, répondit Othon: mais il est facile de tout arranger. La lévitation est une force en vertu de laquelle je puis m’élever, moi, mage de première classe, à une hauteur de huit mètres. La moitié de cela suffirait, attendu que le but à atteindre n’est situé qu’à trois mètres cinquante du parquet. Avec l’aisance cappazzéenne d’un ballon rouge délivré de son fil, le mage s’enleva. Son crâne fit un petit bruit en heurtant le plafond; mais il ne s’en inquiéta pas. Il prit sur la corniche de la bibliothèque un mince paquet blanc et redescendit. Le paquet était ployé «selon la formule» et contenait des graines. Il les jeta négligemment dans un vase de Chine plein d’humus et prononça quelques paroles inintelligibles. --Les fakirs des vallées du Gange et de la Djamma se figurent avoir le monopole de la végétation spontanée, fit-il! mais voyez donc! X... regarda, et, à sa grande stupeur, il vit sortir du vase de Chine un superbe pied de tabac. Incontinent, la plante se mit à grandir et à fleurir; puis, de verte qu’elle était, elle devint brune et légèrement se recroquevilla comme sous l’action d’un soleil torride. Othon arracha à la solanée sa plus large feuille, la roula sur son genou et la présenta à X... en disant: --_Fina flor de la Vuelta Abajo_, mon cher! Goûtez-moi ça et vous m’en direz des nouvelles! X... alluma le cigare et le déclara exquis. --Ce n’est pas tout ça, reprit alors Othon; nous disions donc qu’il s’agissait de découvrir ce vieux café du Théâtre! Or il est indispensable qu’avant de me mettre en communication avec les esprits, je me livre à quelques petites ablutions. Vous permettez... --Mais, comment! faites donc... Désirez-vous que je me retire? --Nullement! C’est inutile. J’ai là le _fac simile_ exact de l’anneau de Gygès... Je vais le mettre et, par conséquent, me rendre invisible. Tenez, ça y est! --Époilant! fit X... --Époilant, non! répondit l’imperceptible Othon, époilant non, mais pas ordinaire, pourtant! Enfin, chacun son métier, n’est-ce pas?... --Sans doute! --Tandis que vous achèverez votre cigare, mon cher X..., je vais enlever mes vêtements et me purifier dans l’eau boriquée. Ensuite, je me débarrasserai également de mon corps comme d’un importun paletot. Mon âme, n’étant plus alors vêtue que de son peresprit (ou, si vous le préférez, de sa flanelle spirituelle), se trouvera alors dans les conditions requises pour correspondre avec les puissances de l’Au-Delà. Ne vous impatientez pas: j’en ai à peine pour cinq minutes... Le myre n’avait pas menti. X... distingua parfaitement le bruit de l’eau remuée dans un vaisseau de zinc, puis la chute sourde d’un corps sur le parquet. Au bout de quelques instants, il entendit un clair petit bruit argentin; une sorte de grosse bague roula parmi les bibelots de la cheminée, et Othon s’offrit de nouveau à sa vue. --Voilà qui est fait, dit-il, en s’ébrouant avec cette jovialité particulière à l’homme qui sort de son tub; voilà qui est fait; le temps de passer ma robe de pourpre maintenant, et je suis à vous. Il disparut dans un grand placard, et à peine y était-il qu’il se mit à hurler comme un âne dont on taquine le fondement avec un fer rouge. --Qu’avez-vous? interrogea X..., effrayé. --Oh! rien! répondit le théosophe, rien! Il fait tellement noir là-dedans que je me suis encore trompé... Il rentra dans la salle, vêtu d’une longue tunique rouge. --Figurez-vous que j’avais endossé par erreur la robe de Nessus, dit-il. Vous voyez ça d’ici, comme j’étais à mon aise... Puis, consultant sa montre: --Eh eh! reprit-il, sept heures déjà! Il s’agit de ne pas nous amuser maintenant. Voilà le bouton. Faisons l’obscurité, et en avant! Prenez ma main. Bien! Asseyez-vous là. Parfait! Maintenant, appuyez ces deux disques contre vos oreilles... --Qu’est-ce que c’est que ça? demanda X... --C’est un téléphone astral, répondit le myre Othon. Vous pouvez actuellement questionner les esprits au sujet de votre fameux café du Théâtre... Allez! _vous êtes en communication avec Jules César_. --Hallo! allo! cria une voix grêle. --Hallo! allo! répondit X... Hallo! (Dri-dri-dri-dri-dri.) --Hallo!!!... Je suis bien en communication avec Jules César, n’est-ce pas? --Oui, parfaitement. Qu’est-ce que vous désirez? Un exemplaire de mes _Commentaires_? Je n’en ai plus: j’ai envoyé le dernier ce matin à Sarcey... Allo! --Hallo! Non, mon cher maître, ce n’est pas cela... Un simple renseignement... Vraiment, je suis confus... Hallo! Pourriez-vous me dire où se trouve certain Café du Théâtre... --Le Café du Théâtre? --Oui. --Comment voulez-vous que je sache cela? Je ne vais jamais au café... Demandez cela à Bonaparte: il vous dira ça, lui! --_Vous êtes en communication avec Napoléon Ier_, dit Othon. --Basta! cria la voix grêle, qu’est-ce que c’est encore? Hallo! hallo! Encore un magazine américain qui me demande la collection complète de mes portraits? --Non, sire, pardonnez-moi. Je voudrais simplement savoir où est situé le Café du Théâtre... Jules César prétend qu’il n’y a que vous qui puissiez... --Jules César! Jules César! En voilà un fourneau! Basta! De quoi se mêle-t-il encore, celui-là? Demandez ça au père Baedecker et fichez-moi la paix! --_Vous êtes_, dit le mage, _en communication avec Baedecker l’Ancien_. --Hallo! fit la voix de Polichinelle. --Hallo! fit X... Est-ce à Baedecker l’Ancien... --Oui. --Un homme m’a donné rendez-vous au Café du Théâtre. Où est-ce? --Où avez-vous vu cet homme? --Aux courses de Longchamp. --Tribune ou pesage? --Pelouse. --Brun, rouge ou blond? --Brun. --Souliers de bains de mer? --Oui. --Casquette de loutre? --Oui. --Je sais qui c’est. Cet homme est Gaspard le Book. Du hideux accouplement de 4 et de 7 est né 28 l’infâme. 28 a égaré Gaspard, et c’est pourquoi vous ignorez ce que vous devriez savoir. En d’autres termes, Gaspard vient de faire ses vingt-huit jours, et c’est ce qui le rend si écervelé. Gaspard, en vous quittant, a pris l’express de six heures. Il n’a oublié qu’une chose: c’est de vous dire où il allait. Le Café du Théâtre, où il vous a donné rendez-vous, se trouve près du boulevard extérieur, au milieu de la rue Germain-Pilon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ce dernier mot achevait à peine d’impressionner le tympan de X... que déjà l’obscurité avait cessé dans le local du mage. Celui-ci était assis près de son nouvel ami. Il souriait, et la modeste violette académique avait reparu sur le revers sénestre de son vêtement. --Vous êtes content? dit-il. --Enchanté, mon cher mage. Mais, dites-moi, combien vous dois-je? --Absolument rien! Je suis trop heureux de vous avoir été agréable... Seulement, ajouta-t-il en reconduisant X..., seulement, j’espère bien que vous ne m’oublierez pas lorsque vous aurez palpé les quatorze millions. --Comptez sur moi, répondit X... Et il descendit l’escalier quatre à quatre. _P.-S._--Au moment de mettre sous presse, nous apprenons que la gomme arabique est soluble dans l’eau. Le myre Othon, qui avait à sa disposition plusieurs onces de cette précieuse matière, en avait sans doute fait fondre une certaine quantité. Et, qui sait? peut-être s’était-il servi de cette composition pour coller la carte de visite sur le panneau supérieur de sa porte? PIERRE VEBER XVII UNE SOIRÉE CHEZ LES BUTHENBLANT Le dîner fut très animé. Le vidame portait non seulement tous ses ordres, mais quelques croix qu’il avait empruntées à des amis. A sa droite, il avait Mme Bigorneau. Corsage à peine échancré: Élise aimait mieux réserver des surprises à celui de ses voisins de table qu’elle appellerait à des entrevues plus intimes. Elle portait simplement des palmes académiques en diamant. A gauche du vidame, Marthe elle-même. Comment se trouvait-elle là? On va peut-être crier à l’invraisemblance. Et puis après? Est-ce que la vie est vraisemblable? Est-ce que la _Princesse de Bagdad_ est vraisemblable? Est-il vraisemblable qu’un simple ouvrier tanneur parvienne aux plus hautes dignités? Et, si j’avais le temps, je vous raconterais des traits de mon existence qui sont à peine croyables... Marthe s’était liée sur la pelouse de Longchamp avec les petites Buthenblant; elle leur avait offert une place dans le fiacre qui la ramenait, et, comme une politesse en vaut une autre, les jeunes filles l’avaient invitée à dîner. X..., prévenu par dépêche, était venu la rejoindre; ils se trouvaient donc dans la place. Vous voyez comme c’est rudimentaire. En face du vidame, sa fille aînée, Odette, et sa fille cadette, Odyle, toutes deux très décolletées, comme il sied à deux filles honnêtes et qui n’ont rien à cacher dans le présent, sinon dans le passé. D’ailleurs, ce procédé est de simple probité envers les célibataires à marier. Maubeck, assis entre elles, semblait très gêné; il s’efforçait de ne pas avoir l’air de regarder ce qui ne le regardait pas, et, en outre, un réflexe de naturelle curiosité le poussait à considérer ses voisines; la peur de paraître mal élevé gâtait tout son plaisir. Enfin, il aperçut que Marthe, devant lui, était aussi fort galamment dévêtue; alors il trouva où fixer ses yeux, par-delà le prétexte d’un compotier et sans blesser la bienséance. Plus loin, X... causait avec Odyle, et la conversation, assez indifférente au-dessus de la table, était plus animée au-dessous: X... faisait, comme on dit, un pied de cour. Près d’Odette, le notaire Bigorneau se multipliait en petits soins; il affirmait à la jeune fille qu’il pourrait être son père, afin de risquer certaines privautés, et, dès qu’elles avaient été acceptées sans récriminations, il lui affirmait, soudain rajeuni, qu’il pouvait être encore son cousin. Pour remplissage, il y avait un certain nombre d’invités qui se bornaient à jeter quelques brindilles d’onomatopées dans le feu de la conversation; ils mangeaient peu, comprenant que leur rôle effacé ne leur accordait pas le droit de puiser plus d’une cuillerée dans chaque plat. Ces convives sans importance se connaissaient, se parlaient à mi-voix et se confiaient des soupçons outrageants sur la moralité des invités nouveau-venus et mieux partagés. Enfin, Marthe comprenait qu’elle se trouvait dans le _vrai_ monde. Au début du dîner, le vidame, s’adressant à Bigorneau, lui dit: --Mon cher notaire, j’ai eu la délicate attention d’inviter le capitaine Napau, votre ami. Aussitôt, trois figures se décomposèrent: celle de X..., furieux de retrouver partout son remplaçant; celle de Bigorneau, qui redoutait qu’une indiscrétion ne révélât au capitaine la mort de son oncle, le vieux de la Ware; enfin, celle d’Élise, encore mal remise de sa dernière alerte. Pour Marthe, passive et résignée, elle acceptait d’avance sans bénéfice d’inventaire tous les événements possibles. Mais les figures se rassérénèrent quand le vidame ajouta: --Napau ne viendra qu’assez tard dans la soirée: il est retenu dans une autre maison. Bigorneau aiguilla aussitôt l’entretien dans une autre voie: --Monsieur Hicks, que pensez-vous des mines d’or? --Mais j’estime... --Vous êtes dans le vrai, reprit aussitôt le vidame, et, à l’appui de votre thèse, je citerai un fait curieux dont je fus témoin. Il entama une histoire de placer qu’il continua durant deux plats. C’était sa coutume: sachant combien il est fatigant de parler tout haut pendant que l’on dîne, et désireux d’éviter toute contrainte à ses hôtes, il avait soin--l’exquis maître de maison!--de placer ainsi quatre ou cinq longues anecdotes, pendant lesquelles il était permis aux convives de réfléchir, ou de se nourrir, ou de flirter ou de calculer leurs dépenses, ou de ne rien faire. Ou bien, il créait des discussions entre les rares amateurs de ce genre de sport. Les jeunes filles continuèrent à s’égayer avec leurs voisins, et Maubeck ne cessa de regarder Marthe dans le blanc des yeux et dans le blanc de la peau. Au dessert, les dames restèrent: le vidame voulait épargner aux maris l’ennui de raconter plus tard à leurs femmes les polissonneries que l’on se croit obligé de dire entre hommes. Ah! cet homme-là savait recevoir. On plaça au milieu de la table un narghileh muni d’autant de tuyaux qu’il y avait de convives; on l’alluma, et les liqueurs passèrent de main en main. Lors, le vidame prit la parole: --Notre ami Maubeck vient d’hériter de quatorze millions, légués par son père, le vieux M. de la Ware... --Hugh! interrompit une voix gutturale. Tout le monde se retourna; mais pouvait-on penser que ce bruit émanât du maître-d’hôtel de couleur foncée qui servait à table? Des regards soupçonneux et farceurs s’égarèrent sur un vieux parent pauvre, sourd-muet de naissance. --Notre ami Bigorneau s’emploie à mettre notre hôte en possession de son bien. Je propose de boire au repos du digne M. de la Ware et à la santé de nos amis. --Hugh! fit encore la voix. On regarda le sourd-muet, avec blâme cette fois. Seuls X... et Marthe avaient reconnu l’exclamation nationale du Mohican: l’Aiguille était là, sous le frac du maître-d’hôtel. --Toutes ces dames au salon, dit gaiement le vidame, en offrant son bras à Marthe. On se leva. Mais l’Aiguille retint Bigorneau par la basque de son habit et lui souffla dans l’oreille: --Visage blême, langue dorée, esprit pervers. Le cleb est sur la piste; l’homme sur lequel les rayons du couchant ont déteint veut vous dire quelque chose. --Où donc, que j’y coure? murmura le notaire, effaré. --Ici. Restez. Pendant qu’ils s’entretiennent, suivons les autres. Le salon du vidame était spécialement disposé pour le flirt: le prévoyant Buthenblant, soucieux avant tout de conserver un bon renom de gaieté à sa maison, avait divisé la grande pièce en un certain nombre de petits _box_ à l’aide de grands paravents de bambou laqué vert pâle, ornés de mousselines à grandes fleurs. Chacun de ces box formait donc un petit flirtoir, meublé d’un divan bas pour deux personnes, de coussins et tabourets, tablettes et veilleuse à l’électricité: aux murs, de gracieuses compositions d’Auriol. Là, les couples pouvaient s’isoler et comploter. D’heure en heure, un esclave frappait contre les paravents, apportait à boire et se retirait discrètement. Auprès de la cheminée, un espace libre était réservé pour ceux qui souhaitaient se réunir. Les invités, chacun avec sa chacune, avaient pris place entre les paravents; le vidame avait soin de caser son monde, et, apercevant X... tout seul, il fit signe à Odette de l’aller rejoindre dans la stalle qu’il s’était choisie. Odette accourut toute en mousseline rose et sourires, et s’assit aux côtés d’X... --Vous cherchez quelque chose, mademoiselle? dit-il assez gauchement. --Oui: vous. Je vous ai trouvé, je suis contente. --Et... à quoi puis-je vous être bon? --Mais à flirter, parbleu! --Je ne sais pas: j’arrive de ma province. --Oh! je ne tarderai pas à vous apprendre. Pour commencer, prenez ma main droite et serrez-la doucement entre vos mains. --Oui... Et puis? --Approchez-vous petit à petit jusqu’à me frôler... Mieux encore: soyons comme en un wagon complet. --Soit... Et puis? --Penchez-vous sur moi tout à fait, et essayez de découvrir derrière le cristallin de mes yeux les pensées complexes qui n’y sont pas. --Voilà... Et puis? --Oh! que vous êtes emprunté! Mais posez-moi une foule de questions saugrenues et grossières; amenez-moi à vous décrire mon âme, puis mon corps; tâchez de savoir si je suis instruite de choses que je dois ignorer et laissez-moi comprendre le double sens des ingénieuses porcheries que la digestion vous inspirera; arrivons ensemble à de telles confidences et de tels rapports que nous nous dégoûtions mutuellement et que vous ne me désiriez même plus pour maîtresse. --Est-ce flirter?... Vous exigez... --Si, si. J’en ai vu bien d’autres. Si vous vous dérobez, je croirai que vous me dédaignez. Mais n’oubliez pas que quelqu’un agit de même, à la même heure, avec votre femme. --Vous êtes charmante, reprit X..., enthousiasmé; vous êtes un miracle de grâce ingénue. --Allez-y. Il n’y a pas de danger: je ne mords pas. Parlons du baiser et de l’union des âmes, tandis que nos mains voisinent. C’est l’heure délicieuse où l’on retourne aux états préhistoriques. Voyez: je vous tends mon cœur, mon âme, mes lèvres, mon corps, enfin tout, sauf ce qui serait le complément obligé du don de moi-même; mais c’est si peu de chose, en vérité, que je le réserve à mon futur mari.» Ainsi, les hôtes du vidame passaient agréablement le temps; les invités sans importance, ceux qui n’avaient pas le droit au flirt, pratiquaient des trous imperceptibles dans les paravents afin de suivre les évolutions des couples voisins, et, à ce jeu, chacun trouvait son compte. Cependant, Maubeck s’était assis près de Marthe, et, avec l’aisance d’un habitué, il l’avait attirée contre sa mâle poitrine. --Chère madame, dit-il, ne pensez-vous pas qu’il serait bon d’éviter les préliminaires et d’entrer en matière sans délai? Marthe, toujours étonnée et faible, acquiesça. --Donc, appelez-moi Jean-Louis tout court. Je ne reviendrai pas sur ce que mes yeux vous ont dit durant tout le repas... --Ils parlaient éloquemment! --N’est-ce pas? Vous avez donc compris leur langage?... --Oui; mais... dites-moi... _pas ici?_ A cet aveu naïf, Maubeck ne se sentit pas de joie. Soudain, il songea: «Diable! je n’ai pas de garçonnière élégante; ma chambre est orde et puante; je ne saurais mener cette femme du monde dans un hôtel garni; il me faut à toute force un intérieur capitonné... Oh! que je suis sot! Pourquoi chercher si loin? A cette heure, la domesticité dîne, les maîtres de la maison et les invités sont retenus ici. J’ai l’hôtel des Buthenblant à ma disposition et n’hésite que sur le choix des chambres. Il dit à Marthe: --Chère madame, vous plairait-il de visiter avec moi l’étage supérieur? Filons sans attirer l’attention. Ils quittèrent le salon; Maubeck conduisit Marthe à travers les couloirs jusqu’à la chambre du vidame, et alors... Alors, ô portraits de famille, ancêtres figés dans les cadres, nobles aïeux engoncés dans la fraise, vous vîtes ceux qui la cueillaient à votre barbe, et vous ne descendîtes pas! Maubeck profana la couche du vidame. Marthe, résignée, n’eut pas un mouvement de révolte; uniquement préoccupée de guetter les bruits du dehors et les pas des intrus qui pouvaient survenir à l’improviste, elle se soumettait, indifférente, à cette nouvelle fantaisie de la destinée. Aussi bien, puisqu’elle avait fait le bonheur de tant de contemporains, pourquoi se fût-elle refusée à Maubeck, sinon par caprice? Au moment où ils se ressaisissaient l’un et l’autre et se préparaient à redescendre au salon, un bruit formidable retentit à l’étage au-dessous. JULES RENARD XVIII LE DUEL --Cocher, vous vous arrêterez à la prochaine pissotière. Le cocher n’y manqua point. Maubeck descendit le premier du fiacre, fit descendre l’Aiguille et, comme un domestique stylé, tint la portière ouverte. Bientôt l’Aiguille remonta, et Maubeck dit encore au cocher: --Vous vous arrêterez à la prochaine pissotière. Le cocher pensa ce qu’il voulut, mais il garda ses réflexions pour lui. Chacun ses besoins. On le prenait à l’heure. Plus on l’arrêterait, moins on le fatiguerait. --Mon cher Mohican, dit Maubeck à l’Aiguille, nous ne nous arrêterons jamais assez. --Pourtant, dit l’Aiguille, une fois suffit. --Laissez-moi vous soigner, dit Maubeck. Je vous ai promis et je me suis promis que vous sortiriez sain et sauf de ce duel, et j’en réponds si vous m’obéissez à la lettre. D’abord, urinez, urinez. Un coup d’épée dans une vessie pleine peut être mortel, et ce n’est rien quand on a pris ses précautions. Allons, descendez une dernière fois: je serai tranquille. --J’aurais préféré étrangler le notaire, dit le Mohican. --Et le manger après, sauvage incorrigible! dit Maubeck. Il était temps de vous l’arracher. --Pourquoi ne voulait-il pas me rendre mes millions? --Comme ça, tout de suite, en pièces de dix sous? Tu t’imagines qu’un notaire va en soirée avec quatorze millions dans sa poche et que, sur un signe du premier Peau-Rouge venu, il doit les lui compter. --Les aura-t-il là-bas? --Là-bas, il aura une épée pointue, phéniquée et passée au feu, et il essaiera de te crever le ventre. Et c’est très gentil de sa part. Il avait le droit de te faire arrêter, mener au poste et condamner, pour coups et blessures, à six mois de prison. Il aime mieux se battre. Ce goût m’étonne chez un notaire. Il doit être rudement fort à l’épée. Je te conseille de bien te tenir. As-tu pris une leçon hier? --L’escrime m’ennuie, dit le Mohican bref. --Tous les mêmes, ces duellistes! dit Maubeck. Ceux qui manient une épée comme un parasol sont les plus enragés. Celui-ci saute à la gorge du notaire; j’accours, je lui épargne un assassinat, je lui arrange un duel et lui donne l’adresse d’un maître d’armes pour qu’il figure décemment sur le terrain; il ne bouge pas, il s’en moque, il attend les bras croisés, et moi, simple témoin, je me tourmente à sa place, je prends deux leçons par jour au lieu d’une, et je relis mon code d’homme d’honneur, et je m’entraîne, et je suis prêt, tandis que tu ne songes même pas à écrire ton testament. Il faut que je prépare ce petit papier où tu n’oublies point tes amis et que je te prie de le signer et de le dater. Cocher! arrêtez-nous devant un café. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Maubeck, le journaliste, raisonnait sensément. La succession de la Ware attirait par trop d’amateurs. L’heure était venue d’en supprimer quelques-uns. Après la querelle, il avait dit au notaire suffoqué: «L’occasion est bonne: ce Mohican ne sait tirer que l’arbalète. Vous êtes un sournois pilier de salle d’armes: délivrez-nous du Mohican.» Et il disait au Mohican: «Vous en avez une veine! Le notaire embrouillait si habilement vos affaires qu’il vous fallait plaider. Le procès durait dix années. Puisqu’il commet la sottise de se battre, d’un seul coup infaillible que je vous montrerai, renvoyez ce notaire à ses aïeux.» «Et si, comme je l’espère, pensait Maubeck, le notaire véreux et le Mohican légitime s’embrochent l’un l’autre, le soir même je me présente à l’étude avec ce papier en règle, je donne cent sous au clerc et je râfle l’héritage. C’est propre, et d’une suffisante logique.» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ils arrivèrent les premiers au rendez-vous, suivis d’un second fiacre où se trouvaient le médecin et l’autre témoin. Le médecin portait sa boîte; le témoin, une paire d’épées. L’endroit choisi était une vieille salle de bal de la banlieue, où seuls les duellistes s’obstinaient à danser encore et que le propriétaire mettait gracieusement à la disposition de ces messieurs, au prix de cinquante francs la séance. Maubeck prenait déjà l’air narquois d’un homme correct qu’on va faire poser, quand Bigorneau et ses témoins parurent. Dès qu’il les vit, Maubeck éleva son chapeau vers le ciel, puis l’abaissa lentement, ainsi qu’un haltère, et le Mohican crut qu’il allait le poser sur le sol et le ramasser ensuite avec ses dents. Tous ces messieurs l’imitèrent, solennels, excepté le dédaigneux Mohican. --Salue donc, lui souffla Maubeck: le duel, c’est l’art de saluer. --Je veux lui sucer le sang, dit l’Aiguille. --Tâche d’être convenable, dit le journaliste, et ne me trouble pas dans mes délicates fonctions de directeur de combat. De la pointe du pied, il mesura la distance sur le plancher, et, comme ça ne marquait pas, il recommençait gravement. Il jeta deux fois une pièce en l’air. Elle retomba sur pile ou sur face, comme il lui plut. Personne ne vérifia, et Maubeck dit, imperturbable: --A nous les épées, à vous la place, messieurs. Les médecins ouvrirent leurs boîtes, allumèrent une lampe et, à la manière des aiguiseurs de couteaux, promenèrent les épées au-dessus de la flamme. Très intéressé, l’Aiguille suivait de si près ces préparatifs de guerre qu’à chaque instant Maubeck devait l’écarter. Bigorneau marchait de long en large, les mains derrière le dos, et feignait de regarder, pendus au mur, des cadres que les crottes de mouches enveloppaient comme d’une légère dentelle à petits pois. --Déshabille-toi dans un coin, dit Maubeck à l’Aiguille. Et il surveilla lui-même la toilette de Bigorneau. Le notaire, qui portait d’habitude un lorgnon, avait acheté, pour la circonstance, sur l’avis du plus compétent de ses témoins, des lunettes bleues à travers lesquelles il voyait noir. Elles étaient énormes comme celles des casseurs de cailloux. Selon le témoin expérimenté, elles devaient protéger les yeux et effrayer l’ennemi. Comme, dans leur altercation suivie de voies de fait, l’Aiguille lui avait griffé, mordu peut-être le visage, Bigorneau s’était collé au front, aux pommettes et au nez, des carrés de taffetas gommé. Ils complétaient son aspect terrible, et un observateur étranger, même attentif, aurait malaisément deviné lequel, du notaire ou de l’Aiguille, pouvait se dire le véritable Mohican. Cependant, Maubeck tâtait Bigorneau et frappait sur sa poitrine pour voir si elle ne sonnait pas la cuirasse traîtresse. --Otez vos bretelles, lui dit-il. --Mais mon pantalon va tomber, dit le notaire. --L’usage de la main gauche n’est pas interdit pour retenir son pantalon, répliqua Maubeck. Comme il palpait plus bas, il fronça les sourcils: --Qu’est-ce que je sens là? Un bandage? Un bandage pare un coup d’épée: enlevez, dit-il sèchement. --Jamais, dit Bigorneau. Tout croulerait. J’aurais l’air de me battre ventre à terre. On délibéra longuement. Les médecins, consultés, se consultèrent, et un témoin spirituel dit à Maubeck: --Personne n’empêche votre ami de mettre une ceinture de chasteté. Ce n’eût pas été du luxe, car l’Aiguille attendait la fin de cette discussion dans son coin, tout nu. Maubeck lui avait dit: «Déshabille-toi.» Il venait d’obéir. Avec une égale docilité, il remit sa culotte. --Du calme, lui dit Maubeck. Garde-toi d’attaquer et de te fendre. Pare et riposte. Si tu bêtifies, si tu te précipites comme un fou, si tu me déshonores, je ne te revois de ma vie. Puis il rapprocha les deux adversaires. Il offrit à chacun une épée, saisit les pointes, non sans péril, car celle du Mohican faillit l’éborgner, et, les joignant sur sa propre poitrine: --Allez, messieurs, dit-il, et faites en gens d’honneur. Aucun n’alla. Le Mohican se retint parce que c’était la consigne formelle, et le notaire, par tempérament. A la première reprise, les épées ne se touchèrent pas. Le Mohican, debout sur ses jambes, tenait son épée comme on tient une règle pour s’assurer qu’elle est droite, et le notaire, baissé, qui semblait perdre son derrière, tournait mécaniquement la sienne comme pour percer un tonneau de vin ou remuer une vague salade. --Halte! dit le témoin chargé de compter les deux minutes de reprise. Maubeck emmena l’Aiguille d’un côté et, les dents serrées, lui cria, d’une voix de gorge: --Bravo! tu tiens ton homme. Il n’en peut déjà plus. En effet, de l’autre côté, le notaire se livrait comme un poulain à ses témoins, qui lui couvraient les épaules, l’asseyaient et lui faisaient avaler un verre de rhum. A la deuxième reprise, il y eut un léger choc d’épées. Le Mohican ne s’en émut pas et resta immobile. Quant au notaire, après avoir d’abord tâtonné comme un aveugle de son bâton, il semblait vouloir tricoter maintenant, et on entendait parfois le son des crochets. --Halte! dit l’homme à la montre. --Parfait, dit Maubeck au Mohican. Tu le tiens toujours, et je donnerais cher pour être à ta place. Marche pourtant un petit peu. A la troisième reprise, il parut évident que, seule, la chute du plafond pouvait occasionner mort d’homme. Car, si le Mohican marchait à petits pas, comme c’était prescrit, le notaire reculait d’autant, et la zone de sécurité ne diminuait point. De nouveau, on se reposa. Les témoins du notaire lui épongèrent le front, et il suça une pastille et quelques grains de raisin. Et Maubeck répétait à l’Aiguille: --Ça va de mieux en mieux. Patience: il ne reculera pas jusqu’à demain. Mais, à la quatrième reprise, Bigorneau prouva qu’il était capable de faire à reculons le tour du monde. Il ne tremblait plus. Au début, il redoutait une catastrophe. A présent, il reculait presque rassuré et préoccupé seulement de retarder la légendaire piqûre. Déjà les témoins commençaient de sourire et d’échanger leurs impressions. --Ça se passera bien, disait l’un. Nous terminerons au premier sang. --Oui, disait Maubeck, quoique mon client m’inquiète: il bout. --M. Bigorneau nous a juré d’être sage, dit un autre. Pourvu qu’il ne s’énerve pas! C’est une bonne idée que nous avons eue d’interdire les corps-à-corps. Et les médecins se disaient, d’un ton poli: --Serrez votre trousse, mon cher confrère: la mienne suffira. Ils sifflotaient, chantonnaient et se proposaient une partie de savate pour tuer au moins le temps. A la cinquième reprise, tous eurent une grosse peur. La lutte s’avivait. Le poignet du Mohican semblait sérieusement menacé. Témoins et médecins se penchèrent, au risque de se faire crever les yeux. Ils visaient pour Bigorneau. Du doigt, ils lui auraient indiqué la bonne place, celle qu’une égratignure intéresserait entre toutes. Acharné, Bigorneau lardait, lardait, dessus, dessous, à côté, dans le vide, et le flegmatique Mohican, la main gauche levée, son inutile lame horizontale, ne s’y opposait pas. Maubeck cria: «Halte!» trois fois, vainement, pressa le poignet, pinça la peau. Il n’y avait rien. L’assistance poussa un soupir de satisfaction désolée. A la sixième reprise, quelqu’un parla de commander de la bière pour tous et un bouquet pour le glorieux vainqueur, qu’on ne pouvait manquer de connaître prochainement. Mais à la septième reprise, le Mohican parla. --Assez! dit-il. Vous n’êtes que des chiens! Il bondit vers Bigorneau, le débarrassa de son épée, et, brandissant les deux, une dans chaque main, il se mit à courir par la salle de bal, avec des hurlements farouches, cavalier seul, sur un cheval imaginaire. --La bête s’échappe du Parisien, cria Maubeck; elle va nous massacrer. Sauve qui peut. Mais tous étaient déjà dehors. Maubeck eut la présence d’esprit d’enfermer à clef le Mohican dans la salle de bal, où, prisonnier forcené, il put rugir à son aise et transpercer de coups d’épée furieux la redingote de Bigorneau. TRISTAN BERNARD XIX OÙ LA SITUATION SEMBLE S’ÉCLAIRER, MAIS BIEN FAIBLEMENT Le Mohican rugissait encore dans la salle de bal que Maître Bigorneau était déjà rendu à sa chère étude et que Maubeck, tout à ses noirs projets, arpentait sinistrement la rue des Vieilles-Haudriettes. Ce même jour, mesdemoiselles de Buthenblant, après les fatigues du bal, s’étaient levées assez tard et s’habillaient pour le garden-party de la comtesse de Romadère. Vénus Astarté, surgissant de son vaste tub d’onde amère, était plus marmoréenne sans doute, mais moins séduisante qu’Odette de Buthenblant procédant à sa toilette matinale, et, pour les murs tendus de la chambre claire, c’était le cas ou jamais d’avoir, non pas des oreilles, mais des yeux. Odyle, déjà prête, sa fine tête blonde disparaissant entre deux manches énormes de surah vert clair, considérait longuement, appuyée à la cheminée, un fin portrait d’enfant. --Tu ne devrais pas laisser traîner ainsi le portrait d’Albin, dit Odette. Moi, je cache soigneusement celui de mon petit Réginald. Pense donc: Courteline n’aurait qu’à entrer un jour dans cette chambre! Lui qui nous croit si pures, si innocentes! Quel sale coup pour la fanfare s’il apprenait que nous nous sommes... surtout qu’Albin te ressemble joliment! --Ces bons gosses! dit Odyle. Qu’il me tarde de les revoir! Albin a trois ans et un mois, sans que ça paraisse, et ton Réginald va sur ses quatre ans. Je voudrais les avoir une minute, rien qu’une petite minute. Voici deux mois, sais-tu? qu’ils sont à l’université d’Oxford. --C’est égal. Nous avons bien fait de les y envoyer. Papa commençait à les raser avec son éducation spartiate. --Cette idée d’avoir soûlé devant eux Fred, le palefrenier! D’autant plus que, comme essai d’exemple salutaire, ça m’a paru plutôt raté. Fred était tellement drôle avec ses zigzags que les deux petits se sont mis à l’imiter. Ils étaient ravis. Pendant huit jours, ils ont joué à faire l’homme soûl, et ils ont conçu une grande admiration pour Fred, parce qu’il faisait l’homme soûl beaucoup mieux qu’eux. Décidément, Courteline a tort s’il pense que le fait d’avoir eu un gosse, deux gosses, trois gosses suffit à rendre les femmes moins ingénues. Celles-là, Odette et Odyle, étaient aussi fraîches, plus fraîches encore qu’avant leur mésaventure. Étant mieux renseignées, elles ne s’égaraient pas, à l’instar de certaines vierges de leur âge, dans des hypothèses plus ou moins sadiques. Les hommes ne leur apparaissaient pas comme des êtres inconnus, mystérieux, minotauresques. A la suite de leur première expérience, elles disaient simplement: «Les hommes sont des canailles et des menteurs», sauf à s’imaginer, à la première déclaration d’amour émanant du premier godelureau venu, que celui-là, au moins, faisait exception à la règle. (Notation psychologique très subtile.) Quand Odette fut prête, Odyle appela la vieille nourrice qui, les jours où elles étaient des jeunes filles bien élevées, les accompagnait chez leurs amies. Et il n’y avait de leur part aucune hypocrisie. Ce n’est pas le rang social, mais l’élégance de leur costume qui empêche les jeunes filles de bonne famille de sortir seules. (Fine remarque.) Voici donc les petites Buthenblant en route avec leur gouvernante. Ce sont, tout compte établi, deux petites filles parfaites, à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession plus facilement sans doute qu’après confession. Quittons ces demoiselles au coin de l’avenue Montaigne et retournons au logis de X... Marthe et son mari, après une nuit calme, s’éveillent gaiement dans le grand lit d’acajou. Entrons... Non. Attendons un instant. On ne peut pas entrer en ce moment. --Après déjeuner, dit X... à sa femme, j’irai prendre des nouvelles de notre ami l’Aiguille et voir s’il s’est bien tiré de son duel avec le notaire. Pendant ce temps, toi, qui n’as rien à faire, tu pourras pousser jusqu’à l’étude Bigorneau, où tu tâcheras d’avoir des tuyaux exacts sur cette fameuse succession. Tu me feras penser également, ce soir, à mon rendez-vous du Café du Théâtre. X... sortit, comme il avait dit, sitôt son déjeuner terminé, et Marthe, une demi-heure après, quitta, elle aussi, la maison de l’avenue Montaigne. Mais elle n’avait pas fait vingt pas qu’elle tressauta. Le capitaine était devant elle. --Aline! dit-il avec une émotion, Aline! j’ai à vous parler. Qu’était donc devenu cet énergique homme de guerre depuis cette nuit inoubliable où, après de terribles pérégrinations, il finit par rencontrer son ancienne femme dans une charcuterie du quartier des Halles? On se souvient qu’à ce moment le capitaine, de plus en plus énervé par des déceptions successives, n’avait pas été mécontent d’aborder à ce havre de salut. Il avait donc accompagné sa femme dans une vieille maison de la rue Saint-Honoré. Cette vieille maison eût mérité d’être classée dans les monuments historiques, moins sans doute en raison de son architecture que des événements de haute importance dont elle avait été le théâtre. On y montrait encore la salle basse où le sage Turgot, le lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes, se rencontra avec Agrippa d’Aubigné. On sait que cette entrevue fut en quelque sorte le signal de cette longue série de coups d’État qui débute par la conspiration des poudres pour aboutir si tragiquement à l’assassinat de Warwick. A la même table où s’était signé ce complot, le terrible Concini devait élaborer plus tard son projet de blocus continental. Mais les historiens ne s’accordent pas sur ce point. Et l’autorité de Philippe de Commines est singulièrement diminuée par cette considération qu’ayant rompu toute attache avec Robert Peel et Buckingham, il devait être naturellement porté à ménager les susceptibilités de la famille de Habsbourg. Après cette petite débauche d’érudition, revenons, s’il vous plaît, au capitaine, que tous ces souvenirs historiques occupaient moins à la vérité, que la perspective d’arriver prochainement à ses fins. A la lueur d’une courte bougie, ils montèrent l’escalier de pierre. Comme ils arrivaient au deuxième étage, une porte s’ouvrit et une bonne apparut, qui dit précipitamment à la femme du capitaine: --Madame, l’oncle Bob est là. Madame eut un sursaut d’impatience. Elle se tourna vers le capitaine: --Que c’est ennuyeux, chéri! Tu ne peux pas rester ce soir. J’ai chez moi un vieil animal d’Africain que je ne peux pas balancer. Le capitaine mordit sa moustache. --Enfin, tant pis! dit-il à la fin. Que veux-tu? ajouta-t-il, résigné, j’en serai quitte pour revenir demain. Il lui restait deux francs. Il alla coucher à l’hôtel du Renard-Blanc et de la Boussole. Le lendemain, dans l’après-midi, il s’en fut prendre chez le concierge de l’avenue Montaigne les six chemises et le costume neuf que Marthe y avait fait descendre. Il trouva dans une poche un portefeuille et un billet de cinq cents francs. C’était une attention délicate. Le capitaine ne s’attarda pas à penser qu’elle eût été plus délicate encore si l’on avait joint au billet de cinq cents francs les quelques milliers de francs de titres au porteur qu’il avait laissés dans le coffre-fort de X... Toute la journée, ayant ses six chemises sous son bras, son costume neuf sous l’autre, il se promena, un peu abruti, dans les rues de Paris. Parfois, il s’arrêtait à la terrasse d’un café, où il occupait trois chaises, pour lui et son bagage. Les paquets s’abîmaient. Il fallait à chaque instant les reficeler. Vers six heures, il se décida à louer une nouvelle chambre, comme entrepôt. Puis, pour tuer le temps, il alla jusqu’au dîner dans une académie de billard. Il avait sur lui de quoi s’amuser. Mais, à cette heure, les femmes ne lui disaient plus rien, hormis une seule, qui était Marthe. Il la connaissait des pieds à la tête, depuis le grain de rousseur qu’elle avait sur le front, près d’un sourcil, jusqu’au durillon invétéré qui tachait de jaune foncé son petit orteil. Ah! Aline! Il s’était cru lassé, presque écœuré d’elle. Et, maintenant, il sentait l’attachement qu’il avait pour elle, après cette séparation d’un jour. Aussi le soir, ne retourna-t-il point rue Saint-Honoré, où, d’ailleurs, il eût risqué de rencontrer le mystérieux oncle Bob. Il se coucha de bonne heure, dormit mal et résolut d’aller attendre Marthe le lendemain, devant sa maison, afin de lui parler à tout prix. --Aline, lui dit-il d’un ton précipité, il faut que tu sois à moi encore. Je te veux. Je ne peux pas me passer de toi. Je ne te demande pas de reprendre la vie commune. Mais je veux que tu sois à moi de temps en temps. Il le faut. Marthe repartit doucement: --Quand tu voudras. --Tout de suite, dit le capitaine. --Il faut que j’aille d’abord chez le notaire faire une course pressée. --Eh bien, nous allons prendre un fiacre, que je garderai. Je t’attendrai dans la voiture. --C’est entendu. Les voitures étaient rares. Enfin, ils aperçurent une de ces petites masures ambulantes qu’on appelle un fiacre à galerie (_fiacre à galerie_: appareil de fer et de bois pour pousser les chevaux malades). Cet équipage semblait composé d’un cheval aveugle et d’un carrosse paralytique. Une sorte d’Esquimau alcoolique, privé certainement de deux ou trois sens, était installé sur le siège. Le capitaine lui donna l’adresse du notaire. Une fois dans le fiacre avec Marthe, il eût bien commencé dès l’abord les hostilités. Mais la voiture traversait des rues fréquentées. Il essaya d’abaisser les stores, qui s’y refusèrent énergiquement. A la première tentative qu’il fit pour soulever la vitre, la portière poussa un grognement significatif, et le capitaine n’insista pas. --Tu ne resteras pas longtemps? dit-il avec tendresse. --Cinq minutes, répondit Marthe. Elle entra dans l’étude et demanda Maître Bigorneau... Maître Bigorneau allait être libre à l’instant. --Il y a du nouveau, monsieur Phaltzar, disait le maître-clerc à un client élégamment barbu et bien habillé. Le patron s’est battu ce matin. --Pas possible! dit M. Phaltzar. --Vous le lui demanderez, dit le maître-clerc. Il s’est battu comme un lion, paraît-il. «Pendant trois quarts d’heure, nous a-t-il dit, j’ai tenu mon adversaire devant mon épée. Il était écumant. Il ne tenait qu’à moi de faire deux pas en avant. J’aurais pu le transpercer de part en part.» Quand le notaire fut libre, le monsieur bien habillé passa galamment son tour à Marthe, qui entra chez le patron. Que se passa-t-il dans le cabinet notarial? Bigorneau, enhardi par ses aventures de guerre, se montra-t-il entreprenant? Marthe ne sortait plus, et le monsieur bien habillé s’impatientait au point de regretter sa galanterie de tout à l’heure. Il dit au principal clerc: --Prévenez donc Maître Bigorneau que je n’ai qu’un mot à lui dire. Qu’il vienne me parler sur le pas de la porte. Mais, au coup frappé à la porte, une voix essoufflée répondit: «Tout à l’heure!» Alors le monsieur bien habillé en prit son parti. Il appela le petit clerc de l’étude: --Tiens, voilà dix sous. Descends jusque dans la rue. Tu verras un monsieur dans une voiture et tu lui diras ceci: «La personne qui était avec vous me charge de vous dire d’aller l’attendre au buffet de la gare de Lyon. Elle y sera dans une heure.» Le petit clerc descendit. Il y avait deux voitures devant la porte: une victoria vide et un fiacre à galerie. Dans le fiacre à galerie se trouvait un monsieur d’un certain âge, et qui se faisait encore plus vieux. --Monsieur, dit le petit clerc, la personne qui était avec vous me charge de vous dire d’aller l’attendre au buffet de la gare de Lyon. Elle y sera dans une heure. Le capitaine réfléchit quelques secondes. Puis, froidement: --Bien, dit-il. Et il donna au cocher l’adresse de la gare de Lyon. La masure ambulante s’ébranla, en pleurant de tous ses essieux. Le petit clerc remonta à l’étude. Sur ces entrefaites, un monsieur qui fumait nerveusement son cigare, en se promenant le long de la victoria vide, tira sa montre: --Cet animal de Phaltzar n’en finira pas. Il en avait pour deux minutes soi-disant. Et il est là depuis une demi-heure! Il ne s’épate plus. GEORGES COURTELINE XX UN BOUGE Nos lecteurs n’ont pas oublié la recommandation faite au capitaine par le vidame de Buthenblant: «Vendredi, à une heure du matin, au coin de la rue Germain-Pilon et du passage Piemontesi.» Le capitaine, que la curiosité avait empêché de dîner, fut au rendez-vous à l’heure dite. Nous devons même à la vérité de confesser qu’il y arriva un peu saoul, ayant passé toute sa soirée au Clou, à absorber bock sur bock en se faisant traiter d’idiot et de prop’-à-rien par le père Chamouillet, qui appelle ça «jouer au whist». Une forme haute surmontée d’un haute-forme et qu’enveloppait des pieds au col un manteau de conspirateur se dressait, à l’endroit désigné, vague dans le vague, plus vague, de la nuit. Le capitaine pensa: --C’est lui. C’était le vidame en effet. Les deux hommes marchèrent l’un à l’autre. --Qui va là? --Capitaine Napau. --Vidame de Buthenblant. --Serviteur au vidame. --Capitaine, c’est moi qui suis le vôtre. Le bruit de deux mains qui se secouent en une étreinte affectueuse troubla le silence de la rue. --Vous êtes toujours dans les mêmes dispositions? dit le vidame de Buthenblant. --Certes. --Je ne doute point de votre bravoure, mais les révélations que vous allez entendre dépassent tellement... Le capitaine l’interrompit: --Quelles qu’elles soient, quelles qu’elles puissent être, je jure de les écouter du même œil imperturbable dont j’ai cent fois, au cours de ma longue carrière, regardé le danger et la mort. --C’est bien, dit le vidame; je vous crois. Entrons ici. C’est un petit café tranquille où il n’y a que des souteneurs. Nous serons très bien pour causer. En même temps, il posa les doigts sur le bec de cane, qu’il fit jouer, d’un établissement de marchand de vin, dont la façade, masquée de mousselines empoussiérées, mettait dans les ténèbres profondes du dehors la louche et indécise clarté d’une veilleuse. La porte s’entr’ouvrit. Comme le capitaine allait en franchir le seuil: --Attendez! murmura le vidame. Jetez d’abord un coup d’œil et prêtez l’oreille à ce qui va se dire. Le capitaine obéit. Il regarda, l’œil collé à l’entre-bâillement de la porte. C’était le bouge infâme lui-même, une turne immonde, au plafond bas, que la fumée des pipes avait culotté d’un ton de caramel et que semblait fortifier de tourelles intérieures une longue théorie de tonneaux accotés les uns aux autres. Devant le comptoir d’étain, que le vin débordé des verres sillonnait de rigoles violacées, quatre buveurs se tenaient debout, quatre gars râblés et puissants, dont les casquettes hors de toute vraisemblance trahissaient la profession innommable, non moins que la coupe des cheveux, les moustaches en crotte de lapin et la cravate groseille à maquereau. Nous demanderons à nos lecteurs de leur présenter, sans plus tarder, ces différents personnages: Le premier s’appelait Poussevent, dit la Mouillette. Le second s’appelait Painracis, dit le Pétrousquin-des-Familles. Le troisième s’appelait Foirotte, dit Honoré (pourquoi Honoré?). Le dernier... (Je rougis devant un tel aveu!) le dernier... (Donnez-moi, mon Dieu, la force d’aller jusqu’au bout!...) le dernier s’appelait l’Aiguille, dit le dernier des Mohicans!! Faisant revivre en la mémoire reconnaissante, l’image du chanteur Rivoire, dont Jules Jouy a écrit avec raison qu’il avait été l’un des plus admirables comiques de ce siècle, et qui émerveilla mon adolescence, jadis, au Concert-Parisien, par sa création de Grenouillard; il était habillé de la façon suivante. Un grimpant à larges carreaux alternativement blancs et noirs, retenu sur le ventre par une ceinture écarlate haute de vingt-cinq centimètres, lui moulait les cuisses et les genoux, puis s’achevait en entonnoir renversé sur la tapisserie aux tons fins de deux pantoufles illustrées, représentant, l’une, une pipe posée sur un paquet de tabac; l’autre, un as de cœur, grandeur naturelle, cachant la tige d’une rose encore en bouton. Sur son veston de velours brun, à côtes, scintillait une constellation de boutons de cuivre repoussé, encadrant des têtes de molosses aux larges gueules aboyantes. Une casquette de piqueur plongeait sur ses sourcils, qu’elle abaissait en une double barre broussailleuse vers une paire d’yeux plus flamboyants cent fois et plus féroces que des yeux de fauve. Enfin, sur sa poitrine velue, hérissée de crins comme une malle, bâillait sa chemise impudique, serrée seulement au col d’une cravate lavallière colorée en roseurs d’aurore. Justement, il était en train de narrer une aventure, et son visage exprimait l’infatuation satisfaite du monsieur qui triomphe d’en raconter une bonne. Le capitaine et le vidame écoutèrent avec attention. «--C’est bon! expliquait ce cynique personnage. Je radine donc à la carrée pour l’histoire de repiquer un peu à la galette et de me caler les profondes. Juste, j’me fous le blaire dans ma môme, qui revenait d’un coup de turbin. «J’y dis: --«Ma fille, c’est pas tout ça. Passe voir un peu à la monnaie, vu que j’m’ai fait enfler le mou au zanzi et que j’ai en bas trois, quat’ copains en train de poirotter chez le bistro.» «A dit: «--Y a rien de fait: c’est pas le jour. «--Quoi? que j’i fais alorss, c’est pas le jour?...» «Je commençais à rogner, comme de jus’. «--Oh! mais pardon! que j’dis, pardon! Faudrait voir à voir, sivouplaît, et à ne pas faire de blague avec les choses sérieuses; ça ne prend pas avec moi, le chiqué. Des pépètes ou à tabac: y a pas de milieu.» «Bon! A c’qu’a s’met pas à chialler? Moi, c’est épatant comme j’aime ça. Je tourne au vert, un vrai sous-bois! --«Ta malle! que j’y dis; ta malle! ferme-la donc: on voit Gouffé. Et pis, d’ailleurs, ça fait le compte, hein? Éclaire ou y aura de l’erreur.» «Devinez qu’est-ce qu’a me répond? Qu’a n’avait fait qu’un miché de vingt pélauds, juste de quoi payer une bavette à son gosse». A ces paroles, Poussevent dit la Mouillette, Painracis dit le Pétrousquin-des-Familles, et Foirotte dit Honoré, éclatèrent d’un rire formidable. «--Des bavettes? hurla le premier; j’te vas régaler, Octavie! «--La vie de famille, quoi! fit le second. «--Pourquoi pas une limace, tout de suite? ajouta le troisième, dont la bouche grimaça sur un rictus abominable. Pourquoi pas un col marin? L’Aiguille haussa l’épaule; il eut, de ses bras écartés, un large geste d’évidence, puis: «--Moi, là-dessus, reprit-il, la colère me prend. J’y chauffe le gniasse à pleine main et je te lui refile un marron à i en fêler le ciboulot; après quoi, j’y administre une tournée dans les règles, oh! mais là, queq’ chose de bath! C’est pas pour me fout’ de gants, mais j’ai la patte sèche quand je m’y mets! Mince de fête, oh! là là! menteur! Et aïe donc! et crache donc, bonne femme! et mon poing sur la gueule, et mon souïer dans l’ventre, et en voulez-vous, d’l’ail, d’l’gnon, d’l’échalote?... Alle en rotait!... Mon vieux, y avait de quoi se marrer! «--Oh! je m’en doute! affirma Foirotte dit Honoré, en séchant du revers de sa main ses veux, tout mouillés d’allégresse. «--V’là comme c’est! conclut l’orateur; j’suis bon fieu, mais j’aime pas qu’on rie avec l’argent.» Il appliqua sur le zinc du comptoir le coup de poing où s’affirment les convictions ardentes. «--Enfin, nom de Dieu, j’ai t’i’ tort?... Si on les laissait faire, toutes ces bougresses-là, a n’en ficheraient pas une secousse. C’est feignasse comme des couleuvres. «--Comme des couleuvres, approuva Painracis.» Poussevent, rêveur, murmura: «--Rien que des rosses! «--Comme j’i ai dit, poursuivit l’Aiguille, t’es là que tu fais de la musique; c’est de la blague! T’as qu’à patiner comme tout le monde: t’auras pus de pétard avec ton petit homme. «--Parbleu! approuva Poussevent. «--Et, pour en finir, t’as le poignon? demanda le Pétrousquin-des-Familles, qui paraissait porté à voir les choses par leurs seuls côtés sérieux. «--Des fois!» répondit l’Aiguille. Il avait tiré de sa poche une pièce de cent sous toute neuve. Il se l’appliqua devant l’œil gauche, où elle demeura comme collée, emprisonnée entre l’arcade sourcilière et le relief léger de la pommette. Il rigola: «--Mince de mirette, oh, là! là!... Hein, père Prosper, vous n’en avez pas eu beaucoup, dans vot’famille, des cousins qu’avaient l’œil comme ça?» Le patron, qui avait écouté le récit du souteneur avec une attention soutenue et l’avait salué au passage de hochements de tête approbatifs, eut le rire condescendant, plein de bonhomie, d’un négociant désireux d’être agréable à sa clientèle. Ayant déclaré avec conviction: --Est-i’ rigolo, ce l’Aiguille!... Il ferait rire un cheval, ma parole!... Qu’est-ce que ces messieurs désirent prendre? ajouta-t-il. --Entrez maintenant! souffla alors le vidame de Buthenblant à l’oreille du capitaine. --Entrons, répéta celui-ci. Pâle de colère, il était rouge d’indignation. C’était un homme très économe. Il avait inventé de se faire des casquettes avec ses vieux chapeaux, dont il sciait les bords avec un canif, réservant seulement, par devant, une visière de 10 centimètres. Il poussa la porte du bouge; puis, soulevant au-dessus de son front l’extravagante coiffure qui le recouvrait: --Salut! fit-il. Au même instant: --Ventre du Christ! exclama derrière lui le vidame. A travers le paquet de fumée qui venait de lui sauter aux yeux, il avait distingué les visages bien connus de Maubeck, de Gaspard-le-Book, de Bigorneau, de X... et de Marthe. GEORGE AURIOL XXI LES NAUFRAGÉS DE LA RUE GERMAIN-PILON Un client ayant demandé une bouteille de pale ale, le garçon commit l’extrême imprudence de ne pas répondre: «Boum!» C’est ce qui le perdit. Car, au même instant, ce mot, qu’en de telles circonstances les rites de la Limonade prescrivent formellement, ce mot «Boum!» fut proféré par une voix de tonnerre--et, brusquement l’obscurité régna dans la salle. Les plâtres, briques, moellons, torchis, stylobates, verres, petits verres, cuillers et soucoupes,--tasses, demi-tasses, bancs, petits bancs, banquettes, tabourets, pierres de sucre, cerises à l’eau-de-vie et autres accessoires se mirent à pleuvoir de toutes parts, tandis que les vitres, violemment arrachées de leurs alvéoles, s’éparpillaient sur le sol avec un fracas infernal. Que s’était-il donc passé? Ceci: Avec l’étourderie d’un jeune sanglier lancé à la poursuite d’un papillon, le garçon s’était précipité, muni d’une chandelle, dans le cabinet dit «de société», lequel n’avait pas été ouvert depuis trois jours. Or, un bec de gaz ayant été laissé, béant dans ce réduit, théâtre de tant d’idylles, une explosion s’était produite. Et voilà! Si cela ne vous suffit pas, vous êtes bougrement difficiles! Certes, je ne prétends pas qu’une explosion soit le cataclysme le plus sensationnel et le plus rare qui puisse «égayer» les tranquilles affluents du boulevard extérieur; mais ce qui me vexe, c’est de vous entendre murmurer avec «votre petit air»: --Oh! une explosion, rien que ça! Eh bien, oui, une explosion--rien que ça! Une simple explosion. Et c’est pourquoi le matériel du Café des Mecs, ordinairement si paisible, s’était mis à voltiger, tourbillonner et virevolter avec l’enthousiasme et la véhémence que nous avons mentionnés en amont de ce récit. Et vous savez, quand le matériel d’un café, fût-il blanc et hanté par les plus calmes vieux petits rentiers du quartier, quand le matériel d’un café, dis-je, prend ainsi le mors aux dents, au risque de se convertir en miettes, il y a de fortes chances pour que les clients de l’estaminet soient endommagés eux aussi avant la fin de la valse. Si je fais cette petite remarque en passant, c’est simplement pour vous faire sentir qu’une explosion n’est pas toujours un événement aussi négligeable qu’on veut bien le dire. Il y a explosion et explosion, voilà tout. Mais revenons à nos décombres... ... Malgré leur perspicacité bien connue, les sergents de ville accourus en toute hâte se rendirent difficilement compte de l’étendue du désastre. En dépit des lanternes dont ils avaient eu soin de se munir, les gardes de la place Dancourt ne virent tout d’abord qu’un épais nuage de plâtre, auquel succéda un autre nuage non moins compact et de plâtre également. Au bout d’un petit temps, pourtant, ils entendirent un gémissement et ils en conclurent que tout le monde n’était pas mort. Bientôt, le gémissement prit une forme plus précise--si tant est qu’un gémissement puisse affecter une forme quelconque--et devint un grognement. Le grognement, à son tour, se dessina très nettement et se mua en juron. Et, presque aussitôt, le juron fut suivi d’autres paroles: --Sacrebleu! dit la voix, et ma bouteille de pale-ale, garçon? Mais nul ne répondit. Et, bien qu’il ne fût plus alors qu’un informe paquet de loques sanguinolentes, le garçon tint à donner lui-même le signal de cet absolu mutisme. Ce garçon était, de son vivant, le dernier des chenapans, souteneur à ses moments perdus; mais, en somme, ce n’était pas un mauvais bougre, et personne ne trouvera mauvais, j’imagine, que je signale ici le tact et la retenue dont il fit preuve en cette occurrence. Mais passons. Lorsqu’enfin le plâtre se fut un peu dissipé, les sergots s’avancèrent sur le lieu du sinistre. Un épouvantable spectacle s’offrit alors à leurs yeux, arrondis par la stupeur. Çà et là, parmi les débris de toute nature, des corps gisaient, lamentablement déchiquetés. Sur les glaces brisées, au milieu des taches de sang, l’ironique Hasard était venu plaquer des débris de poissons rouges. Le patron de l’établissement, prématurément décapité, contemplait, la tête dans le bassin où jadis il rinçait gaiement les verres, son tronc, son pauvre tronc mutilé, sur lequel avaient coulé les liqueurs et sirops de fantaisie. Tout était ruine et deuil. --Garçon! et mon pale-ale? répéta la voix déjà entendue. Les sergots se dirigèrent vers l’endroit d’où partait le bruit, et, après mille recherches infructueuses, ils finirent par aveindre d’un tas de pardessus contre lequel ils avaient buté un personnage que vous reconnaîtriez tous sans hésiter si, usant de mon talent quasi holbeinien, il me plaisait de retracer ici son portrait. Cet homme était Maubeck le journaliste. Les sbires l’ayant mis sur ses pieds à grand’peine, Maubeck retomba presque aussitôt parmi les _covertcoats_, car il était (est-il besoin de le dire?) aussi gris que possible--plus gris même que de coutume, attendu qu’il était abominablement souillé de poussière. Malgré cela, il reconnut sans difficulté qu’il avait affaire aux gens de la police. Cela lui rendit un peu d’énergie, qu’il utilisa sans plus tarder. --Quoi? quoi? gueula-t-il. Qu’est-ce qu’il y a maintenant? Ne me frappez pas, vous savez! Vous n’avez pas le droit de me frapper. Je suis Maubeck le publiciste! Au même instant, le tas de houppelandes s’anima de nouveau, tel un océan de théâtre agité par le vent des coulisses, et de ce flot laineux surgit un monsieur dont le moindre cheveu était presque aussi gros qu’un fil de fer et dont le visage n’était pas moins coloré qu’un jambon de Westphalie. --Ah! c’est toi, Maubeck! fit le nouveau naufragé. Tu fais bien de le dire, mon garçon! Ah! c’est toi, Maubeck! Ah! fripouille! Ah! salaud! Ah! cochon! Ah! voleur! Je ne suis vraiment pas fâché de te rencontrer, Maubeck! Nous avons à causer ensemble, et, si ça ne te dérange pas, viande crue, je vais commencer la conversation à coups de soulier. Mais, devant l’inertie du journaliste, qui le regardait en souriant et non sans baver quelque peu, la fureur de l’ultime Mohican (c’était lui, vous avez bien deviné), la fureur du Mohican tomba brusquement. Ainsi tombe, sous les baisers brûlants du soleil de mai, l’enveloppe périmée de la chrysalide. Et de ce cocon rejeté par l’Indien s’évada, sonore et jovial, le papillon de la soudaine bonne humeur. --Ce vieux Maubeck! cria-t-il, en lui tendant la main. Le voilà donc, ce vieux Maubeck! ce cher et brave vieux Maubeck! Hallo! hallo! Maubeck! Comment ça va? _How are your head, old fellow?_ --Prendre un verre? articula Maubeck. --Sans doute! répondit l’autre. Jamais je ne refuse de trinquer avec un vieux copain, tu sais bien. Ah! ah! ah! ce vieux Maubeck!... Y a-t-il du temps qu’on s’est vu, hein? Qui diable aurait cru qu’on se retrouverait ici? --Arçon! pale-ale! grogna Maubeck. Le brigadier, qui avait écouté silencieusement cet étrange colloque, jugea que le moment était venu d’intervenir: --Il n’y a bas de karzon! fit-il avec dignité. C’est inudile de vaire du bodin izi. Tonnez-moi fos noms et brénoms, voilà ze que ce fous témande... fous foyez pien qu’il y a ein agzident!... --Un accident? dit Maubeck. Sur quelle ligne? Tamponnement, oui? --Mais non. C’est un egplocion. Fous êdes donc bien zaoul pour ne pas voir que l’édablizement est témoli? Avec quelque difficulté, Maubeck se dressa sur son séant et ouvrit les yeux. --Tiens! en effet, murmura-t-il, effaré. Qu’est-ce qu’il y a? Ç’a a donc changé de propriétaire ici? --Buisque ché fous tis, continua le brigadier, buisque ché fous tis que z’est une egplocion de kace... Eze-que fous foulez me vaire aller, fous, bar egzemble?... --Egplocion! dit l’Aiguille. Qu’est-ce que c’est que ça? --C’est le gaz! répondit Maubeck, c’est le gaz qui s’est montré trop expansif! Là-dessus, il se releva péniblement et, saisissant le bras de l’Indien comme une bouée de sauvetage, il s’y accrocha avec frénésie. --Trop expansif! répéta-t-il. Se méfier des effusions de ce gaillard-là! Trop expansif, le gaz! Trop expansif! Ce disant, il grimpa sur les gisants pardessus, lesquels se remirent aussitôt à grogner et à déferler furieusement. Un macfarlane projeté aux cinq cents diables fut immédiatement suivi d’un cyclone de pèlerines, et X... apparut, frais comme l’œil. --Il fait chaud ce soir, constata-t-il simplement. Puis, laissant traîner un vague coup d’œil sur les environs, il demanda: --Qu’est-ce qu’il y a donc? --Z’est un egplocion, expliqua le brigadier, un egplocion de kase. Fous allez venir avec moi au boste... --Pourquoi? Nous n’avons pas fait explosion, nous... --Za ne fait rien. Il faut tonner fos noms et brénoms. --Une minute alors! répondit X... Nous avons des amis et des parents là-dedans: il nous faut les reconnaître... Monsieur le brigadier, voulez-vous avoir la complaisance de bien vouloir nous éclairer, s’il vous plaît? Le brigadier, muni de son falot, suivit X... et l’Aiguille, qui se mirent en devoir d’inspecter Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit. Ils constatèrent ainsi le décès de Marthe, de Bigorneau, du capitaine, de Gaspard le Book et d’une quantité de filles et seigneurs sans importance. Le vidame n’était qu’évanoui. --Bigorneau est scalpé, fini, ratiboisé, souffla le Mohican. Bonne affaire! Et, serrant convulsivement la main de X...: --A nous les quatorze millions, murmura-t-il. Puis se retournant vers le chef des agents, il annonça: --Nous sommes à vos ordres. --Par izi, fit le brigadier, en élevant sa lanterne à la hauteur de son œil. Et ils se mirent en marche, remorquant Maubeck, que les plus tragiques événements ne parvenaient décidément pas à dégriser. En passant devant le zinc, l’illustre journaliste s’arrêta un instant. Après avoir contemplé le mastroquet étêté, il étendit la main d’un air fatal et bredouilla: --La justice des hommes est satisfaite! Puis, solennellement, il sortit. PIERRE VEBER XXII UN ORAGE TERMINÉ PAR UN COUP DE TONNERRE Ce qui s’était passé un peu avant l’explosion on le devine (et ceux qui ne l’auront pas deviné non seulement n’auront pas gagné la montre de nickel, mais encore passeront pour des sots fieffés): Gaspard le Book avait mis X... au courant de l’héritage, comme il l’avait promis, et il avait eu la délicatesse de mourir sans faire signer aucun papier à l’intéressé. Aussi, quand, au poste de police, on demanda à X... s’il connaissait l’homme-aux-souliers-de-bains-de-mer, il répondit, sans même vibrer: «Je n’ai pas eu le plaisir de lui être présenté.» Lorsqu’il eut pris le deuil de Marthe (et, à ce propos, il remarqua qu’un grand nombre de messieurs inconnus de lui suivaient le cercueil en pleurant), lorsqu’il eut pris le deuil, il se rendit à l’étude de Maître Bigorneau. Il fut reçu par le successeur du feu notaire, le maître-clerc aux ombres chinoises, qui le pria de repasser un autre jour, «car, disait-il, une difficulté s’élevait: il devait donc convoquer les autres ayants-droit de la succession de la Ware.» Aussitôt, X... commença de cultiver le cactus de l’ingratitude dans le terreau de sa conscience. Il considéra l’Aiguille d’un œil sournois et pensa que, la race des Peaux-Rouges étant destinée à disparaître, la mort d’un de ses adhérents importerait peu. Il exhorta l’Aiguille à sortir sans paletot, à boire des alcools, à se ruer dans la basse débauche. Le Mohican, sans défiance, suivait tous ses conseils et inclinait à la phtisie quand le successeur de Maître Bigorneau pria les deux amis de se rendre à l’étude le lendemain. L’Aiguille, qui ne savait pas que X... eût droit à l’héritage, demanda: --Pourquoi t’écrit-il? --Parce que, répondit X..., je suis inscrit, moi aussi, sur le testament. --Ah! dit l’Aiguille... Puis, après un moment de réflexion: --Pourquoi me l’avais-tu caché? Tu es un faux frère, tu joues un vilain jeu... Serpent caché dans la peau d’une gazelle. --Tu parles charabia... Un serpent ne peut pas se cacher dans la peau d’une gazelle: ça ne tromperait personne. Et puis en voilà assez. Si ma conduite te déplaît, tu n’as qu’à filer d’ici. Je t’héberge depuis trop longtemps; du vivant de Marthe, tu avais une raison d’être; elle est morte: donc, le seul lien qui nous unissait est rompu. Je réclame ma part de l’héritage, et je marche pour moi. --Contre moi? --Contre toi. --Hugh! dit le Mohican. --Et, tu sais, s’il n’y a pas de peintres à Berlin, il y a des juges. Mal blanchi, trotte sec. Le Mohican mit dans un mouchoir les pantoufles de rechange qu’il avait chez X..., jeta un regard féroce à son ancien ami et descendit. Le lendemain (c’était un mercredi, si j’ai bonne mémoire), X... prit une canne à épée et se rendit rue de Douai. En route, il se répétait: «Je serai calme: une dignité froide, de la fermeté, relevée d’une pointe d’ironie. Si ce Peau-Rouge sans papiers croit me faire peur, il se trompe. Et dire qu’il y a un mois je me suis offert pour l’aider dans ses recherches. Quelle triste chose que l’humanité!» Il entra dans la salle d’attente de l’étude. L’Aiguille s’y trouvait déjà et, armé d’un énorme _bowie-knife_, se taillait les ongles. Maubeck, dans le coin opposé, consultait la liste des maisons à vendre. X... prit un indicateur des chemins de fer et combina un voyage de Paris à Constantinople en passant par Haarlem et Skjolwiken; mais de lents nuages d’orage s’amassaient entre ces hommes. Un clerc ouvrit la porte et proclama: «Quand ces messieurs voudront...» Mais nul ne bougea: chacun voulait laisser aux adversaires la première place; puis, après réflexion, les trois hommes se précipitèrent, en se bousculant, dans le bureau du notaire. Celui-ci les attendait et leur désigna leurs places autour de la table verte: --Messieurs, leur dit-il, j’ai pris le parti de vous convoquer. Vous n’ignorez pas, sans doute, que le testament de M. de la Ware, dont je vais vous donner lecture, intéressait au même titre que vous une des victimes de la rue Germain-Pilon; il va sans dire que, ladite étant décédée sans héritiers, sa part est réversible sur ses co-héritiers. --Son co-héritier, voulez-vous dire! déclara X... avec défi. Maubeck grogna, et l’Aiguille planta son _bowie-knife_ dans la table. Le notaire, un peu surpris, déplia le testament, et, quand il en eut terminé la lecture, il s’adressa à X...: --Monsieur, jusqu’à nouvel ordre, vous êtes mort, car M. l’Aiguille, ici présent, ayant présenté votre certificat de décès ces jours-ci, la succession lui est acquise comme dernier héritier. --Je plaiderai! cria X... Je ne souffrirai pas que le dernier des moricauds... --Des Mohicans, rectifia Maubeck, qui n’avait encore rien dit. --Si... Que le dernier des moricauds m’arrache mon bien! On verra... L’Aiguille dédaigna de relever cette provocation; mais, à son tour, il s’émut quand le notaire reprit: --D’ailleurs, en dernier ressort, la succession n’appartient ni à M. X..., ni à M. l’Aiguille. Elle appartient au fils du défunt, à M. Maubeck. --Ha! ha! ricana l’Aiguille, il faudra voir ça. Que ce monsieur prouve seulement sa parenté. --Il paraît qu’il l’a prouvée, car mon honorable prédécesseur était en train d’obtenir... --Bigorneau était une vieille canaille, prononça l’Aiguille, un individu capable de tout. --N’insultez pas mon bienfaiteur! rugit Maubeck. --Tais-toi, face-de-guimauve, ou je te cloue comme un hanneton! Et il tira de la table le ci-dessus _bowie-knife_. X... attendait et se demandait de quel côté il se rangerait le cas échéant; pour le moment, il guettait les événements. Maubeck et le Mohican, en arrêt, se regardaient d’une sinistre manière, tout en souhaitant intérieurement qu’une âme charitable vînt s’interposer. Le notaire cherchait à se sauver sans risques. Bref, l’orage était en son plein, quand le saute-ruisseau apparut soudain, blême, hagard, les yeux déments: une entrée à la Mounet-Sully; il bégaya: --Au... au secours!... Un... un revenant! Il est là! Il m’est apparu!... Il demande à vous parler!... Aussitôt, le Mohican et Maubeck firent trêve. Le notaire demanda: --Qui ça? --Le mort... M. de la Ware! La surprise amena un accord entre les compétiteurs. Maubeck, un peu inquiet, se demanda s’il ne s’agissait pas d’une comédie dont feu Bigorneau avait oublié de le prévenir, et il redoutait de commettre quelque gaffe. X... bâilla de surprise, et le Mohican, saisi de terreur surnaturelle, se glissa sous la table. Le saute-ruisseau tomba à genoux, et le notaire se mit à claquer des dents. Alors dans le cadre de la porte parut un vieux gentilhomme correct, rasé, basané, un peu grassouillet et souriant, qui parla ainsi: --Mon cher Ripoche, j’ai appris que vous aviez succédé à ce pauvre Bigorneau. Enchanté. Excusez-moi de vous déranger tandis que vous êtes en affaires; je n’ai qu’un petit mot à vous dire: ces messieurs me pardonneront. --Vous! bégaya le notaire... vous! c’est vous! --J’en suis à peu près sûr, dit le vieil homme, en riant. --Ce n’est pas une vision... un fantôme? --Dame! tâtez ce bras; voyez donc ce ressort! --Alors, vous n’êtes pas mort? --Mon cher ami, cette facétie est déplacée. --Tout cela me semble inouï. Vous êtes certain d’être vivant? --Parbleu! --Et moi, suis-je vivant? reprit le notaire inquiet. --Ripoche, vous perdez la tête, ma parole! --Enfin, Maître Bigorneau a-t-il reçu une dépêche de votre secrétaire, datée de Levallois, hôtel de Sénégambie? Oui ou non? --Certes; il y a de cela environ trois mois. --Oui ou non, cette dépêche annonçait-elle votre décès? --Jamais! Rappelez-vous! --Que diable! dit le notaire, je ne suis pas fou. Il y a quatre mois, sur l’ordre de Maître Bigorneau, je vous avais écrit à Stockholm, votre dernière adresse; je vous signalais une excellente spéculation, pour laquelle vous avez hésité, car j’ai attendu vainement votre réponse. Il s’agissait d’une usine de grains de café. Au bout d’un mois, tandis que je me préparais à vous écrire une seconde fois pour obtenir votre décision, je reçus de votre secrétaire une dépêche ainsi conçue: «_M. de la Ware décédé._» --Non, DÉCIDÉ... décidé à acheter l’usine! Le notaire resta un instant sidéré par la stupeur. Puis il aveignit un cartonnier, y fouilla et tira un papier bleu qu’il tendit au faux défunt: --Voyez plutôt! --Bah! Elle est bien bonne, dit M. de la Ware, en riant. Vous avez raison: c’est une erreur du télégraphe; il y a _décédé_ au lieu de _décidé_. Mon secrétaire n’a jamais su faire les boucles des _e_. --C’est assez regrettable, dit Ripoche, car j’ai dérangé en pure perte ces messieurs, à qui j’ai lu vos dernières volontés. --Oui? Mais je vous reconnais. Vous êtes X... Enchanté de vous voir en bonne santé. --Croyez que c’est réciproque, dit X... d’un ton navré. --Bonjour, frère de mon père! dit le Mohican, en sortant de dessous la table. --Toi aussi, l’Aiguille! dit le vieux monsieur attendri. Il serra les mains tendues, embrassa les joues offertes. Soudain, il aperçut Maubeck, qui restait immobile à l’écart, et cherchait à gagner la sortie sans être remarqué. Le vieillard tressaillit, se jeta sur Maubeck et lui demanda d’une voix tremblante: --Pardon, monsieur, n’auriez-vous pas sur vous la croix de madame votre mère? --Parfaitement, dit Maubeck étonné. Et il pêcha dans son col une croix d’or très simple attachée à un ruban crasseux. Le vieux de la Ware la regarda avec attention, et, soudain, attirant dans ses bras le pauvre Maubeck, de plus en plus stupéfait: --Dieu soit loué, s’écria-t-il: j’ai retrouvé mon fils! JULES RENARD XXIII DE PLUS EN PLUS LOUFOQUE OU LE SUICIDE DU MOHICAN PAR L’ASSASSINAT --Puisque Marthe est morte, se dit le Mohican, il ne me reste plus qu’à mourir. C’était facile. Dans une ville aussi capitale que Paris, les occasions ne manquent pas, Dieu soit loué, et, si l’Aiguille avait pu se contenter d’une mort commune et raisonnable, ce serait déjà fait. Mais notre littérature abondante gâterait le sauvage le plus naturel et du meilleur teint. Et l’Aiguille dévorait chaque soir, avant de se coucher, le roman du jour. Tout le monde s’accorde sur ce point qu’il y a trop de livres. Les auteurs le disent, les éditeurs le répètent, et le public le prouve. Jamais vérité ne fut plus unanimement reconnue. Chacun voit le mal, et personne ne propose le remède, si aisément applicable: puisque les auteurs écrivent trop, qu’ils écrivent moins. Puisque les éditeurs éditent trop, qu’ils éditent moins. Et, puisque le public ne peut pas tout acheter, qu’il prenne la sage résolution de n’acheter rien. De sorte qu’auteurs, éditeurs et public se trouveront enfin dans la nécessité d’être assez aimables pour nous ficher la paix. Je commence. Après avoir légué aux hôpitaux sa part d’un héritage sur lequel il ne comptait plus, l’Aiguille se mit à chercher un genre de mort digne de lui. Aussitôt ses lectures l’égarèrent. Il demanda à l’histoire ancienne des exemples de fins tragiques et singulières. Quelques-uns lui parurent si démodés qu’il les écarta sans les essayer. Mais deux ou trois le séduisirent par leur simplicité, d’ailleurs moins réelle qu’apparente. D’abord, il acheta au Terminus une livre de raisins à grosses graines et l’avala gloutonnement. Tous les pépins passèrent droit; aucun ne voulut passer de travers. Ce premier échec faillit décourager le Mohican. Heureusement, les gens qui se suicident n’ont pas leur tête à eux, et, le lendemain, sa folie le reprit. Il se fit raser les cheveux jusqu’à paraître chauve, et se promena sur les trottoirs, le crâne à l’air. Les piétons ne le remarquèrent même pas et les voyageurs des impériales d’omnibus se dirent: --C’est un homme qui a perdu son chapeau, emporté par le vent. Et ce fut tout. Rien ne changea dans l’ordre des choses. Aucun aigle n’imagina de confondre le crâne poli de l’Aiguille avec un rocher et n’y laissa tomber une tortue pour la casser. --Cette vieille femme a plus de chance que moi, se dit le Mohican. En effet, la vieille femme poussait devant elle une petite voiture pleine de tortues grouillantes. Mais toutes, quoi qu’en pensât l’Aiguille, n’étaient pas tombées d’une serre d’aigle. L’idée lui vint alors de se tuer comme le roi de France Louis XII, qui mourut d’épuisement «pour avoir voulu faire du gentil compaignon avecques sa femme». Mais Marthe était morte, et les autres femmes parlaient peu au cœur du Mohican inconsolable. D’après Agrippa d’Aubigné, comme Henri IV faisait ses affaires dans la huche d’une paysanne, celle-ci accourut, furieuse, pour lui fendre la tête d’un coup de serpe. On l’arrêta à propos. Mais ce moyen, non plus, n’est guère pratique. --Allons mourir à la campagne, se dit l’Aiguille, et, je l’espère, d’autre chose que d’ennui, ajouta-t-il mystérieusement. Il prit, gare Saint-Lazare, un billet pour Maisons-Laffitte et acheta au plus désert du parc quelques mètres de terrain. Il divisa son lot en deux parties. Dans la première, il tria avec soin les culs de bouteille des mottes de terre qui pouvaient être cultivées, et ce fut le commencement de son jardin. Sur la seconde, il bâtit une cabane. Il y mit le temps, car, au lieu de se procurer à prix d’argent les matériaux nécessaires, il préféra les voler. Une à une, il tira ses pierres des jardins du voisinage, et il les colla avec de la boue: il n’entrait pas dans sa pensée de construire un monument plus durable que l’airain. Il trouva sur le chantier d’une nouvelle voie ferrée une pile de rails qui semblaient n’appartenir à personne. Il choisit discrètement le plus rouillé. Il en fit l’unique poutre de son immeuble. Il se garda de le couper, le bout qui dépassait pouvant servir un jour, s’il prenait à l’Aiguille fantaisie de s’agrandir. Toutefois, à l’extrémité, il suspendit un rameau de verdure, vulgairement dénommé bouchon, et dont le sens n’échapperait à personne. Pour les promeneurs altérés, ce serait une enseigne et, pour le garde du parc, le signe de joie d’un pauvre maçon content d’avoir fini sa bâtisse. La couverture était une heureuse mosaïque de tuiles, d’ardoises et d’assiettes plates ramassées çà et là. L’Aiguille obtint une fenêtre commode rien qu’en oubliant de mettre une pierre. Il se refusa d’y poser un carreau: c’est inutile de creuser des trous si on les bouche après. Il enfonça dans la terre, jusqu’au ventre, une barrique: voilà un puits et sa margelle. Diverses villas inhabitées lui fournirent sa modeste batterie de cuisine. Comme les lapins se multiplient avec une telle rapidité qu’on ne s’aperçoit jamais de leur disparition, il en ramena trois ou quatre couples par l’oreille et les installa dans des cages si ingénieusement comprises qu’une seule targette, tournant autour d’un clou, fermait deux portes à la fois. Quant aux poules, elles vinrent d’elles-mêmes, poussées par leur instinct de liberté extravagante. Les poules dédaignent le grain tout prêt et n’ont de plaisir à chercher leur nourriture que là où elles ne trouvent rien. Un coq, naturellement, les suivit. La basse-cour de l’Aiguille fut vite au complet. De temps en temps, il attira un pigeon, d’un coup de fusil. Les gardes du parc entendaient, mais chacun se disait: «C’est un garde!» L’Aiguille fit surtout preuve d’habileté dans l’achat de ses vins. Il surveillait les départs des villégiateurs et s’offrant à reprendre les fonds de tonneaux, qu’il eût été trop coûteux d’emporter à Paris. Il les chargeait sur une brouette, y joignait des restes de charbon, des litres, des vieux balais, des torchons, faisait au besoin plusieurs voyages et disait chaque fois: --Marchez! On s’arrangera. Je paierai ce qu’il faut. Au dernier voyage, il disait: --Ne vous inquiétez donc pas. Rien ne presse. Vous reviendrez nous voir cette semaine. C’est si peu loin! Nous ferons nos petits comptes. Je plumerai un poulet à votre intention. Les pêches de mon pêcher mûrissent. Vous en emplirez vos poches. Hâtez-vous: vous allez manquer le train. Ainsi on s’arrangeait toujours. Et le mélange des fonds de tonneaux donnait au vin de l’Aiguille un petit goût qui n’était qu’à lui. Grâce à son commerce prospère, le Mohican oubliait-il Marthe? Renonçait-il à ses idées funèbres? Nullement, comme on va le voir. Patience! S’il suivait le chemin le plus long vers la mort, il y arriva pourtant. Une nuit, on frappa à sa porte. Le Mohican sourit. --Je parie qu’enfin les voilà, dit-il. Si j’avais un chien, il les éloignerait par ses jappements. J’ai eu bon nez de me priver de chien. Il ouvrit la porte. En effet, c’étaient eux. --Entrez, leur dit l’Aiguille. Je vous attendais. Pastourelle et Picpante (il faut donner tout de suite leurs noms pour dépister la police) pénétrèrent dans l’humble demeure. --Peut-on boire une bouteille ici? demanda Pastourelle. --Deux si vous voulez, dit l’Aiguille. Il les servit, et Picpante, en jetant vingt sous sur la table: --Réglez-vous. L’Aiguille rendit la monnaie et eut soin de laisser rouler à terre une pièce d’or. --Oh! oh! fit Picpante, vous en avez beaucoup comme celle-là? --J’en ai d’autres, dit simplement l’Aiguille. Pastourelle et Picpante échangèrent deux regards, non sans résultat. L’Aiguille feignit la candeur et l’inattention. --Où les serrez-vous d’ordinaire, vos jaunets? reprit Picpante. --Au pied de mon lit, dans une vieille chaussette. --C’est bon à savoir, dit Pastourelle. Il parla bas à l’oreille de Picpante. --Demandez-le-lui tout de même, répondit Picpante, pour l’acquit de notre conscience. C’est une formalité! --Voulez-vous, dit poliment Pastourelle au Mohican, nous donner votre chaussette économique? --Donner? Non, dit l’Aiguille. Ce n’est pas pour me faire prier, mais l’argent se gagne. Que m’offrez-vous en échange? Pastourelle et Picpante tirèrent chacun un couteau de leur poche. --Ces couteaux vous plairaient-ils? --C’est maigre, dit l’Aiguille. Si, au moins, il y en avait une douzaine. --Ce sont des couteaux à répétition, dit Pastourelle. --Voyons voir, dit l’Aiguille. --Voyez, s’écrièrent ensemble Picpante et Pastourelle. A ces mots, les deux misérables se précipitèrent sur le Mohican, et, l’un par devant, l’autre par derrière, ils lui livrèrent les douze coups de couteau promis. Le temps de murmurer: «Marthe!» de se rappeler, en une vision suprême, son pays natal, ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, et le dernier des Mohicans expira pour la seconde et irrévocable fois. Et, comme Pastourelle, généreux, voulait donner encore un coup de couteau, treize pour la douzaine, Picpante lui retint le bras: --Assez, dit-il. Le mieux est l’ennemi du bien. TRISTAN BERNARD XXIV DANS L’AUTRE MONDE Je ne sais pas si vous êtes comme moi: je n’ai pas encore pu me consoler de la mort de Marthe. Du temps qu’elle était en vie, elle ne me préoccupait pas trop. Mais c’était pour moi une joie inconsciente de sentir à la portée de la main cette grasse fille blonde, pas farouche, toujours prête à causer du pays. Et le capitaine, le brave capitaine, ne vous manque-t-il pas? C’était, lui aussi, un sympathique, cet amant toujours déçu. Après tout, pourquoi ne laisserions-nous pas se débattre en ce triste monde, au milieu de leurs affaires, qui ne nous regardent pas, X..., cet incolore héros de roman, l’oncle de la Ware, cet Américain d’opérette, et Maubeck, cet ivrogne aux desseins malsains? Suivons plutôt Marthe et le capitaine dans leur vie infra-terrestre. Mais, auparavant, s’il vous plaît, faisons trois pas, trois petits pas en arrière. On se souvient que la fatale erreur d’un clerc de notaire avait envoyé le capitaine au buffet de la gare de Lyon. Il y passa six heures d’horloge à attendre Marthe, en lisant de bout en bout l’Indicateur des chemins de fer depuis le tarif des abonnements sur la Grande-Ceinture jusqu’à l’échelle des prix des fauteuils-lits et des coupés-lits-toilettes. Puis, soudain, l’idée lui vint qu’il retrouverait sans doute Marthe au Café du Théâtre, où elle devait, avait-elle affirmé, se rendre le soir même, en compagnie de X... C’est donc là que le capitaine s’en fut chercher sa maîtresse... et la mort. Au commandement de «Boum!» proféré par une explosion de gaz, les âmes de Bigorneau, du capitaine, de Marthe et de Gaspard le Book avaient quitté leurs enveloppes périssables. Puis elles s’étaient senti transporter dans une vaste plaine souterraine et sur les rives d’un fleuve noir. C’était le fleuve Achéron lui-même, qu’on traversait pour cinquante centimes (soixante centimes les dimanches et jours fériés). L’entreprise n’était plus au nocher Caron, qui avait passé la main à une société anonyme et faisait maintenant du yachting en amateur sur le Cocyte et sur le Phlégéthon. Des ombres qui n’avaient pas de quoi payer le passage erraient sur les bords, ainsi que des pierreuses. Marthe et ses compagnons s’installèrent dans le bateau, qui glissa sur l’eau sombre, où des poissons blancs se figeaient de place en place, comme les larmes d’argent d’un drap funèbre. Je ne sais plus si c’est avant ou si c’est après avoir traversé le fleuve que Marthe et ses compagnons durent apaiser par des gâteaux la colère d’Anatole Cerbère, qui, de ses trois têtes rogues, gardait l’entrée du royaume plutonien. Ils pénétrèrent enfin dans une halle immense, où on les fit attendre des heures et des heures. --Je croyais que, quand on était mort, c’était fini et qu’on ne vous embêtait plus, dit patiemment le capitaine, qui tenait à la main son livret militaire. --C’est pourtant vrai que nous sommes morts! dit Marthe, étonnée. --Nous sommes morts! dirent aussi Gaspard le Book et Bigorneau. Ils n’en revenaient pas. On vint leur annoncer qu’ils avaient tout l’après-midi pour le promener et pour visiter les enfers. Mais il fallait être rentré sans faute à l’appel de huit heures: c’est à ce moment que leur logement leur serait désigné. --On va probablement vous mettre dans l’annexe, dit un gardien à Bigorneau. --Il y a donc une annexe? demanda le capitaine. --C’est forcé, dit le gardien, avec les cent mille personnes qui rappliquent ici tous les jours. Il faut vous dire que ça n’a pas été bien compris comme installation. On a ménagé trop d’espace aux Champs-Elysées et pas assez au Tartare. Ce qui fait que, maintenant, on est obligé de loger aux Champs-Elysées, avec les bons zigs, une bonne partie des feignants du Tartare. --Il est très bien, ce guide, dit le capitaine à Marthe. Comment vous appelle-t-on, mon ami? --Virgile, pour vous servir, dit le gardien. Et il ajouta: --Ils m’appellent aussi le Cygne de Mantoue, rapport à ces vers latins que j’ai faits et que vous n’êtes pas sans connaître. --Oui, oui, dit poliment le capitaine, je me souviens. --Avec votre permission, dit Virgile, je vais vous conduire dans les endroits intéressants à visiter. On va d’abord aller voir les supplices. C’est tout près d’ici, à main droite. C’était, en effet, tout près. Après avoir marché trois minutes à peine, ils aperçurent une petite montagne qu’un gaillard de forte taille escaladait péniblement, en poussant devant lui un énorme rocher. Son effort faisait saillir de beaux muscles. Le capitaine et Gaspard le Book l’examinèrent avec attention. --C’est Sisyphe? demanda Bigorneau. Le guide fit un signe affirmatif. Alors Bigorneau cligna de l’œil. Le rocher, poussé par le vigoureux Sisyphe, n’était plus qu’à cinq mètres du sommet de la montagne. Bigorneau dit froidement à Gaspard le Book: --Cinq louis que la pierre retombe! --Tenu, répondit le Book. Au même instant, le terrible rocher, après avoir oscillé sur sa base, s’échappa des bras de Sisyphe et roula jusqu’au bas de la montagne avec un bruit épouvantable. --Quitte ou double! dit le tranquille Bigorneau. Gaspard accepta encore le pari et suivit d’un œil anxieux l’effort de Sisyphe, qui gravissait à nouveau la montagne. Mais, de nouveau, le rocher roula bruyamment vers la terre. --Bougre de cochon de malagauche! s’écria Gaspard. --Quitte ou double! dit allégrement Bigorneau. Sisyphe, encore une fois, s’attelait à la besogne. --Aïe donc! criait Gaspard, qui lui eût volontiers prêté la main. Aïe donc! Un bon coup de chien! Tu y arrives! Cale sur la droite! Non: ça s’échappe à gauche! Vas-y vas-y, garçon! Tu y es!... Nom d’un tonneau! Coquin de sort! Le lourd quartier de roc avait encore roulé dans la vallée. --Quitte ou double! vociféra Gaspard. Mais, à ce moment, le Cygne de Mantoue le tira doucement par la manche: --Vous voyez pas qu’on est en train de vous empiler? C’est arrangé d’avance. Ils s’éloignèrent, après un dernier regard à Sisyphe. --Quel dur travail! dit le capitaine. --Non, dit Virgile: c’est un coup à attraper. Nos promeneurs visitèrent encore quelques suppliciés classiques, puis ils exprimèrent le désir d’aller aux Champs-Elysées, pour contempler le séjour des bienheureux. --Y a-t-il quelques personnages célèbres que ces messieurs et dames tiennent à rencontrer particulièrement? demanda Virgile. Ils hésitèrent. --Moi, dit enfin Marthe, je voudrais voir le beau Dunois. Le capitaine s’écria d’une voix mâle: --Menez-moi auprès d’Annibal, de Duguesclin et de Joseph Barra, l’héroïque petit tambour! Le notaire eut un regard louche sous ses lunettes bleues. --Montrez-moi... Messaline, dit-il à voix basse. --Et monsieur? demanda Virgile à Gaspard le Book. --Montrez-moi Gustavi, dit Gaspard. --Gustavi? dit Virgile. --Oui, dit Gaspard, un copain à moi, qu’est mort voilà six semaines et qui m’erdoit trois francs d’une partie de manille. On arriva dans une avenue paisible, où habitaient les gens vertueux. Le matin, l’aurore, avant de monter sur la terre, venait se lever devant eux, exprès pour eux. Ils avaient tous de petites maisonnettes et de petits jardins potagers, comme les condamnés de la Nouvelle-Calédonie. Puis Marthe et ses compagnons débouchèrent sur une vaste place où s’édifiaient les paradis des différentes conceptions. Un grand mur, derrière lequel il ne se passait rien, portait cette inscription en lettres énormes: «Nirvâna bouddhique.» Une porte, au milieu de ce mur, s’ouvrait sur le néant, et deux grands-prêtres: Pod-Baal et Baal-Hederin, étaient postés à chaque battant. Le capitaine eut une idée subite. --Où est le septième ciel? demanda-t-il à Virgile. Et des préoccupations terrestres rentrèrent sournoisement dans son âme. Virgile tendit le bras vers un bâtiment turc où un chiffre 7, de belles dimensions, était peint sur la façade. --Vous m’assurez que c’est bien? dit le capitaine avec émotion. --C’est très bien installé, dit Virgile. Si vous voulez vous en rendre compte, vous n’avez qu’à y entrer avec vos amis. Je vous attendrai avec madame, sur la place. --Oui, oui, dit le capitaine. --Demandez Fatma, dit tout bas le Cygne de Mantoue. Bigorneau et Gaspard avaient déjà pénétré dans le bâtiment turc. Le capitaine s’était arrêté à une boutique voisine pour changer une pièce de dix francs contre deux pièces de cent sous. Comme il allait à son tour pousser la petite porte à claire-voie, Virgile lui tapa sur l’épaule. --Voici justement Annibal, que vous demandiez tout à l’heure. Et il lui présenta un homme basané, de belle carrure. --Très heureux de faire votre connaissance, dit Annibal. Si vous voulez prendre quelque chose avec moi, j’ai là deux amis, Bonaparte et César, que je vous présenterai. Comment refuser? Le capitaine suivit Annibal au mess des grands capitaines. GEORGE AURIOL XXV HOTEL DE TANANARIVE, CHAMBRE 20 Lorsque Odyle ouvrit les yeux, il était près de neuf heures du matin. A travers les rideaux mal clos, un rayon de soleil pénétrait dans la chambre et, n’ayant rien d’autre à faire pour l’instant, s’amusait à mettre de petits arcs-en-ciel dans les flacons de la table de toilette. Au dehors, on entendait l’aigu glapissement d’un rempailleur de chaises et la mélancolique ritournelle d’une marchande de mouron. Une femme qui semblait soudoyée par les princes du pessimisme pour jeter un peu de mort dans l’âme du pauvre monde, réclamait sur un ton lugubre les «chiffons, chapeaux, habits à vendre». Sa mélopée rampante qui sombrait dans le brouhaha général, et s’effarait à l’approche des tramways gueulards, revenait de minute en minute ainsi qu’un glas dans la tempête... Enfin cette sorcière s’éloigna, chassée par les premiers marchands de robinets, et bientôt les flûtes de Pan annoncèrent la venue des chèvres pyrénéennes. Odyle se frictionna les yeux, secoua sa chevelure, effleura d’une main distraite les purs contours de sa gorge et se mit en devoir de quitter le lit. Mais où diable était sa chemise? Le malicieux vêtement de batiste s’était enroulé autour d’elle ainsi qu’une mince cordelette, la livrant toute au contact plus âpre des draps, et elle dut, pour reconquérir un semblant de voile, le défriper minutieusement. Cela lui rappela le temps, presque lointain déjà, où, toute gamine, à la campagne, elle faisait fleurir avant l’heure les joyeux coquelicots. Non pas qu’elle possédât une âme de poète ni qu’elle fût douée d’une très extravagante imagination, mais parce que, justement, sa chemise était rose, de ce rose pâle généralement adopté par les jeunes papavers. Sa chemise défripée, elle en rajusta les épaulettes enrubannées et se dressa sur le lit, qu’elle franchit d’un bond. Elle consulta la pendule, s’étira, bâilla, éveilla la sonorité d’une porcelaine; mais, lorsqu’il lui fallut mettre ses bas, il arriva ce qui arrive presque toujours en pareil cas: elle ne les trouva point. Les bas ont un instinct de migration très développé, une perpétuelle soif de voyages. Non contents d’avoir trotté tout le jour sur les mollets de leurs propriétaires et d’avoir parfois impudiquement voltigé dans le demi-jour des garçonnières esthétiques, au risque d’éborgner les peintures symboliques dont s’enorgueillissent ces séjours, les bas éprouvent encore le besoin de vadrouiller la nuit pour leur propre compte. Lorsqu’on les quitte, ils prennent des airs las, des attitudes de petites saintes Nitouche exténuées, et, flasques, se laissent choir comme des choses mortes. Mais, dès que vous avez soufflé la bougie, voilà qu’ils commencent leurs pérégrinations, explorant les dessous des meubles, se faufilant sous les tapis, se glissant parmi les vêtements amoncelés, si bien que, le matin, quand il s’agit de les dénicher, il n’y a absolument rien de fait. Après un quart d’heure de recherches, pourtant, Odyle aperçut les siens, qui, du fronton de l’armoire à glace, la lorgnaient sournoisement, ainsi que deux petits serpents moqueurs. Elle les enfila, boucla sur eux la soie rutilante des jarretières; puis, s’étant rapprochée du lit, elle entreprit d’imiter le cri du jabiru. «Drôle d’idée!» diriez-vous, si je ne prenais la sage précaution de vous confier qu’il y avait un monsieur emmi le dodo. Cette révélation faite, je suppose que vous trouverez cela tout naturel. A qui n’est-il pas arrivé, en effet, d’éveiller un compagnon, mâle ou femelle, avec le chant national du jabiru, du choucas ou de tout autre oiselet? Au gloussement poussé par Mlle de Buthenblant, le gentleman répondit par un petit jappement de chien de prairie; puis, ayant envoyé paître les oreillers qui l’opprimaient: --Chères lectrices, fit-il, ne me reconnaissez-vous pas? C’est moi qui suis Maubeck le journaliste. Habitué à parler constamment au public, Maubeck adorait ce genre de plaisanteries. Lorsqu’il annonçait une nouvelle ou racontait une anecdote à ses amis, il lui arrivait communément de débuter par ces mots: «Notre excellent confrère Maubeck nous fait parvenir la note suivante, que nous nous hâtons d’insérer.» Odyle ne fut donc pas autrement surprise de l’entendre apostropher ses lectrices absentes; elle vint à lui, baisa gaminement le point terminus de son nez, et, comme il cherchait à la retenir pour lui communiquer «sous toutes réserves» quelque document de la plus haute importance, preste, elle se dégagea, en disant: --Dis donc, mon vieux, pas de blagues, hein? Tu sais qu’il est neuf heures?... --Ouâ! fit Maubeck. Tu rigoles? --Pas le moins du monde. C’est sérieux. _Look up!_ Neuf moins quatre au beffroi... Ainsi, tu vois, tu n’as qu’à pédaler au plus près si tu veux arriver à temps. Il te faut d’abord aller chez Jules le coiffeur, ensuite chez Barjau, le chapelier, puis chez le tailleur... --Eh bien, et toi, petite tomate? --Moi? Ne t’inquiète pas de moi. La couturière doit m’apporter mes frusques ici, ainsi que la blanche fleur du divin oranger. Quant à la coiffure, macache! Tu ne te figures sans doute pas que je serais assez gnolle, assez chochotte, assez poireau pour aller me faire friser comme un toutou? Ah! non, alors! C’est bon pour les pintades de la rue Saint-Denis, ce truc-là! Moi: trois épingles, un petit peigne et un coup de brosse, ça y est!... A propos, as-tu songé aux prospectus? --Quels prospectus? --Tu sais bien, les circulaires, quoi! --Je ne sais pas ce que tu veux dire. Explique-toi! --Eh bien, oui, les machines... les choses... les systèmes... Comment ça s’appelle-t-il donc, ces fourbis-là? les lettres, les billets de faire part?... --Ah! bon, les billets! Oui, oui! J’y suis allé hier, j’ai porté le texte au graveur. C’est le graveur du prince de Galles, tu sais: ça va être d’un rupin extravagant, nos prospectus... comme tu dis. D’un côté, le blason des de la Warre, surmonté d’un tomahawk, d’une plume de faucon et d’un calumet. De l’autre, l’albe écu des Buthenblant, avec sa flèche et sa fière devise: «_En blanc j’y boute ma sagette._» --Bravo! bravo! cria Odyle à travers les glouglous de l’eau dentifrice. Ce sera tout à fait chouette! Le faubourg en deviendra fol! Puis, ayant rejeté le liquide rosé dont elle se gargarisait, elle poursuivit: --Nous devons être à la mairie pour onze heures et demie; à midi, à l’église. Par conséquent, à une heure, nous serons libres!... Paraît qu’on casse la croûte au Continental et qu’ensuite on va au bois de Boulogne... Ça va être amusant de passer sous les cascades comme des épiciers. Moi, mon rêve, ce serait d’aller au Jardin d’acclimentation et de grimper sur les chameaux en robe blanche... --Tu iras sur les chameaux et sur les éléphants, sur les autruches, les méharis, les zèbres, onagres, buffles et zébus: je te le promets. --Veine! Ce qu’on va s’amuser cette après-midi! --Oui, fit Maubeck, cette après-midi nous nous appartiendrons: tu seras mon chou, mon bijou, mon caillou--mon chien, mon bien--mon chat, mon rat, mon fla--tu seras ma femme en un mot, chère petite Odyle, chère, chère petite fiancée... Il s’accouda sur le traversin, alluma une cigarette et reprit: --Comme on s’est bien aimé depuis hier, hein?... Tout de même, c’est bien mieux de ne se marier qu’après la nuit des noces... Qu’en penses-tu? --Bien sûr! fit-elle, bien sûr que c’est mieux! Comme ça, on se connaît, on n’a pas l’air de deux gaufres, et, au moins, on ne rougit pas lorsque arrive le terrible moment de la comparution devant monsieur le maire... --Dans quatre heures, poursuivit Maubeck, dans quatre heures, tu auras cessé d’appartenir au noble clan des Buthenblant: tu seras une de la Ware. Dans quatre heures, tu seras ma squaw, ma petite squaw chérie, le soleil de ma prairie, la joie de mon wigwam--et, si quelqu’un te regarde de trop près, j’aurai le droit de le scalper! --Oui, répondit Odyle, c’est pourtant vrai. Dans quatre heures, je serai ta squaw, dans trois heures même, ta squaw bien-aimée, ta petite Étoile-du-Matin pour la vie... Dis donc... --Quoi? --Quand il fera beau, on ira se promener au Bois sur nos mustangs, hein? Ça sera très drôle. --Tout ce que ma squaw voudra, on le fera, répondit le publiciste. Un court silence succéda à ces paroles. Tandis que Maubeck achevait son cigarillo, Odyle se peignait. Et, soudain, Maubeck appela: --Chérie! --Quoi? fit-elle. --Plus que deux heures et demie. Deux petites heures et demie. Au bout de ce temps, tu ne seras plus ma fiancée. --Oui, fit-elle: l’aiguille tourne. --L’aiguille tourne et le soleil monte, répondit Maubeck. Et, comme elle passait près de lui, il la saisit par son jupon, qui craqua, et l’attira entre ses bras. --Plus que deux heures vingt-cinq, murmura-t-il. Dans deux heures vingt-cinq, tu auras cessé d’être une Buthenblant. Profite du temps qui te reste. Sois encore une fois, et rien qu’une petite fois, ma fiancée! --Tu n’y penses pas! gémit-elle. Mais nous ne serons jamais prêts!... --Si, si! répliqua-t-il, nous serons prêts tout de même. Je veux encore ton petit corps pâle avant que tu ne deviennes une peau-rouge... Derechef, elle voulut parler; mais force lui fut de résorber ses paroles, car il avait glissé sur l’huis entr’ouvert de ses lèvres la targette ardente du baiser. GEORGES COURTELINE XXVI OÙ LE VIDAME DE BUTHENBLANT RACONTE SA TRAGIQUE HISTOIRE On se rappelle qu’au même instant où le capitaine s’apprêtait à pénétrer dans le cabaret de la rue Germain-Pilon le vidame de Buthenblant avait bondi comme un chacal, en s’écriant: --Ventre du Christ!!! Je reprends le récit au point où j’avais dû le laisser, faute de place. Surpris (on l’eût été à moins), le capitaine ouvrait la bouche pour solliciter des éclaircissements, quand le vidame, l’entraînant de force au dehors: --Vite, s’exclama-t-il. Vite donc!... Arrivez, ou nous sommes perdus! Le capitaine fit volte-face, puis, sur les talons du vieillard, qui répétait sans se lasser: «Mais arrivez donc, malheureux... Je vous dis qu’il y va de nos deux existences!» il s’élança par les ténèbres empuanties du passage Piemontesi. Au même instant, répercuté par les échos, un coup de revolver retentit, puis un second, puis un troisième. --Que vous disais-je? murmura le vidame. Une seconde plus tôt, c’était fait de nous! --C’est vrai! déclara le capitaine. Vidame, je vous dois la vie. A présent, ils dévalaient par la pente raide et mal pavée du passage de l’Élysée-des-Beaux-Arts, débouchaient de là sur la place Pigalle, où le jardin d’hiver de l’Abbaye de Thélème flambait derrière ses vitraux avec des airs de grosse théière. Au détour de la rue Frochot, une silhouette qui se dressa devant eux à l’improviste les fit sursauter d’épouvante; mais, aussitôt, ils se calmèrent, ayant reconnu, à la clarté d’un bec de gaz planté au bord du trottoir, le visage de Paul Delmet, le sympathique auteur des _Stances à Manon_, lequel regagnait ses pénates tout en composant dans sa tête une mélodie sur ces vers délicieux du poète Jacques Madeleine: Quand, après l’exquise journée Qui n’aura pas de lendemain, L’heure du départ fut sonnée, Je ne t’ai pas tendu la main. La nuit tombait, la nuit profonde; Les contours flottaient indécis. Mes yeux, de larmes obscurcis, Ne voyaient plus la tête blonde. Le capitaine lui jeta un rapide coup de chapeau. --Plouplou va bien? questionna-t-il. Il n’attendit point la réponse, et, tandis que Delmet, que l’étonnement immobilisait sur place, songeait, en ajustant sur la courbe de son nez son lorgnon, qui tirait des plans pour aller voir si le pavé était toujours à la même place: «Ah! ça, mais c’est le capitaine!... Qu’est-ce qu’il a à courir comme ça?» lui, cavalait aux côtés du vidame, dans la direction de la rue Breda. Le compositeur, suffoqué, vit se perdre dans l’éloignement les dos baignés de lune des deux hommes. Ceux-ci, au reste, semblaient ne plus devoir s’arrêter. Leurs pas précipités sonnaient dans le silence. De la place Saint-Georges, qu’ils franchirent d’un bond, ils s’élancèrent dans la rue Notre-Dame-de-Lorette, qu’ils parcoururent pareils à deux balles de Lebel, traversèrent ainsi que deux flèches le carrefour des Écrasés, gagnèrent la rue Drouot, puis la rue Richelieu. Le capitaine suait à grosses gouttes; le vidame claquait des dents, en proie à une indicible terreur. Devant eux s’allongeait le trottoir, interminable. De temps en temps, une rue, franchie d’une enjambée, leur laissait dans l’œil la vision, entr’aperçue comme en un cauchemar, d’une enfilade de réverbères prolongés jusqu’à l’infini. La place du Théâtre-Français, qu’ils gobèrent d’une bouchée, dormait d’un sommeil sans rêves; à travers un voile de brouillard, ils distinguèrent la Comédie, aux hautes fenêtres rectangulaires écarquillant sur le vide du dehors la fixité inquiétante particulière aux yeux d’aveugle. Ce fut ensuite le Carrousel, qui les noya d’un bain d’éblouissante clarté; le pont Royal, hérissé de becs de gaz sur chacun de ses deux parapets; le quai d’Orsay, enfin, bordé, dans l’éloignement, d’une masse opaque trouée çà et là d’ajours blêmes sur lesquels des paquets de feuillages découpaient de mouvants fantômes: les ruines de la Cour des Comptes. A droite, la Seine coulait sans bruit, sous le moiré argenté d’un reflet de lune. A l’angle de la rue Bellechasse, le capitaine eut la fâcheuse idée de vouloir lancer un coup de pied dans un vieux chapeau haut de forme qui traînait sur la chaussée dans l’attente du crochet final. Malheureusement, un pavé était caché dessous. L’infortuné se retourna les doigts de pied du côté que ce n’était pas vrai et s’abattit sur la figure, en jurant tous les noms de Dieu de la création. Mais, comme le vidame s’effarait, criait: «Arrivez donc, mille diables!... Les assassins sont sur nos traces...», il se redressa du mieux qu’il put, montrant une face craquelée, où perlait le sang en frêles gouttelettes. Sur le plastron de sa chemise, révélé dans l’écartement de son gilet, du crottin recueilli au vol mettait de délicates pendeloques. Un instant immobilisés, ils repartirent de plus belle, les oreilles toujours hantées du bruit des coups de feu de tout à l’heure. De la rue Bellechasse, qui ne fut rien à leur galop extravagant, ils tombèrent dans la rue Vaneau, atteignirent les envers paisibles du Bon Marché, connurent tour à tour le calme provincial de la rue Notre-Dame-des-Champs, le vide élargi de la rue de Rennes, les abords inquiétants de la gare Montparnasse, dont le cadran éclairé marquait trois heures du matin. A la fin, ils échouèrent en un immense chantier, où des cubes de granit carraient leurs masses immobiles, étayées de scies gigantesques. --Halte!... murmura le vidame. Ils s’arrêtèrent. Un bain de silence les enveloppait, troublé seulement, là-bas, tout là-bas, des meuglements navrants d’une vache emprisonnée dans un wagon de bestiaux. De lointaines locomotives se jetaient des appels continus. --Asseyons-nous, dit le vidame, dont le visage s’était lentement rasséréné. Ils ne nous trouveront pas ici. Il dit et, ayant tiré des poches de sa redingote un mouchoir rouge, brodé au coin d’une petite couronne de vidame, il l’étendit à même le sol et posa ses fesses dessus. Le capitaine en fit autant de son côté. Il y eut un instant de silence. --Vous avez désiré, exposa le vidame, connaître l’histoire de ma vie. Je vais vous la conter brièvement. Je vous préviens que c’est tragique. --Tant mieux! répondit le capitaine, qui avait entendu «très chic» et qui se frottait d’avance les mains à l’idée de bien rigoler. «--Celle, poursuivit le vidame, que Dieu plaça sur mon chemin par une belle matinée de printemps de l’année 1837, et qui devait devenir ma compagne, était, certes, l’égale des déesses par la grâce et par la beauté. Reine par le charme, elle l’était aussi par l’esprit, et sa vue me frappa de ce coup de foudre qui est l’indice des grandes et incurables passions. Au cours d’une entrevue que je sollicitai d’elle et qu’elle daigna m’accorder, je lui fis l’aveu sans ambages de la flamme qui me dévorait; elle m’avoua--jour d’ivresse!--y répondre!... Six semaines plus tard, je conduisais à l’autel, rouge de pudeur sous ses longs voiles blancs, la plus suave, la plus adorable, la plus exquise des fiancées!... «A une nuit de noces dont la douceur a laissé comme un goût de miel aux lèvres de mon souvenir...» --Ah! bravo!... Très bien!... Très joli!... interrompit le capitaine, transporté d’admiration. Le vidame, modeste, continua: «--... succédèrent onze ans de vie calme, d’une joie pure et sans mélange. Et, chaque soir, agenouillé, en chemise, en les poils d’ours de la descente de lit, je remerciais le Seigneur Dieu de m’avoir comblé de ses grâces; j’élevais vers sa toute-puissance mon cœur débordant de gratitude! «Hélas!... que ne me puis-je épargner l’affreuse douleur d’aller plus loin?... «Une nuit que j’étais revenu à l’improviste d’un petit voyage en province, mon étonnement fut extrême d’apercevoir un rais de lumière sous la porte de la chambre à coucher conjugale. Il était minuit et demi. Quel pouvait être ce mystère?... D’une main qu’enfiévrait l’inquiétude, je fis jouer le bouton de la porte... Un cri!... «Ciel! mon mari!...» Soufflée à la hâte, la lampe posée sur la table de nuit s’éteignit comme un éclair. Je fus envahi de ténèbres, noyé dans une obscurité de tombeau, au sein de laquelle brinqueballait un méli-mélo de chaises culbutées, renversées les unes sur les autres, cependant que la voix éperdue d’un quidam hurlait: «Nom de Dieu de nom de Dieu! où ai-je fourré mes bottines?» L’abominable vérité venait de m’apparaître tout entière!... «Misérable! hurlai-je, misérable!... Tu ne périras que de ma main!» A la même minute: «Te tairas-tu?» s’exclama la voix anonyme. «Tu ne périras...» répétais-je. Je n’en pus dire davantage. Une gifle venait de s’abattre sur ma joue, une gifle phénoménale, dont la violence m’étourdit... Je tombai sur le sol et perdis connaissance... «Quand je revins à moi, j’étais seul. L’aube pointait, en pâleurs rosées, par les ajours des persiennes closes...» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un mien ami, qui vient me voir, et auquel je lis ce feuilleton, m’apprend que le capitaine a péri, ces jours-ci, victime d’une explosion de gaz. Mes nombreuses occupations ne me permettent pas de lire X..., si bien que je n’étais pas au courant de cette fin prématurée. Arguant de l’ignorance où j’étais d’un accident que rien ne donnait à prévoir, je présente mes excuses aux lecteurs du _Gil Blas_ pour la liberté que j’ai prise de rendre la vie à un mort et les prie de m’accorder toute leur indulgence. PIERRE VEBER XXVII X... FAIT UNE FIN Le mariage de Maubeck de la Ware avec mademoiselle Odyle de Buthenblant fut un événement ultra _select_. Témoins de la mariée: Georges Courteline et lord Raleigh; témoins du marié: Georges Auriol et Coquelin Cadet. Remarqué dans l’assistance MM..., etc., etc.; enfin, il n’y avait que des ducs à c’te noce-là. Durant la cérémonie, X... s’était senti très ému: il enviait le jeune couple, radieux parmi la gloire des orgues et l’apothéose des cierges. Il vint serrer la main de Maubeck, causa un instant avec le vieux de la Ware, qui le retint par sa croix du Nicham et lui dit: --Ça ne vous tente pas? --Ma blessure est trop récente. --Quelle blessure?... Ah! vous parlez de votre squaw. Elle est dans les terrains de chasse, auprès du Grand-Esprit. Vous ne resterez pas veuf à votre âge, que diable!... Il y a plus d’un mois que vous avez perdu Marthe: ne désirez-vous pas commencer à l’oublier? --Je pourrai la remplacer... Je ne pourrai pas l’oublier! Il alla saluer la jeune mariée. Près de celle-ci Odette, sa sœur, était plus jolie que feu M. Jamais. Elle eut pour X... tout seul un sourire subtil; elle lui serra la main avec une douce fermeté, et X... se souvint qu’un mois auparavant, lors des obsèques de Marthe, dans l’affectueux _shake-hand_ de condoléance, elle lui avait semblé glisser une déclaration de candidature. Il rentra, en remuant des songeries à la rose. Or, la nuit suivante, X..., s’éveillant en sursaut, aperçut, assise sur le pied de son lit, une forme de lumière bleuâtre, et il reconnut Marthe. Il ne s’effraya point: en cette fin de siècle, l’Autre Monde voisine trop souvent avec celui-ci pour que les apparitions nous étonnent encore. Il dit: --C’est bien aimable à toi d’être venue me voir. --Je n’ai qu’un petit moment à te donner. --Tu es casée, là-haut? --Oui, pas mal, au grand 7. J’ai mon jour de sortie par semaine, pas trop de travail et une bonne nourriture. Mais parlons de choses pressées. Mon pauvre chien, tu es soucieux: tu commences à t’ennuyer d’être seul. --Ma douleur... débuta X... --Oh! je sais bien, on dit ça; mais il faut être sérieux. Ça me flatte que tu me gardes ta foi; pourtant je me mets à ta place: ta santé avant tout. Et puis, je te connais, tu finiras par faire des sottises... Et, si tu veux suivre mon conseil, tu prendras la petite Buthenblant, celle qui reste. Je suis sûre qu’elle ne te déteste pas. --Tiens! Mais c’est une idée... On peut essayer... --Et, d’ailleurs, je t’avoue que j’aimerais être remplacée par une petite fille comme celle-là, bien convenable, bien douce, qui prendra soin de toi et ne bouleversera pas notre intérieur. Allons, bonsoir... --Tu t’en vas déjà? --Oui: on me demande aux tables tournantes. L’ombre de Marthe se pencha sur le front de X..., le rafraîchit d’un immatériel baiser et disparut par la fenêtre entr’ouverte. Le lendemain matin, X..., en s’éveillant, fit son examen de conscience. Évidemment, feue Marthe avait raison, il était déjà blasé sur le plaisir d’être veuf. Donc, le collage le guettait: il fallait aviser. Odette passa dans le champ de ses réflexions, et, dès lors, son parti fut pris. Après déjeuner, il revêtit sa redingote la plus longue, noua sa cravate la plus épaisse, chaussa ses souliers les plus brillants et choisit ses gants les plus clairs; il s’en fut à l’hôtel des Buthenblant. Odette le reçut: --Mon père s’excuse; il est à votre disposition dans quelques minutes: le temps de réparer le désordre de sa sieste. Je vous tiendrai compagnie; cela ne vous ennuie pas? --Du tout, au contraire: je viens pour ça. J’ai une chose à vous demander. --Je parie qu’il s’agit d’une vente de charité! --Non. Regardez-moi en face! Maintenant, de profil! Sincèrement, comment me trouvez-vous? --Vous n’êtes pas vilain, surtout depuis que vous avez coupé vos favoris. Le deuil vous va à merveille. --Donc, vous m’accepteriez pour mari? --Ah! c’est ça qui vous amène? --Je croyais... il m’avait semblé que je ne vous déplaisais pas? --Certes... Mais il n’était pas nécessaire de m’épouser... nous pouvions nous mettre ensemble sans ça... Après tout, vous avez raison... C’est une des faces de la question... Je commence à être en âge de me marier... mon bébé a besoin d’un père... et, puisque ma sœur est casée... --Vous consentiriez peut-être? --Oh! ne nous emballons pas. Examinons les faits. Ne croyez pas que je sois une jeune fille pervertie, cupide et sans cœur. Mais j’ai de l’expérience et je sais la valeur des choses; à notre époque, les chaumières sont hors de prix, si les cœurs sont pour rien. Vous êtes veuf, et, de mon côté, j’ai un enfant. Ça se vaut comme position; tous deux, nous sommes _éprouvés_ dans les divers sens du mot. Vous n’êtes pas laid (presque la beauté pour un homme), et, moi je suis mieux que jolie. Kifkif. J’ai, du chef de ma mère, six cent mille francs placés à 5% en des industries solides; mon père me servira en outre vingt mille francs de pension par an. Or, si je vous vends mon corbillon, qu’y met-on? --Un million, reprit X... J’en ai rapporté la moitié de mon voyage d’Amérique; l’autre moitié me vient de ma femme, dont j’héritai. Tout en Fonds Anglais consolidés. --Dans ce cas, nous pouvons nous dire, sans arrière-pensée, que nous nous aimons. Et, désormais, qu’il ne soit plus question d’argent entre nous! Loyalement, ils échangèrent les arrhes des baisers sur les lèvres. Puis X... se rendit dans le cabinet de travail où le vidame avait l’habitude de dormir l’après-midi. --Monsieur de Buthenblant, prononça-t-il, je n’irai pas par quatre chemins! Et, aussitôt, il se perdit dans le fourré des circonlocutions et des préparations. Le vidame s’efforça de l’y suivre et, enfin, l’en tira brutalement: --Aboutissez. --Je viens... (au fait, vous avez raison)... je viens vous demander la main de votre fille Odette. --Mon cher monsieur, fit le vidame, qui s’était rembruni, ma fille fera le mariage qui lui plaira, et Dieu me garde de contrarier ses inclinations en lui imposant ou même en lui proposant un fiancé. --Je vous ai épargné ce souci; je lui ai demandé à elle-même si elle m’agréait. --Comment? Vous avez osé... sans mon aveu... --Dame! puisque vous refusez de proposer... --C’est un peu violent! hurla le vidame, en se levant. --Je ne suis point un parti splendide; néanmoins, je ne suis point un mauvais... parti. --Vous n’êtes pas assez riche! --A nous deux, nous aurons cent mille francs de rente. --La misère à Paris! D’abord, Odette ne vous convient pas; elle a un enfant... --C’est autant de moins à faire, répondit pacifiquement X... --Elle est très colère et coquette. --Je suis très doux et j’aime que l’on s’habille bien. --Elle n’est pas la femme qu’il vous faut, et vous n’êtes pas son homme. --Dites que je ne suis pas _votre_ homme! --Puis vous êtes trop vieux! --Moi? J’ai l’âme d’un enfant. --Alors, vous êtes trop jeune! A ces mots, X... se leva à son tour: --Vidame, prenez garde! --Je ne veux pas d’un homme que sa femme a trompé à bouche-que-veux-tu!... --Vidame!! --D’un homme qui arrive on ne sait d’où... --Vidame!!! --Un vagabond qui n’a même pas de nom! X... bondit et, prenant ses distances, envoya à toute volée sur la joue vénérable du père d’Odette un solide, retentissant et magistral soufflet qui coucha le vieil homme par terre. Les vitres en vibrèrent. X..., soudain revenu à lui, contemplait son ouvrage avec horreur. Mais le vidame se releva prestement; une joie intense lui illuminait la face: --Dites! oh! dites! il y a vingt ans, n’avez-vous pas connu, avenue Kléber, une femme mariée? --Il y a vingt ans?... une vieille aventure de jeunesse. Oh! ça n’a pas d’importance... Attendez donc... Oui... en effet... une femme dont je n’ai jamais su le nom... --De grâce! Rappelez vos souvenirs. Je suis sur la piste d’une certitude... Est-ce que vous avez connu cette femme longtemps? --Non. Un soir, le mari est rentré à l’improviste, et peu s’en est fallu que je ne fusse pincé. Près d’être arrêté, dans l’obscurité j’allongeai à ce fâcheux une gifle qui lui fit lâcher prise... --Une gifle énorme, une gifle monstrueuse, dont j’ai vainement demandé la rime pendant vingt ans! Car le mari, c’était moi, monsieur! Ah! vous pouvez vous vanter de m’avoir fait chercher! X... comprit qu’il n’avait plus à espérer; il prit son chapeau et se dirigea vers la porte: --Monsieur de Buthenblant, quoiqu’il y ait prescription, croyez que je suis désolé d’avoir contribué à votre déshonneur. Veuillez excuser aussi le petit mouvement de vivacité plus récent... j’en suis durement puni. Adieu. Le vidame l’arrêta: --Où allez-vous, monsieur? Ne me devez-vous pas une réparation pour les trois offenses: deux gifles et... le reste? --Assurément. Je suis à vos ordres. --Alors, mon cher X..., j’exige la seule réparation logique... --Laquelle? --Épousez ma fille! X... tomba dans les bras du vidame, et, du fond de leurs cadres, sous l’embu des siècles, les portraits d’ancêtres sourirent approbativement. Le vidame avait casé ses deux filles. L’une était mariée à Maubeck, l’autre était fiancée à X... Le lourd mystère s’était éclairci qui pesait depuis de longues années sur la vie des Buthenblant. Il semblait donc que le vidame n’eût plus de raisons valables pour vaguer et pour divaguer. Or il vagua et divagua de plus belle. Il donnait depuis quelque temps des symptômes alarmants. C’est ainsi que nous l’avons vu, après le terrible accident du café du Théâtre, s’en aller dans les environs de la gare Montparnasse avec le plongeur de l’établissement, qu’il prit avec obstination pour le capitaine, et à qui il tint absolument à confier le secret de son existence. Cependant, X... s’employait à réunir les papiers nécessaires à son mariage. Il lui manquait son acte de naissance, qu’il avait jadis prêté à une vieille négresse sans espoir de retour; un certificat de domicile, qu’il ne pouvait obtenir de sa concierge, n’ayant pas les six mois de résidence exigés, et, enfin, son livret militaire, qu’un jour, dénué de ressources, il avait mis en loterie à la Nouvelle-Orléans. Il n’avait, en somme, en fait de pièces d’identité, qu’une carte d’abonnement de dix douches sulfureuses, délivrée par un modeste établissement de bains. Il vint à bout de ces difficultés. Sa ville natale lui fournit un autre extrait de naissance. Il corrompit son concierge pour le certificat de domicile et se procura à la gendarmerie un nouveau livret militaire, moyennant huit jours de prison. Enfin, la veille du mariage civil, il alla trouver le vidame et lui fit la révélation suivante: --Père, aujourd’hui, et par faveur spéciale, vous allez savoir mon véritable nom. L’officier de l’état civil, circonvenu par moi, le prononcera à voix basse, au moment des questions d’usage, que personne dans l’assistance ne l’entendra. Ce nom, sur lequel je vous prierai de solidifier, à l’instant même, toute la cire de vos oreilles, ce nom, personne ne l’a jamais connu, si ce n’est mon père, ma nourrice et un médecin de village. Marthe elle-même, ma feue femme, n’a jamais eu de notions exactes sur ma véritable identité. Vous comprendrez que je ne me serais pas dissimulé sous le nom de X... pendant dix années et près de trente feuilletons si je m’appelais simplement Coignet, Coquillard ou Coromandel. Il dit et se pencha vers l’oreille du vidame. L’effet du mot proféré à voix basse fut si foudroyant que le vieillard, tel un homme dégrisé, en recouvra pour quelques minutes la raison. --Fichtre! s’écria-t-il. Et il s’inclina jusqu’à terre. Puis il ajouta, employant une locution consacrée par son ami Courteline: --Ce n’est pas de l’eau de boudin. X... pensait alors: «J’ai peut-être eu tort de confier mon secret, mon terrible secret, à ce vieillard sans cervelle.» TRISTAN BERNARD XXVIII REVENONS AU CAPITAINE Quand le capitaine entra au mess avec Annibal, il aperçut tout d’abord Vercingétorix, qui, appuyé au comptoir, caressait ses longues moustaches de sous-officier rengagé, et la Pucelle d’Orléans, très engraissée, étageant sur des soucoupes de petits tas de morceaux de sucre. L’endroit était paisible et ressemblait à un vieux café de province, avec ses tables de marbre, ses boiseries un peu sales et ses lambris dédorés. Bayard, assis à une banquette, était en train de tancer son ordonnance, un serviteur loyal pourtant. La Trémoille s’assoupissait devant une absinthe. Turenne s’endormait sur un canon. --Vous êtes bien ici, dit le capitaine poliment. --Vous n’êtes pas difficile, répondit le rude Annibal. Ce qu’on se fait des cheveux! C’est rien que de le dire. Et ce que l’administration est rapia, ce qu’on vise à l’économie! Il faut regarder tout ça de près, mon cher. Ils ont meublé nos chambres avec de vieux meubles engloutis dans des tremblements de terre. Ils s’approchèrent d’une table où un homme mûr, d’une belle taille et d’un profil régulier, tendit la main, d’un geste lassé, à Annibal. --Jules César, dit Annibal. Le capitaine Napau. Bonaparte n’est pas encore arrivé? --Il était là tout à l’heure, dit Jules César. Où est-il maintenant? Ce n’est pas difficile à dire. Il est dans les environs du kiosque à journaux. Où est Bonaparte? Est-ce que ça se demande? Il attend les journaux du matin. Et, quand il aura fini les journaux du matin, il ira attendre ceux du soir. Et, si, par malheur, il y a encore quelque chose sur lui, il en sera puant, comme à son ordinaire. Je le vois qui s’amène de son air négligent: «Avez-vous lu le compte rendu de la pièce des Bouffes-du-Nord, _Napoléon à Boulogne_? Ce n’est pas mal.» Ou bien, il nous dit, détaché: «Il vient encore de paraître un livre sur moâ. Je ne sais pas ce qu’ils ont. C’est le huitième depuis six semaines.» _Napoléon et les femmes_! _Napoléon et les lettres_! _Napoléon et les moules à gaufres_! Qu’est-ce qu’il vient nous embêter avec ça? On s’en fout. --C’était un bien grand homme de guerre, hasarda timidement le capitaine. --Mais oui! mais oui! dit Jules César. C’est entendu. Annibal, ici présent, est aussi un grand homme de guerre, et il n’en fait pas plus de rouspète pour ça. --Et Jules César? dit Annibal. César, ce n’est pas parce que vous êtes là, mais il faut vous rendre ce qui est à vous. Votre conquête de la Gaule, ça n’a l’air de rien. Mais c’était quelque chose de pommé, et pas commode avec ça. --Et je n’avais pas de canons, pas de fusils, dit César. «Les Gaulois n’en avaient pas non plus», pensa le capitaine. --Ce qu’on est injuste chez vous! dit César. C’est-à-dire que c’en est dégoûtant. Toute la gloire à l’un, v’lan! et rien aux autres. Ce n’est pas que j’y tienne, par Jupiter! Si vous saviez ce que ça m’est équilatéral qu’on prononce mon nom gros comme ça ou petit comme ça, ou même qu’on ne le prononce pas du tout! Mais ça m’embête, à la fin, de voir exalter des gens sans qu’on sache ni comment ni pourquoi, tandis que d’autres qui le mériteraient tout autant, pour ne pas dire plus, sont oubliés presque complètement. Tenez, ce Vercingétorix, qui est là-bas, eh bien, on a parlé de lui pendant un temps; puis, maintenant, plus rien. Eh bien, je vous l’affirme, moi qui l’ai connu, celui-là, c’était un lapin! --Vous l’avez battu, dit le capitaine. --Je l’ai battu, sans doute, dit César. Mais ça n’empêche pas que c’était un lapin. Il n’y a jamais eu de déshonneur à être battu par moi. Il se leva. --Vous êtes là pour un moment, n’est-ce pas? Je vous retrouverai tout à l’heure. Je m’en vais faire un petit tour jusque par là-bas. Il prit son épée au porte-manteau, se ceignit d’un ceinturon de cuir jaune et sortit en cambrant les reins. --Quel conquérant admirable que ce César! dit le capitaine à Annibal. --Oui, oui, dit Annibal. On aime à dire ça, et ça se répétera peut-être encore. Je veux bien, moi. Je ne vous dirai pas qu’à regarder les choses de près l’impression reste la même. Il a battu des barbares avec de bonnes troupes romaines. J’en ai connu d’autres qui ont battu des Romains avec des soldats barbares. C’est une nuance. Enfin, ce qu’on ne peut pas lui refuser, c’est d’être bêcheur, jaloux et, conséquemment, salaud pour les camarades. Ce que j’en dis n’est fichtre pas pour défendre Napoléon. Celui-là, on ne l’éreintera jamais assez. Le capitaine se disait intérieurement: «C’est pourtant vrai, je suis avec Annibal, j’ai parlé à Jules César et je vais voir Napoléon.» Il s’étonnait de n’en avoir pas plus de joie. Il n’osait souffler mot, hasardait, de temps en temps, pour dire quelque chose, une assertion évidente, qui entraînerait, à coup sûr, l’approbation de son noble interlocuteur. Il disait: «Le temps est un peu couvert», ou bien: «Vous avez dû être bien content le jour où vous avez gagné la bataille de Cannes.» Ce qui l’intriguait surtout, c’étaient les délices de Capoue, où Annibal avait commis la faute de s’endormir avec toute son armée. Mais il n’en put tirer sur ce sujet aucun éclaircissement. A chacune de ses questions, Annibal clignait de l’œil, souriait mystérieusement, la bouche fermée, et lâchait un mince filet de fumée, avec l’air d’un homme qui ne veut rien dire, tout en sachant bien long sur les différentes formes de la rigolade. Peu à peu, aux allusions qu’il fit à ces vagues plaisirs soldatesques, le capitaine était repris par la hantise de son désir inassouvi. Son orgueil de se trouver avec tous ces grands hommes se blasait. Et, malgré lui, il pensait au grand 7, où Bigorneau et Gaspard le Book lui apparaissaient dans des boudoirs somptueux, abandonnés à des joies orientales. --Je vous demande pardon, dit-il à Annibal. J’ai des amis qui m’attendent près d’ici. Le temps de leur dire deux mots, et je suis à vous. --Allez, allez, dit Annibal. Nous avons tout notre temps pour causer. Nous avons l’éternité. Et il monta au premier étage pour faire un billard. Mais, à la porte, le capitaine se heurta à Jules César, qui ramenait Bonaparte. Les deux conquérants retinrent Napau, qui dut prendre un vermouth avec eux. --Vous n’allez pas vous sauver comme ça, dit César. On dirait que vous fuyez Annibal. Ce n’est pas un mauvais garçon, ajouta-t-il. Mais fallait-il que nos généraux romains fussent nuls à l’époque pour se laisser flanquer des tripotées par un idiot pareil! Je n’ai jamais compris le succès qu’on a fait à ce pauvre imbécile. Le capitaine réussit enfin à prendre congé. Il arriva sur la place, en vue du septième ciel. Juste à ce moment, Gaspard et Bigorneau en sortaient. --Ah! mon cher, s’écria Gaspard, on ne vous dit que ça. C’est rupin, il n’y a pas à dire. --Je vais en juger par moi-même, dit le capitaine avec allégresse. Mais, au moment où il allait franchir le seuil, un garçon en tablier l’arrêta: --Vous ne pouvez pas entrer là, s’écria-t-il. --Et pourquoi ça donc? demanda le capitaine. --Il y a eu du tapage dernièrement, et la maison, sans distinction de grade, est consignée à la troupe. GEORGES COURTELINE XXIX OÙ X... RÉVÈLE SA PERSONNALITÉ Cependant, guidés par un sentiment d’économie--bien naturel à des millionnaires sur le point de se mettre en ménage--Odette et X... avaient arrêté le projet d’aller dîner seuls, tout seuls, en amoureux qu’ils étaient, dans une maison de quinzième ordre. C’est dire qu’ils étaient allés briffer aux «Assassins», une façon d’auberge de mélo, juchée au sommet de la butte Montmartre, à l’angle de la rue des Saules et de la ruelle Saint-Vincent. Ils allaient en franchir le seuil quand l’horloge d’une église lointaine éparpilla dans la brume du soir huit coups espacés, huit lents coups qu’éternisa l’un après l’autre le calme délicieux de cette fin de beau jour. Une mélancolie de rêve dans l’œil: --L’admirable coucher de soleil! fit X... en stopant sur place. Sous ses yeux, à perle de vue, s’étendaient de tristes banlieues, hérissées de hautes cheminées, semées çà et là de bourgades dont les maisons, que noyaient des pâleurs vespérales, s’espaçaient par petits lots, pareilles à des troupeaux d’immobiles brebis. Au loin, très loin, des horizons boisés se détachaient inégalement sur un rideau de pourpre aveuglante. --Très joli! apprécia Odette. Si nous dînions, hein? Je crève de faim. X..., d’un signe de tête, acquiesça. Ils pénétrèrent, longèrent un comptoir d’étain où des brocs aux ventres rebondis, mêlés à des bouteilles de cognac aux longs cols, évoquaient des images de capucins pleins de soupe qui vont danser le rigodon avec des demoiselles de l’Armée du salut. Ils tournèrent à droite, grimpèrent trois degrés, rencontrèrent une porte basse, dont ils firent jouer le loquet, et demeurèrent abasourdis de la clameur formidable qui saluait leur apparition: --C’te gueule!... C’te gueule!... C’te gueule!... Toute une smala, debout dressée, les huait: trente convives au moins, pressés comme des anchois autour d’une table trop petite. Là, régnaient Georges Brandimbourg, au crâne cabossé comme une casserole et nu comme un petit saint Jean: Louis Marsolleau, au rire d’éternel bébé; Chamouillet, aux yeux de souris; Simonet, au visage de roi assyrien; Édouard le Bijoutier; Norès, le gai chanteur; les Gallo, enfin, et leur frère, une espèce d’hercule aux épaules plus larges qu’une bibliothèque, lequel, excessivement saoul, bien qu’on n’en fût encore qu’aux haricots rouges, faisait une vie de patachon, emplissait de tonitruances les échos de la salle à manger. Et, tout de suite, à la vue d’Odette, qui avait eu le toupet de s’habiller en mariée, de parer ses blonds cheveux de fleurs d’oranger symboliques, il eut une idée de génie: il cria qu’on allait regarder si elle avait un pantalon!... Alors ce fut du joli! La motion avait été accueillie par une acclamation d’unanime enthousiasme. Il y eut un branle-bas général. Des chaises, culbutées, s’abattirent; un litre de vin, renversé d’un coup de coude, tomba comme un héros vaincu et se mit à pisser sur la table un liquide vaguement violâtre, subdivisé en petites couleuvres dégueulasses qu’enfermaient, à tribord et à babord, des soulèvements de nappe imbibée, comparables à ces cloches aqueuses levées sur la peau d’un malade auquel un habile médecin a posé des vésicatoires. En même temps, Odette poussait, sans reprendre haleine, des cris de jeune cochon emmené à la foire. L’effort de dix bras réunis, ligués pour une cause commune, l’avait enlevée comme un fétu, la voiturait par les espaces, à la fois verte de terreur et crevant de rire. Brandimbourg, en tambour-major, un pain jocko au bout de la main, agité au-dessus de son crâne, dégotait; mais le plus chouette, c’était Gallo. Le gaillard ne s’était pas vanté d’avoir renversé sur ses genoux toute une assiettée de potage, si bien qu’il demeurait navré de montrer un pantalon pâle où des filaments de vermicelle grouillaient comme des asticots sur une tache élargie de bouillon. Et, plein d’une douceur entêtée, il répétait: «C’est du vermicelle; ça ne tache pas! C’est du vermicelle; ça ne tache pas! que madame Gallo, meurtrie jusqu’au vif en ses instincts de ménagère économe, répétait, de son côté: «Tu vois, Charles, comme tu es cochon! Tu vois, Charles, comme tu es cochon!» Elle finit par prendre une carafe et par en inonder les cuisses de son mari, dont les formes apparurent en gracieuses saillies, en reliefs arrondis et discrets, faits pour ravir de contentement les regards des personnes présentes. Pendant ce temps, on avait charrié Odette vers l’extrémité de la salle, dont un piano meublait le fond. On y assit la jeune mariée, qui redoublait de hurlements, serrait comme à l’écrou ses jambes, enlacées, menacées de mains criminelles, dont on devinait la triomphante marche en avant au remous laborieux du satin de sa jupe. Quand les jambes enfin apparurent, blanches, achevées en l’emprisonnement de deux souliers minuscules, blancs aussi, X..., qui était resté en arrière, le visage contrarié et souriant, eut le claquement de lèvres agacé d’un monsieur qui veut bien avoir bon caractère, à la condition, bien entendu, qu’on ne pousse pas les choses à l’extrême. --Ah! bien, non, fit-il. Pas de blagues, hein? Mais il n’en put dire davantage. --Ta gueule! lui cria le beau-frère de Gallo. Ta gueule on va te sortir! Casimir, le chien de Brandimbourg, poussait des aboiements furieux. D’une intelligence supérieure que compliquait un sens très fin de la logique, l’idée que l’on pût se battre pour rire dépassait sa compréhension, si bien que ce noble animal, n’écoutant que son courage, s’était précipité au secours de l’innocence menacée. Dressé sur ses pattes de derrière, il faisait le tour des assaillants, en un pas sautillant de menuet, braillant à faire saigner les oreilles et tamponnant de ses mains--je dis: «de ses mains»--les fonds de culotte de Norès, de Marsolleau, de Simonet et d’Édouard le Bijoutier, tandis que ceux-ci, impatientés, lui ruaient doucement dans la figure. Soudain: --Assez!... Cela suffit! clama X..., abattant un formidable coup de canne parmi la débandade des verres et des assiettes. --Tu dis?... fit le beau-frère de Gallo, stupéfié d’une pareille audace. --Je dis, répliqua X..., que la plaisanterie a plus que suffisamment duré et qu’il est temps d’y mettre un terme! Ainsi s’exprima X..., avec un tel accent d’autorité que les âmes des assaillants défaillirent d’un trouble étrange. Vers son beau-frère, qui se taisait maintenant, Gallo dirigea son regard noir d’effarement et d’inquiétude. La bouche, restée bée, de Brandimbourg disait l’excès de stupéfaction de l’auteur des _Croquis du vice_, cependant que Norès, une pâleur livide répandue sur les joues, jetait furtivement à l’oreille d’Édouard le Bijoutier: --Qui est ce mystérieux inconnu? Casimir s’était tu, conquis, lui aussi, à l’étonnement général. Entre les candélabres, veufs de bougies, fixés à l’avant du piano pendaient les jambes, libérées et inertes, de celle en les veines de qui coulait le sang des Buthenblant. Au milieu du profond silence: --Quelqu’un, dit X..., vient de demander: «Qui est ce mystérieux inconnu?» Je vais répondre à la question. Il fit trois pas en arrière, vint se placer sous le coup de clarté du bec de gaz suspendu au plafond, et, là, élevant jusqu’à sa face sa dextre aux doigts chargés de bagues, il arracha l’un après l’autre les favoris d’agent de change qui lui enfermaient les joues: deux crêpés postiches, d’un roux sombre. --Salut à la majesté tombée! prononça-t-il avec une solennelle lenteur. Il y eut un cri, un seul: --Que vois-je?... Sur les épaules du personnage qui a donné son nom à ce livre souriait le masque vivant, au nez arrondi en courbette, aux lèvres bienveillantes tendues à l’appas des sensualités, de l’infortuné roi dont le sang généreux inonda le pavé de la place de la Concorde le 21 janvier 1793!... --Louis XVI!... cria Mme Gallo, pétrie d’érudition. X... eut un sourire plein de tristesse, mais d’une infinie bonté. --Pas tout à fait, dit-il: son arrière-petit-fils seulement. Puis: --Vous voyez en moi le dernier des Naundorff, survivant d’une race qu’on croyait éteinte et héritier direct du trône des rois de France! Respectueusement, les yeux baignés de douces larmes, les assistants se découvrirent. GEORGE AURIOL XXX LARGUEZ LES AMARRES La maison était blanche. La porte, verte. C’était une des plus blanches maisons de Pantin. C’était la porte la plus verte du monde. Si verte que les vieux messieurs du pays la venaient contempler chaque matin afin de réconforter leurs pauvres yeux, gâtés par les veilles. Au-dessus de cette porte, à côté d’une plaque d’assurances, et non loin d’un nid d’hirondelles s’étalaient deux panonceaux dorés, sur chacun desquels on pouvait lire l’inscription suivante: ÉTUDES DE MŒURS Mais on pouvait également ne pas la lire. Vers cinq heures du soir, un homme s’arrêta devant cet immeuble. Seul? Non. Une dame l’accompagnait, qui fit halte, elle aussi, au seuil du paisible édifice. Comme il allait sonner, l’homme entendit chanter de l’autre côté de la porte. Il appuya sur le bras de la femme sa main, ponctuée de longs poils noirs, et dit: --Écoute! --Qu’est-ce qu’il y a? fit-elle. --On chante... --On chante? --Oui. Quelqu’un chantait en effet. Qui? On. Quoi? Ceci: Trois petits oiseaux en bas âge, Par un beau matin de juillet, Grignotaient un grain de millet Dans un bosquet du voisinage. Ils trottinaient allègrement Parmi le thym et l’herbe fraîche, Quand, muni d’une canne à pêche, Parut un chasseur allemand! Pa-rut un chasss-eur allle-mand!... Hérissant ses ailes légères, Lui dit... ... Ce que dit au féroce étranger le plus jeune des trois oiseaux, il fut impossible de l’apprendre, car, soudain, de furieux aboiements éclatèrent, qui, presque aussitôt, furent suivis de ululements terribles et de sinistres glapissements. A son grand regret, l’anonyme chanteur dut interrompre sa petite rapsodie patriotique. Sa voix, un instant auparavant plus douce et plus caressante qu’un gargarisme au miel, devint aigre subitement comme trente-six potées de moutarde. --Ici, Schnaps! vociféra-t-il. Ici, sale cochon! Prends garde à toi, salopiot! Si je te pince, je vais te raboter les fesses, et comme il faut! On entendit un bruit de chaînes violemment secouées, quelques claquements de fouet, un gémissement de tramway mal graissé qui stoppe; puis ce fut le silence. Schnaps avait son compte. --Sonnes-tu? demanda la dame. --Non, répondit l’homme. --Pourquoi ne veux-tu pas sonner? --Je ne refuse pas de sonner, fit l’homme. Je n’ai aucune raison pour cela. Au moment où tu m’as questionné, je ne sonnais pas. Je t’ai donc répondu: «Non.» C’est-à-dire: «Non, je ne sonne pas en ce moment; si tu crois que je suis en train de sonner, tu te trompes.» Mais, maintenant, je vais sonner. --Tu vas sonner maintenant? Ah! --Oui. Cela t’étonne ou te contrarie? --Non, non, pas le moins du monde. Lorsque tu m’as annoncé que tu te préparais à sonner, j’ai tout bonnement répondu: «Ah!» pour te montrer que j’avais bien entendu, que j’avais saisi le sens exact de tes paroles. Est-ce que cela n’est pas correct? --_That’s correct!_ fit l’homme. Il tira le pied de biche, et au même instant, la porte verte s’ouvrit. Un jeune mousse vêtu d’une livrée écarlate et nanti d’un visage d’écureuil parut, sa toque galonnée à la main, et dit: --M’sieur et dame! --Tu chantes très bien, mon petit ami, déclara la dame. --Je ne chante pas bien, répondit le mousse, mais je fais ce que je peux, et ce que je fais, il y en a beaucoup qui ne sont pas fichus de le faire. --Mousse, demanda l’homme, est-ce que la chose est prête? --Quelle chose, Votre Honneur? --La chose en question. --Tout est paré, Votre Honneur. --Et ces messieurs, sont-ils là? Lorsque je dis: «Sont-ils là?» entends-moi bien, mousse: je ne te demande pas s’ils sont ici, à cette place que nous occupons... Je vois bien qu’ils ne sont pas ici. Je désire simplement savoir s’ils sont dans la maison ou sur le territoire qui l’environne. --Ils sont sur le bowling-green au fond du jardin, Votre Honneur. Si Votre Honneur veut me suivre, je vais La conduire. --Va! fit l’homme: nous te suivons. Après avoir traversé la cour d’entrée, le parterre néerlandais, le jardin anglais et le parc, l’homme, la femme et leur guide entrèrent dans une petite prairie, au milieu de laquelle se balançait un aérostat. Près de ce ballon, cinq gentlemen fumaient de longues pipes hollandaises en dégustant des bières britanniques. Et il y avait apparemment quelques instants déjà qu’ils avaient entrepris de se rafraîchir, car, si le nombre des bouteilles vides qu’ils avaient rejetées sur le gazon était moins fabuleux que celui des étoiles qui grouillent au firmament, il était quatre fois plus considérable, certes, que celui des petits astres blancs qui constellent l’azur de ton drapeau, libre Amérique. Dès qu’ils eurent aperçu les nouveaux arrivants, les cinq gentlemen se levèrent et saluèrent, avec des gestes parallèles et d’identiques sourires. L’homme et sa compagne s’inclinèrent également, puis ils furent s’asseoir dans la nacelle du ballon, où le groom rutilant ne tarda pas à leur apporter de la bière d’York, des pipes de Gouda et du tabac de la Semois. Après avoir longuement bu, à l’instar de leurs amis, l’homme et la femme allumèrent leurs pipes et, doucement, se mirent à fumer. Au bout d’un petit temps, le visiteur mâle se découvrit. Il se découvrit et, s’adressant aux cinq distingués buveurs, ou plus particulièrement peut-être à celui qui paraissait être le syndic de la bande: --Camarades! cria-t-il, êtes-vous prêts à m’entendre? --Camarades! êtes-vous prêts à l’entendre? demanda le président, en se tournant vers ses acolytes. Les quatre gentlemen s’inclinèrent affirmativement; sur quoi, le président lança: --Nous sommes prêts! L’homme reprit: --Ma vie était entre vos mains: vous pouviez me noyer, me pendre, me brûler, m’asphyxier, me guillotiner, m’étouffer, m’empoisonner ou me faire lâchement poignarder par des Napolitains de bas étage. Vous ne l’avez pas fait. Si je suis ici en ce moment, cette pipe à la main et ce vague sourire sur les lèvres, c’est à vous que je le dois. Merci. --Il n’y a pas de quoi! murmura le chef. L’homme poursuivit: --«Ami, m’avez-vous dit, sois _notre homme_: notre homme de bronze et notre homme de paille, notre homme de confiance, notre homme d’affaires, notre homme du monde et, au besoin, notre homme d’équipe! Sois _notre homme_ m’avez-vous dit, et il ne te sera fait aucun mal.» Ai-je été _votre homme_ ainsi que vous l’entendiez? --Oui. --Ai-je fidèlement exécuté tous vos ordres et me suis-je prêté sans murmurer à toutes vos fantaisies? Nuit et jour, me suis-je tenu à votre disposition? Où il vous a plu de m’envoyer, suis-je allé? Suis-je revenu d’où j’étais toutes et quantes fois il vous a semblé bon de me rappeler? Ai-je gardé le silence sur ce que vous vouliez céler? Ai-je dit toutes les choses qu’il vous agréait que je disse? --Oui. --Mes actes, mes gestes, mes grimaces et mes tics sont-ils constamment restés en accord avec vos désirs? --Oui. --J’étais seul. Vous m’avez dit: «Sois deux! Cette femme est pour toi: prends-la.» L’ai-je prise? --Tu l’as prise. --Sans hésitation? --Sans hésitation. --Êtes-vous contents de moi? --Nous sommes contents. --Un mot alors, camarades. --Parle! --Maintenant que cette femme est mienne et que j’appartiens à cette femme, suis-je parvenu au terme de ma mission? Ai-je reconquis le droit d’être moi-même et puis-je enfin prendre congé de vous? --Tu es libre. --J’emmènerai donc mon épouse, ce soir même, là-bas, ailleurs ou autre part. J’ai été le jouet du hasard durant toute ma vie, et je ne veux avoir d’autre guide que le hasard au cours de mon voyage de noces... --Tes paroles sont-elles la translation exacte de ta pensée? demanda le syndic. --Oui! fit l’homme. --Alors, qu’il soit fait selon ta volonté! En prononçant ces paroles, le président tira de la poche de son gilet une hache d’abordage et, d’un seul coup, trancha le câble de l’aérostat. Libre de ses entraves, le ballon monta droit dans le ciel pendant environ six minutes, puis, ayant trouvé la route du nord, rapidement il s’éloigna dans la direction de la Norvège. Il s’éloigna, emportant Odette et X..., tandis qu’avec la joie saine des artisans dont la tâche est enfin terminée Pierre Veber, Jules Renard, Tristan Bernard, Georges Courteline et George Auriol débouchaient gaiement de nouvelles bouteilles. FIN TABLE DES CHAPITRES Pages. I.--Une situation qui n’a pas de nom 9 II.--La réponse du capitaine et la réplique de X... 17 III.--Comme on se retrouve 24 IV.--A la recherche d’une âme sœur 29 V.--Où le lecteur fait connaissance avec un nouveau personnage 34 VI.--Dans lequel le capitaine ôte sa redingote 41 VII.--Où le capitaine remet successivement sa redingote et une personne qu’il a connue autrefois 49 VIII.--X... chez les Indiens 57 IX.--L’hôtel de Sénégambie 65 X.--Apparition de deux ingénues 72 XI.--Où le lecteur fait la connaissance de M. Maubeck 79 XII.--Maubeck hérite 87 XIII.--Marthe et le Mohican 96 XIV.--Mesdemoiselles de Buthenblant 107 XV.--Où X... éprouve une immense émotion 116 XVI.--Chez le myre Othon 121 XVII.--Une soirée chez les Buthenblant 130 XVIII.--Le duel 139 XIX.--Où la situation semble s’éclairer, mais bien faiblement 148 XX.--Un bouge 157 XXI.--Les naufragés de la rue Germain-Pilon 165 XXII.--Un orage terminé par un coup de tonnerre 173 XXIII.--De plus en plus loufoque, ou le suicide du Mohican par l’assassinat 181 XXIV.--Dans l’autre monde 189 XXV.--Hôtel de Tananarive, chambre 20 197 XXVI.--Où le vidame de Buthenblant raconte sa tragique histoire 205 XXVII.--X... fait une fin 212 XXVIII.--Revenons au capitaine 222 XXIX.--Où X... révèle sa personnalité 228 XXX.--Larguez les amarres! 235 TABLE DES MATIÈRES PIERRE VEBER: Avertissement; pages 9-16, 49-56, 87-95, 130-138, 173-180, 212-221. JULES RENARD: pages 17-23, 57-64, 96-106, 139-147, 181-188. TRISTAN BERNARD: pages 24-33, 65-71, 107-115, 148-156, 189-196, 222-227. G. COURTELINE: pages 34-40, 72-78, 116-120, 157-164, 205-211, 228-234. G. AURIOL: pages 41-48, 79-86, 121-129, 165-172, 197-204, 235-242. E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--3-1927. NOTE DU TRANSCRIPTEUR Le passage en sanskrit en tête du chapitre XVI est tiré de l’acte 2 de _la Reconnaissance de Sacountala_, édition de Chézy, Paris, 1830, qui le traduit ainsi: «Quand je réfléchis sur la puissance de Brahmâ et sur les perfections de cette femme incomparable, il me semble que ce n’est qu’après avoir réuni dans sa pensée tous les élémens propres à produire les plus belles formes, et les avoir combinés de mille manières dans ce dessein, qu’il s’est enfin arrêté à l’expression de cette beauté divine, le chef-d’œuvre de la création.» *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75972 ***