*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76145 *** Au lecteur Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées. La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures. Les mots en gras dans l'original sont entourés par des =. LA JEUNE INDE 1919-1922 A LA MÊME LIBRAIRIE MAHATMA GANDHI, par ROMAIN ROLLAND. _40e mille_ Un volume in-16 double couronne de 208 pages. 7 fr. 50 [Illustration] GANDHI LA JEUNE INDE _Traduction de_ Hélène HART _Introduction par_ ROMAIN ROLLAND [Illustration] 1924 LIBRAIRIE STOCK Delamain, Boutelleau et Cie éditeurs, Paris _7, rue du Vieux-Colombier. VIe_ DE CET OUVRAGE, IL A ÉTÉ TIRÉ A PART, sur papier de Madagascar cinquante exemplaires numérotés de 1 à 50 plus cinq exemplaires hors commerce numérotés de I à V, et sur papier d'alfa satiné cinq cent cinquante exemplaires numérotés de 51 à 600, constituant l'édition originale. Copyright 1924, by Delamain, Boutelleau et Cie, Paris. Tous droits réservés pour tous pays. INTRODUCTION Les articles qu'on va lire sont un choix de l'immense production politique de Mahâtmâ Gandhi, entre les années 1919 et 1922. On n'y doit point chercher l'art et la beauté d'expression. Gandhi en sait le prix; mais ici, il ne s'agit point d'art, du moins au sens restreint. C'est une action, et la plus puissante comme la plus neuve des actions. Si de la diriger fermement, comme un navire dans la tempête, vers le plus difficile et le plus glorieux des buts, est un art, alors nous dirons qu'en ce sens ces écrits sont du plus grand art. Il importe de se représenter d'abord dans quelles circonstances ils ont paru. Seul, chargé de l'écrasante responsabilité d'un peuple de trois cent millions d'hommes, de races, de religions, de langues différentes, la plupart incultes, et presque tous ultra-émotifs, réagissant violemment aux moindres excitations,--qu'il doit unifier, former et diriger,--ayant lancé dans ces masses humaines un mouvement sans précédent, qui se heurte à tout le _statu quo_ de la pensée politique du monde, et où la moindre erreur d'aiguillage peut amener d'effroyables catastrophes,--le frêle Mahâtmâ à la volonté d'acier doit tout tenir dans sa main, voir, veiller, commander. Il n'est point question de polir une œuvre littéraire. Certes, Gandhi n'eût jamais songé à faire de ces articles un recueil. Les éditeurs hindous ont publié ce volume pendant son emprisonnement. N'y voyons pas un livre, mais une «_geste_» héroïque, où passent les éclairs de l'épée du dernier chevalier[1]. Écrire, parler, agir, sans relâche, sans répit. Ceux qui l'ont entendu m'ont conté ceci: Le Mahâtmâ parle devant des milliers d'hommes. Il n'élève pas la voix. Il ne fait pas un geste. Il n'use d'aucun moyen oratoire. Il ne ménage rien. Il commence sans exorde et finit sans péroraison. Quand il a dit tout ce qu'il avait à dire,--peu ou beaucoup,--il cesse et il s'en va. La foule rugit ses acclamations. Dans le fracas, nul ne pourra plus se faire entendre avant longtemps.--Gandhi, le sourcil froncé,--(il hait les applaudissements et tout ce qui fait du bruit)--s'est assis dans un coin, étranger à ce peuple délirant qui l'acclame; il n'entend pas; déjà, il écrit l'article qui paraîtra dans le prochain numéro de son journal: _Young India_ (_La Jeune Inde_). Nous qui lisons l'article par delà les océans, tendons l'oreille! Nous percevrons, au loin, sous les mots refroidis, le peuple indien qui rugit. * * * La pensée de Gandhi paraît si claire et si explicite, elle a une telle aversion du voile, des réticences, des «à moitié dits», de tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à un compromis, ou à une dissimulation, qu'il semblerait qu'il n'y eût qu'à laisser le public en contact immédiat avec elle. «_J'ai toujours développé au grand jour_, écrit-il, _mes plans les plus hardis... Je hais le secret comme un crime... Je remercie Dieu de ce que depuis longtemps je considère le secret comme un péché, surtout en matière politique... Jamais une restriction mentale!_...»[2] Je devrais d'autant plus me retirer à l'arrière-plan que j'ai longuement expliqué la mission du Mahâtmâ et la caractéristique de son génie dans un petit volume, qui est maintenant répandu et traduit dans toutes les langues d'Europe, et, dans l'Inde même, en trois langues. Je le dis sans amour-propre: car tout le secret de la diffusion universelle de ce livre est dans le rayonnement de «la _Grande Ame_»[3], derrière laquelle je me suis effacé. Et c'est ce que je devrais faire encore aujourd'hui. Mais depuis que ce livre a paru, j'ai eu occasion d'en reviser les idées, par des entretiens nombreux et une correspondance suivie avec des Indiens de tous les partis, avec des témoins européens dans l'Inde, et même avec le Mahâtmâ, maintenant sorti de prison. En relisant ses articles dans cette traduction, j'ai revu sous un nouveau jour certaines de ses pensées; j'en ai aperçu la complexité, et parfois les divers plans superposés; le caractère tragique s'est encore accentué. Je voudrais faire part au lecteur de mes nouvelles découvertes.--Mais il est bien entendu que ce que j'écris ici, dans cette Introduction ne supplée point à mon étude plus complète. C'est au volume sur _Mahatma Gandhi_ qu'un lecteur, désireux de connaître la vie du Mahâtmâ, devra recourir. * * * Ces articles débutent, au premier Jour de l'An Gujerate, octobre 1919, par un Appel aux énergies morales les plus héroïques d'un peuple. Après une vie de dures expériences pratiques et de méditations passionnées--(il a maintenant cinquante ans)--Gandhi se décide à dire à l'Inde son Evangile, la parole d'action religieuse, qui ouvre à son peuple la voie sanglante et glorieuse,--le _Satyâgraha_. Pour qui se donne la peine de comprendre le sens exact de ce que demande le Mahâtmâ, il ne s'agit de rien moins que de faire surgir un peuple-Christ, qui se sacrifie pour son salut et pour celui de l'humanité. Assistons-nous donc à l'apparition d'un prophète, qui apporte un nouveau _Credo?_ Il faut voir de plus près. On sait avec quelle aversion Gandhi rejette tout titre supranaturel, qui «_devrait être rayé de la vie actuelle_»[4]. Ni prophète ni saint. Il n'est pas un surhomme, et il ne veut pas l'être. Pour son compte personnel, il peut avoir son _Credo_, et il l'a. Mais, «_humble serviteur de l'Inde, et ne prétendant à rien de plus_», il ne lui impose pas des vérités révélées. Il cherche, et il _expérimente_ ce qui, dans le champ de l'observation directe, peut la sauver. Ce mot d'«_expérimentation_», qui revient constamment dans ce livre[5], doit être mis en lumière. Il n'a été saisi, ni par ses partisans, ni par ses adversaires, parce que des deux côtés il s'adressait à des hommes passionnés. Et moi-même, je ne l'ai pas assez souligné. Gandhi, dont l'horizon de pensée s'étend bien au-delà de son pays,--quoique l'Inde soit son principal amour,--Gandhi qui, par son éducation européenne, par les vingt-trois ans qu'il a passés hors de l'Inde, s'est acquis une vision complète du monde, à l'heure actuelle, conçoit, comme beaucoup d'entre nous, de graves appréhensions sur l'avenir de l'humanité. Elle lui semble traverser une crise périlleuse, où rien ne nous assure que le plus précieux d'elle-même ne périra pas. Cette pensée ne lui laisse pas de repos; et s'il s'adresse à l'Inde, il songe à tous les hommes, que l'Inde doit sauver. Son amour même pour elle, sa fierté indienne, assigne à sa patrie ce devoir redoutable[6]. Or, de moyens de salut, il ne voit plus qu'un seul: la _Non-Violence_. Ce n'est pourtant pas le seul qu'il ait jamais conçu. Sans doute, pour son compte propre, il n'en emploiera jamais d'autre[7]. Mais, pour l'humanité actuelle, encore si arriérée, il ne condamne pas la violence, en soi; on peut dire que, naguère, il a même accepté, dans une certaine mesure, d'y coopérer, puisqu'il a recruté des troupes pour l'Angleterre; il en a, en tout cas, laissé faire l'essai; et tout ce qu'il exige de ceux qui y recourent aujourd'hui, c'est qu'ils le fassent loyalement et sans hypocrisie. Seulement, il s'est convaincu, d'après sa longue expérience, que cet essai est ruineux et qu'il mène au désastre de l'humanité. La Violence est un chemin qui débouche fatalement sur l'abîme. A ceux qui veulent échapper, la seule route qui reste ouverte est la Non-Violence. Entendons-nous: Gandhi ne dit pas qu'elle sauvera maintenant l'humanité. Il ne sait pas si l'humanité d'aujourd'hui sera sauvée[8]. Mais si elle l'est, ce ne peut être que par la Non-Violence. C'est une expérimentation: la dernière. Elle serait désespérée, si, pour un solitaire de l'Inde, qui a toujours le refuge de l'Infini, plus réel que ce monde de combats, il ne restait la ressource de revenir aux mains du «Divin Potier»[9]. * * * Revenons sur ces traits. Les textes mêmes du Mahâtmâ en montreront l'intensité tragique. «_... Je n'ai d'autre prétention_, annonce-t-il, au début de sa campagne (12 mai 1920), _que de chercher la vérité. Je suis un homme qui sait ce qui lui manque, qui se trompe, et qui n'hésite jamais à le reconnaître. J'avoue franchement que, pareil à l'homme de science, je fais des expériences sur certaines vérités éternelles de la vie; mais je ne peux même pas prétendre à être un homme de science, car je ne puis donner aucune preuve évidente de l'exactitude scientifique de mes méthodes, ni des résultats tangibles de mes expériences_»[10]. Il ne s'agit donc pas d'une Révélation. Il s'agit d'une hypothèse sociale, d'une loi entrevue, non démontrée encore, d'une «_énergie nouvelle_», qu'il croit avoir découverte, ou plutôt retrouvée, à la suite des anciens Rishis, et qu'il compare à l'électricité[11]. C'est la Loi d'Amour, la force de _Satyâgraha_. Sur quoi repose-t-elle?--Sur des observations nombreuses, accumulées par Gandhi pendant vingt-cinq ans,--sur une expérience surprenante, celle de l'Afrique du Sud, où un peuple opprimé arracha les droits qui lui étaient dûs à des maîtres résolus à les lui refuser et disposant de toutes les forces matérielles, de l'armée, des tribunaux, et de l'opinion publique excitée par la presse. Cette expérience, timidement commencée par une poignée de sacrifices, aboutit brusquement à un formidable élan: quarante mille hommes et femmes s'offrant à la prison. Et la victoire fut gagnée, sans qu'il y eût de sang versé,--«_uniquement par une discipline énergique de souffrance personnelle_»[12]. Quelle est donc cette arme nouvelle, qui brise les tanks et les canons?--«_L'épée du sacrifice de soi._» (15 décembre 1921). Remarquez ce mot d'«_épée_». Gandhi lui-même le souligne, et le reprend, à diverses reprises. Il l'oppose à «_l'épée d'acier_», lame contre lame.--Qui parle de bras croisés, d'acceptation bêlante? Gandhi est profondément sûr que l'Angleterre ne cédera aux demandes de l'Inde «_que lorsque l'épée l'y aura forcée_».--Mais cette épée invincible: un peuple qui s'offre à la mort. Quel non-sens d'avoir jamais pu confondre ce paroxysme de l'action avec la race ovine des pacifistes passifs! Il n'y a pas un grain de passivité dans l'être d'un Gandhi. Tout est «_action directe_.»... «_Rien, sur cette terre, n'a jamais été accompli sans action directe_»[13]. Elle ne lui paraît pas seulement nécessaire pour la victoire d'une cause ou d'une idée. Elle est même un bienfait pour celui qui l'emploie, une hygiène de l'âme; elle lui donne l'équilibre, le sentiment de sa force; elle le préserve de la rancune amère et impuissante[14]. Certes, le remède est héroïque. Mais il n'est pas contre nature. Gandhi, en l'indiquant, part d'une observation de savant mystique sur la loi de Souffrance dans la nature:--«_La vie sort de la mort. Pour que le blé pousse, il faut que le grain périsse.... La loi de souffrance est inhérente à notre être_...» Tout ce que nous pouvons faire, c'est de la prendre toute sur nous, et de l'épargner à nos ennemis. «_Le progrès dépend de la somme de souffrance endurée.... Plus la souffrance est pure, plus le progrès est grand_...» Il faut «_apprendre à souffrir volontairement et à y trouver de la joie.... La liberté ne saurait s'acquérir qu'à ce prix_»[15]. On voit si le Mahâtmâ est un affaiblisseur d'énergie! Il la soumet au contraire aux disciplines les plus rudes qui jamais aient été imposées à un peuple. Mais il souffle à ce peuple l'ardeur de les accepter avec allégresse. Il l'exalte. Il tend l'énergie humaine jusqu'à l'extrême limite, où la corde semble près de se briser. Mais où n'atteindra point la flèche de l'arc ainsi tendu! On comprend qu'un tel archer de la Non-Violence, le porte-glaive du Sacrifice de soi, n'ait point de mépris pour les tenants loyaux de la violence,--tout en condamnant leur erreur. J'ai cité, dans mon petit livre (p. 54) ces passages saisissants, où «_plutôt que lâcheté il conseille violence!_»--Il va plus loin: il est «_d'avis que ceux qui croient à la violence apprennent le maniement des armes_»[16]. Car c'est une autre expérimentation, «_celle à laquelle le monde s'est habitué depuis des siècles_»; et si on l'adopte, il faut au moins qu'elle soit bien conduite et complète: ainsi, «_ce serait une méthode_ =raisonnable=, _vraie et franche_»[17].--On a bien lu ce mot: «_raisonnable_», appliqué à la violence par ce Rishi de la Non-Violence! C'est dire que, s'il la rejette, ce n'est pas par défaillance de cœur devant les moyens qu'elle emploie, c'est par certitude de jugement qu'elle n'atteint pas et qu'elle est incapable d'atteindre à son but,--aux effets foudroyants qu'obtient «_la Non-Violence sous sa forme dynamique_», où «_l'âme entière résiste à la volonté du tyran. Un seul individu qui agirait selon cette loi fondamentale pourrait défier la puissance entière d'un empire injuste..., et amener plus tard la chute de cet empire ou sa régénération_»[18]. Ajoutons qu'en faisant sonner cette trompette de Jéricho, Gandhi ne fait que reprendre l'expérience des Rishis qui, «_s'étant eux-mêmes servis des armes, en comprirent l'inutilité et, plus grands génies que Newton, plus grands guerriers que Wellington, découvrirent et enseignèrent au monde la Loi de Non-Violence_»[19]. * * * La Non-Violence est donc un combat. Et, comme tous les combats,--si grand que soit le chef,--l'issue reste douteuse. L'expérimentation que va tenter Gandhi est terrible, terriblement dangereuse. Et il le sait, lui qui redoute la fureur de la populace indienne qu'il déchaîne, plus que la tyrannie de l'adversaire anglais[20].--Mais il faut oser. _«L'essence de l'expérimentateur est d'oser»._ Gandhi a appris de l'Occident «_l'énergie_», et il veut l'inoculer à l'Inde[21].--«_Aucun général digne de ce nom ne renonce à la bataille, par la crainte des revers ou des erreurs_»[22]. Il se recueille, il médite, il prépare, et il ose.--Gandhi ose. Son audace va très loin. En août 1920, il refuse d'attendre le vote du Congrès, qui représente la nation, pour déclencher l'action expérimentale de _Non-Coopération_:--«_Quand on possède la foi en une action, attendre que le Congrès_ (c'est-à-dire la nation) _se prononce serait folie. Il faut au contraire agir et démontrer l'efficacité de son action, afin de décider la nation à l'adopter_»[23]... «_La meilleure façon de servir la nation_» est parfois d'agir à l'opposé de ses opinions. Mais s'il se trompe? Eh bien, que tout retombe sur lui! Il sera écrasé. Bien entendu, s'il agit en dehors du Congrès, ce n'est pas au nom du Congrès, c'est à ses risques et périls. Il saura porter tout entière la responsabilité de sa défaite. «_Je me considérerais comme indigne de diriger une cause, si je craignais de ne pouvoir la conduire au succès... Mais la doctrine qui veut le travail dans le détachement signifie aussi bien la recherche inexorable de la vérité que le retour sur ses pas si l'on s'est trompé, ou la renonciation au rôle de chef lorsqu'on découvre qu'on n'en est pas digne_»[24]. Ce n'est pas d'un cœur léger qu'il envisage une telle éventualité. «_Supposez_, écrit-il, _que malgré mes espérances, rien n'arrive de ce que j'attends, ne devrais-je pas sentir que je ne suis plus digne de diriger la lutte? Ne devrais-je pas m'agenouiller humblement devant mon Créateur et lui demander de me délivrer de mon corps inutile et de faire de moi un instrument plus capable de servir?_»...[25] On peut imaginer ses angoisses secrètes et ses déchirements. La confession publique, qui suivit les crimes de Chauri-Chaura[26], en révèle une heure d'agonie. Il se relève pourtant. Il ne renonce jamais. Il sait bien qu'il ne le peut pas. Le navire, près de sombrer, ne peut se passer de lui. Il est le pilote. Il faut qu'il reste au poste. Il faut qu'il continue d'oser. Ce n'est pas seulement pour l'Inde que vaut sa redoutable expérimentation, c'est pour toutes les races humaines. Il a un très beau mot, qu'il reprend à un antique Rishi inconnu: «_Yatthaa pindhé thatthaa brahmandé_» «Comme il en est d'une boule de glaise, ainsi en est-il de tout l'univers». Il expérimente sur la boule de glaise. Et certes, il ne s'illusionne pas sur les limites de son pouvoir! Mais, fais ce que dois!... Et il tend la main au monde, pour s'entraider. Aux Anglais. Aux Chrétiens. A ses ennemis mêmes. Ennemis? Il n'en a point. «_A tout Anglais qui habite l'Inde_» il écrit: «_Cher ami_»[27]. Il fait appel aux Européens. Il correspond affectueusement avec les chrétiens[28]. Il ne lutte pas contre eux. Il travaille pour eux, pour le christianisme même, que l'Europe trahit[29]. * * * J'ai tâché de bien dégager aux yeux du lecteur, le caractère de la bataille engagée et la nature de l'enjeu. On se rendra mieux compte ensuite, en étudiant le livre, du génie dépensé par cet «_idéaliste pratique_», comme il aime à se nommer[30], dans la réalisation de son grand Dessein. Il a ce don, très rare, chez les croyants passionnés, de lire dans la pensée des autres. Il est doué de la faculté «_polypsychologique_» de parler à chacun sa langue et, par un juste sens des natures diverses, de ne faire appel à leurs meilleures forces que dans le cercle propre de compréhension et d'action qui est dévolu à chaque être. C'est ce qui explique que, pour son compte, embrassant dans son cœur toute l'humanité, il parle aux Sikhs le langage patriotique, et qu'à ceux qui veulent prendre les armes il enseigne à employer ces armes pour leur pays[31]. Ainsi qu'il l'écrit à Tagore, son travail est de «_transformer le sens des vieilles expressions: nationalisme et patriotisme, en les élargissant_». Aussi, n'essaie-t-il même pas de réaliser la _Non-Violence absolue_ ou «_parfaite_», qui est sa foi personnelle, mais la Non-Violence sous la «_forme restreinte, seule possible actuellement_», qui est la «_Non-Violence politique de Non-Coopération_»,--méthode raisonnée de Révolution paisible et progressive, qui doit conduire au _Swarâj_, c'est-à-dire au _Home Rule_ de l'Inde[32]. Chacun de ses articles est comme un ordre de bataille, dont il explique le sens, soit à ses lieutenants, soit au gros de son armée, soit à ses ennemis mêmes, car il ne croit pas inutile de s'adresser au bon sens et à la bonne foi de ceux que l'on combat[33]. Et rien n'est admirable comme la mesure avec laquelle il allie, dans ses controverses, la modération des manières, la tranquillité et la courtoisie parfaite de l'expression, avec la franchise absolue et l'assurance implacable[34]. Cet homme doux et poli exerce sur ses armées une autorité dictatoriale. Jamais chef populaire, idolâtré par la foule, n'a parlé d'elle avec plus de mépris. Il est telle de ses phrases que n'eût pas désavouée le Coriolan de Shakespeare: «_Je suis écœuré de l'adoration de la multitude. Je serais plus sûr d'avoir raison, si elle crachait sur moi_[35]... _Mieux vaut être qualifié d'autocrate que d'avoir l'air de se laisser influencer par la multitude afin qu'elle vous approuve... Il ne suffit pas de protester contre l'opinion générale. Il est nécessaire que, dans les grandes questions, les chefs agissent en sens inverse de l'opinion de la masse, si cette opinion ne se recommande pas à leur raison_»[36]. Mais ce dédain héroïque recouvre plus d'amour vrai du peuple que les flatteries intéressées des démagogues. Gandhi croit qu'une volonté haute peut transformer un peuple, en ne craignant pas d'exiger de lui les plus durs sacrifices[37]; et il lui impose une vigoureuse discipline morale,--cette discipline dont le relâchement fait la mortelle faiblesse des armées révolutionnaires d'aujourd'hui, et qui a fait la force de celles du passé. Les troupes de Cromwell ont entendu des ordres du jour semblables à ceux du Mahâtmâ, enjoignant «_la nécessité de l'humilité_», de la propreté physique et morale, le respect de la femme, interdisant la boisson, flétrissant le «_péché du secret_», le mensonge,--moins: la demi-vérité. Et le génial Protecteur de la République d'Angleterre n'a pas moins que Gandhi connu les forces mystiques de l'homme. Il y a fait appel; et il leur a dû en partie ses victoires. * * * On me reprochera d'insister, dans cette Introduction aux articles de Gandhi, sur leur caractère de combat. J'ai voulu rompre un malentendu, qui enclave Gandhi dans le pacifisme énervé. Si le Christ a été le Prince de la Paix, Gandhi n'est pas indigne de ce beau nom. Mais la paix que l'un et l'autre apportent aux hommes n'est pas celle de l'acceptation passive, elle est celle de l'amour agissant et du sacrifice de soi. J'ai osé montrer qu'il y a moins de distance entre la Non-Violence du Mahâtmâ et la Violence des Révolutionnaires, qui sont ses francs adversaires, qu'entre la Non-Acceptation héroïque et la servile ataraxie des éternels Acceptants, qui sont le béton de toutes les tyrannies et le ciment de toutes les réactions. Il y a quelques semaines, après de longs débats à la Chambre Française à propos de l'Amnistie, les pouvoirs publics, pauvrement combattus d'ailleurs par une opposition, médiocre en nombre et médiocre en pensée, refusèrent de comprendre dans la grâce accordée les Réfractaires par conscience,--établissant pour mesure de leur amnistie qu'elle ne devait s'appliquer qu'à ceux qui ont combattu. Les politiciens ont des œillères. Ils ne se doutent pas que dans le monde d'aujourd'hui, il est plus d'un combat; et le plus héroïque n'est plus celui qui se livre au front des armées nationales. Il leur plaît d'ignorer. Qu'ils regardent autour d'eux! Qu'ils regardent devant eux, ce qui se prépare dans l'avenir: luttes révolutionnaires, luttes de classes, luttes de races! Et la plus haute de toutes: lutte des âmes, guerre de l'Ame! Nous leur offrons ici le spectacle de cet autre combat, qui, de l'Inde, se propagera peu à peu sur la terre. Qu'ils l'accablent, s'ils veulent! Qu'ils le déshonorent, s'ils peuvent! Ainsi Rome voulut faire avec les premiers chrétiens. Il fallut bien, un jour, qu'elle transigeât avec eux: «_In hoc signo vinces_»...--Il est vrai qu'ensuite elle les acheta. Mais nous n'en sommes pas là. Historien de métier, habitué à voir passer et repasser le flux et le reflux des grandes marées de l'Esprit, je décris celle-ci qui se lève, du fond de l'Orient. Elle ne se retirera qu'après avoir recouvert les rivages de l'Europe. ROMAIN ROLLAND. _Juillet 1924._ [1] Je ne m'excuse pas du mot «_épée_», employé au sujet du Christ indien. On va voir que lui-même l'a revendiqué pour sa croisade d'abnégation. [2] P. 105-110. Article du 22 décembre 1920: _Le Péché du Secret_. [3] On sait que c'est le sens du nom: _Mahâtmâ_. [4] P. 60. [5] «_... Pareil à l'homme de science, je fais des expériences sur certaines vérités éternelles de la vie..._» (p. 62, 12 mai 1920)-- «_... Depuis 1894, j'ai fait des expériences sur moi et sur mes amis..._» (p. 63, _ibid._).--«_La région de l'Inde, où l'expérience (Désobéissance Civile) a lieu..._» (10 novembre 1921)--«_Est-ce que je ne tente pas une expérience vaine?..._» (2 mars 1922)... _etc._ [6] P. 109. [7] P. 109. [8] P. 37-39. «_La Non-Coopération est peut-être en avance sur son temps. En ce cas, il faudra que l'Inde et le monde entier attendent_...» Mais cela ne touche pas à sa valeur. (1er juin 1921). [9] «... _Mon désir intense de me perdre dans l'éternel et de devenir un simple morceau d'argile entre les mains du Divin Potier, afin que mes services deviennent plus certains, n'étant plus entravés par mon être inférieur_...» (17 novembre 1921). [10] p. 62.--Et encore: «_Je ne puis voir qu'indistinctement, comme dans un miroir... Ce sont des méthodes lentes et laborieuses, qui ne réussissent pas toujours_...» (17 novembre 1921). [11] Lire p. 33-35, note 1, l'extraordinaire article du 23 juin 1919: «_Il se passera peut-être un temps considérable avant que la Loi d'Amour soit reconnue dans les affaires internationales... Jusqu'au jour où une énergie nouvelle est captée et dirigée, les capitaines d'énergies anciennes la traiteront d'idéaliste et d'utopique... L'ingénieur électricien fut traité de maniaque et de fou dans les milieux de locomotion à vapeur, jusqu'au jour où un travail s'accomplit, grâce aux fils électriques. Il faudra peut-être longtemps pour poser les fils d'Amour international; mais... à considérer les derniers événements en Europe et en Asie orientale, dans ce qu'ils ont d'essentiel, il nous serait possible de voir que le monde en arrive peu à peu à comprendre qu'il en est entre nations, comme entre individus; que la force seule est impuissante à résoudre les problèmes, et que la sanction économique de Non-Coopération est beaucoup plus efficace que les armées et les marines._» [12] 20 avril 1921. [13] p. 64. [14] «_En enseignant au faible l'action directe,.. je lui donne le sentiment d'être fort et capable de défier la force physique. Il se sent ragaillardi par la lutte, il reprend conscience de soi, et sachant qu'en lui-même il trouvera le remède, il cesse de nourrir dans son sein l'esprit de vengeance..._» (p. 65).--Cf. la lettre au Vice-Roi: la Non-Coopération est, dit-il, «_une forme d'action directe_»,... le seul dérivatif à la violence. (p. 83). [15] p. 69-73.--16 juin 1920. [16] p. 106. [17] 2 mars 1922. [18] p. 108. [19] p. 108. [20] p. 95. [21] 25 février 1920. [22] p. 95. [23] p. 101. [24] 17 novembre 1921. [25] _Ibid._ [26] p. 339. [27] 27 octobre 1920. [28] 15 août, 23 septembre 1921. [29] p. 119. [30] p. 107. [31] Lire le curieux article: «_Mon Inconséquence_», 23 février 1921, --où il explique sa campagne de recrutement en 1914. Sa foi dans l'_Ahimsâ_ (Non-Violence) est, dit-il, absolue. Mais la plupart des hommes ne croient pas à l'_Ahimsâ_; ils croient à la Violence; et pourtant ils refusent de faire leur devoir selon le monde de la Violence,--leur devoir national et patriotique.--«_Je le leur expliquai_, écrit Gandhi. _Je leur expliquai aussi la doctrine d'Ahimsâ et les laissai choisir. C'est ce qu'ils ont fait. Je ne m'en repens pas. Car même sous le Swarâj_ (c'est-à-dire dans une Inde libérée), _je n'hésiterais pas à conseiller à ceux qui auraient le désir de prendre les armes de se battre pour leur pays_». Ainsi, quand il ne peut communiquer aux autres sa foi, il les aide à dégager leur foi propre, qui purifie (relativement) leurs instincts emportés. [32] p. 33-39. Article sur la Non-Violence. De même, à propos de son fameux livre sur l'_Hind Swarâj_ (_Home Rule de l'Inde_): «_Je tiens à prévenir le lecteur qu'il ne doit pas s'imaginer que je cherche l'H. S. tel qu'il y est décrit. Je sais que l'Inde n'est pas mûre pour cela... Je travaille individuellement pour arriver à la maîtrise personnelle qui y est décrite; mais aujourd'hui, je consacre mon activité publique au Swarâj parlementaire, tel que le désire le peuple._» Toujours cette vue à plusieurs plans, ce sens aigu des différences de devoirs inégalement répartis sur terre. Ils s'accordent sans doute avec sa conception hindoue des castes et des _dharmas_ différents. [33] «_A tout Anglais habitant l'Inde_»:--«_Je serais presque tenté de vous proposer de vous joindre à moi, pour détruire un système qui vous a fait descendre si bas, vous et nous_...» (13 juillet 1921). [34] Voir surtout _l'Ethique de la Destruction_ (1 septembre 1921). [35] 2 mars 1922. [36] 4 juillet 1920. [37] p. 127. L'AURORE DU _SATYAGRAHA_ SUR L'INDE (_Article paru dans le_ Nava Jivan _du 26 octobre 1919, premier jour de l'an dans la province de Gujerate_). Sonnons les cloches pour l'année qui s'en va, Sonnons les cloches pour l'année qui vient! Le bilan de l'année passée est difficile à établir. La guerre a pris fin, mais sans grand profit; les espérances qu'elle avait nourries ont été déçues. La paix qui devait être une paix durable n'est une paix que de nom. Il est démontré que cette guerre, plus importante que la guerre du _Mahâbhârata_ n'a été que le prélude d'une autre guerre plus importante encore. Un mécontentement général s'est étendu sur la France, sur l'Amérique et sur l'Angleterre. Tout ce qui a suivi semble une énigme monstrueuse. Aux Indes nous ne voyons de tous côtés que désespoir. On espérait avec confiance qu'après la guerre l'Inde obtiendrait un résultat sérieux, et cet espoir a été déçu. Il est fort possible, pour ce qu'on en sait, que les réformes attendues[38] n'aient point lieu; et même si elles avaient lieu, elles ne serviraient à rien. Le projet de la Ligue du Congrès et du Congrès de Delhi, et tous ceux qui ont suivi, ne sont plus à présent que des paroles en l'air. Il nous faut attendre, afin de voir ce qu'amèneront les événements. Le Pendjab a été le théâtre de scènes révoltantes; des existences innocentes ont été sacrifiées. La terreur a régné. Le gouffre qui sépare les administrateurs des administrés s'est élargi. Il est impossible, dans de telles questions, d'établir un bilan exact. A combien se monte le crédit? Y a-t-il quelque chose au débit, et si oui qu'y a-t-il? Ou bien n'y a-t-il rien au crédit, et ne nous reste-t-il qu'à faire le total des chiffres au débit? A un nuage de désespoir aussi dense et aussi sombre, se peut-il qu'il y ait un envers brillant? Le 6 Avril, se leva sur l'Inde entière le soleil du _Satyâgraha_[39]. Les nuages se dispersèrent et l'on vit distinctement les rayons. Seulement il y eut au Pendjab et à Ahmedabad une éclipse, et les ténèbres nous hantent encore. Malgré tout, on voit de nouveau le Satyâgraha poindre lentement dans la plupart des esprits. Le 17 octobre un _hartal_[40] se fit dans diverses parties de l'Inde, au milieu d'un calme et d'une paix absolus. Les fidèles passèrent la journée en jeûnes et en prières. Les Hindous prirent part au deuil des Musulmans, fortifiant l'espoir de ces derniers et en même temps les liens qui les unissent à eux--liens qu'il serait à présent bien difficile de briser. Si quelqu'un demandait quel fut l'événement le plus important de l'année passée, nous répondrions sans la moindre hésitation: «Ce fut l'accueil fait au _Satyâgraha_», si infime ait-il été, consciemment ou inconsciemment, par ceux qui dirigent aussi bien que par ceux qui obéissent. Et pour le prouver, nous rappellerions le 17 octobre[41]. Dans le _Satyâgraha_ est tout l'espoir de l'Inde. Et qu'est-ce que le _Satyâgraha_? Il a souvent été décrit; mais de même que le soleil ne peut l'être complètement même par le serpent Sheshaga[42] aux mille langues, le soleil du _Satyâgraha_ ne saurait se décrire d'une façon satisfaisante. Nous voyons toujours le soleil et pourtant nous n'en savons pas grand chose; de même il nous semble apercevoir sans cesse le soleil du _Satyâgraha_, mais nous le connaissons bien peu. Les sphères d'activité du _Satyâgraha_ sont le _Swadeshi_[43], les Réformes politiques et sociales dont la durée n'est assurée qu'autant qu'elles s'appuient sur le _Satyâgraha_. Le chemin qui mène au _Satyâgraha_ est différent du chemin battu et n'est pas toujours facile à découvrir. Peu de gens s'y sont aventurés, les empreintes des pas sont rares, indistinctes, espacées, ce qui explique pourquoi on le redoute. Néanmoins nous voyons nettement que certains s'acheminent vers lui, ne serait-ce que très lentement. Celui pour qui le _Satyâgraha_ n'est que Désobéissance Civile ne l'a jamais compris[44]. Mais celui-là seul qui sait construire a le droit de détruire. Le poète a chanté: _«Le sentier de la Vérité est le sentier des braves, Il est inaccessible aux lâches»._ Le _Swadeshi_ est _Satyâgraha_. Les esprits lâches ne sauraient ni l'observer ni le propager. Il est impossible à un lâche de favoriser l'Union Hindoue-Musulmane. Il ne faut pas être un Musulman lâche pour s'exposer au poignard Hindou, ou _vice versa_ et pour conserver son équilibre moral. Si l'un et l'autre pouvaient arriver à un peu de tolérance, on obtiendrait immédiatement le _Swarâj_[45] (l'autonomie). Nul ne peut s'opposer à ce que nous prenions le sentier du _Satyâgraha_; et comme le _Swadeshi_ et l'Union Hindoue-Musulmane sont ainsi, par essence, religieux, l'Inde accomplirait incidemment un acte de religion. Voici donc quelle sera notre prière pour l'année nouvelle: «Seigneur, guidez l'Inde vers le sentier de la Vérité, enseignez-lui pour cela la religion du _Swadeshi_, et resserrez l'union des Hindous, des Musulmans, des Parsis, des Chrétiens et des Juifs qui vivent dans l'Inde!» _5 novembre 1919._ [38] Le Cabinet britannique avait annoncé l'intention d'accorder à l'Inde des réformes constitutionnelles importantes. [39] _Satyâgraha_, étymologie: _Satya_ juste, droit. _Agraha_ tentative. Essai juste. On l'appliqua spécialement à la Non-acceptation de l'injustice par la maîtrise de soi.--Voir: Romain Rolland: _Mahâtmâ Gandhi_, p. 52, note 2. [40] «Arrêt de travail». Jour de prières et de jeûne. [41] _Khilafat-Day_: la Journée du Califat. Imposante démonstration, pour protester contre les atteintes aux droits du Calife (Sultan) par les gouvernements Alliés d'Europe.--Voir Romain Rolland, _d. c._ p. 63-64. [42] Le grand serpent sur lequel est couché le dieu Vishnu. [43] _Swadeshi_, étymologie:--_Swa_, Self,--Soi-même, _Deshi_, pays. Emploi exclusif des produits du pays.--(Voir R. Rolland, _op. c._ p. 71 et suiv.). [44] R. Rolland: _op. c._ p. 72.--Le Swadeshi est l'affirmation de l'ordre nouveau. La Désobéissance Civile est la négation de l'ordre ancien. [45] _Swarâj_, étymologie: _Swa_, Self, soi-même. _Râj_, gouvernement. --_Self-government._ LE MOUVEMENT DU SATYAGRAHA Un Aperçu du Mouvement. _Rapport soumis par Gandhi au Comité de Lord Hunter qui étudiait les débuts du Mouvement du Satyâgraha dans l'Inde._ PRINCIPES GÉNÉRAUX.--Voici trente ans que je prêche le _Satyâgraha_ et que je le pratique[46]. Les principes du _Satyâgraha_, tel qu'il est aujourd'hui, constituent une évolution progressive. Le _Satyâgraha_ diffère autant de la Résistance Passive que le Pôle Nord du Pôle Sud. Conçue pour être l'arme des faibles, cette dernière pour atteindre son but n'exclut pas la force ou la violence physiques, alors que le premier conçu pour être l'arme du plus fort rejette l'emploi de la violence, sous quelque forme que ce soit. Le mot _Satyâgraha_ fut créé par moi, alors que je me trouvais dans l'Afrique du Sud, pour exprimer la force employée là-bas par les Indiens pendant huit années entières, afin de distinguer ce mouvement de celui qui existait à cette époque dans le Royaume Uni et dans l'Afrique du Sud sous le nom de Résistance Passive. Etymologiquement, le mot signifie: se retenir à la Vérité--d'où, Force de Vérité. Je l'ai appelée également Force d'Ame ou Force d'Amour. En pratiquant le _Satyâgraha_, je m'aperçus rapidement que la recherche de la Vérité n'admettait point qu'on eût recours à la violence contre son adversaire et qu'il fallait arriver à le tirer de l'erreur par la patience et la sympathie: car ce qui paraît Vérité à l'un peut sembler erreur à l'autre. Et la patience implique la souffrance personnelle. La doctrine en vint donc à représenter qu'on défend la Vérité non pas en faisant souffrir son adversaire, mais en souffrant soi-même. Dans le domaine de la politique, lutter dans l'intérêt du peuple consiste surtout à combattre l'erreur manifestée sous forme de lois injustes. Lorsque, par des pétitions et autres méthodes analogues, vous avez échoué dans votre tentative pour démontrer au législateur qu'il se trompe, il ne vous reste d'autre moyen, si vous ne voulez pas vous soumettre à l'erreur, que celui de le contraindre par la force brutale à s'avouer vaincu, ou de souffrir vous-même personnellement en vous exposant à la peine encourue pour infraction à la loi. Il s'ensuit que le _Satyâgraha_ apparaît d'une façon générale aux yeux du public comme une Désobéissance Civile ou une Résistance Civile; elle est civile, en ce sens qu'elle n'est pas criminelle. Le criminel enfreint les lois subrepticement et tâche de se soustraire au châtiment; tout autrement agit celui qui résiste civilement. Il se montre toujours respectueux des lois de l'Etat auquel il appartient, non par crainte des sanctions, mais parce qu'il considère ces lois nécessaires au bien de la société. Seulement, en certaines circonstances, assez rares, la loi est si injuste qu'obéir semblerait un déshonneur. Alors, ouvertement et civilement, il viole la loi et subit avec calme la peine encourue pour cette infraction. Puis, afin d'affirmer sa protestation contre l'action des législateurs, il lui reste la possibilité de refuser sa coopération à l'Etat, en désobéissant à d'autres lois dont l'infraction n'entraîne pas de déchéance morale. Selon moi, la beauté et la puissance du _Satyâgraha_ sont si grandes et la doctrine en est si simple qu'on peut la prêcher même aux enfants. Je l'ai prêchée à des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, appelés communément _Indiens «liés par Contrat»_[47] et j'ai obtenu d'excellents résultats. PROJETS DE LOIS ROWLATT.--Lorsque les lois Rowlatt[48] furent promulguées, j'eus le sentiment qu'elles portaient une telle atteinte à la liberté de l'homme qu'il fallait faire tout ce qui était possible pour les combattre. Je remarquai également que tous les Indiens s'y opposaient. J'avancerai l'opinion qu'aucun Etat, si despotique qu'il soit, n'a le droit de décréter des lois qui répugnent à la masse entière d'un peuple, encore moins un gouvernement comme le Gouvernement Indien, soumis à des coutumes et des précédents constitutionnels. J'eus également l'impression que l'agitation qui s'annonçait aurait besoin d'être guidée vers un but défini pour ne pas prendre un cours trop violent ou s'écrouler complètement. LE 6 AVRIL.--Je me hasardai donc à faire connaître le _Satyâgraha_ au pays, en insistant sur son caractère de Résistance Civile; et comme ce mouvement est essentiellement intérieur et purificateur, je suggérai une journée de jeûne et de prière et l'arrêt de tout travail, pour le 6 avril. Cette proposition fut accueillie avec un enthousiasme merveilleux dans toutes les parties de l'Inde, bien qu'il n'y eût aucune organisation et peu de préparatifs: l'idée avait été communiquée simplement au public dès qu'elle m'était venue à l'esprit. Le 6 avril, le peuple n'employa aucune violence; aucune rencontre qui vaille la peine d'être mentionnée n'eut lieu avec la police. Le _hartal_ fut essentiellement volontaire et spontané. ON M'ARRÊTE.--L'observance du 6 avril devait être suivie de Désobéissance Civile. Le Comité du _Satyâgraha Sabha_[49] avait choisi à cet effet certaines lois politiques. Nous nous mîmes à distribuer des livres et brochures prohibées d'un caractère absolument sain: une brochure écrite par moi sur le _Home Rule_, une traduction du livre de Ruskin: _Unto this last_, _La défense et la mort de Socrate_, etc. DÉSORDRE.--Il n'est pas douteux certainement que le 6 avril trouva l'Inde douée d'une force vitale plus grande qu'elle n'en avait montré jusqu'alors. Les gens habituellement terrifiés cessèrent de craindre l'autorité. D'autre part, les masses étaient jusque là demeurées inertes. Les chefs n'avaient réellement exercé sur elles aucune influence. Elles n'étaient point disciplinées. Elles venaient de découvrir une force nouvelle, mais ignoraient en quoi elle consistait et ne savaient pas comment l'employer. A Delhi, les chefs eurent du mal à contenir un très grand nombre de gens qui jusque-là étaient demeurés indifférents. Le Dr Satyapal désirait ardemment que j'allasse à Amritsar, afin de montrer au peuple le caractère pacifique du _Satyâgraha_. Swami Shraddhanandji de Delhi et le Dr Satyapal d'Amritsar m'écrivirent tous deux, en me priant de venir dans leurs villes, afin de pacifier le peuple et de lui expliquer le caractère du _Satyâgraha_. Je n'étais jamais allé à Amritsar ni d'ailleurs au Pendjab. Ces invitations passèrent sous les yeux des autorités qui savaient que j'étais invité, dans des intentions pacifiques. Je quittai Bombay pour Delhi et le Pendjab le 8 Avril. J'avais envoyé au Dr Satyapal, que je ne connaissais pas, un télégramme le priant de venir à ma rencontre à Delhi. Mais après avoir passé Mutra, je reçus un ordre de la Police m'interdisant de pénétrer dans la province de Delhi. Il m'était impossible de tenir compte de cet ordre et je poursuivis mon voyage. Arrivé à Palval, je reçus un ordre m'interdisant l'entrée du Pendjab et me confinant dans la présidence de Bombay. Un groupe de gens de la police me força de descendre du train à cette gare et m'arrêta. Le surveillant chargé de m'arrêter le fit avec beaucoup de courtoisie. Je fus reconduit à Mutra par le premier train, puis à l'aube par le train de marchandises jusqu'à Siwali Madhupur, où je rejoignis l'express de Bombay. On me rendit ma liberté à Bombay, le 10 avril. Mais les gens d'Ahmedabad et de Viramgam et, d'une façon générale, de la province de Gujerate avaient appris mon arrestation. Ils devinrent furieux et fermèrent leurs boutiques. Il y eut des rassemblements, des meurtres, du pillage, et des tentatives pour faire dérailler les trains. CAUSES.--J'avais travaillé récemment pour la cause, au milieu des _raiyats_[50] de Kaira et fréquenté des milliers d'hommes et de femmes. J'avais travaillé avec Miss Ansuya Sarabhai parmi les ouvriers des filatures. Ceux-ci appréciaient son œuvre philanthropique et l'adoraient. La fureur des ouvriers atteignit son paroxysme, lorsque le faux bruit se répandit qu'elle avait été arrêtée également. Nous avions fait certaines démarches, elle et moi, pour les ouvriers de Viramgam et intercédé pour eux lorsqu'ils avaient été inquiétés, et je crois fermement que les excès commis furent causés par le grand ressentiment de la foule en apprenant mon arrestation et le bruit de l'arrestation de Miss Ansuya Sarabhai. J'ai fréquenté les masses à peu près partout dans l'Inde et me suis entretenu librement avec elles; je ne puis croire qu'il y ait eu un mouvement révolutionnaire derrière les excès commis. On ne peut les honorer du nom de rébellion. MESURES PRISES.--Selon moi, le gouvernement a eu tort d'accuser les coupables d'avoir déclaré la guerre. Cette opinion a causé des souffrances disproportionnées et imméritées. L'amende imposée à la pauvre ville d'Ahmedabad était excessive et la façon de la faire payer par les ouvriers inutilement dure et vexatoire. Je doute qu'il ait été juste d'exiger une amende aussi forte (176.000) roupies à des ouvriers. Et l'obligation de payer les frais imposée aux fermiers de Baredji et aux Banias et Patidars[51] de Nadiad était une mesure vindicative que rien ne justifiait. Rien ne justifiait non plus, selon moi, que la loi martiale fût établie à Ahmedabad, et la façon inconsidérée dont elle fut appliquée causa la perte de plusieurs existences innocentes. Cependant, et sous réserve de ce que j'ai dit précédemment, je ne doute pas que dans la Présidence de Bombay les autorités n'aient agi avec une grande modération, à un moment où l'atmosphère était surchargée de méfiance réciproque et où la tentative de faire dérailler le train qui amenait les troupes pour le rétablissement de l'ordre venait avec raison de les irriter... (_Jeune Inde, 5 novembre 1919 et jours suivants_). [46] En Sud-Afrique. (R. Rolland, _o. c._ p. 17-23, p. 53 et suiv.). [47] _Indentured Indians._ [48] Voir R. Rolland, _o. c._ p. 27 et suiv. Les Bills Rowlatt, présentés en février 1919, suspendaient les rares libertés existantes dans l'Inde. [49] _Sabha_: Conseil, Assemblée. [50] Paysans. [51] _Banias_ et _Patidars_: deux classes de marchands. POUR LE CALIFAT _Discours prononcé en Urdu par Gandhi, à la session commune de la Conférence qu'il présidait, de toute l'Inde pour le Califat_[52]. «Il ne devrait point paraître étrange de voir réunis sur la même estrade des Hindous et des Mahométans pour discuter une question concernant uniquement ces derniers. Un témoignage d'amitié est une aide véritable dans l'adversité; et que nous soyons Hindous, Parsis, Chrétiens ou Juifs, si nous voulons former une seule nation, les intérêts de l'un doivent être les intérêts de tous. La seule chose à considérer, c'est l'équité d'une cause. Le Premier Ministre anglais et toute sa phalange d'anciens hauts fonctionnaires peuvent témoigner de la justice de la cause musulmane. Nous parlons de l'Union Hindoue-Musulmane. Cette expression n'aurait aucun sens si les Hindous se tenaient à l'écart des Mahométans, lorsque l'intérêt vital de ces derniers est en jeu. Certains ont suggéré que nous autres Hindous ne pouvions aider nos compatriotes mahométans qu'à de certaines conditions. Une aide conditionnelle est comme du ciment adultéré qui ne tient pas. La seule question qui se pose est de savoir comment il nous est possible d'aider. La conférence pour le Califat a décidé de ne pas prendre part aux cérémonies qui auront lieu prochainement pour célébrer la paix. Je trouve cette décision fort juste: célébrer la paix ne peut avoir aucun sens pour l'Inde, tant qu'une partie vitale de cette paix, affectant le quart de la population indienne, reste en suspens. Quatre-vingt millions de Mahométans s'intéressent aux clauses de la paix qui concerne le Califat. Il est malséant de leur demander de célébrer la paix, alors que cette question est encore dans la balance. Compter que l'Inde le fasse dans ces conditions serait s'attendre avoir la France célébrer la paix, pendant que le sort de l'Alsace-Lorraine est incertain. Que la Turquie ne fasse point partie de l'Inde ne change en rien la question. L'Angleterre est une puissance Mahométane et Hindoue aussi bien qu'une puissance Chrétienne, et si l'Inde fait partie de l'Empire comme associée, le sentiment Musulman demande à être apaisé autant que les autres. Il semblerait donc que l'action la plus correcte de la part de Son Excellence le Vice-roi serait de remettre les cérémonies en l'honneur de la paix jusqu'à ce que la question du Califat fût résolue d'une façon satisfaisante. _L'honneur de l'Angleterre est en jeu._--Cette question affecte en effet l'honneur de l'Angleterre,--la parole donnée par le Premier Ministre. Que sont les richesses, le pouvoir et la gloire militaire, si cet honneur est souillé? Aussi ai-je été peiné de lire le résumé télégraphique du discours du Premier Ministre; il paraissait blesser gratuitement la susceptibilité musulmane et laisser entrevoir une solution de la question du Califat absolument opposée à la parole solennelle qu'il avait donnée après délibération, à une époque où cette parole avait raffermi la fidélité des Musulmans et sans nul doute stimulé l'enrôlement des plus guerriers parmi eux. Je veux espérer encore que des conseils plus sages l'emporteront et que justice sera rendue à la cause Mahométane. Si toutefois le pire devait arriver, le Comité pour le Califat à décidé hier soir de conseiller aux Mahométans de retirer leur coopération au Gouvernement. J'eus l'avantage d'être présent au Comité et aux réunions générales, et je me permets d'avertir le Gouvernement de la solennité de la circonstance et de la gravité de la décision prise. Je sais que retirer sa coopération au gouvernement est une chose très grave. Elle demande que l'on soit capable de supporter la souffrance. Je sais également que tout citoyen a le droit de retirer sa coopération à l'Etat, lorsque par cette coopération il s'avilit. C'est une manière tangible de témoigner son mécontentement. _Le boycottage._--On peut donc espérer que le Gouvernement impérial reconnaîtra la gravité de la situation. Mais de la Non-Coopération passer au boycottage, c'est descendre du sublime au ridicule. Le Comité décida hier, à une forte majorité, le boycottage des marchandises anglaises si la question du Califat n'était pas réglée d'une façon satisfaisante. Le boycottage est une forme de vengeance, et pour arriver à une solution équitable, il nous faut préparer l'opinion du monde. Je me permets de suggérer à mes amis Mahométans qu'ils n'auront pas l'opinion du monde pour eux, s'ils boycottent les marchandises anglaises pour en accepter d'autres. De plus, le boycottage que l'on propose est un aveu de faiblesse; et pour pouvoir traiter toutes les questions, il nous faut montrer notre force et non notre faiblesse. J'espère donc que le Comité pour le Califat, après avoir sérieusement réfléchi, reviendra sur sa décision et annulera sa résolution de boycottage. Pour traiter cette importante question, il faut avoir du calme, de la patience et ne pas s'écarter des faits. Il ne suffit pas qu'il n'y ait point de violence. En vérité, un discours violent peut faire autant de mal qu'un acte violent, et je suis persuadé que vous ne voudriez pas qu'une parole ou une action trop vive fît du tort à une cause aussi sacrée. _Les Griefs du Pendjab._--Il me reste à examiner une attitude que m'ont suggérée quelques amis. On a prétendu que les Griefs du Pendjab étaient aussi une raison sérieuse pour ne point participer aux cérémonies en honneur de la paix. Je me permets de différer d'opinion. Quelque pénible que soit le mal fait au Pendjab c'est en somme une affaire privée, et parler des griefs du Pendjab pour justifier notre refus de collaborer aux célébrations Impériales montrerait que nous manquons du sens des proportions. Les griefs du Pendjab ne proviennent pas, comme la question du Califat, des clauses de la paix. Si nous voulons donner à la question du Califat sa véritable place et lui conserver toute son importance, il faut que nous l'isolions. A mon humble avis, nous ne pouvons nous dispenser de prendre part aux cérémonies que pour des raisons qui proviennent directement de la paix et touchent aux parties vitales de notre existence nationale. La question du Califat répond seule à ces deux conditions. _3 Décembre 1919_ [52] Cette conférence avait été précédée le 17 octobre de la Journée du Califat (_Khilafat Day_). Le 22 du même mois, dans la _Jeune Inde_, Gandhi écrivait: «Le 17 octobre sera longtemps considéré comme une journée mémorable dans l'histoire de l'Inde. Qu'une démonstration comme celle qui fut organisée le 17 courant ait pu avoir lieu sans le moindre obstacle est à l'éloge des organisateurs, et assurément une victoire remportée par le _Satyâgraha_. On commence à se rendre compte que ce n'est pas par la violence que les grandes causes se gagnent, mais par un accord paisible et un effort soutenu. «Dès que le peuple cessera de craindre la force, le Gouvernement s'apercevra qu'elle ne sert à rien et que seuls ceux-là qui ne la craignent point se refusent à l'employer. Ceux qui sont au pouvoir se plaisent en général aux démonstrations violentes du peuple. L'art de gouverner consiste à avoir à sa disposition des forces suffisantes pour contraindre par la terreur le peuple à la soumission. Et un gouvernement n'est un instrument de service qu'autant qu'il est fondé sur la volonté et le consentement du peuple. Il n'est qu'un instrument d'oppression lorsqu'il obtient l'obéissance à la pointe des baïonnettes... Les organisateurs de la Journée du Califat semblent avoir compris le principe fondamental du Satyâgraha. Ils auraient fait le jeu de leur adversaire, si directement ou indirectement ils avaient incité à la violence ou même si la violence avait résulté de la démonstration. La cause de l'Islam a gagné par la nature pacifique de la démonstration. Et l'organisation de la police à Bombay mérite les louanges les plus grandes, car à Bombay de même qu'à Ahmedabad, aucune mesure de précaution particulière ne semblait avoir été prise. Absence de tout déploiement de forces. La présence de forces policières et de troupes irrite toujours la populace. Les organisateurs méritent des louanges analogues pour avoir évité des rassemblements et tout ce qui tend à réunir des multitudes ignorantes et irresponsables. La question du Califat est épineuse. Elle a été rendue plus complexe encore par suite de traités secrets. Mais tout espoir n'est pas perdu... Il ne faut ni tapage, ni mise en scène, ni déclamation, ni réclame. Il faut agir tranquillement et sincèrement... Le loyalisme n'est pas un principe immuable, il est un accord réciproque. Un gouvernement loyal envers ses administrés obtient nécessairement leur loyalisme. Quand notre gouvernement cesse d'être loyal, c'est-à-dire s'il devient systématiquement injuste et oppresseur, nous devons sans la moindre hésitation proclamer notre défection, lui retirer notre appui et conseiller cette attitude autour de nous. C'est là une forme de boycottage que nous jugerions de notre devoir si l'occasion s'en présentait. Mais boycotter des marchandises anglaises tout en conservant nos relations avec les Anglais nous semble la plus grande des sottises. Nos amis Mahométans ont une cause beaucoup trop sacrée pour jouer avec l'emploi d'une arme aussi douteuse que celle du boycottage. Ils savent à présent, et le monde entier sait, que leur cause n'est pas seulement celle de quatre-vingt millions de Mahométans, mais également celle de deux cent millions d'Hindous. Le 17 octobre a démontré que le lien qui les unit existe vraiment et qu'il ira en se resserrant de plus en plus. Une Inde forte et unie ne saurait manquer d'être écoutée avec attention et respect par les alliés de la Grande-Bretagne. LA PROCLAMATION ROYALE La Proclamation[53] publiée par le Souverain le 24 de ce mois est un document dont le peuple britannique a toutes les raisons de se montrer fier et dont chaque Indien devrait être satisfait. Venant à la suite des révélations faites devant la Commission de Lord Hunter, la Proclamation laisse apparaître le véritable caractère anglais. Car de même que la Proclamation nous en montre le meilleur côté, les cruautés du général Dyer nous en dévoilent le plus mauvais[54]. La Proclamation témoigne du désir d'agir avec équité, les actes du général Dyer montrent l'homme, sous l'influence de la peur et de l'emportement, devenu démon. La juxtaposition des deux événements est, je crois, purement accidentelle. La Proclamation était l'aboutissement inévitable de la mesure importante qui avait reçu le consentement royal. Elle y a mis la dernière touche. La loi sur les Réformes, jointe à la Proclamation, est le gage des intentions équitables du peuple britannique, et en conséquence elle devrait éloigner tout soupçon. Mais ceci ne veut pas dire que nous restions les bras croisés, et que nous nous attendions à obtenir tout ce que nous voulons. Sous le régime constitutionnel britannique, rien ne s'obtient sans lutte sérieuse. Personne n'a cru une seconde ce qui a été dit au Parlement: que les Réformes n'avaient pas été accordées à cause de l'agitation. Nous n'aurions point avancé d'un pas, s'il n'y avait eu un Congrès pour réclamer les droits du peuple. Faire de l'agitation n'est autre chose qu'un mouvement vers un but déterminé. Mais de même que tout mouvement ne signifie point progrès, toute agitation ne signifie pas succès. Une agitation indisciplinée,--ce qui n'est qu'une paraphrase de violence en parole et en action--ne peut que retarder le progrès national, et amener un châtiment immérité, tel que le massacre de Jallianwalla Bagh. D'une agitation disciplinée dépend le progrès national. La méthode la plus convenable consiste donc à agir raisonnablement, et nous sommes persuadés que la Proclamation Royale et les Réformes ne veulent pas dire qu'il y aura moins d'agitation et moins de travail, mais au contraire plus de travail et plus d'agitation de la bonne sorte. Les Réformes sont assurément incomplètes: elles ne nous accordent pas assez. Nous avions droit à davantage et pouvions en assumer la responsabilité; mais telles qu'elles sont, il ne nous est pas permis de les dédaigner. Elles nous permettront de nous développer. Notre devoir, par conséquent, n'est pas de chercher à les dénigrer, mais de nous mettre tranquillement à l'œuvre pour les faire aboutir à un succès, nous préparant ainsi par anticipation à l'époque où nous aurons une responsabilité entière. Notre travail actuel consiste à tourner notre effort sur nous-mêmes. Concentrons nos énergies pour nous débarrasser des abus sociaux, créer un suffrage puissant et envoyer dans nos conseils des hommes qui posent leur candidature pour rendre des services à la Nation et non pour se faire une réclame personnelle. Il y a beaucoup de méfiance réciproque entre les Anglais et nous. Le Général Dyer, oubliant sa dignité d'homme, devint lâche parce que la méfiance et par conséquent la peur s'emparèrent de lui. Il craignait d'être assailli. La Proclamation, plus que les Réformes, remplace la méfiance par la confiance. Il reste à voir si cette confiance va pénétrer parmi les fonctionnaires. Supposons-le et faisons-lui le meilleur accueil possible. En agissant ainsi, nous ne saurions avoir tort. Avoir confiance est une vertu. La faiblesse engendre la méfiance. Le meilleur moyen de témoigner notre satisfaction est assurément de travailler de bon cœur et de bonne grâce. Notre travail sincère sera la plus sûre garantie de notre progrès rapide vers le but désiré. Pendant toutes ces années, la seule personnalité qui ait travaillé pour l'Inde sans se laisser distraire un seul instant, est M. Montague. Nous avons eu plusieurs secrétaires d'Etat qui ont illustré leur poste, mais aucun dont la présence y ait jeté autant d'éclat. Il a été un véritable ami de l'Inde, il a mérité notre reconnaissance. Quant à Lord Sinha il a ajouté à la renommée de son pays. Les Indiens ne sauraient être trop fiers de lui. _31 Décembre 1919_ [53] En donnant son assentiment à _l'Indian Reform Act_ de 1919, le Roi-Empereur publia une proclamation, dont voici quelques extraits: «Je désire sincèrement que, dans la mesure du possible, toute trace de ressentiment soit effacée entre Mon peuple et ceux qui sont à la tête de Mon Gouvernement. Que ceux qui ont enfreint les lois dans leur ardent désir de progrès politique les respectent à l'avenir. Qu'il devienne possible à ceux qui sont chargés de maintenir un Gouvernement paisible et calme, d'oublier les folies auxquelles ils ont été contraints de mettre un frein. Une ère nouvelle commence. Qu'elle débute par une résolution générale de la part de Mon peuple et de ceux qui Me représentent de travailler ensemble pour un but commun. Je charge donc Mon Vice-roi d'exercer en Mon Nom et en Ma Personne la Clémence Royale envers les condamnés politiques aussi complètement que la sécurité publique le permet. Je désire que cette même clémence s'étende dans les mêmes conditions aux personnes actuellement en prison ou dont la liberté est restreinte pour avoir commis des délits contre l'Etat ou qui ont enfreint certaines lois particulières et provisoires. Je suis persuadé que la conduite future de ceux qui en profiteront justifiera cette clémence et que dorénavant Mes sujets agiront de telle sorte qu'il ne soit point nécessaire d'appliquer les lois contre de pareilles offenses». (_La Jeune Inde_, 26 mai 1920). [54] Sur le général Dyer et le massacre de Jalliawalla Bagh (12 avril 1919), voir R. Rolland, _op. c._ p. 60-63. LE SWARAJ PAR LE SWADESHI[55] La véritable réforme nécessaire à l'Inde est l'adoption du _Swadeshi_ au sens exact du mot. Le problème immédiat que nous avons à résoudre n'est pas de savoir comment organiser le Gouvernement du pays, mais comment nous vêtir et nous nourrir. En 1918, nous avons envoyé hors de l'Inde 600 millions de roupies pour acheter des tissus. En continuant d'acheter à l'étranger à ce taux, nous privons d'autant les Indiens qui tissent et qui filent sans leur mettre entre les mains un autre métier. Rien de surprenant si la dixième partie de notre population est condamnée à mourir de faim, et si le reste est en majorité insuffisamment nourrie. Qui sait regarder peut se rendre compte par lui-même _que la classe moyenne est déjà sous-nourrie et que nos petits n'ont pas assez de lait_. Le projet des réformes, quelque libéral qu'il soit, n'aidera pas à résoudre le problème avant un certain temps. Le _Swadeshi_ le résoudra immédiatement. Le Pendjab m'en a rendu la solution encore plus claire. Dieu merci, les belles femmes du Pendjab n'ont rien perdu de la souplesse de leurs doigts. Nobles ou humbles, toutes savent filer. Elles n'ont pas brûlé leur rouet, ainsi que l'ont fait les femmes du Gujerate. J'éprouve une joie véritable, lorsqu'elles me lancent leurs balles de fil sur les genoux. Elles disent qu'elles ont le temps de filer et que le _Khaddar_[56] tissé à la main avec leur fil est bien supérieur à celui que l'on fabrique avec du fil filé à la machine. Nos ancêtres parvenaient à se vêtir avec confort, sans difficulté et sans l'obligation d'acheter leurs tissus sur les marchés étrangers. Cet art merveilleux et si simple pourtant risque de disparaître si nous ne nous réveillons pas à temps. Le Pendjab nous montre ce qu'il peut faire. Mais au Pendjab aussi il disparaît rapidement. Chaque année voit diminuer la quantité de fil préparé à la main, ce qui signifie une pauvreté plus grande et plus d'oisiveté. Les femmes qui n'emploient plus leur temps à filer le passent à bavarder et ne font pas autre chose. Pour obvier au mal, il est indispensable que tout Indien instruit et se rendant compte de son devoir élémentaire, offre immédiatement un rouet aux femmes de son entourage et leur procure le moyen d'apprendre à filer. Des millions de mètres de fil peuvent ainsi être filés chaque jour. Tout Indien cultivé prêt à porter le tissu fabriqué avec ce fil, aidera à faire renaître la seule industrie villageoise de l'Inde. Sans industrie villageoise, le paysan indien est perdu. Il ne peut vivre du produit de la terre. Il a besoin d'une industrie complémentaire. La plus facile, la plus économique et la meilleure est celle du rouet. Je sais que c'est demander une révolution dans notre conception mentale. Et parce que c'est une révolution, je prétends que le _Swadeshi_ mène au _Swarâj_. Une nation qui peut économiser 600 millions de roupies chaque année et distribuer cette somme énorme parmi les fileurs et les tisserands, travaillant chez eux, aura acquis une puissance d'organisation et d'industrie qui doit la rendre capable de faire tout le nécessaire pour son développement. Le réformateur porté à la rêverie murmure: «Attendez que j'aie un gouvernement responsable, et je protégerai l'industrie dans l'Inde, sans que les femmes aient à filer ou le tisserand à tisser.» Ceci a été dit textuellement par des gens qui réfléchissent. Je me permets de suggérer qu'il se cache une double illusion derrière une pareille proposition. L'Inde ne peut pas attendre un régime protectionniste, et ce protectionnisme ne fera pas baisser le prix des vêtements. Secondement, ce protectionnisme sera inutile aux milliers d'êtres qui meurent de faim. On ne peut leur venir en aide qu'en leur procurant le moyen d'ajouter à leurs gains, en leur rendant leur industrie qui est de filer. Par conséquent, que nous ayons ou non un système protectionniste, il nous faudra toujours faire revivre le filage à la main et encourager le tissage. Lorsque la guerre faisait rage, tous les bras disponibles d'Amérique et d'Angleterre furent employés à construire des navires et il s'en construisit avec une rapidité surprenante. Si j'en avais le pouvoir, je ferais apprendre à tout Indien à tisser et à filer, et je l'obligerais à y consacrer chaque jour un certain temps. Je commencerais par les écoles qui sont des unités organisées toutes prêtes. Multiplier les filatures ne peut résoudre le problème. Il leur faudrait trop de temps pour remédier à l'épuisement, et elles _ne pourraient pas_ distribuer les 600 millions de roupies à nos familles. Elles ne feraient que concentrer le labeur et l'argent et ajouteraient à la confusion. _10 Décembre 1919_ [55] Pour l'explication de ces deux mots, voir plus haut, p. 4. [56] _Khaddar_, ou _Khadi_: le tissu national indien. L'UNION HINDOUE-MUSULMANE Monsieur Candler, journaliste anglais, m'a demandé il y a quelque temps, dans une interview imaginaire, si l'expression de mes sentiments hindous-musulmans étant sincère, je mangerais et boirais en compagnie d'un Mahométan et accepterais de donner à un Mahométan ma fille en mariage. Cette question m'a été posée à nouveau sous une autre forme par des amis. Est-il nécessaire pour l'Union Hindoue-Musulmane que ses membres prennent leur repas en commun et qu'ils se marient entre eux? Ceux qui m'ont posé cette question ajoutent que si ces deux points sont essentiels, une véritable union ne saurait exister: car des milliers de _Sanatanis_[57] ne pourraient se résoudre aux repas en commun et encore moins à des mariages mixtes. Je suis de ceux qui ne voient pas dans les castes une institution nuisible. A l'origine, c'était une coutume saine, tendant au bien de la nation. Pour moi, l'idée qu'il soit nécessaire au progrès national de se réunir pour manger et boire, ou de s'allier par des mariages, me semble une superstition empruntée à l'Occident. Manger est une opération vitale, tout autant que la plupart des autres nécessités physiologiques de l'existence; et si l'homme n'avait, en grande partie pour son mal, fait de l'action de manger un plaisir et un fétiche, nous remplirions cette fonction en secret, ainsi que nous le faisons de toutes les autres. En vérité, la plus haute culture de l'Hindouisme considère encore ainsi l'acte de manger, et il existe des milliers d'Hindous qui ne mangeraient devant personne. Je pourrais citer bien des noms d'hommes et de femmes cultivés prenant leurs repas dans la solitude la plus complète, et qui vivent en bonne intelligence avec tous. La question de mariage est plus délicate encore. S'il est possible à des frères et sœurs de vivre en affectueuse amitié sans songer à s'épouser, je ne vois rien qui s'oppose à ce que ma fille considère tout Mahométan comme un frère, et réciproquement. J'ai sur la religion et le mariage des opinions très nettes. C'est en réprimant nos appétits,--qu'ils se rapportent à la nourriture ou au mariage,--que, du point de vue religieux, nous avançons le plus. Je désespérerais de jamais pouvoir cultiver de relations amicales avec le monde, s'il me fallait reconnaître le droit à tout jeune homme d'offrir sa main en mariage à ma fille, ou me considérer comme tenu de dîner avec n'importe qui. J'ai la prétention de vivre en bons termes avec le monde entier, je ne me suis jamais querellé avec un seul Mahométan ou un seul Chrétien et, depuis des années, je n'ai jamais touché à autre chose qu'à des fruits, soit chez des Mahométans soit chez des Chrétiens. Je refuserais certes énergiquement de manger des mets préparés dans l'assiette de mon propre fils ou de boire de l'eau d'une tasse où il eût mis les lèvres sans qu'elle eût été lavée; mais cette réserve et cet exclusivisme n'ont jamais affecté mon étroite intimité avec mes amis Mahométans et Chrétiens, ni avec mes fils. Dîner en commun et s'épouser n'a jamais empêché les désunions, les querelles, ou pire. Les Pandavas et les Kauravas qui dînaient ensemble et s'alliaient par mariage se prenaient à la gorge sans le moindre remords. La haine entre Allemands et Anglais n'est pas encore éteinte. A dire vrai, les alliances et les dîners, ne sont pas nécessairement des facteurs d'amitié et d'union, s'ils en sont souvent l'emblème. Insister sur l'un et sur l'autre peut facilement devenir et est actuellement un obstacle à l'Union Hindoue-Musulmane. Si nous nous imaginons que les Hindous et les Musulmans ne peuvent être unis sans dîner ensemble et se marier entre eux, nous allons élever une barrière artificielle entre eux qu'il sera bien difficile de détruire. D'autre part l'union grandissante entre Hindous et Musulmans va se trouver sérieusement entravée, si les jeunes Mahométans, par exemple, en arrivent à croire qu'ils peuvent légalement faire la cour aux jeunes filles Hindoues. Les parents hindous, s'ils en ont le soupçon, ne voudront plus admettre les Mahométans dans leur intérieur, comme ils ont commencé à le faire. A mon avis, il faut que les jeunes Mahométans et Hindous tiennent compte de cette restriction. Je considère qu'il est absolument impossible que des mariages aient lieu entre Hindous et Mahométans et que chacun demeure fidèle à sa religion. La véritable beauté de l'Union Hindoue-Musulmane consiste justement dans ce fait que chacun des deux reste fidèle à sa religion, tout en respectant celle de l'autre. Car nous pensons aux Hindous et aux Mahométans du type le plus orthodoxe, capables de se considérer comme des ennemis naturels, ainsi qu'ils l'ont fait jusqu'à présent. En quoi consiste donc l'Union Hindoue-Musulmane, et comment peut-on l'encourager? La réponse est simple. L'Union consiste à avoir un but commun, un espoir commun et des souffrances communes. Afin de l'encourager, il nous faut coopérer pour ce même but, partager nos souffrances et exercer une tolérance mutuelle. Notre but commun est que notre grand pays devienne plus grand encore et qu'il se gouverne lui-même. Nous ne manquons pas de tristesses à partager. Et aujourd'hui que les Mahométans sont profondément touchés par la question du Califat et que leur cause est juste, rien ne saurait mieux gagner leur amitié que si les Hindous soutiennent de tout cœur leurs revendications. Boire et manger ensemble les unira bien moins que de s'aider dans la question du Califat. En tout temps et pour toutes les races, une grande tolérance est nécessaire. Nous ne pouvons vivre en paix si les Hindous se refusent à permettre aux Mahométans les formes extérieures de leur religion, leurs manières et leurs coutumes, ou si les Mahométans supportent mal l'idolâtrie Hindoue et son culte de la vache. Il n'est pas nécessaire que j'approuve ce que je tolère. Je déteste sincèrement boire, manger de la viande et fumer; mais je tolère ces choses chez les Hindous, les Mahométans et les Chrétiens, de même que je m'attends à ce qu'ils tolèrent mon abstinence, même si elle leur est désagréable. Toutes les querelles entre Hindous et Mahométans proviennent de ce que chacun veut contraindre l'autre à adopter son opinion. _29 Février 1920._ [57] _Sanatanis_: hindous pratiquants, convaincus. LES APPELS D'AMRITSAR[58] Ces appels ont été rejetés malgré la plaidoirie du meilleur avocat. Le Conseil Privé a confirmé une procédure illégale. Je dois avouer que le jugement ne m'a pas autrement surpris, quoique les réflexions du jury pendant la plaidoirie de Sir John Simon laissassent espérer un verdict favorable. Les jugements prononcés par les plus Hautes Cours, si j'en juge par l'étude des procès politiques, se laissent volontiers influencer par de subtiles considérations politiques. Les précautions les plus compliquées pour arriver à se maintenir dans un esprit purement juridique disparaissent forcément, aux moments critiques. Le Conseil Privé ne saurait être exempt des limitations inhérentes à toutes les institutions humaines qui ne valent que pour des conditions normales. Une décision favorable pour le peuple aurait eu comme conséquence d'exposer le Gouvernement Indien à une extrême déconsidération, dont il lui eût été très difficile de se relever, de toute une génération. On peut juger de la signification politique de l'événement par ce fait qu'aussitôt la nouvelle parvenue à Lahore, tous les préparatifs commencés pour la réception de Lala Lajpatrai furent décommandés et que le bruit courut que la capitale du Pendjab était en grand deuil. Un discrédit plus profond frappe donc le Gouvernement par suite de ce jugement, car à tort ou à raison l'opinion populaire considérera que, sous la Constitution Britannique, il n'existe pas de justice lorsque d'importantes considérations politiques ou de race entrent en jeu. Il n'y a qu'une seule manière d'éviter la catastrophe. L'esprit humain et en particulier l'esprit indien est sensible à la générosité. J'espère que le Gouvernement du Pendjab ou le Gouvernement Central annulera immédiatement, sans qu'une agitation ou des pétitions soient nécessaires, les condamnations à mort et, s'il y a la moindre possibilité, rendra en même temps la liberté à tous ceux qui ont fait appel. D'abord et ainsi que je l'ai déjà dit, deux considérations d'égale importance le demandent: premièrement, gagner à nouveau la confiance du public, secondement, obéir textuellement à la Proclamation Royale. Cet important document politique ordonne la mise en liberté de tous les délinquants politiques quand elle ne saurait être un danger pour la société. Personne ne peut dire que les vingt-et-un condamnés qui ont fait appel seraient d'une façon quelconque un danger pour la société s'ils recouvraient leur liberté. Jamais ces hommes n'avaient commis de crimes auparavant; la plupart d'entre eux étaient considérés comme des citoyens paisibles et respectables. On ne leur connaissait point d'attaches avec des sociétés révolutionnaires. S'ils ont commis un crime quelconque, ce fut sous l'impulsion du moment et devant ce qui leur paraissait une grave provocation. D'autre part, le public est persuadé que la majorité des condamnations des tribunaux militaires ne s'appuyaient sur aucune preuve satisfaisante. Aussi, j'espère que le Gouvernement qui a bien agi en rendant la liberté aux délinquants politiques, même lorsque ces derniers avaient été pris sur le fait, n'hésitera pas à rendre la liberté à ceux qui ont fait appel, et méritera ainsi le bon-vouloir de l'Inde entière. L'acte généreux accompli à l'heure du triomphe est celui qui a le plus de valeur. Et pour le peuple, ce refus de tenir compte de l'appel des condamnés a été considéré comme un triomphe du Gouvernement. Je demanderai donc respectueusement aux amis du Pendjab de ne point perdre courage. Il faut nous préparer avec calme au pire. Si les condamnations sont justes, si ceux qui ont été condamnés se sont rendus coupables de meurtre, ou d'incitation au meurtre, pourquoi échapperaient-ils au châtiment? S'ils n'ont point commis les crimes qu'on leur reproche, ce qui est le cas pour la plupart d'entre eux, nous en sommes persuadés, pourquoi échapperions-nous au sort de tous ceux qui veulent s'élever plus haut? Si nous avons voulu nous élever, pourquoi craindrions-nous le sacrifice? Aucune nation ne s'est jamais élevée sans faire de sacrifices, et l'on ne saurait parler de sacrifice que s'il y a innocence, et non crime. _3 mars 1920._ [58] Une vingtaine des victimes de l'application de la loi martiale au Pendjab firent appel au Conseil Privé, déclarant que le Vice-roi n'avait pas le pouvoir nécessaire pour en décréter les ordonnances et que le jugement des Tribunaux exceptionnels était irrégulier. LA NON-VIOLENCE Lorsqu'un homme prétend être non-violent, il ne doit point s'irriter contre qui l'a outragé. Il ne lui souhaitera aucun mal; il lui souhaitera du bien; il ne le maudira pas; il ne lui causera aucune souffrance physique. Il acceptera tous les outrages que lui fera subir l'offenseur. La Non-Violence comprise ainsi devient l'innocence absolue. La Non-Violence absolue est une absence totale de mauvais-vouloir contre tout ce qui vit. Elle s'étend même aux êtres inférieurs à l'espèce humaine sans en excepter les insectes et les bêtes nuisibles. Elles n'ont pas été créées pour satisfaire à nos penchants destructeurs. Si la pensée intime du Créateur nous était connue, nous découvririons la place qui leur appartient dans sa création. La Non-Violence, sous sa forme active, consiste par conséquent en une bienveillance envers tout ce qui existe. C'est l'Amour pur. Je l'ai lu dans l'Ecriture sainte hindoue, dans la Bible, et dans le Koran. La Non-Violence est un état parfait. C'est un but vers lequel tend, bien qu'à son insu, l'humanité tout entière. L'homme ne devient pas divin lorsque, dans sa personne, il incarne l'innocence; c'est alors seulement qu'il devient véritablement homme. Tels que nous sommes actuellement, mi-hommes, mi-bêtes, nous avons la prétention, dans notre arrogante ignorance, de remplir le rôle dévolu à notre espèce, lorsque nous rendons coup pour coup et que nous nous abandonnons à la colère. Nous feignons de croire que la loi du talion est la loi de notre être, alors que dans toute Écriture Sainte nous voyons que la loi du talion n'est nulle part obligatoire, mais seulement tolérée. L'empire sur soi est seul obligatoire. La vengeance est une satisfaction qui nécessite des règles compliquées. La maîtrise de soi est la loi de notre être. La plus haute perfection demande la plus haute maîtrise. La souffrance devient ainsi le symbole de l'espèce humaine. Le but s'éloigne sans cesse de nous. Plus nos progrès sont grands, plus nous prenons conscience de notre indignité. La satisfaction se trouve dans l'effort accompli, non dans le but atteint. Dans l'effort absolu se trouve la victoire absolue. Aussi, et tout en me rendant compte plus que jamais de la distance du but, pour moi la loi d'Amour est la loi de mon être[59]. Chaque fois que j'échouerai, et justement à cause de cet échec, mon effort n'en sera que plus résolu. Mais je ne prêche pas cette loi finale par l'intermédiaire du Congrès ou de l'Organisation pour le Califat. Je sais trop bien ce qui me manque. Je sais qu'une tentative de ce genre est condamnée d'avance à un échec. S'attendre à ce qu'une masse d'hommes et de femmes obéissent spontanément à cette loi, c'est ignorer comment ils vivent. Mais de l'estrade du Congrès et aux réunions de la Société pour le Califat, je prêche ce qui ressort de cette loi. Ce que le Congrès a admis, ainsi que les assemblées pour le Califat, n'est qu'une parcelle de ce que la loi implique. Avec des travailleurs sincères pour la Cause, il serait possible d'en faire appliquer par de grandes masses une partie restreinte en peu de temps. Mais pour arriver au but, il faut que la plus faible partie réponde aux mêmes conditions que le tout. Une goutte d'eau doit à l'analyse donner le même résultat qu'un lac entier. La nature de ma Non-Violence vis-à-vis de mon frère ne saurait être différente de celle de ma Non-Violence vis-à-vis de l'univers. Lorsque j'étends à l'univers entier l'amour que j'ai pour mon frère, il faut que cet amour ait la même composition. Une manière d'agir particulière est une politique, lorsque son application en est limitée au temps ou à l'espace. La plus haute politique est par conséquent de l'appliquer le plus complètement possible. Mais tant qu'elle dure, l'honnêteté comme politique ne diffère en rien de l'honnêteté par croyance. La différence qui existe entre les deux, c'est que le marchand qui croit à la politique de l'honnêteté ne s'embarrassera plus de son honnêteté lorsqu'elle ne rapportera rien, alors que celui pour qui c'est une conviction continuera d'être honnête, même s'il doit tout perdre. La Non-Violence politique du Non-Coopérateur ne résiste pas à cette épreuve, dans la majorité des cas. Et c'est ce qui prolonge la lutte. Que nul ne blâme le caractère inflexible de la nature anglaise! La fibre la plus dure est tenue de se dissoudre au feu de l'amour. On ne pourrait me forcer à changer d'attitude à ce sujet, parce que je sais cela. Quand la nature britannique ou toute autre résiste, c'est que le feu, s'il existe, n'est pas suffisant. Il n'est pas nécessaire que notre Non-Violence soit forte, mais il faut qu'elle soit sincère. Nous ne devons pas souhaiter du mal aux Anglais ni à nos compatriotes qui coopèrent, tant que nous faisons profession d'être non-violents. Mais le plus grand nombre parmi nous a _voulu_ le mal; s'il ne l'a point fait, c'est uniquement par faiblesse ou parce qu'il a cru à tort qu'en s'abstenant de faire le mal physiquement il tenait son serment. Notre vœu de Non-Violence exclut toute possibilité de représailles futures. Quelques-uns parmi nous semblent malheureusement s'être contentés de retarder la date de la vengeance. Qu'on ne se méprenne pas sur mes paroles: je ne dis pas que la politique de Non-Violence exclue la possibilité de vengeance, lorsque cette politique sera abandonnée. Mais elle exclut absolument la possibilité d'une vengeance future, si la lutte se termine par un succès. Aussi sommes-nous tenus, pendant que nous poursuivons notre politique de Non-Violence, d'être en bons termes avec les administrateurs anglais et leurs coopérateurs. J'ai été rempli de honte, lorsqu'on m'a dit que, dans certaines parties de l'Inde, des Anglais et des coopérateurs bien connus ne pouvaient circuler sans danger. Les scènes honteuses qui se sont produites récemment à une réunion de Madras étaient un reniement absolu de la Non-Violence. Ceux qui ont forcé le président à se retirer par leurs hurlements, parce que celui-ci m'avait insulté, paraît-il, se sont déshonorés et ont déshonoré leur politique. Ils ont blessé au cœur leur ami et leur allié Mr. Andrews. Ils ont fait du tort à leur propre cause. Si le président était persuadé que j'étais un gredin, il avait parfaitement le droit de le dire. Agir par ignorance n'est pas provoquer. Mais un Non-Coopérateur, par sa parole donnée, est tenu de ne pas répondre à la provocation même la plus grave. Le jour où j'agirai comme un gredin, il y aura grave provocation, et j'avoue qu'elle sera suffisante pour délier de son vœu de Non-Violence tout Non-Coopérateur et justifier tout Non-Coopérateur qui voudrait me tuer pour l'avoir induit en erreur. Vouloir cultiver la Non-Violence, même d'une façon aussi restreinte, est peut-être impossible. Peut-être ne faut-il pas nous attendre à ce que les gens ne _désirent_ pas le mal de leur adversaire, tout en ne leur en faisant pas. Pour être de bonne foi, nous devrions alors cesser de nous servir de l'expression Non-Violence pour caractériser notre lutte. L'alternative ne serait pas de recourir immédiatement à la violence. Mais le peuple ne serait pas tenu de se soumettre à une discipline de Non-Violence, et je ne serais pas dans l'obligation d'endosser la responsabilité de Chauri-Chaura[60]. L'école de Non-Violence restreinte continuera alors à prospérer obscurément, mais sans le fardeau terrible de responsabilité qu'elle porte aujourd'hui. Pourtant, si la Non-Violence doit demeurer la politique de la nation, nous sommes tenus, pour sa réputation et celle de l'humanité, de la pratiquer à la lettre et selon l'esprit. Et si nous voulons aller jusqu'au bout de cette politique, si nous croyons en elle, nous devons sans tarder nous réconcilier avec les Anglais et les coopérateurs. Il faut qu'ils nous certifient qu'ils se sentent en complète sécurité parmi nous, qu'ils nous considèrent comme des amis, bien que nous appartenions à une école de pensée et à une politique radicalement opposées. Il nous faut les accueillir sur nos estrades, comme des invités de marque, et les rencontrer sur des estrades neutres comme des camarades. Il nous faut élaborer une ligne de conduite pour les rencontres de ce genre. Il ne faut pas que notre Non-Violence donne naissance à la violence, à la haine et au mauvais vouloir. Nous serons jugés selon nos œuvres, comme le reste des mortels. Un programme de Non-Violence pour obtenir le _Swarâj_ demande, bien entendu, une certaine habileté pour organiser les affaires sur une base non-violente et nécessite que l'on inculque l'esprit d'obéissance. M. Churchill, lequel ne comprend que l'évangile de la force, a parfaitement raison lorsqu'il dit que le problème irlandais diffère du problème indien. Il entend par là que l'Irlande, ayant obtenu son _Swarâj_ par la violence, saura le conserver par la violence, s'il le faut. D'autre part, si l'Inde obtient effectivement le _Swarâj_ par la Non-Violence il faut qu'elle soit à même de le conserver par des moyens non-violents. A ceci M. Churchill ne croit guère, à moins que l'Inde ne donne une preuve de ce dont elle est capable, par une démonstration visible du principe. Cette démonstration est impossible, tant que la société ne se sera pas imprégnée de l'esprit de Non-Violence, de telle façon que le peuple, dans sa vie politique se conforme à la Non-Violence, ou en d'autres termes que l'autorité civile l'emporte sur l'autorité militaire. Par conséquent, le Home Rule que nous obtiendrons par des moyens non-violents ne saurait jamais entraîner un intervalle de chaos et d'anarchie. Le _Swarâj_ par la Non-Violence doit être une révolution paisible et progressive, de telle sorte que le transfert des pouvoirs, d'une corporation fermée aux représentants du peuple, s'accomplirait naturellement comme un fruit mûr tombant d'un arbre bien soigné. Je répète qu'il se peut fort bien que la réalisation soit impossible. Mais je sais que la Non-Violence n'implique pas moins. Si nos aides actuels ne croient pas qu'il soit possible d'arriver à une atmosphère relativement non-violente, ils devraient abandonner complètement le programme de Non-Violence et en préparer un autre absolument différent. Si nous nous approchons de notre programme avec la restriction mentale qu'après tout, nous arracherons le pouvoir aux Anglais par la force des armes, nous manquons à notre profession de Non-Violence. Si nous avons foi en notre programme, nous sommes tenus de croire que les Anglais ne seront pas insensibles à la force de l'affection, puisqu'ils sont certainement sensibles à la force des armes. Pour les incrédules, le choix est entre les Conseils qui sont, avec leurs lourds programmes d'humiliations couvrant plusieurs générations, l'école de l'expérience, ou bien une révolution sanglante comme on n'en a jamais vu dans le monde entier. Je n'ai pas le moindre désir de jouer un rôle dans une telle révolution, et je ne veux pas être un instrument consentant à la faire naître. Selon moi, il faut choisir entre la Non-Violence sincère, avec la Non-Coopération comme conséquence directe, ou le retour à une coopération antagonique, c'est-à-dire à la coopération avec obstruction. _9 mars 1920_ [59] Le 23 juin 1919, Gandhi écrivait déjà dans la _Jeune Inde_: «Il se passera peut-être un temps considérable avant que la loi d'Amour soit reconnue dans les affaires internationales. Les rouages des gouvernements s'interposent, masquant au cœur d'un peuple le cœur des autres peuples. Et pourtant, si seulement nous considérions les derniers événements internationaux en Europe et en Asie Orientale, en songeant à ce qui est essentiel, il nous serait possible de voir que le monde en arrive peu à peu à comprendre qu'il en est entre nations comme il en est entre hommes; que la force seule est impuissante à résoudre les problèmes et que la sanction économique de Non-Coopération est beaucoup plus efficace que les armées et les marines. Les victoires de la guerre n'ont fait qu'ajouter de nouvelles charges aux nations qui sortirent de la lutte apparemment victorieuses. La question des vivres et de l'industrie dans les nations vaincues est une source d'inquiétude non moins grande pour les vainqueurs que pour ces nations elles-mêmes. Toute l'habileté des gouvernements des nations alliées tend à démontrer, et cela sans rien enlever à la gloire des vainqueurs, qu'ils peuvent rendre le peuple vaincu solvable économiquement, heureux et désireux de travailler pour le reste du monde. Si on lit entre les lignes du court télégramme exposant le programme international du parti républicain en Amérique, on peut voir que le _Far West_ commence à se rendre compte que la sanction définitive d'une Ligue des Nations devrait être, non le cercle vicieux de la force des armées, mais la force de ce qui est internationalement en dehors des lois, c'est-à-dire la Non-Coopération. De là, il serait aisé d'arriver à reconnaître absolument la loi d'Amour. Jusqu'au jour où une énergie nouvelle est captée et dirigée, les capitaines des énergies anciennes la traiteront d'idéaliste, de théorique et de non pratique. Nous pouvons avoir la certitude que le marchand de chevaux se moqua de l'ingénieur qui mit en mouvement la machine à vapeur, jusqu'au jour où il s'aperçut que la machine à vapeur était capable de transporter même ses chevaux. L'ingénieur électricien fut probablement traité de maniaque et de fou dans les milieux de locomotion à vapeur, jusqu'au jour où un travail s'accomplit grâce aux fils électriques. Il faudra peut-être longtemps pour poser les fils d'amour international; mais la sanction de Non-Coopération internationale, telle qu'elle me semble avoir été conçue par le parti républicain en Amérique, est de préférence à la contrainte physique, un progrès sensible vers la solution véritable et définitive...» [60] Des troubles avaient eu lieu au début de l'année à Chauri-Chaura dans les Provinces Unies; ils forcèrent Gandhi à suspendre la proclamation de la Désobéissance Civile. LE 6 AVRIL ET LE 13 Il nous est impossible d'oublier le 6 Avril, qui donna des forces vitales à l'Inde tout entière, et le 13 qui fit du Pendjab un lieu de pèlerinage. Le 6 avril vit l'aube du _Satyâgraha_. On peut différer d'opinion au sujet de la Désobéissance Civile, mais nul ne pourrait nier sa doctrine de Vérité et d'Amour, c'est-à-dire de non-cruauté. Avec _Satyâ_ et _Ahimsâ_[61] réunis, on peut amener le monde entier à ses pieds. Le _Satyâgraha_ n'est pas autre chose dans son essence que l'introduction de la Vérité et de la Douceur dans la vie politique, c'est-à-dire nationale. Et que l'on se lie ou non au _Satyâgraha_ par serment, il n'y a pas de doute que l'esprit de _Satyâgraha_ se soit répandu parmi les masses. Telle fut en tous cas mon expérience personnelle, parmi les milliers de Pendjabis que j'ai rencontrés dans ma tournée au Pendjab. Le 6 Avril inaugura également un plan défini d'Union Hindoue-Musulmane et de _Swadeshi_. Ce fut le 6 Avril qui dévoila le sens caché de la loi Rowlatt et en fit lettre morte. Le 13 Avril, eut lieu non seulement la terrible tragédie, mais dans cette tragédie le sang hindou-musulman répandu à flots se mêla en un seul ruisseau et scella l'entente. Que faut-il faire pour commémorer et célébrer ces événements nationaux? Je me permets de proposer que ceux qui le désireraient consacrent la journée du 6 Avril prochain au jeûne (vingt-quatre heures d'abstinence totale) et à la prière, et qu'à sept heures du soir dans l'Inde entière se tiennent des réunions demandant l'abolition de la loi Rowlatt et exprimant la conviction nationale que toute paix dans l'Inde est impossible tant que cette loi subsistera. Que la loi soit devenue lettre morte est tout à fait insuffisant. Cette loi est ou n'est pas une honte. Si cette loi est une honte, il faut qu'elle soit abolie. En l'abolissant avant l'application des Réformes, le Gouvernement montrerait sa bonne volonté. La semaine qui suivrait le six devrait être consacrée entièrement à quelque œuvre se rapportant à la tragédie du treize. Je proposerais donc que cette semaine fût consacrée à réunir des souscriptions pour le monument commémoratif du _Jallianwala Bagh_, en se souvenant que la somme nécessaire est de un million de roupies. Chaque ville pourrait organiser la quête à sa guise, ainsi que chaque village, en prenant toutes les précautions contre la fraude et les détournements, et la terminerait, le soir du 12 Avril. Parlons maintenant du 13. Ce jour-là entre tous devrait être consacré au jeûne et à la prière. Il ne devrait y avoir ni animosité ni colère. Nous voulons chérir la mémoire de morts innocents, nous ne voulons pas nous souvenir du crime qui a été commis. C'est en se montrant prête au sacrifice que la nation s'élèvera, et non en se préparant à se venger. Je voudrais aussi qu'en ce jour la nation se souvînt des excès commis par la masse et qu'elle s'en repentît. La semaine se terminerait par des réunions où l'Inde entière s'engagerait à réclamer au Gouvernement Indien et au Gouvernement Impérial les mesures nécessaires pour qu'une tragédie semblable ne pût se renouveler. Je voudrais demander en outre avec insistance que pendant cette semaine chacun fît tous les efforts possibles pour arriver à comprendre plus parfaitement les principes du _Satyâgraha_, l'Union Hindoue-Musulmane et le _Swadeshi_. Et afin de donner encore plus de poids à l'Union Hindoue-Musulmane, je voudrais conseiller le 12 avril à 7 heures du soir que la question du Califat fût résolue conformément aux justes sentiments des Musulmans. Cette semaine nationale serait donc ainsi une semaine de purification, d'examen de conscience, de sacrifice, de discipline parfaite, en même temps que l'expression des sentiments nationaux qui nous sont chers. Il ne devrait subsister nulle trace d'amertume, nulle violence de langage, mais un courage et une fermeté absolus. Ne devrait-il pas y avoir _hartal_, le six et le treize? Je répondrai catégoriquement: non. Cette semaine est la semaine du _Satyâgraha_ pour ceux qui croient à la Vérité et à la Non-Violence. Le _hartal_ du 6 était un _hartal_ de _Satyâgraha_ en ce sens qu'il était un prélude au _Satyâgraha_. Le _hartal_ du 6 avril dernier, bien que spontané, ne fut pas dépourvu de pression indue dans la façon dont on persuada au public de ne pas se servir des voitures, etc. Je ne conseillerais donc pas de _hartal_ pendant cette semaine de pénitence et de discipline. D'autre part, il ne faut pas diminuer la valeur des _hartal_, en les rendant trop fréquents. Il faut les conserver pour les grandes occasions. J'espère respectueusement que tous les partis et toutes les classes trouveront le moyen de prendre part d'une façon complète à l'observance de cette semaine nationale et en feront un événement qui servira au progrès véritable et réel de l'éveil national. _10 mars 1920._ [61] _Ahimsâ_: Non-tuer, Non-Violence. RAPPORT NON-OFFICIEL SUR LE PENDJAB Le rapport tant attendu vient de paraître. Les membres de la Commission peuvent se féliciter de la façon méthodique avec laquelle ils ont entrepris leur travail et de la modération dont ils ont fait preuve dans l'accomplissement de leur tâche difficile. La position des membres de la Commission ajoute de l'importance à un rapport qui possède déjà par lui-même une valeur considérable. Les membres de la Commission n'ont rien ajouté aux preuves qu'ils avaient en main; le lecteur peut donc, s'il en a envie, vérifier les conclusions. Les demandes exprimées ne sont ni faibles, ni déraisonnables. Les membres de la Commission réclament hardiment le rappel du Vice-Roi et la destitution de Sir Michael O'Dwyer, du Général Dyer et d'autres officiers. Ces deux dernières demandes sont celles qui pourraient rencontrer quelque opposition, mais les membres de la Commission ont donné, à l'appui, des raisons précises et incontestables. Et si l'exactitude des faits avancés par eux ne peut être mise en doute, leur demande ne saurait l'être davantage. Ce n'est pas sans chagrin que nous approuvons la demande de rappel du Vice-Roi. Nous sommes persuadés que Son Excellence est un Anglais cultivé, qu'il est animé d'excellentes intentions vis-à-vis de l'Inde et qu'il désire faire ce qui est juste. Mais pour remplir le poste important qu'il occupe, il faut posséder d'autres aptitudes que les siennes. Lord Chelmsford a certainement fait preuve de manque d'imagination. Il applique à ses fonctions dans l'Inde les traditions d'un gouverneur colonial constitutionnel qui doit invariablement se laisser guider par ses ministres et qui agit sur la politique de la colonie (s'il agit quelque peu sur elle), uniquement en exerçant une influence subtile par ses relations sociales. Le Gouverneur des colonies qui se gouvernent elles-mêmes procède par suggestions aimables qu'il n'impose jamais à ses ministres. Il essaye d'agir sur l'opinion publique, non point en exerçant son autorité, mais en se faisant des amis indirects, aux réunions sociales et à demi-politiques. Les qualités mêmes qui faisaient de Lord Chelmsford un Gouverneur parfait le rendent impropre à remplir le poste de Vice-Roi. Le Vice-Roi des Indes a un pouvoir immense. C'est un autocrate à la tête du Conseil Exécutif. Une simple proposition émise par lui a la valeur d'une sanction légale. Il fait et dirige la politique. Il surveille, avec le droit réel d'intervention, l'administration des provinces. Il faut donc qu'il soit un maître ferme, doué d'une grande imagination, de sympathie pour le peuple et qu'il ne craigne pas de la laisser voir. Malgré toutes ses qualités de cœur, Lord Chelmsford s'est montré faible, aux moments critiques. Au lieu de guider ses collègues, il s'est laissé commander par eux. Il a laissé les administrateurs de ses provinces agir à leur guise. Il en est résulté une diversité de politiques: un gouvernement paisible et conciliant à Bombay, même lorsqu'il y a provocation; répression au Pendjab, persécution et intolérance même sans provocation. Sous un Gouvernement Central ayant à sa tête un chef qui sait ce qu'il veut et impose sa volonté à ses subordonnés, un tel contraste ne devrait pas être possible. Lord Chelmsford a échoué d'une façon évidente, et nous considérons que les membres de la Commission n'auraient pas accompli leur tâche s'ils avaient hésité, ayant les preuves sous les yeux, à demander le rappel de Son Excellence le Vice-Roi. Quant aux déclarations, les membres de la Commission se sont montrés plutôt trop modérés. Mais peut-être vaudra-t-il mieux que le public les discute seulement, lorsque le rapport officiel du Comité aura paru. Pour ce qui est des déclarations des membres non-officiels de la Commission, nous sommes certains que ces derniers ne pouvaient en faire d'autres. En vérité, en parcourant les témoignages, nous remarquons l'effort soutenu pour éviter toute conclusion ne reposant pas sur une suite de faits accablants. _31 mars 1920_ LA CAUSE DES LANGUES INDIGÈNES Il doit paraître évident à quiconque a suivi de près le _Sahitaya Sammelans_[62] que notre réveil national ne se borne pas uniquement à la politique. L'enthousiasme montré à ces réunions témoigne d'un heureux changement. Nous donnons dans notre pensée aux langues indigènes la place qui leur appartient dans notre existence nationale. La prophétie de Raja Ram Mohan Roy, affirmant que l'Inde deviendrait un pays de langue anglaise, est acceptée aujourd'hui par beaucoup de personnages importants. L'esprit du grand réformateur vit encore en quelques-uns. Un certain nombre de nos hommes éminents généralisent hâtivement et se déclarent en faveur de l'anglais comme langue nationale. La position qu'occupe actuellement l'anglais comme langue des tribunaux a sur leur opinion une importance excessive. Ils ne voient pas que le rang occupé par l'anglais à l'heure présente n'est pas à notre éloge et ne tend pas au développement d'un véritable esprit démocratique. Que des millions d'hommes apprennent une langue étrangère pour la commodité de quelques centaines de fonctionnaires, c'est le comble de l'absurdité. On cite fréquemment un exemple pris dans notre ancienne histoire et démontrant la nécessité d'une _lingua franca_ pour donner plus de force au Gouvernement Central du pays. Personne ne nie la nécessité d'une langue commune, mais ce ne peut être l'anglais. Il faut que les fonctionnaires reconnaissent les langues indigènes. La seconde raison qui fait appel aux sympathies des anglicistes, c'est la position de l'Inde dans l'Empire Britannique. L'argument, pour dire la chose exactement comme elle est, revient à demander à 310 millions d'Indiens d'accepter l'anglais comme langue nationale, dans l'intérêt d'autres parties de l'Inde, dont la population ne dépasse pas 120 millions. Un premier point doit attirer l'attention de quiconque s'intéresse à la question: c'est qu'après un demi siècle de domination britannique, l'anglais n'est pas encore devenu la langue courante de l'Inde. Sans doute, dans nos villes, on parle une sorte de mauvais anglais; ce fait ne peut éblouir que ceux qui prétendent étudier nos problèmes nationaux dans de grandes villes comme Bombay et Calcutta. Et en somme, quelle en est la population? Seulement 2,2 % de la population totale de l'Inde. Le second point dont les partisans de l'anglais ne tiennent pas compte, c'est qu'une forte majorité des langues indigènes se ressemblent; d'où il suit que l'hindoustani comme _lingua franca_ convient à toutes les provinces, à l'exception de la Présidence de Madras. Etant donné cet avantage de l'hindoustani et notre sentiment national actuel, comment pouvons-nous accepter l'anglais comme _lingua franca_ chez nous? La réponse à ce problème décidera du sort des langues indigènes. Notre système d'éducation permet à l'anglais d'avoir une supériorité sur elles qui n'est point naturelle. Les anglicistes extrêmes prétendent que l'anglais doit être employé dès le plus jeune âge dans l'enseignement, fondant cet argument sur le fait que dans un pays étranger les enfants parlent sans difficulté dès le bas âge la langue du pays. La Commission de l'Université de Calcutta réfute cet argument en ces termes: «Alors que dans un pays étranger, l'enfant est entouré d'autres enfants parlant la langue du pays, dans une salle de classe il n'est entouré que de personnes (à l'exception du maître) ignorant comme lui le nouvel idiome. C'est le cas d'un seul, enseignant à plusieurs, non de plusieurs, enseignant à un seul; et ce n'est qu'en faisant des expériences que les méthodes employées en classe peuvent obtenir des résultats satisfaisants.». L'économie nationale réalisée par notre enseignement en langues indigènes a été reconnue par la Commission. Nous avons démontré dans notre numéro du 11 février que nous avons l'approbation de l'Université de Calcutta à ce sujet, ce qui est un nouveau pas franchi. La suite logique devrait être de recommander les langues indigènes à l'Université. La Commission a fixé l'examen de «_Matriculation_» (examen de fin d'études) comme période de transition entre l'emploi des langues indigènes dans les écoles secondaires et leur emploi dans les collèges universitaires. Les membres de cette Commission ont proposé qu'à l'avenir l'enseignement soit donné en deux langues. Mais ils ont ajouté également: «Nous ne voulons pas préjuger de l'avenir. Ce n'est pas à nous de prédire si le désir naturel d'employer le bengali le plus possible ne finira pas par l'emporter sur les avantages immenses d'une langue commune non seulement à l'Inde entière, mais à plus de peuples que toute autre et qui ouvre la porte à la littérature et aux rapports scientifiques du monde entier.» Si les membres de la Commission n'ont pu établir pour l'avenir, en s'appuyant sur les preuves qui leur furent données, une ligne de conduite en faveur des langues indigènes dans l'éducation universitaire, il est vrai également qu'ils n'ont rien trouvé en faveur de l'anglais ou des deux langues. Ainsi, bien que les réponses à la question des membres de la Commission ne décident rien pour l'avenir, elles révèlent un important mouvement en faveur de l'introduction immédiate du Bengali pour certains buts universitaires et de son introduction prochaine pour d'autres, mouvement que rien ne laissait prévoir, aux débats du Conseil Législatif Impérial de 1915. En étudiant le compte-rendu de l'enquête faite par les Membres de la Commission, nous sommes encore mieux à même d'apprécier leurs remarques. La question posée par eux était: «Considérez-vous que l'anglais devrait être employé comme langue courante dans les cours universitaires, dans l'enseignement et aux examens à tous les degrés au-dessous de la _Matriculation_?» 155 réponses sont en faveur de l'anglais, et près de 138 ne s'opposent pas à la langue maternelle, dans un temps plus ou moins prochain. Cette proportion est assurément encourageante pour les partisans de la langue indigène. En outre, et même parmi ceux qui se déclarent en faveur de l'anglais, le nombre est grand de ceux qui conseillent l'emploi de la langue étrangère à cause de l'insuffisance de livres scolaires dans les divers sujets en langue indigène. Cette école d'éducateurs ne s'y oppose donc pas en principe. Ils n'aiment pas que nous nous jetions à l'eau avant de savoir nager. Dans le même genre, mais plus tranchante est la réponse de ceux qui sont en faveur de l'anglais. Ceux-ci laissent voir qu'ils ignorent l'histoire de nos langues indigènes. Il fut un temps où le sanscrit était la langue de la philosophie hindoue. Quelques savants enthousiastes enrichirent leur langue maternelle d'un fonds respectable de littérature philosophique et mirent la philosophie hindoue à la portée des masses. Ne pouvons-nous pas avec nos idées modernes faire dans le domaine de la science ce que firent ces savants dans celui de la philosophie? Pour répondre aux doutes qui ont été exprimés, les partisans de la langue maternelle peuvent citer l'exemple du Japon. Le Révérend X. S. Holland, Directeur de _St Paul's College_ à Calcutta, a écrit dans sa réponse: «Le Japon, en se servant de sa langue maternelle, a établi un système d'éducation qui commande le respect de l'Occident.» Le témoignage de Babu Amananda Chatterjee est encore plus convaincant. Il écrit: «L'emploi des langues indigènes est nécessairement indispensable, à tous les degrés d'une éducation universitaire. Toutes les objections n'ont de force que temporairement: car, à l'origine, toutes les langues modernes les plus développées n'étaient pas supérieures au bengali. Le développement de ces langues se fit par l'usage, et il en sera de même en ce qui nous concerne». Nous voyons donc que si le rapport qui se trouve actuellement sous les yeux de la Commission Sadler n'est pas aujourd'hui en faveur de l'éducation Universitaire en langue indigène, il permet cependant d'avoir pour cette cause de sérieuses espérances dans l'avenir. Il fut un temps où celle-ci était considérée avec méfiance. Non seulement la méfiance a disparu, mais elle a été remplacée par la confiance. Deux institutions sont venues récemment se joindre à cette cause: l'Université féminine de Poona et l'Université Osmania à Hyderabab, qui se servent uniquement des langues indigènes dans leur enseignement. Leur progrès est suivi avec beaucoup d'intérêt par un grand nombre. Leur succès, ainsi que l'a dit le magistrat Sir Abdur Rahi, facilitera la solution du problème des langues indigènes. A la dernière réunion de l'Université Hindoue, l'Honorable Pundit Madan Mohan Malavijiya invita tous les éminents partisans des langues indigènes à se réunir en conférence. Nous espérons qu'une initiative de ce genre aura pour résultat de hâter l'emploi des langues indigènes dans l'enseignement. La division actuelle des provinces est un facteur qui contribue également à faire beaucoup de tort à la cause des langues indigènes. Une division nouvelle des provinces sur une base linguistique sera suivie de la réorganisation des Universités. Nous venons d'exposer les trois sphères d'activité pour la cause des langues indigènes. Il est évident que si nous ne la faisons pas progresser, nous ne parviendrons jamais à combler le gouffre grandissant qui sépare au point de vue de l'intelligence et de la culture les classes supérieures de la masse du peuple. Il est certain que, pour beaucoup de gens, seul l'emploi de la langue maternelle peut stimuler l'originalité de la pensée. _21 avril 1920_ [62] _Sahitaya Sammelans_: Congrès Littéraire. AUX MEMBRES DE LA «LIGUE POUR LE HOME RULE DE L'INDE» Je m'écarte d'une façon très nette du cours régulier de ma vie, en appartenant à une organisation essentiellement et franchement politique. Mais après avoir sérieusement réfléchi et consulté mes amis, je me suis décidé à faire partie de la Ligue pour le _Home Rule_ de l'Inde, et j'en ai accepté la présidence. Certains amis consultés m'ont dit que je ne devais pas faire partie d'une association politique, parce que je perdais ainsi la position de superbe isolement dont je jouissais à présent. J'avoue que ce conseil m'a fait beaucoup hésiter; mais j'ai eu en même temps l'impression que, si la Ligue m'acceptait tel que j'étais, j'aurais tort de ne pas m'unir à une organisation dont je pourrais me servir pour le progrès des causes dont je m'occupe particulièrement et des méthodes qui doivent obtenir, je le sais par expérience, des résultats plus rapides et plus satisfaisants. Avant de faire partie de la ligue, j'ai essayé de connaître l'opinion de ceux qui se trouvaient en dehors de la Province et avec lesquels je n'avais pas l'occasion d'avoir des rapports aussi intimes qu'avec mes collaborateurs de la Province de Bombay. Les causes auxquelles j'ai fait allusion plus haut sont le _Swadeshi_, l'Union Hindoue-Musulmane en insistant sur la question du Califat, l'hindoustani accepté comme _lingua franca_, et une réorganisation linguistique des provinces. Si je parvenais à entraîner les membres de cette Ligue, je ferais en sorte que la majeure partie du temps et de l'attention de la nation leur fût consacrée. J'avoue franchement que les réformes ont une place tout à fait secondaire dans mon plan de réorganisation sociale. Je suis persuadé que si les sphères d'activité que j'ai choisies pouvaient absorber l'énergie nationale tout entière, les réformes désirées par les extrémistes les plus ardents viendraient d'elles-mêmes. Quant au Gouvernement indépendant, il est souhaitable que nous l'ayons au plus tôt. Personne plus que moi n'a le désir de hâter notre marche vers ce but. Et c'est justement parce que j'ai l'impression que l'on avancera plus rapidement vers un gouvernement indépendant, en développant les activités dont j'ai parlé, que je les maintiens au premier plan du programme national. Je ne considérerai pas la Ligue pour le _Home Rule_ de l'Inde comme une organisation de parti. Je n'appartiens à aucun parti et ne veux appartenir à aucun. Je sais que, d'après la constitution de la Ligue celle-ci est tenue d'aider le Congrès, mais je ne considère pas plus le Congrès comme une organisation de parti que le Parlement Britannique, bien qu'il renferme tous les partis et que l'un ou l'autre y domine tour à tour. J'ose espérer que tous les partis seront attachés au Congrès, le considérant comme une organisation nationale, qui offre à tous le moyen de s'adresser à la nation, afin de pouvoir donner une forme à sa politique, et je voudrais essayer de façonner la politique de la Ligue de telle sorte que le Congrès conserve son caractère national et indépendant de tout parti. Ceci m'amène à parler de mes méthodes. Je crois possible de mettre dans la vie politique de ce pays la Vérité et la Sincérité absolues. Je ne m'attendrai pas à ce que la Ligue me suive dans ma Désobéissance Civile; mais je ferai de mon mieux pour que la Vérité et la Non-Violence soient adoptées dans toutes nos activités nationales. Nous cesserons alors d'avoir de la crainte et de la méfiance vis-à-vis des gouvernements et des mesures qu'ils prennent. Je ne tiens pas à développer la question davantage, je préfère laisser au temps le soin de résoudre plusieurs points qui naîtront de ce que je viens d'exposer sommairement... _28 avril 1920._ LES EMPLOIS DU KHADDAR Maintenant que le mouvement du _Swadeshi_ avance à grands pas et que les Mahométans l'adoptent avec autant d'enthousiasme que les Hindous, il serait bon de considérer la meilleure façon de l'encourager. Le moindre novice en _Swadeshi_ sait que nous ne fabriquons pas assez de tissus pour nos besoins. Et par conséquent, si nous ne faisons qu'employer le tissu des filatures, nous privons simplement les pauvres de ce qui leur est nécessaire, ou tout au moins nous en faisons monter le prix. La seule façon d'encourager le _Swadeshi_ est de fabriquer plus de tissus. Les filatures ne sauraient pousser comme des champignons. Il faut par conséquent que nous nous contentions de tissus filés et tissés à la main. Le fil n'a jamais coûté si cher et les filatures font des bénéfices fabuleux. Filer au rouet aiderait à la production et en ferait diminuer le prix. Comment s'y prendre pour filer et tisser? Voilà la seconde question qui se pose. Je sais par expérience personnelle qu'il est possible d'inonder le marché de fil et de tissus filés et tissés à la main, si l'on arrive à considérer ce tissu type comme assez bon pour qu'on s'en vêtisse. Ce tissu dans l'Inde du Nord porte le nom de _Khaddar_, et de _Khadi_ dans la Présidence de Bombay. Je remercie Sarala Devi; elle a montré que l'on pouvait confectionner même des _sari_ avec du _Khaddar_. Elle se dit qu'il lui serait facile de le démontrer, si elle en portait un elle-même, pendant la Semaine Nationale, ce qu'elle fit; et c'est en _sari_ de _Khaddar_ qu'elle assista à toutes les réunions. Ses amis ne croyaient pas que cela fût possible. Ils pensaient qu'une jeune femme habituée à ne porter que la soie la plus fine et la plus légère mousseline de Dacca ne pourrait tolérer le poids du _Khaddar_. Elle donna un démenti à toutes les craintes et ne fut ni moins active dans son sari de Khaddar que dans ses sari de soie fine. «Si vous ne vous sentez pas gênée dans ce sari, vous pouvez aller n'importe où, assister à n'importe quelle réunion, en toute tranquillité»: ainsi s'exprima son grand-oncle Sir Rabindranath Tagore, en lui donnant sa bénédiction, lorsqu'il l'aperçut ainsi vêtue. Si je rapporte cet incident, c'est afin de démontrer que deux des personnes qui ont la réputation d'être les plus artistes de l'Inde ne trouvèrent rien dans le _Khaddar_ qui ne fût pas artistique. Voilà le tissu dont je veux introduire l'usage dans les familles cultivées de l'Inde, car de son emploi dépend le succès initial du mouvement _Swadeshi_. Pour moi, le _Khaddar_ est bien autrement artistique que la mousseline de Dacca à cause de tous les souvenirs qui s'y associent. Le _Khaddar_ fait vivre aujourd'hui ceux qui mouraient de faim. Il fait vivre des femmes que l'on a tirées d'une vie de honte, ou des femmes qui ne voulant pas travailler au dehors se querellaient entre elles faute d'avoir une occupation. Le _Khaddar_ a donc une âme, une personnalité. Celui qui le porte peut suivre le procédé de sa fabrication et remonter jusqu'à ceux qui l'ont fait. Si nos goûts n'étaient pas aussi avilis, nous préférerions le _Khaddar_ au calicot poisseux, même pendant l'été. Que ceux qui en portent maintenant, s'ils le veulent bien, témoignent de la vérité de ce que j'avance! Il existe à présent un dépôt de _Khaddar_ au _Satyâgraha Ashram_. J'en ai amassé un stock bien supérieur à l'espace dont je dispose. Je prie donc les lecteurs de la _Jeune Inde_ de m'aider, en le faisant connaître dans leurs familles. Il va sans dire que l'_Ashram_ n'en tire aucun profit. Tout bénéfice réalisé sert au recouvrement des pertes faites au début, ou à la diminution du prix du _Khaddar_ provenant de régions où le prix en est plus élevé, car celui-ci varie. Je suis obligé de payer suffisamment les tisseurs à qui j'ai persuadé de reprendre leur ancienne occupation, pour qu'ils puissent vivre pour l'instant. On peut employer le _Khaddar_ pour confectionner du linge, si l'on n'est pas disposé à s'en vêtir. Mais même si l'on ne tient pas à l'employer pour un usage personnel, on peut en faire des bonnets, des nappes, des sacs, des draps, des toiles à matelas, des sacs de voyage, des carpettes, des housses, etc. J'en fais teindre en rouge vif, en teinture _Swadeshi_. Cette teinture rend le _Khaddar_ plus résistant et moins salissant pour les tapis, la literie ou les sièges. Je conseillerais à ceux qui veulent aider cette industrie des pauvres et des déshérités, d'envoyer leur commande de _Khaddar_ au Directeur, Service du _Khaddar, Satyâgraha Ashram_ à Sabarmati. PRIX COURANT _Khadi chaîne et trame filées machine._ Double chaîne et double trame Inches Rs As P Largeur 25 le yard. 0 9 0 » 27 » 0 9 6 » 30,8 » 0 10 0 _Khadi chaîne à la machine, trame filée à la main._ » 25,20 le yard. 0 9 6 » 8 » 0 8 0 » 24,20 » 0 8 0 _Khadi_ doublé » 0 8 6 _Khadi_ teint rouge » 0 8 6 _Khadi chaîne et trame filées à la main._ _Khadi_ 24 inches le yard. 0 8 0 » 27 » » 0 8 6 Pour le _Khadi_ lavé 0 0 6 en plus par yard. NI SAINT NI HOMME POLITIQUE Un aimable ami m'a envoyé la coupure ci-jointe du numéro d'avril de _East and West_: «M. Gandhi a la réputation d'être un Saint; mais dans ses discours, il semble que ce soit l'homme politique qui domine. Il s'est beaucoup servi des _hartals_, et l'on ne peut nier que sous sa direction le _hartal_ ne soit en passe de devenir une arme politique puissante, unissant sur toute question ceux qui ont de l'éducation et ceux qui n'en ont pas. Le _hartal_ n'est pas dépourvu de désavantages. Il enseigne l'action directe; et l'action directe, si puissante soit-elle, ne travaille pas à l'union. M. Gandhi est-il absolument sûr de servir les injonctions les plus nobles d'_Ahimsâ_: ne faire aucun mal? Sa proposition de commémorer la tragédie du Jallianwala Bagh n'est pas de nature à faire naître l'harmonie. Ce fut un événement tragique où notre gouvernement se vit entraîné; mais ce souvenir amer mérite-t-il qu'on le conserve? Ne pourrait-on, pour commémorer cet événement, ériger un temple de la paix, qui aidât les veuves et les orphelins à bénir le nom de ceux qui sont morts, sans savoir pourquoi? Le monde est rempli de politiciens et de chicaneurs qui, au nom de patriotisme, empoisonnent chez l'homme ce qu'il y a de plus doux; comme résultat, nous avons des guerres, des haines et des crimes honteux, comme celui qui fit un abattoir du Jallianwa Bagh. Ne pouvons-nous à présent essayer d'une _symbiose_ plus large, telle qu'en prêchèrent Bouddha et le Christ, et amener l'univers entier à vivre heureux dans l'union. M. Gandhi semblait destiné à devenir l'apôtre d'un mouvement de ce genre; mais les circonstances sont en train de le contraindre à chercher le moyen d'exciter la résistance de groupes isolés. Il n'est pas trop tard pour qu'il entreprenne la mission plus vaste d'unir le monde entier!» Je cite le passage en entier. En général, je ne tiens pas compte des critiques que l'on fait de moi ou de mes méthodes, sauf lorsque j'avoue m'être trompé, ou lorsque je veux insister sur les principes qui font l'objet de la critique. J'ai une double raison pour tenir compte de ce passage. Non seulement je tiens à élucider des principes qui me sont chers, mais je tiens également à témoigner mon estime à l'auteur de cette critique, que je connais et que j'ai admiré pendant de longues années, pour la beauté remarquable de son caractère. Le critique regrette de voir en moi un politicien, alors qu'il s'attendait à ce que je fusse un saint. Je trouve, pour commencer, que le mot «saint» devrait être rayé de la vie présente[63]. C'est un terme beaucoup trop sacré pour qu'on l'applique à n'importe qui, et surtout à quelqu'un comme moi, qui n'ai d'autre prétention que de chercher la vérité, qui sais si bien ce qui lui manque, qui se trompe et qui n'hésite jamais à le reconnaître, qui avoue franchement que, pareil à l'homme de science, il fait des expériences sur certaines vérités éternelles de la vie, mais qu'il ne peut même pas prétendre en être un, parce qu'il ne peut donner aucune preuve évidente de l'exactitude scientifique de ses méthodes, ni des résultats tangibles de ses expériences. Cependant, et quoiqu'en renonçant à la sainteté je désappointe l'attente du critique, je voudrais dissiper ses regrets, en lui répondant que le politicien n'a jamais influencé aucune de mes décisions, et que si je m'occupe de politique, c'est simplement parce qu'aujourd'hui la politique s'enroule autour de nous comme les replis d'un serpent dont on ne peut se dégager, quelque mal qu'on se donne. J'ai donc l'intention de lutter contre ce serpent, comme je l'ai fait consciemment, avec plus ou moins de succès, depuis 1894, et inconsciemment, ainsi que je l'ai découvert, depuis que j'ai l'âge de raison. Tout à fait égoïstement, comme je tiens à vivre en paix au milieu de l'orage déchaîné autour de moi, j'ai fait des expériences sur moi-même et sur mes amis, en introduisant la religion dans la politique. Permettez-moi de vous expliquer ce que j'entends par la religion. Ce n'est pas la religion Hindoue, à laquelle j'attache certainement plus de prix qu'à toute autre, mais la religion qui dépasse l'Hindouisme, qui transforme notre nature même, qui nous unit indissolublement avec la vérité qui est en nous et qui toujours purifie. C'est l'élément permanent de la nature humaine qui ne considère jamais le prix trop élevé lorsqu'il s'agit d'arriver à son expression complète, et qui laisse l'âme absolument inquiète tant qu'elle ne s'est pas découverte, tant qu'elle ne connaît pas son Créateur et qu'elle n'a pu apprécier le véritable rapport qui existe entre elle-même et son Créateur. Voilà dans quel état d'esprit religieux je me trouvais lorsque j'ai pensé au _hartal_. Je voulus démontrer que ce ne sont pas les connaissances littéraires qui rendront l'Inde consciente de ce qu'elle est, ni qui uniront ceux qui sont instruits. Le _hartal_, comme par magie, éclaira l'Inde entière, le 6 avril 1919. Et sans l'interruption dont Satan fut cause, en soufflant la crainte à l'oreille d'un gouvernement conscient de ses torts, et qui incita à la colère un peuple qui y était préparé par sa défiance vis-à-vis du Gouvernement, l'Inde se fût élevée à une hauteur incomparable. Non seulement le _hartal_ avait été adopté par des foules nombreuses, dans un esprit absolument religieux, mais celui-ci devait être le prélude d'une série d'Actions directes. Seulement mon critique déplore l'action directe, «parce qu'elle ne travaille pas à unir». Je suis tout disposé à discuter ce point. Rien, sur cette terre, n'a jamais été accompli sans action directe. Je n'ai pas voulu adopter l'expression «résistance passive», parce qu'elle est considérée comme l'arme des faibles. C'est l'action directe qui, dans l'Afrique du Sud donna des résultats, et des résultats si satisfaisants qu'ils ramenèrent le Général Smuts à la raison. En 1906 il était l'adversaire le plus implacable des aspirations indiennes. En 1914, il se montrait fier d'avoir fait tardivement justice en supprimant du Livre des Statuts une clause honteuse, laquelle, avait-il déclaré en 1909, ne serait jamais supprimée, parce que, disait-il alors, «l'Afrique du Sud ne tolérerait jamais l'abrogation d'une décision confirmée deux fois par le Parlement du Transvaal.» Et qui plus est, l'action maintenue pendant huit ans ne laissa subsister après elle aucune amertume, et ces mêmes Indiens qui avaient lutté si obstinément contre le Général Smuts se groupèrent autour de son drapeau en 1915, et se battirent sous ses ordres dans l'Afrique Orientale. A Champaran, ce fut l'action directe qui mit fin à des griefs séculaires. Se soumettre humblement, lorsqu'on est irrité par des injustices ou par une impuissance législative que l'on voudrait voir supprimée, non seulement ne contribue pas à unir, mais aigrit celui qui est faible, l'irrite et le dispose à saisir l'occasion d'éclater, lorsqu'elle se présente. En m'alliant au parti faible, en lui enseignant une action directe, ferme et inoffensive, je lui donne le sentiment d'être fort et d'être capable de défier la force physique. Il se sent fortifié par la lutte, reprend conscience et, sachant qu'en lui-même il trouvera le remède, il cesse de nourrir dans son sein l'esprit de vengeance et apprend à se montrer satisfait, si l'injustice à laquelle il veut remédier est réparée. C'est dans cet ordre d'idées que je me suis permis de proposer un monument commémoratif pour le Jallianwala Bagh. L'auteur d'_East and West_ m'attribue l'intention d'avoir voulu suggérer ce qui ne m'était pas même venu à l'esprit. Il pense que je désire commémorer le crime commis au Jallianwala Bagh. Rien ne saurait être plus éloigné de ma pensée que de vouloir perpétuer le souvenir d'une action aussi noire. Sans doute, avant d'avoir obtenu ce à quoi nous avons droit, nous aurons une répétition de cette tragédie, et j'y préparerai la nation en faisant conserver pieusement la mémoire de morts innocents. Les veuves et les orphelins ont reçu et reçoivent des secours, mais nous ne pouvons «bénir le nom de ceux qui sont morts sans savoir pourquoi», si nous n'acquérons pas le terrain rendu sacré par le sang versé, pour y élever le monument convenable. Ce n'est pas afin qu'il serve à rappeler une action vile, si je puis faire autrement, mais afin de communiquer à la nation cet encouragement qu'il vaut mieux mourir faibles et non armés, et en victimes plutôt qu'en tyrans. Je voudrais que les générations futures se souviennent que nous qui avons été témoins de leur mort innocente n'avons pas avec ingratitude refusé de chérir leur souvenir. Ainsi que le fit remarquer Mrs Jinnah en donnant sa petite obole: «le monument nous fournira au moins l'excuse de vivre». En somme, c'est l'esprit dans lequel le monument sera élevé qui décidera de son caractère. Quelle fut la plus vaste _symbiose_ que prêchèrent Bouddha et le Christ? Bouddha porta hardiment la guerre dans le camp ennemi et fit tomber à genoux les prêtres arrogants. Le Christ chassa les marchands et les changeurs du temple de Jérusalem et fit tomber sur les arrogants et les hypocrites les anathèmes du ciel. Tous deux étaient intensément partisans de l'action directe. Mais si le Christ et Bouddha châtièrent tous deux, derrière chacun de leurs actes se cachaient une bonté et un amour indéniables. Ils n'auraient pas levé la main contre un ennemi et auraient préféré se livrer qu'abandonner la Vérité, pour laquelle ils vivaient. Bouddha serait mort en résistant aux prêtres, si la noblesse de son amour n'avait pas suffi à la tâche de les faire plier. Le Christ mourut sur la croix et couronné d'épines, défiant tout l'Empire. Et si je soulève la résistance non-violente, je ne fais que suivre humblement le chemin tracé par les grands maîtres, que le critique a nommés. Enfin, l'auteur de l'article s'en prend à ce que je groupe des unités; il voudrait que j'entreprisse la mission plus vaste d'unir le monde. Je lui ai dit, un jour que lui et moi nous trouvions réunis sous le même toit, que j'étais probablement plus cosmopolite que lui. Je m'en tiens à cette expression, à moins de grouper des unités, je ne parviendrai jamais à unir le monde entier. Tolstoï a dit un jour que si seulement nous consentions à ne pas nous occuper des taches de nos voisins, le monde s'en tirerait parfaitement, sans que nous fissions autre chose. Et si seulement nous pouvons aider nos proches voisins, en cessant d'en faire notre proie, le cercle d'unités groupées comme il faut grandira sans cesse jusqu'au moment où il se confondra avec le monde entier. Nul ne peut essayer d'en accomplir davantage. _Yatthaa pindhé thatthaa brahmandé_[64] est aussi vrai à l'heure présente qu'il y a des siècles, lorsque ces mots furent prononcés par quelque Rishi inconnu. _12 mai 1920_ [63] La note suivante parue dans _la Jeune Inde_ donne quelques explications complémentaires sur la position de Gandhi: «_Un Messager de Dieu._--Je viens de recevoir une coupure de journal, où l'on m'attribue l'honneur d'être un messager de Dieu et où l'on me demande si je prétends avoir reçu de Dieu certaines révélations particulières. J'ai déjà parlé des miracles que l'on me prête. Et quant à cette nouvelle fonction, il faut que je la désavoue. Je prie, comme tout bon Hindou. Je crois que nous pouvons tous devenir des messagers de Dieu, si nous cessons de craindre les hommes et ne cherchons que la Vérité de Dieu. Je crois fermement que je ne cherche pas autre chose que la Vérité de Dieu et que je n'ai plus aucune crainte des hommes. Je sens donc d'une façon certaine que Dieu est avec le Mouvement de Non-Coopération. Je n'ai aucune révélation de la Volonté divine. J'ai la foi absolue que Dieu se révèle chaque jour à tout être humain, mais que nous sommes sourds à la «_petite voix silencieuse_». Nous fermons les yeux et nous ne voyons pas la colonne de feu qui se trouve devant nous. Je sens son omniprésence. L'auteur de l'article peut faire comme moi.» (_La Jeune Inde_, 25 mai 1921) «_Un Blasphème._--Un correspondant m'écrit: «J'ai le regret de vous informer que l'on voit constamment des images de vous et d'autres chefs, représentés sous les traits de _Shri-Krishna_ et de _Pandavas_. N'allez-vous pas profiter de votre influence pour y mettre fin, car cela doit froisser les sentiments religieux d'un grand nombre pour qui, comme pour moi, _Shri-Krishna_ est non seulement un grand homme mais Dieu incarné?» «Ce correspondant a toute ma sympathie. Je n'ai pas vu les gravures en question, mais je considère que c'est un blasphème de me représenter sous les traits de _Shri-Krishna_. Je n'ai pas la prétention d'être autre chose qu'un humble travailleur parmi beaucoup d'autres, pour une noble cause qui perdrait plutôt qu'elle ne gagnerait à la glorification de ses chefs. Une cause a de meilleures chances de réussir, lorsqu'on l'examine et qu'on la juge sur son propre mérite. Dans une société qui progresse, les moyens employés doivent toujours être considérés avant les hommes, qui ne sont après tout que des instruments imparfaits travaillant à leur propre réalisation. Je supplierai donc de toutes mes forces les enthousiastes ou les hommes d'affaires entreprenants d'observer le sens des proportions et de supprimer de la circulation toutes images de ce genre, dont l'intention est manifestement de blesser les susceptibilités profondément religieuses.» (_La Jeune Inde_, 13 juillet 1921). «_Mon Ambition._--Un correspondant persistant de Simla me demande si j'ai l'intention de former une secte et de prétendre à la divinité. Je lui ai répondu une lettre personnelle, mais il voudrait dans l'intérêt de la postérité que je le déclare publiquement. Je pensais avoir nié dans les termes les plus énergiques toute prétention à la divinité. Je prétends n'être qu'un humble serviteur de l'Inde et de l'humanité, et je voudrais mourir à son service. Je n'ai aucun désir de former une secte, j'ai réellement trop d'ambition pour me contenter seulement d'une secte qui me suive. Je ne représente aucune idée nouvelle. J'essaye de me laisser guider par la Vérité et de la représenter telle que je la connais. Je prétends certainement jeter une nouvelle lumière sur mainte vérité ancienne. J'espère que cette déclaration satisfera celui qui me questionne et d'autres comme lui.» (_La Jeune Inde_, 25 août 1921.) [64] Cette expression sanscrite signifie: «Comme il en est d'une boule de glaise, ainsi en est-il de tout l'univers...» COMMENT ORGANISER LA NON-COOPÉRATION La meilleure façon de répondre aux critiques et aux craintes exprimées, au sujet de la Non-Coopération, est peut-être d'en établir un programme plus complet. Les critiques semblent s'imaginer que les organisateurs ont l'intention de mettre en action, d'un seul coup, tout ce qui a été projeté. A dire vrai, les organisateurs ont fixé quatre étapes définies et progressives. La première consiste à faire l'abandon de tous titres et à renoncer à toute fonction honorifique. S'il n'y a pas de résultat, ou si le résultat ne produit pas l'effet souhaité, on aura recours à la seconde. Celle-ci nécessite beaucoup de préparatifs préliminaires. Il est certain qu'on ne fera cesser le travail à un employé n'ayant pas les moyens de subvenir à ses besoins personnels et à ceux de sa famille, que si le Comité pour le Califat peut en assumer la charge. Tous les services ne seront pas invités à cesser le travail en même temps, et jamais aucune pression ne sera exercée sur un employé, pour l'obliger à abandonner le service du Gouvernement, de même qu'on ne touchera à aucun patron privé, pour la simple raison que le Mouvement n'est pas anti-Anglais. Il n'est même pas anti-Gouvernemental. Il nous faut refuser de coopérer avec le Gouvernement, parce que le peuple ne doit pas se faire le complice d'une injustice, d'un serment violé,--de la profanation d'un profond sentiment religieux. Il va de soi que le mouvement sera retardé, si une pression indue s'exerce sur un employé, ou si un membre du Comité pour le Califat emploie la violence ou l'approuve. La seconde phase ne peut manquer de réussir complètement, si elle est adoptée par un nombre raisonnable de citoyens, car nul gouvernement, le gouvernement indien moins que tout autre, ne pourrait subsister si le peuple cessait de le servir. La troisième phase--le retrait des troupes et de la Police--est lointaine. Les organisateurs néanmoins ont voulu être justes, agir ouvertement, et se montrer au-dessus de tout soupçon. Ils n'ont pas voulu cacher au gouvernement ou au public une seule des mesures qu'ils se proposaient d'adopter, même en cas d'éventualité éloignée. La quatrième phase, c'est-à-dire le refus de payer les impôts, est plus lointaine encore. Les organisateurs reconnaissent que suspendre le payement des impôts généraux est fort dangereux. Il est probable qu'une certaine classe de gens impulsifs se verront aux prises avec la police. Aussi, les organisateurs ne s'y engageront pas, sans être absolument certains qu'il n'y aura aucune violence de la part du peuple. J'admets, comme je l'ai déjà fait, que la Non-Coopération ne peut avoir lieu sans risques; mais les risques de l'indolence devant un problème grave sont infiniment plus grands que le danger de la violence, que peut faire naître l'organisation de la Non-Coopération. Ne rien faire est le moyen certain d'appeler la violence... Ceux dont la cause est juste ne se sont jamais contentés d'une simple protestation. Certains sont morts pour elle. Peut-on s'attendre à ce qu'un peuple aussi fier que les Mahométans risque moins? _9 juin 1920_ LA LOI DE LA SOUFFRANCE Aucun pays ne s'est jamais élevé sans s'être purifié au feu de la souffrance. Pour que les blés poussent, il faut que le grain périsse. La vie sort de la mort. L'Inde peut-elle sortir de son esclavage, sans obéir à la loi éternelle de la purification par la souffrance? Si l'on en croyait certains, l'Inde accomplirait évidemment sa destinée sans pénible labeur. Ils tiennent surtout à ne pas voir se renouveler les événements du mois d'avril 1919. Ils craignent la Non-Coopération, parce qu'elle entraînera la souffrance d'un grand nombre. Si Hampden s'était tenu ce raisonnement, il n'eût pas refusé de payer l'impôt pour la construction de navires, et Wat Taylor n'eût pas davantage élevé l'idéal de la rébellion. L'Histoire d'Angleterre et l'Histoire de France abondent en exemples d'hommes, qui continuèrent à poursuivre un but qui était juste, sans s'inquiéter de la souffrance entraînée par là. Ils ne s'attardaient pas à réfléchir si des gens ignorants allaient souffrir, sans le vouloir. Pourquoi prétendrions-nous écrire notre Histoire différemment? Nous pouvons, si nous le désirons, profiter des erreurs de nos prédécesseurs pour faire mieux; mais il nous est impossible de supprimer la loi de la souffrance, qui est inhérente à notre être. Le seul moyen de mieux faire serait, si possible, d'éviter qu'il y eût violence de notre côté, afin de hâter ainsi la marche du progrès et d'introduire dans les méthodes de souffrance une pureté plus grande. Si nous le voulons, nous pouvons prendre sur nous de ne pas contraindre le coupable, par la force physique, à plier devant notre volonté comme le font aujourd'hui les _Sinn Feiners_, ou bien, nous pouvons, par la coercition, obliger nos voisins à adopter nos méthodes, ainsi que certains l'ont fait pour le _hartal_. Le progrès dépend de la somme de souffrance endurée par la victime. Plus la souffrance est pure, plus le progrès est grand. C'est pourquoi le sacrifice de Jésus suffit à rendre libre un monde accablé de maux. Dans sa marche vers le but, il ne tint pas compte du prix de la souffrance imposée à son prochain, que celui-ci l'ait volontairement endurée ou non. C'est ainsi que les souffrances d'Harishandra suffirent à rétablir le royaume de la vérité. Il devait savoir que ses sujets souffriraient involontairement de son abdication. Il ne s'en inquiéta pas, parce qu'il ne pouvait pas faire autre chose que suivre la vérité. J'ai déjà dit que je ne déplorais pas tant le massacre de Jallianwala Bagh que le meurtre d'Anglais commis par nous-mêmes et la destruction de biens. Les horribles événements d'Amritsar détournèrent l'attention publique d'horreurs plus grandes, quoique plus lentes, qui avaient lieu à Lahore, où par un lent procédé on tentait de dégrader les habitants. Mais avant de nous élever, nous aurons à supporter maintes fois des procédés semblables, jusqu'au jour où nous aurons appris à souffrir volontairement et à y trouver de la joie. Je suis convaincu que les habitants de Lahore n'ont jamais rien fait pour mériter les insultes cruelles qu'on leur a infligées; jamais ils n'ont fait de mal à un seul Anglais, jamais ils n'ont détruit de biens. Mais un maître obstiné était résolu à broyer l'esprit d'un peuple qui essayait de se débarrasser d'un bât qui le blessait. Et si l'on me disait que tout ceci arrive parce que j'ai prêché le _Satyâgraha_, je répondrais qu'en ce cas je n'en continuerai à le prêcher qu'avec plus de vigueur, et cela tant qu'il me restera du souffle pour le faire, et je dirais qu'à la prochaine occasion, ils devront répondre à l'insolence d'un O'Dwyer, non pas en ouvrant leurs boutiques sous la menace de ventes forcées, mais en laissant le tyran accomplir sa mauvaise action jusqu'au bout et vendre tout ce qu'ils possèdent, sauf leur âme indomptable. Les Sages de l'antiquité mortifiaient leur chair, pour que leur âme devînt libre et que leur corps pût supporter n'importe quelle souffrance infligée par des tyrans prétendant leur imposer leur volonté. Et si l'Inde désire retrouver son antique sagesse, si l'Inde veut éviter les erreurs de l'Europe, je supplierai ses fils et ses filles de ne pas se laisser tromper par de belles phrases, par les subtilités qui nous emprisonnent, par la crainte des souffrances que l'Inde devra peut-être endurer, mais de considérer ce qui arrive aujourd'hui en Europe et de se rendre compte ainsi qu'il nous faudra souffrir comme l'Europe a souffert, mais non pas faire souffrir les autres. L'Allemagne voulait dominer l'Europe, et les Alliés voulaient faire de même, en écrasant l'Allemagne. L'Europe n'a rien gagné à la chute de l'Allemagne. Les Alliés se sont montrés tout aussi faux, tout aussi cruels, tout aussi avides que l'Allemagne le fut ou l'eût été. L'Allemagne ne serait pas tombée dans l'exagération (hypocritement dévote), que l'on remarque dans un grand nombre des actions des Alliés. L'erreur que j'ai déplorée l'an dernier ne se rapportait pas aux souffrances infligées au peuple, mais aux fautes qu'il a commises, à la violence employée, toutes choses provenant de ce qu'il n'avait pas suffisamment compris le Message du _Satyâgraha_. Quel est donc le sens de la Non-Coopération, selon la loi de la Souffrance? Il nous faut accepter volontairement les pertes et les désagréments que nous causera l'obligation de retirer notre appui à un gouvernement qui agit contrairement à notre volonté. Le pouvoir et la fortune sont des crimes, sous un gouvernement injuste. «La pauvreté, en ce cas, dit Thoreau, est une vertu». Il se peut que, dans la période de transition, nous commettions des fautes, que certaines souffrances soient infligées, que nous aurions pu éviter. Tout cela est préférable à l'émasculation de la nation. Il nous faut refuser d'attendre que le mal soit réparé, que le coupable ait conscience de son iniquité. Il ne faut pas que nous continuions à participer au mal, parce que nous avons peur de souffrir ou de faire souffrir les autres. Nous devons combattre le mal, en cessant d'aider directement ou indirectement celui qui fait le mal. Lorsqu'un père commet une injustice, le devoir de ses enfants est de quitter le toit paternel; lorsque le directeur d'une institution dirige son école d'après des principes contraires à la morale, le devoir des élèves est de quitter l'école; lorsque le président d'une corporation est corrompu, le devoir des membres de la corporation est de n'avoir aucun rapport avec lui et de s'écarter de sa corruption. Il en est de même lorsqu'un gouvernement commet une grave injustice: celui qui en est le sujet doit lui retirer sa coopération entière ou partielle, jusqu'à ce qu'il l'ait amené à renoncer à son injustice. Dans chacun de ces cas imaginés par moi, il y a un élément de souffrance physique ou morale. La liberté ne saurait s'acquérir qu'à ce prix. _16 juin 1920_ DEVOIR DES HABITANTS DU PENDJAB Le _Leader_ d'Allahabad mérite qu'on le félicite d'avoir publié la correspondance qu'il a reçue au sujet de M. R. Bosworth Smith, l'un des officiers responsables de l'application de la loi martiale et contre lesquels les plaintes de mauvais traitements répétés et persistants sont des plus amères. D'après cette correspondance, il paraîtrait qu'au lieu d'être destitué, Mr Bosworth Smith aurait reçu de l'avancement. Quelque temps avant la mise en vigueur de la loi martiale, Mr Bosworth Smith avait été suspendu de ses fonctions; or non seulement on lui avait rendu son poste de _Deputy Commissioner_[65], mais on l'avait investi de nouveaux pouvoirs le chargeant de faire appliquer le paragraphe 30 du Code Criminel. Depuis son arrivée, la malheureuse population de l'Inde vit sous un régime de terreur et de tyrannie. Notre correspondant ajoute: «J'emploie ces deux mots avec intention, afin de bien exprimer ce que je veux dire». J'extrais de sa lettre quelques passages qui jettent un peu de lumière et qui expliquent ce qu'il entend par terreur et tyrannie. «Lorsqu'il s'agit de plaintes privées, il n'en prend jamais note... Le rapporteur les inscrit à la fin de la séance, et le lendemain le magistrat les signe. Que le rapport soit ou non en faveur du plaignant, le magistrat n'y jette jamais les yeux; ces plaintes sont réservées sans avoir été jugées convenablement. En ce qui concerne les _Challans_ de la police, ceux qui plaident pour les accusés n'ont pas l'autorisation de communiquer avec les prisonniers en jugement, qui sont sous la garde de la police. Ils n'ont pas le droit de contre-examiner les témoins à charge... Des questions suggérant les réponses sont posées aux témoins de l'accusation... De cette façon, toute une histoire accusatrice se trouve mise dans la bouche des témoins de la police. Les témoins à décharge, bien qu'appelés, ne sont pas autorisés à être interrogés par les avocats de la défense... N'importe quel fonctionnaire d'un «Cantonnement» n'a qu'à écrire le nom d'un habitant du «Cantonnement» sur un chiffon de papier et lui donner l'ordre de comparaître le lendemain devant le tribunal pour qu'il y soit obligé: c'est une sommation... S'il ne se présente pas, il reçoit un mandat d'arrêt.» La lettre en question cite bien d'autres exemples de ce genre qui mériteraient d'être publiés; mais ceci suffit pour expliquer ce que veut dire l'auteur. Permettez-moi d'examiner un peu la conduite de ce fonctionnaire pendant l'application de la Loi Martiale. C'est lui qui jugea en bloc et condamna, après un jugement qui n'était qu'une farce. Des témoins ont déclaré qu'il convoquait les gens et les forçait à faire de fausses dépositions, qu'il soulevait le voile des femmes, les insultait en les appelant chiennes, ânesses, qu'il crachait sur elles. C'est lui qui fit endurer aux plaignants innocents de Shekhupera une persécution impossible à décrire. Mr Andrews a mené une enquête personnelle, au sujet des plaintes qui ont été faites contre ce fonctionnaire, et en est venu à cette conclusion qu'il n'est pas de fonctionnaire qui ait plus mal agi que Mr Smith... Sa déposition au Comité Hunter témoigne d'un mépris absolu de la vérité; et voilà l'homme qui vient de recevoir de l'avancement! La question est de savoir ce qu'il fait au service du gouvernement et pourquoi il n'a pas été mis en jugement, pour avoir maltraité et insulté des hommes et des femmes innocents. Je vois que l'on voudrait que le Général Dyer et Sir Michael O'Dwyer fussent poursuivis. Je ne m'arrêterai pas à examiner si la chose est possible. J'ai regretté de voir que M. Shastri était de cet avis. Si les Anglais le faisaient d'eux-mêmes, je considérerais que ces poursuites attestent leur désapprobation de l'atrocité commise au Jallianwala Bagh. Mais je ne dépenserais certainement pas un liard en vaine tentative pour faire condamner ces hommes. Le public doit sûrement connaître assez l'esprit anglais. La presse anglaise presque tout entière conspire pour protéger ces coupables envers l'humanité. Je n'ai aucun désir d'aider à en faire des héros, en me joignant à ceux qui réclament leur mise en accusation. Une destitution qui s'impose d'une façon autrement péremptoire est celle de Mr Bosworth Smith, _Deputy Commissioner_, de Rai Shri Ram et de quelques autres dont le nom a été donné dans le rapport du Sous-Comité du Congrès. Quelque méprisable que soit le Général Dyer, je considère que Mr Smith l'est bien davantage et que les crimes qu'il a commis sont bien autrement sérieux que le massacre du Jallianwala Bagh. Le Général Dyer croyait de bonne foi qu'effrayer le peuple en tirant dessus était l'acte d'un soldat. Mais Mr Smith fut cruel, vulgaire et vil, _gratuitement_. Si tous les faits qu'on lui reproche sont exacts, il n'y a absolument rien d'humain en lui. Il n'a pas comme le Général Dyer le courage d'admettre ce qu'il a fait. Quand on lui demande des explications, il se dérobe. Ce fonctionnaire conserve le pouvoir d'infliger sa présence à des gens qui ne lui ont rien fait et de continuer à déshonorer l'autorité qu'il représente. Que fait le Pendjab pour remédier à ces choses? N'est-ce point le devoir très net de tout habitant du Pendjab de ne pas avoir de cesse tant que Mr Smith et ses pareils ne seront pas destitués. Les chefs du Pendjab auront recouvré leur liberté en vain s'ils ne l'emploient pas à purger l'administration de Mr Bosworth Smith et Compagnie. Je suis persuadé que s'ils veulent entreprendre une action résolue, ils seront soutenus par l'Inde entière. Je me permets de leur suggérer que la meilleure façon de se rendre capables d'envoyer le Général Dyer à la potence, c'est de remplir le devoir plus pressant et plus facile de mettre fin au mal que continuent à faire ces fonctionnaires, contre lesquels ils ont réuni des témoignages écrasants. _23 mars 1920._ [65] Magistrat. LE COMITÉ DE NON-COOPÉRATION Il semble exister nombre de malentendus et d'idées fausses au sujet du Comité de Non-Coopération, nommé par le Comité pour le Califat, le 3 courant, à Allahabad. Un ami qui se trouvait à la réunion nous écrit pour nous dire que le Comité fut formé dans l'intention de mettre en vigueur la Non-Coopération et pour agir en toute circonstance s'y rapportant, comme s'il représentait la population musulmane de l'Inde entière, même au cas de remontrances présentées aux autorités. Que ceci dépasse les attributions du Comité, c'est ce que cet article va démontrer. Ainsi que je l'indiquai, en proposant la formation du Comité, celui-ci doit s'assurer des désirs de la nation au sujet de la Non-Coopération et les faire exécuter. Il est un corps représentatif et possédant pleins pouvoirs; mais il n'est pas exact de dire--ce n'est pas son objet d'ailleurs--qu'il représente tout ce qu'il y a de meilleur dans l'opinion musulmane ou ce qui compte le plus. Par exemple, il ne représente pas la noblesse titrée de l'Islam. Cela ne concerne point le Comité. On l'a restreint exprès à un nombre de membres pouvant se consacrer entièrement à la tâche d'organiser la Non-Coopération et de s'assurer l'obéissance aux ordres donnés, la discipline et la Non-Violence. C'est un Comité de travailleurs pour la cause. On ne peut s'attendre à ce que toute l'Inde musulmane soit également éclairée sur la Non-Coopération. Certains doutent de son efficacité, d'autres la considèrent comme un remède à l'eau de rose, un certain nombre la trouvent trop énergique pour l'Inde dans son état actuel. Ils déclarent que l'Inde n'a pas encore atteint la force de sacrifice nécessaire pour réussir. Les membres du Comité ne représentent pas et ne renferment pas ces éléments de doute, bien que par ailleurs ces derniers puissent avoir plus d'influence que certains musulmans faisant partie du Comité. Celui-ci est uniquement composé de membres ayant une foi profonde dans la Non-Coopération, et qui tout en étant convaincus n'exigeront pas de la nation des sacrifices supérieurs à ses forces; ils essayeront seulement de la mener, avec son programme, jusqu'où elle est capable d'aller; mais tout en agissant ainsi, ils n'hésiteront pas à aller eux-mêmes hardiment de l'avant et à entraîner ceux qui sont disposés à les suivre. Ce Comité, qui débute par conséquent sans réputation aucune, doit s'en faire une par son travail et par les résultats obtenus. Il ne saurait durer s'il ne fait rien ou si ayant travaillé, il n'aboutit à rien. Il n'a aux yeux des étrangers aucune qualité représentative. Pour ceux-ci, Shaukat Ali est un homme aimable, mais un fanatique enragé, n'ayant d'empire sur personne; Hasrat Mohani, un homme inutile qui ne pense qu'au _Swadeshi_; le Dr Kitchlew, un homme d'hier qui ne possède aucune expérience du monde extérieur au-delà d'Amritsar. On peut en dire autant de la plupart des autres. Je suis assurément un individu supérieur, mais après tout un toqué, et un intrus par-dessus le marché. Une pétition signée du Comité n'aura guère de poids auprès du monde extérieur, si elle doit dépendre de l'influence des signataires. Cela ne veut pas dire que le Comité n'en présentera aucune. Il en présentera certainement, lorsque la rapidité d'action sera essentielle ou lorsque pour certaines raisons de convenances, d'autres ne seront pas disposés à signer. A dire vrai, recueillir des signatures pour d'importantes pétitions sera un des moyens de sonder l'opinion publique; et on s'assurera ainsi de l'esprit de sacrifice dans l'élite du pays. Pour les masses et pour l'action intérieure, le Comité a une grande valeur représentative. Il serait probablement difficile de découvrir deux hommes représentant mieux l'opinion musulmane que Shaukat Ali et Hasrat Mohani. Les autres, bien que moins connus, ont été choisis pour les qualités, qu'on leur connaît, de force, de patience, de calme, de franchise, de courage devant les difficultés. On a prétendu que je devrais être à la tête du mouvement. Cette déclaration n'est vraie qu'en partie[66]. Ce n'est pas par esprit d'humilité que je le dis, mais parce que c'est rigoureusement exact. Si la croyance que je dirige le mouvement se répandait, cela pourrait lui être fatal. Je le dirige en ce sens que, pour l'instant, je suis celui dont les conseils sont les plus appréciés et qui, plus que quiconque, a résolu de faire aboutir le programme de Non-Coopération. Mais je n'ai pas la prétention de représenter l'opinion musulmane. Je puis seulement essayer de l'interpréter. Seul, il me serait impossible d'entraîner des masses musulmanes, et si j'essayais de vouloir discuter, à propos de religion, avec la meilleure opinion musulmane, je me verrais dûment hué par un auditoire mixte. Seulement si j'étais Musulman, je ne craindrais point de discuter certaines questions devant une assemblée musulmane, même si je devais tenir tête à un grand nombre. Je considère que je suis un travailleur avisé; ma sagesse consiste en un sentiment très net de ce qui me manque. J'espère que je ne dépasse jamais mes limites; en tout cas ce n'est jamais consciemment. Il faut que tout Musulman intelligent se rappelle ce qui me manque et à quoi se bornent mes fonctions. L'ignorer serait fatal au succès du mouvement. Il ne faut pas qu'en m'associant avec le mouvement, je rende les travailleurs pour la Cause indolents et indifférents. Mon association avec le mouvement pour donner de bons résultats doit être la source d'une attention plus grande, d'un sentiment de responsabilité plus fort, d'une ardeur au travail supérieure et d'une activité plus efficace. Je puis élaborer des plans, mais leur exécution doit toujours demeurer entre les mains des travailleurs musulmans. Il faut que le mouvement soit organisé et dirigé par eux, avec l'aide d'amis comme moi, mais aussi sans leur aide s'il est nécessaire. Il ne faut pas s'attendre à ce que je forme des Non-Coopérateurs, les chefs musulmans seuls le peuvent. Quelle que soit l'étendue du sacrifice chez moi, elle ne peut produire dans le monde musulman l'esprit de Non-Coopération, c'est-à-dire de sacrifice, pour des questions religieuses. Il faudra que les chefs musulmans montrent cet esprit en eux-mêmes, avant que la masse le développe en elle. Et maintenant, il m'est facile de répondre à la question: «Pourquoi n'y a-t-il pas d'Hindous au Comité?»--Le Comité suprême ne peut être composé que de Musulmans. Je considère que ma présence même est un mal, mais un mal nécessaire, à cause de mes connaissances particulières. Je suis un spécialiste de la Non-Coopération. Je l'ai expérimentée avec succès. La résolution de Non-Coopération fut conçue par moi, à la conférence de Delhi. Je fais donc partie du Comité comme spécialiste, et non parce que je suis Hindou. Mes fonctions sont uniquement celles de conseiller. Que je sois un Hindou convaincu, persuadé que tout Hindou doit considérer de son devoir de soutenir les Musulmans jusqu'au bout de la Non-Coopération, c'est assurément un avantage pour le Comité. Mais cet avantage était à sa disposition, que j'en fisse partie ou non. Puisque j'examine en ce moment les relations des Hindous avec le Mouvement pour le Califat, j'aimerais en profiter, quitte à me répéter, pour établir ma position bien nettement. La réclamation des Musulmans me paraissant juste, j'ai l'intention de me joindre à eux jusqu'au bout de la Non-Coopération. Et je considère que cette attitude est absolument compatible avec la fidélité que je dois à la Grande-Bretagne. Seulement, je ne suivrais pas les Musulmans dans une campagne de violence. Je ne pourrais, par exemple, favoriser une invasion de l'Inde par l'Afghanistan, en vue d'obtenir de meilleures conditions de paix. A mon avis, le devoir d'un Hindou est de résister à toute incursion dans l'Inde, quand bien même ce serait dans le but mentionné plus haut. De même que son devoir est d'aider ses frères musulmans à obtenir satisfaction à leur juste demande, par la Non-Coopération ou par quelque autre forme de souffrance, si grande soit-elle, tant qu'elle ne risque pas de faire perdre à l'Inde sa liberté et n'inflige de violence à personne. J'ajouterai que je me suis jeté à corps perdu dans la Non-Coopération, ne fût-ce que pour éviter un conflit armé de ce genre. _23 juin 1920_ [66] Les rapports de Gandhi avec le mouvement sont expliqués en détail, dans la fameuse lettre qu'il adressa au Vice-Roi, pour l'inauguration de la Non-Coopération. Il écrit: «Votre Excellence, «Comme dans une certaine mesure vous m'avez honoré de votre confiance et que je souhaite sincèrement le bien de l'Empire Britannique, je considère que je dois à Votre Excellence de lui expliquer, et par son intermédiaire, d'expliquer aux ministres de Sa Majesté, mon attitude au sujet de la question du Califat. «Tout à fait au début de la guerre, alors que j'organisais à Londres un Corps d'Ambulanciers, la question du Califat commençait déjà à m'intéresser. Je sentis combien le petit monde musulman de Londres était ému, lorsque la Turquie décida de mêler son sort à celui de l'Allemagne. Lorsque je rentrai aux Indes en janvier 1915, je retrouvai chez les Musulmans que je rencontrai la même inquiétude ardente. Elle devint intense, lorsque la nouvelle des traités secrets se répandit. Leur esprit s'emplit de méfiance, et le désespoir s'empara d'eux. Déjà à cette époque, je conseillai à mes amis musulmans de ne pas se laisser aller au désespoir, mais d'exprimer leur crainte et leurs espérances, d'une façon disciplinée. Il faut admettre que pendant ces cinq années dernières l'Inde musulmane a su remarquablement se contenir et que les chefs ont su conserver sur les sections turbulentes de la communauté une autorité absolue. «Les conditions de la paix et la défense qu'en a prise Votre Excellence donnèrent aux Musulmans de l'Inde un coup dont ils se remettront difficilement. Les conditions violent toutes les promesses ministérielles et ne tiennent aucun compte des sentiments musulmans. Je considère qu'étant un Hindou sincère, désirant conserver avec mes compatriotes musulmans les rapports les plus amicaux, je serais un fils indigne de l'Inde si je ne les soutenais, à l'heure de l'épreuve. Leur cause, à mon humble opinion, est juste. Ils déclarent que si l'on respecte leurs sentiments, il ne faut pas «punir» la Turquie. Les soldats musulmans ne se sont pas battus pour infliger à leur propre Calife une punition, ni pour le priver de ses territoires. Pendant la durée entière de ces cinq années, l'attitude des Musulmans a été conséquente avec elle-même. «Mon devoir envers l'Empire, auquel je dois fidélité, m'oblige à combattre la violence cruelle faite aux sentiments musulmans. Autant qu'il m'est possible d'en juger, la plupart des Hindous et des Musulmans ne croient plus à la justice et à l'honneur britanniques. Le rapport de la majorité du Comité Hunter, la dépêche de Votre Excellence à ce sujet et la réponse de M. Montague n'ont fait qu'augmenter la méfiance. «Etant donné ces circonstances, il n'y a pas d'autre parti à prendre, pour un homme comme moi, que de rompre tout rapport avec l'administration britannique ou, si je crois encore à la supériorité de sa constitution sur les autres actuellement en vigueur, d'adopter les moyens qui me permettront de réparer le mal qui a été accompli et de faire renaître ainsi la confiance. Je n'ai pas cessé de croire à cette supériorité et je ne désespère pas que d'une façon quelconque justice soit faite si nous savons nous montrer suffisamment capables de souffrir. En vérité, mon opinion sur cette Constitution, c'est qu'elle ne vient en aide qu'à ceux qui s'aident eux-mêmes. Je ne crois pas qu'elle protège les faibles. Elle laisse une entière liberté aux forts, pour qu'ils conservent et développent leur force. Sous cette Constitution, les faibles sont écrasés. «C'est donc parce que j'ai foi dans la Constitution Britannique que j'ai conseillé à mes amis Musulmans de retirer leur concours au Gouvernement de Votre Excellence, et aux Hindous de se joindre à eux, si les conditions de la paix ne sont pas révisées et réglées d'après les promesses solennelles faites par les Ministres et d'accord avec les sentiments musulmans. «Trois moyens s'offraient aux Musulmans pour montrer énergiquement leur désapprobation de l'injustice extrême dont les Ministres de sa Majesté s'étaient rendus complices, s'ils n'en ont pas été réellement les auteurs; ce sont: 1º Avoir recours à la violence. 2º Conseiller l'émigration en masse. 3º Ne pas être complice de l'Injustice, en refusant de coopérer avec le Gouvernement. «Votre Excellence doit savoir qu'il fut un temps où les plus hardis, quoique les moins réfléchis des Musulmans, étaient en faveur de la violence; et l'«_Hijrat_» (émigration) n'a pas encore cessé d'être un cri de guerre. J'ose prétendre qu'à force de raisonner avec patience, je suis parvenu à détourner le parti de la violence de ses façons de procéder. J'avoue que je n'ai pas réussi (je ne l'ai même pas essayé) à le détourner de la violence pour des raisons morales, mais pour des raisons utilitaires. Le résultat fut en tout cas pour l'instant d'empêcher la violence. Le parti de l'Hijrat a été réprimé, mais son activité n'a pas été complètement anéantie. Je suis persuadé qu'aucune répression n'eût pu empêcher une éruption violente, si le peuple ne lui avait opposé une forme d'action directe qui demandait un sacrifice considérable et qui assurait le succès, une fois adoptée largement par le public. La Non-Coopération était la seule manière digne et constitutionnelle d'une action directe de ce genre. Car c'est un droit reconnu de temps immémorial que le sujet peut refuser son aide au maître qui gouverne mal. «J'admets cependant qu'il y a de grands risques à ce que la Non-Coopération soit entreprise par des masses. Mais dans une crise comme celle que traversent les Musulmans, il n'existe pas de mesure sans risques qui puisse amener le résultat désiré. Ne pas courir de risques à présent, c'est en provoquer de bien plus grands, sinon la destruction virtuelle de la Loi et de l'Ordre. «Il reste cependant un moyen d'échapper à la Non-Coopération. La délégation musulmane a demandé à Votre Excellence de diriger vous-même l'agitation, ainsi que l'a fait votre distingué prédécesseur, au moment des difficultés Sud-Africaines. Mais si vous trouvez que cela vous est impossible et si la Non-Coopération devient une nécessité absolue, j'espère que Votre Excellence me fera l'honneur de croire que ceux qui ont suivi mes conseils et moi-même sommes guidés uniquement par un sentiment rigoureux de notre devoir. «J'ai l'honneur de demeurer le fidèle serviteur de Votre Excellence. M. K. GANDHI.» PROGRAMME DE NON-COOPERATION Comment agir et quand. Détails sur la première phase. On a posé au Comité de Non-Coopération un grand nombre de questions pour savoir ce qu'il espérait faire et quelles étaient les méthodes à adopter pour commencer la Non-Coopération. Le Comité désire faire bien comprendre que tout en s'attendant à ce que chacun réponde absolument à sa demande, il souhaite également entraîner les membres les moins résolus. Il veut enrôler la sympathie passive, sinon la coopération active du pays tout entier. Par conséquent ceux qui ne pourraient faire de sacrifice physique peuvent aider en souscrivant, ou en travaillant pour le mouvement. Si la Non-Coopération devient nécessaire, voici ce que le Comité a décidé pour la première phase: 1. Abandon de tous titres et postes honorifiques. 2. Refus de participer aux emprunts du Gouvernement. 3. Refus, de la part des avocats et hommes de loi, d'exercer leur profession. Règlement de tous les litiges par arbitrage privé. 4. Boycottage des Ecoles du Gouvernement par les parents. 5. Boycottage des Conseils Réformés. 6. Refus de prendre part aux réceptions du Gouvernement et autres cérémonies semblables. 7. Refus d'accepter tout poste militaire ou civil en Mésopotamie, ou de s'engager pour servir dans l'armée, particulièrement dans les territoires turcs actuellement administrés, en violation des promesses qui ont été faites. 8. _Répandre le Swadeshi._ Pousser vigoureusement au progrès du _Swadeshi_, en amenant les gens, au moment de cet éveil religieux et national, à se rendre compte que leur premier devoir envers leur pays est de se montrer satisfaits de ce qu'il produit et de ce qu'il manufacture. Il faut faire progresser le _Swadeshi_, sans attendre le 1er Août. C'est une règle de conduite éternelle qu'on ne devra pas abandonner, même lorsque l'accord sera fait. Il sera bon, dès maintenant de n'accepter ni poste civil, ni poste militaire, et de cesser de souscrire à tout emprunt du Gouvernement ancien ou récent. Quant au reste, il faut se rappeler que la Non-Coopération ne commence pas avant le 1er Août prochain. Nous faisons et ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour éviter d'avoir recours à une rupture aussi sérieuse avec le Gouvernement, en demandant avec instance aux Ministres de Sa Majesté de réclamer la révision d'un traité qui a été universellement condamné. Ceux qui ont conscience de leur responsabilité et de la gravité de la cause n'agiront pas isolément, mais de concert avec le Comité. Le succès dépend entièrement d'une Non-Coopération disciplinée et concertée; et celle-ci est subordonnée à une stricte obéissance aux instructions, au calme et à l'absence totale de violence. _14 juillet 1920._ LA LOI DES MAJORITÉS Mrs Besant a lu le compte-rendu du discours que j'ai fait à la Réunion organisée au Pendjab par les Ligues pour le Home Rule de l'Inde et l'Union Internationale de Bombay; et, voyant que j'ai réclamé des poursuites contre le Général Dyer et la mise en accusation de Sir Michael O'Dwyer, elle demande comment j'ai pu proposer une motion dont je n'avais pas approuvé les termes. M. Shastriar s'est également montré inquiet de cet acte. Je n'ai eu sous les yeux aucun résumé de mon discours et ne puis dire par conséquent s'il a été convenablement reproduit. Comme j'ai parlé en gujerati, il est possible que la traduction donnée soit infidèle. Je vais essayer d'expliquer moi-même ma position. Je le fais volontiers, car j'estime que le principe soulevé par ces deux grands chefs est fort important. On m'a souvent accusé d'avoir un caractère inflexible. On m'a dit que je ne voulais pas m'incliner devant la décision de la majorité. On m'a accusé d'être un autocrate... Je me flatte au contraire d'être de nature souple pour tout ce qui n'est pas d'importance vitale. J'ai horreur de l'autocratie. J'attache beaucoup trop de valeur à ma propre liberté et à ma propre indépendance pour ne pas les chérir chez autrui. Je ne désire pas qu'un seul être me suive, si je n'ai pas fait appel à sa raison. Je suis si peu conventionnel que j'irais jusqu'à renier la divinité des plus antiques _Shastras_, s'ils ne pouvaient convaincre ma raison. Mais l'expérience m'a démontré que, pour vivre dans la société et pour conserver mon indépendance, il me faut limiter l'indépendance absolue aux questions qui sont de la plus haute importance. Dans toutes les autres qui n'obligent pas à sacrifier sa religion ou son code moral, il faut s'incliner devant la majorité. Dans le cas présent, j'ai trouvé la possibilité d'expliquer mon attitude. Le pays a eu de nombreux exemples de ma nature inflexible. Elle était heureuse d'avoir une occasion de pouvoir céder sans danger. Je n'ai pas cessé de croire que le pays a tort de réclamer la poursuite du Général Dyer et la mise en accusation de Sir Michael. Mais ceci est l'affaire des Anglais. Mon but est de m'assurer que ceux qui ont fait le mal quittent le service du Gouvernement. Rien de ce que j'ai vu depuis n'a fait changer mon opinion à ce sujet. Et c'est ce que j'ai dit clairement, à la réunion même, où j'ai proposé la motion. Je l'ai proposée, parce qu'il n'y a rien d'immoral à demander des poursuites contre le Général Dyer. Le pays a le droit de le faire. Le Sous-Comité du Congrès avait déclaré que l'abandon de ce droit serait assurément utile au bien de l'Inde. Je croyais par conséquent ma position tout à fait claire, à savoir: que j'étais toujours opposé à l'idée de poursuite, mais que néanmoins je n'avais aucune objection à proposer la motion, puisque celle-ci ne pouvait par elle-même faire aucun mal. J'admets cependant que c'était une expérience dangereuse que de prendre cette résolution, pendant la crise que nous traversons. Tandis que nous élaborons de nouvelles règles de conduite pour le public et que nous essayons d'instruire, d'influencer et de guider les masses, il est dangereux de rien faire qui puisse les déconcerter ou nous donner l'apparence de «nous humilier devant la multitude». Je crois qu'à l'heure présente, il vaut mieux être qualifié d'obstiné et d'autocrate que d'avoir seulement l'air d'être influencé par la multitude, et de désirer son approbation. Ceux qui prétendent diriger les masses doivent résolument se refuser à se laisser mener par elles, si l'on veut éviter le règne de la populace déchaînée et si l'on désire pour le pays un progrès bien ordonné. Je crois que non seulement il est insuffisant de protester simplement de ses opinions et de se soumettre à l'opinion générale, mais qu'il est _nécessaire_ dans les questions d'importance vitale que les chefs agissent en sens inverse de l'opinion de la masse, si cette opinion ne se recommande pas à leur raison. _14 juillet 1920._ BOYCOTTAGE DES CONSEILS Pundit Rambhuji Dutt Chaudhry s'est rangé parmi les adversaires de Lala Lajpat Rai au sujet du boycottage des Conseils. Madras est divisé, la plupart des chefs Nationalistes semblent peu disposés à boycotter les Conseils. Le _Mahratta_ s'est déclaré contre cette mesure dans un article où il donne des arguments très justes. Ses raisons pour s'opposer au boycottage sont au nombre de deux. 1º Si les Nationalistes s'abstiennent, les Modérés auront tous les sièges. 2º Puisque nous avons fait quelque progrès avec les Conseils législatifs il est probable que nous en ferons davantage, lorsque les représentants du peuple auront des pouvoirs plus étendus. La première raison ne fait guère honneur à un grand parti populaire. S'il est mauvais de faire partie des Conseils, pourquoi les Nationalistes seraient-ils jaloux d'y voir entrer les Modérés? Doivent-ils participer au mal parce que les Modérés ne veulent pas s'abstenir? ou bien se dit-on que le mal ne pourrait être évité que si tous s'unissent pour le boycottage? Dans ce cas c'est montrer une ignorance totale du principe du boycottage. Nous boycottons une institution soit parce qu'elle nous déplaît, soit parce que nous ne voulons pas collaborer avec ceux qui la dirigent. Cette dernière raison seule est en cause pour les Conseils, et je déclare que dans un certain sens nous coopérons en en faisant partie, même si notre but est de faire de l'obstruction. La plupart des institutions, et particulièrement le Conseil Législatif Britannique, prospèrent malgré l'obstruction, et les obstructions disciplinées des Irlandais n'ont guère fait d'impression sur la Chambre des Communes. Les Irlandais n'ont pas obtenu le _Home Rule_ qu'ils désiraient. Le _Mahratta_ prétend que faire de l'obstruction serait de la Non-Coopération active et agressive. Je me permets d'y contredire. Selon moi c'est témoigner un manque de confiance en soi, c'est-à-dire en sa doctrine. On doute et on périt. Je ne crois pas que les chefs anglais ou Modérés puissent envisager avec tranquillité un boycottage nationaliste des Conseils. Nous voici face à face avec la réalité. Un seul Modéré tiendra-t-il à faire partie d'un Conseil si plus de la moitié des votants n'approuvent pas sa candidature? Je considère que ce ne serait pas constitutionnel car il ne représenterait pas sa circonscription. Le Boycottage que j'aurais en vue suppose une discipline des plus actives et une propagande attentive et s'appuie sur la croyance que les électeurs préfèreront un boycottage absolu à l'obstruction. Si l'on pense que le peuple lui-même ne désire pas le boycottage absolu le devoir de ceux qui y croient serait de démontrer aux électeurs combien le boycottage est supérieur à l'obstruction. Faire partie des Conseils est se soumettre au vote de la majorité c'est-à-dire coopérer. Par conséquent si nous voulons arrêter les rouages du gouvernement, comme c'est le cas, jusqu'à ce que nous ayons obtenu justice au sujet du Califat et du Pendjab, il nous faut opposer toutes nos forces au Gouvernement et refuser d'accepter le vote de la Majorité au Conseil parce que celui-ci ne représente pas la volonté du pays ni la nôtre. Mieux vaut un ministre qui refuse ses services, qu'un ministre qui sert en protestant. Servir en protestant prouve que la position n'est pas intolérable. Je prétends que la position créée par le Gouvernement est devenue intolérable et qu'il ne reste par conséquent rien d'autre à faire pour qui se respecte que la Non-Coopération, c'est-à-dire une abstention totale. Le Général Botha refusa de faire partie du Conseil de Lord Milner parce qu'il désapprouvait l'attitude de celui-ci dans ses rapports avec les Boers. Et le Général Botha réussit parce qu'il avait pour lui le Transvaal presque entier. Au point de vue politique le succès dépend de la façon dont le pays accepte le mouvement de boycottage. Au point de vue religieux, le succès est obtenu par l'individu dès que celui-ci _agit_ selon ses principes, et son action assure le succès national parce qu'il en a posé les bases en montrant quel était le chemin le plus direct pour y arriver. L'autre argument est que nous réussirons en faisant partie des nouveaux conseils parce qu'en somme nous n'avons pas si mal réussi déjà lorsqu'il nous est arrivé de faire partie de corps moins populaires. La réponse à cette objection c'est que la ligne de séparation n'existait pas encore: nous n'avions pas perdu confiance dans la loyauté et la justice britanniques, et peut-être qu'alors nous ne nous sentions pas assez forts pour mener à bien le boycottage, ou que nous n'en avions pas élaboré les méthodes comme nous l'avons fait depuis. Il est probable que ces trois raisons agissent aujourd'hui. Après tout, les façons de faire et les méthodes varient selon les temps. Il nous faut vieillir avec les années. La nourriture qui pouvait nous suffire lorsque nous étions enfants ne nous convient plus lorsque nous avons atteint l'âge d'homme. _14 juillet 1920._ LE PREMIER AOUT Il est peu probable que les ministres de Sa Majesté promettent avant le 1er août de réviser les conditions de paix, et que par conséquent l'inauguration de la Non-Coopération soit suspendue. Le 1er août prochain sera aussi important dans l'histoire de l'Inde que le 6 avril l'an dernier. Le 6 avril fut le commencement de la fin de l'_Acte Rowlatt_. Personne ne peut s'imaginer que l'_Acte Rowlatt_ puisse survivre devant l'agitation qui a été suspendue mais non abandonnée. Il doit être évident pour tous que la force qui arrachera la justice à un gouvernement récalcitrant est celle qui fera abroger la loi Rowlatt, et c'est la force du _Satyâgraha_, qu'on l'appelle Désobéissance civile ou Non-Coopération. Un grand nombre de gens appréhendent la venue de la Non-Coopération à cause des événements qui se sont produits l'an passé. Ils craignent la fureur de la foule et la répétition des représailles qui en furent la conséquence et dont il n'y a guère d'exemple plus atroce dans l'histoire des temps modernes. Personnellement je crains moins la fureur du gouvernement que la fureur de la populace déchaînée. Celle-ci est un signe de folie nationale et par conséquent bien plus difficile à maîtriser que la première, limitée à un groupe restreint. Il est plus facile de renverser un gouvernement qui s'est montré incapable de gouverner que de guérir, dans une foule, des inconnus de leur folie. Mais de grands mouvements ne peuvent être arrêtés parce qu'un gouvernement ou un peuple, ou tous les deux perdent la tête. Nous apprenons et profitons par nos fautes et par nos erreurs. Aucun général, digne de ce nom, ne renonce à la bataille parce qu'il a subi des revers ou, ce qui revient au même, parce qu'il s'est trompé. Il nous faut donc entreprendre la Non-Coopération avec confiance et avec espoir. Comme par le passé, nous en marquerons le début par le jeûne et par la prière, indiquant ainsi le caractère religieux de la démonstration. Les affaires devront cesser ce jour là, des réunions auront lieu pour réclamer la révision des conditions de Paix et la justice pour le Pendjab et pour faire comprendre l'importance de la Non-Coopération jusqu'à ce que justice ait été obtenue. L'abandon des titres et des postes honorifiques commencera également en ce jour. On a exprimé, à ce propos, la crainte que l'avis en ait été donné dans un délai insuffisant. Cette crainte se dissipe aisément si l'on considère que le 1er août marque le début de la Non-Coopération. Ce n'est pas le seul jour où l'abandon de titres et de postes honorifiques peut avoir lieu. A dire vrai, je ne m'attends pas à ce qu'on réponde beaucoup à cet appel dès le premier jour. Une propagande vigoureuse sera nécessaire: chaque possesseur de titres devra être prévenu en personne et toutes les raisons pour lesquelles l'abandon demandé est un devoir devront lui être démontrées. Mais le plus important dans cette campagne de Non-Coopération est de développer l'ordre, la discipline, la coopération parmi le peuple, la coordination parmi les travailleurs pour la cause. Une Non-Coopération pour être efficace dépend d'une organisation parfaite. Les milliers d'hommes qui se pressaient aux réunions dans le Pendjab m'ont convaincu que le peuple désire retirer sa coopération au gouvernement mais qu'il ne sait comment s'y prendre. La plupart ignorent comment fonctionnent les rouages compliqués de la machine gouvernementale. Ils ne se rendent pas compte que tout citoyen soutient silencieusement, mais non moins sûrement, le gouvernement du jour. Tout citoyen est donc par cela même responsable de chaque acte du gouvernement. Et il est absolument juste de sa part de le soutenir tant que les actions du gouvernement sont supportables. Mais quand celles-ci font du tort à lui-même et à la nation, il est de son devoir de lui retirer son appui. Ainsi que je l'ai déjà dit, tous les citoyens ne savent pas agir d'une façon ordonnée. Le désordre est causé par la colère, l'ordre par une résistance intelligente. La première condition d'un succès véritable est par conséquent de s'assurer d'une absence totale de violence. La violence envers ceux qui représentent le gouvernement ou envers ceux qui ne se joignent pas à nous, c'est-à-dire qui soutiennent le gouvernement, représente un recul de notre cause, l'arrêt de la Non Coopération et le sacrifice inutile de vies innocentes. Ceux qui désirent voir la Non-Coopération réussir au plus vite se rappelleront que leur principal devoir est de veiller à ce qu'un ordre parfait règne autour d'eux. _28 juillet 1920._ LA NON-COOPÉRATION Lettre adressée au Vice-Roi par M. Gandhi pour inaugurer la non-coopération. «Je ne vous renvoie pas sans un serrement de cœur la médaille d'or _Kaisar-i-Hind_ que votre prédécesseur m'avait offerte pour l'œuvre humanitaire accomplie par moi dans l'Afrique du Sud, la médaille de la guerre des Zoulous qui m'avait été remise en 1906 pour mes services comme officier responsable d'une ambulance de volontaires indiens, la médaille de la guerre des Boers pour les services que j'ai rendus pendant la guerre Sud-Africaine comme aide-surveillant d'un corps de brancardiers volontaires Indiens. Je me permets de vous renvoyer ces décorations conformément à un plan de Non-Coopération que nous inaugurons aujourd'hui et qui est lié au mouvement pour le Califat. Quelques précieuses que m'aient été ces distinctions, je ne puis continuer à les porter sans remords tant que mes compatriotes musulmans ont à souffrir d'un tort fait à leurs croyances religieuses. Certains événements qui se sont produits le mois dernier m'ont convaincu toujours davantage que, dans l'affaire du Califat, le Gouvernement Impérial s'est comporté d'une manière peu scrupuleuse, injuste et immorale et que pour défendre cette immoralité il a accumulé les torts. Je ne puis conserver pour un tel gouvernement ni respect, ni affection. L'attitude du Gouvernement Impérial et celui de Votre Excellence au sujet de la question du Pendjab m'ont donné d'autres sujets de mécontentement. J'ai eu l'honneur, comme Votre Excellence le sait, de faire partie de la Commission du Congrès chargée de rechercher les causes des désordres du Pendjab au mois d'Avril 1919 et j'ai la ferme conviction que Sir Michael O'Dwyer était absolument incapable de remplir les fonctions de Gouverneur-Adjoint du Pendjab, et que sa politique fut la cause principale de la fureur de la foule, à Amritsar. Sans doute les excès commis par celle-ci sont impardonnables; les tentatives d'incendie, le meurtre de cinq Anglais innocents et le lâche attentat contre Miss Sherwood furent des incidents déplorables et gratuits. Mais les mesures de répression prises par le Général Dyer, par le Colonel Frank Johnson, le Colonel O'Brien, Mr Bosworth Smith, Rai Shri Ram Sud, Mr Mallik Khan et autres officiers n'étaient pas proportionnées aux crimes commis par le peuple et atteignirent une cruauté aveugle et une barbarie sans pareille dans l'histoire moderne. La légèreté avec laquelle votre Excellence a traité le crime officiel, la façon dont elle a exonéré Sir Michael O'Dwyer, le rappel de M. Montagu et par dessus tout la honteuse ignorance des événements du Pendjab et la froide indifférence pour les sentiments des Indiens montrées à la Chambre des Lords m'ont rempli des plus sérieuses craintes pour l'avenir de l'Empire, m'ont complètement éloigné du gouvernement actuel et me rendent absolument incapable de continuer à lui offrir comme je l'ai fait jusqu'ici ma coopération loyale. A mon humble avis, la méthode habituelle qui consiste à faire de l'agitation au moyen de pétitions et de députations, etc., est un remède impuissant pour amener au repentir un gouvernement à ce point indifférent au bien de ceux dont il est responsable. Dans les pays d'Europe le peuple aurait fait une révolution sanglante pour effacer des injustices aussi sérieuses que celles du Pendjab et du Califat. Il aurait résisté de toute sa force contre semblable émasculation nationale impliquée par la dite injustice. Mais, la moitié de l'Inde est trop faible pour résister avec violence et l'autre ne le veut pas. Je me risque donc à suggérer le remède de la Non-Coopération qui permet à ceux qui le désirent de rompre avec le gouvernement, et qui, s'il ne s'accompagne pas de violence et s'accomplit avec méthode, doit l'obliger à faire un retour sur lui-même et à réparer le mal commis. Mais tout en poursuivant cette politique de Non-Coopération aussi loin que je pourrai entraîner le peuple, je ne perds pas l'espoir que vous voyiez la possibilité d'agir avec équité. Je prie donc respectueusement Votre Excellence de réunir en conférence les chefs reconnus du peuple et de chercher avec eux le moyen d'apaiser les Musulmans et de réparer l'iniquité commise envers le malheureux Pendjab.» _4 août 1920_ LE CONGRÈS ET LA NON-COOPÉRATION L'honorable Pundit Malaviyaji, pour qui j'ai la plus haute considération, et que j'ai souvent appelé du nom de _Dharmatma_ (âme sainte) s'est adressé à moi, à la fois publiquement et en particulier, pour me demander de suspendre la Non-Coopération jusqu'à ce que le Congrès ait exprimé son opinion. Le _Mahratta_ a été du même avis. Ces demandes m'ont fait réfléchir mais je regrette de dire que je n'ai pu en tenir compte. Je ferais et donnerais beaucoup pour plaire au Punditji. Je désire infiniment recevoir son approbation et sa bénédiction pour toutes mes actions. Mais un devoir plus haut m'oblige à ne pas me détourner du plan adopté par le Comité de Non-Coopération. Il est certains moments dans la vie où il faut agir, même s'il est impossible d'entraîner avec soi ses meilleurs amis. Lorsqu'il y a conflit de devoirs la «petite voix silencieuse» doit être l'arbitre final. La raison pour laquelle on me demande de suspendre l'action de la Non-Coopération, c'est que le Congrès doit se réunir prochainement, qu'il considérera toute la question de la Non-Coopération et qu'il statuera. «Il vaudrait donc mieux», dit Punditji «attendre la décision du Congrès.» A mon humble avis le devoir d'un membre du Congrès n'est nullement de consulter celui-ci avant d'agir, lorsqu'il n'a aucun doute sur la question. Sinon, ce serait l'inertie. Le Congrès est en somme le porte-parole de la nation. Lorsqu'on a une politique ou un programme que l'on aimerait voir adopter, mais pour lequel on désire cultiver l'opinion publique, on s'adresse naturellement au Congrès pour qu'il le discute et forme une opinion. Mais lorsque l'on possède une foi inébranlable dans une certaine action ou dans une politique particulière, attendre que le Congrès se prononce serait folie. Il faut au contraire agir et en démontrer l'efficacité afin de décider la nation à l'adopter. Ma fidélité au Congrès m'ordonne de suivre sa politique si celle-ci n'est pas contraire à ma conscience. Si je fais partie d'une minorité je n'ai pas le droit de poursuivre ma politique au nom du Congrès. La décision du Congrès sur une question donnée ne veut pas dire qu'il soit interdit à un membre du Congrès d'accomplir une action opposée, mais qu'en ce faisant il agit à ses risques et périls et sachant qu'il n'est pas soutenu par le Congrès. Tout membre du Congrès, tout corps public a le droit et parfois même le devoir d'exprimer son opinion personnelle, d'agir d'après elle et de devancer ainsi le verdict du Congrès. C'est même la meilleure façon de servir la nation. En inaugurant une politique mûrement réfléchie nous fournissons à un grand corps délibérant comme le Congrès, les moyens de se faire une opinion bien informée. Le Congrès ne peut exprimer une opinion nationale quelque peu précise à moins que certains d'entre nous ne possédions des idées nettes sur un plan d'action particulier. Si tous nous tenions en suspens notre opinion, le Congrès se verrait également forcé de faire de même. Dans toute institution il existe trois classes de gens. Ceux dont les vues sont favorables à une politique donnée, ceux dont les vues sont bien définies mais défavorables et ceux qui n'ont pas de vues bien définies. Pour ce dernier et nombreux groupe c'est le Congrès qui décide. Je suis certain que si nous voulons arriver à faire quelque chose des Réformes, il nous faudra créer une atmosphère pure, saine, élevée au lieu de l'atmosphère malsaine, fétide et avilissante qui existe actuellement. Je considère que notre premier devoir est d'obtenir justice du Gouvernement Impérial pour le Califat et le Pendjab. Dans ces deux questions l'injustice se maintient par les mensonges et l'insolence. Je considère donc qu'il est du devoir de la Nation de débarrasser le Gouvernement de cette souillure avant de pouvoir coopérer avec lui. Même l'opposition ou l'obstruction est possible lorsqu'il y a respect et confiance réciproques. A l'heure présente, l'autorité qui gouverne n'a aucun respect ni pour nous ni pour nos sentiments. Nous n'avons pas foi en elle. La Coopération dans de telles circonstances devient un crime. Je ne puis, avec des vues aussi absolues que les miennes, servir le Congrès et le pays autrement qu'en les mettant en pratique et en fournissant ainsi au Congrès de quoi former sa propre opinion. Suspendre la Non-Coopération serait pour moi manquer de parole à mes frères musulmans. Ils ont un devoir religieux à remplir. Leur sentiment religieux a été profondément blessé par un mépris total des lois de la justice et des promesses des ministres britanniques. Il faut maintenant que les Musulmans agissent. Ils ne peuvent attendre que le Congrès prenne une décision. Ils peuvent seulement espérer que le Congrès ratifiera leur action et partagera leur tristesse et leur fardeau. Leur action ne saurait être remise jusqu'à ce que le Congrès ait décidé une politique, pas plus que leur plan d'action ne saurait être modifié par une décision contraire de sa part, à moins qu'il ne soit démontré que cette action serait une faute. Le Califat est pour eux une question de conscience, et dans les questions de conscience, la loi de la Majorité n'existe pas. _4 août 1920._ LA DOCTRINE DE L'ÉPÉE Il est à peu près impossible, à notre époque où la force brutale est maîtresse, d'imaginer que personne puisse rejeter la loi de suprématie de la force brutale. Aussi je reçois des lettres anonymes me conseillant de ne pas entraver la marche de la Non-Coopération même s'il arrivait que la violence populaire éclatât. Certains viennent me trouver, et présumant qu'en secret je dois préparer une action violente, me demandent quand viendra l'heureux moment de déclarer ouvertement la violence. Ils m'assurent que les Anglais ne plieront jamais que devant la violence ouverte ou secrète. Il en est d'autres encore qui me croient, paraît-il, le plus grand scélérat de l'Inde parce que je ne dis jamais quelle est mon intention véritable[67] et ils n'ont pas l'ombre d'un doute que je crois à la violence autant que la plupart. Puisque la doctrine de l'épée a pour la majorité de l'humanité une telle importance, que le succès de la Non-Coopération dépend avant tout de l'absence de violence pendant la durée du mouvement et que ma manière de voir à ce sujet affecte la conduite d'un grand nombre de gens, je tiens à l'expliquer aussi clairement que possible. Je crois en vérité que s'il fallait absolument faire un choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence. Par exemple, lorsque mon fils aîné m'a demandé ce qu'il aurait dû faire s'il avait été avec moi en 1908, quand je fus victime d'un attentat, si son devoir eût été de fuir et de me laisser tuer ou d'employer la force pour me défendre, je lui ai répondu que son devoir aurait été de me défendre, même s'il lui avait fallu employer la violence. C'est pourquoi je suis d'avis que ceux qui croient à la violence apprennent le maniement des armes. Je préférerais assurément que l'Inde eût recours aux armes pour défendre son honneur plutôt que de la voir devenir ou rester lâchement l'impuissant témoin de son déshonneur. Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence: pardonner est plus viril que punir. Le pardon est la parure du soldat. Mais s'abstenir n'est pardonner que s'il y a possibilité de punir; l'abstention n'a aucun sens si elle provient de l'impuissance. On ne peut guère dire que la souris pardonne au chat lorsqu'elle se laisse croquer par lui. Je comprends par conséquent le sentiment de ceux qui réclament le châtiment mérité par le général Dyer et par ses pareils. Ils le déchireraient s'ils le pouvaient. Mais je ne crois pas que l'Inde soit impuissante; je ne crois pas être moi-même une créature impuissante; seulement je tiens à employer plus utilement les forces de la nation et les miennes. Qu'on ne se méprenne pas sur mes paroles! La force ne dépend pas de la capacité physique; elle procède d'une volonté indomptable. Un Zoulou quelconque, si l'on ne considère que sa force corporelle, est un adversaire plus que redoutable pour un Anglais ordinaire. Et pourtant le Zoulou s'enfuit devant un jeune Anglais parce qu'il a peur de son revolver ou de ceux qui s'en serviraient pour lui. Il craint la mort et malgré son corps vigoureux il manque de nerfs. Nous qui habitons l'Inde, nous pouvons en un moment nous rendre compte qu'il est inutile à 100000 Anglais de chercher à effrayer 300 millions d'êtres humains. Un pardon net serait la reconnaissance nette de notre force. Un pardon éclairé ferait monter en nous une vague formidable de force qui rendrait impossible à un Dyer ou à un Johnson d'accumuler des outrages sur notre malheureux pays... L'Inde aura tout avantage à renoncer au droit qu'elle a de punir. Nous avons de meilleures choses à faire, une mission plus noble à prêcher au monde. Je ne suis pas un visionnaire. Je prétends être un idéaliste pratique. Le culte de la Non-violence n'est pas uniquement pour les _Rishis_ (sages) et les saints. Il est aussi pour le vulgaire. La Non-Violence est la loi de l'espèce humaine comme la violence est celle de la brute. L'esprit sommeille chez la brute et celle-ci ne connaît d'autre loi que la force physique. La dignité de l'homme réclame de lui l'obéissance à une loi supérieure,--à la puissance de l'esprit. Je me suis donc permis de présenter à l'Inde l'antique loi du sacrifice de soi. Car le _Satyâgraha_ et ses rejetons: la non-coopération et la résistance civile, ne sont que des noms nouveaux pour la loi de Souffrance. Les Rishis qui découvrirent la loi de la Non-Violence au milieu de la violence furent de plus grands génies que Newton. Ils furent de plus grands guerriers que Wellington. S'étant eux-mêmes servi d'armes ils en avaient compris l'inutilité et enseignèrent à un monde fatigué que le salut ne se trouvait pas dans la violence mais dans la Non-Violence. La Non-violence sous sa forme dynamique veut dire souffrance consciente. Ceci ne veut point dire que nous devions nous soumettre humblement à la volonté de celui qui fait le mal mais que notre âme entière doit résister à la volonté du tyran. Un seul individu qui agit selon cette loi fondamentale peut défier la puissance entière d'un empire injuste pour sauver son honneur, sa religion, son âme et amener plus tard la chute de cet empire ou sa régénération. Ainsi je ne demande pas à l'Inde de pratiquer la Non-violence à cause de sa faiblesse. Je veux qu'elle pratique la Non-violence étant consciente de sa force et de son pouvoir. L'Inde n'a pas besoin d'apprendre à manier les armes pour se rendre compte de sa force. Nous paraissons en avoir besoin parce que nous paraissons croire que nous ne sommes qu'une masse de chair. Je veux que l'Inde reconnaisse qu'elle possède une âme qui ne saurait périr et peut triompher de toutes les faiblesses matérielles et tenir tête à toute la coalition matérielle du monde entier... Mais comme je suis un homme pratique je n'attends pas que l'Inde ait reconnu la possibilité pratique de la vie spirituelle dans le domaine politique. L'Inde se considère impuissante et paralysée devant les canons, les tanks et les aéroplanes des Anglais; et elle adopte la Non-Coopération parce qu'elle se sent faible. Cela servira cependant au même but si un nombre suffisant met en pratique cette méthode: l'Inde sera délivrée du poids écrasant de l'Injustice Britannique. Je distingue cette Non-Coopération du _Sinn-Feinisme_ car elle est conçue de telle sorte qu'elle ne saurait être menée de front avec la violence. Mais j'invite même l'école de la violence à faire l'essai de cette Non-Coopération pacifique. Elle n'échouera pas à cause de faiblesse inhérente, mais parce qu'elle n'aura pas éveillé assez d'ardeur en réponse. Alors viendra le moment du danger véritable. Les hommes d'âme élevée, qui ne pourront endurer davantage l'humiliation nationale, donneront libre cours à leurs sentiments de colère. Ils adopteront la violence. Si je ne me trompe, ils périront sans s'être délivrés et sans avoir délivré leur pays de l'injustice. En adoptant la doctrine de l'épée, il est possible que l'Inde remporte une victoire momentanée. L'Inde cessera d'être alors ce dont mon cœur est fier. Je suis marié à l'Inde parce que je lui dois tout. J'ai l'absolue croyance qu'elle a une mission à remplir dans le monde. Elle ne doit pas copier aveuglément l'Europe. Si l'Inde accepte la doctrine de l'épée, ce sera pour moi l'heure de l'épreuve. J'espère que moi je ne faillirai pas. Ma religion ne connaît pas de frontières géographiques. Si ma foi est vivante, elle dépassera mon amour pour l'Inde même. J'ai voué ma vie au service de l'Inde par la religion de la Non-Violence que je crois être la racine même de l'Hindouisme. En attendant je supplie ceux qui doutent de moi de ne pas troubler la marche paisible de la lutte qui vient de commencer, par l'incitation à la violence, en s'imaginant que je la désire. Je hais le secret comme un crime. Qu'ils tentent l'épreuve de la Non-Coopération et ils verront que je n'en ai pas fait la moindre restriction mentale. _11 août 1920._ [67] Dans un article du 22 décembre de la même année M. Gandhi exprimera ce qu'il pense du «Péché du Secret». «Un des fléaux de l'Inde est souvent le péché du secret. Par crainte des conséquences nous conversons à voix basse. Nulle part ce secret ne m'a obsédé comme au Bengale. Tout le monde veut vous adresser la parole «en particulier». J'ai été vivement peiné de voir des jeunes gens innocents regarder autour d'eux avant d'ouvrir la bouche pour s'assurer qu'un tiers ne les écoutait pas. L'on y soupçonne tout étranger de faire partie de la police secrète. On m'a conseillé de me défier des étrangers. Ma coupe de tristesse fut pleine à déborder lorsqu'on m'eût dit que l'étudiant inconnu qui présidait la séance était de la police secrète. Je pourrais citer le nom d'au moins deux chefs éminents et appartenant à la haute société indienne que l'on accuse d'être des espions du gouvernement. Je remercie Dieu d'être parvenu depuis des années à considérer le secret comme un péché, surtout en matière politique. Si nous avions conscience que Dieu est présent et qu'il est témoin de tout ce que nous faisons, nous n'aurions rien à cacher à personne ici-bas. Nous n'oserions avoir de mauvaises pensées devant notre Créateur et encore moins les exprimer. L'impureté seule cherche l'obscurité et le secret. La tendance de la nature humaine est de cacher ce qui est sale, nous n'aimons ni toucher ni voir les choses malpropres; nous les dissimulons. Et ainsi en est-il de nos paroles... Le moyen le meilleur et le plus rapide de nous débarrasser de cette police secrète dégradante et corrosive est de faire un effort pour penser tout haut, de n'avoir de conversation privée avec personne et de cesser de craindre les espions. Il faut ignorer leur présence et traiter chacun comme un ami qui possède le droit de connaître toutes nos pensées et tous nos projets. Je sais que j'ai atteint les résultats les plus satisfaisants en développant au grand jour mes plans les plus hardis. Je n'ai jamais perdu une seconde de ma tranquillité parce qu'il y avait des détectives près de moi. Le public ignore peut-être que, pendant toute la durée de mon séjour dans l'Inde, j'ai été filé. Non seulement je n'en ai éprouvé aucun ennui mais j'ai même accepté quelques services amicaux de la part de ces messieurs et certains se sont excusés d'être forcés de me suivre. En général ce que je disais devant eux, tout le monde en avait déjà connaissance. Il en résulte qu'à présent je ne fais pas même attention à leur présence et je doute que le gouvernement soit beaucoup plus avancé parce que mes actions ont été surveillées par ses agents secrets...». PROGRAMME DE NON-COOPÉRATION Première phase. Le Comité de Non-Coopération a inclus, dans la première phase du programme de Non-Coopération, le boycottage des tribunaux par les magistrats et des écoles et collèges universitaires de l'Etat par les parents ou les étudiants. Je sais que seule ma réputation de travailleur et de combattant m'a empêché d'être accusé ouvertement de démence pour avoir conseillé le boycottage des tribunaux et des écoles. J'ose prétendre cependant qu'il y a quelque méthode dans ma folie. Il n'est pas nécessaire de beaucoup réfléchir pour se rendre compte que par les Tribunaux un gouvernement établit son autorité, et que par ses écoles qu'il forme les employés et autres fonctionnaires. Ce sont deux institutions saines lorsque le gouvernement qui en a la responsabilité est relativement juste. Mais lorsque le gouvernement est injuste, elles deviennent des pièges mortels. _En ce qui concerne les magistrats_, aucun journal n'a attaqué ma manière de voir sur la Non-Coopération avec autant d'opiniâtreté que le _Leader_ d'Allahabad. Il a tourné en dérision l'opinion que j'ai exprimée sur les magistrats dans le petit livre _Le Home Rule Indien_, écrit par moi en 1918. Mes opinions n'ont point changé et si j'en trouve le temps j'espère les développer dans ces colonnes. Je m'en abstiens pour l'instant, mes vues personnelles n'ayant rien à voir avec le conseil que j'ai donné aux magistrats de suspendre leurs fonctions. Je propose que la Non-Coopération leur demande d'abandonner leur charge. Personne peut-être ne coopère autant qu'eux avec le Gouvernement, par l'intermédiaire des Tribunaux. Ils interprètent la loi auprès du peuple et soutiennent ainsi l'autorité... On prétend que ce sont les magistrats qui ont lutté contre le gouvernement avec le plus d'énergie. Il est possible que ce soit vrai en partie, mais cela ne répare pas le mal qu'ils font et qui est inhérent à leur profession. Et par conséquent, lorsque la nation cherche à paralyser le gouvernement, il faut que cette profession cesse d'exercer. Mais, disent les critiques, le gouvernement sera enchanté de voir les avocats et les plaideurs tomber dans le piège que je leur tends. Je ne le crois pas. Ce qui peut être vrai en temps ordinaire ne l'est pas en temps extraordinaire. En temps normal le gouvernement peut s'irriter contre les magistrats qui blâment vigoureusement ses méthodes et ses manières de faire, mais en face d'une action vigoureuse, il ne tiendra pas à perdre l'appui que lui donne, par l'exercice de sa profession au tribunal, un seul de ses magistrats. En outre, dans mon plan d'action, suspendre ses fonctions ne veut pas dire rester dans l'inertie. Les magistrats ne doivent pas se retirer pour prendre du repos. Il leur faudra persuader à leurs clients de boycotter les tribunaux. Ils improviseront des cours d'arbitrage pour régler les différends. Une nation qui veut forcer à la justice un gouvernement qui s'y refuse n'a guère le temps d'avoir des querelles individuelles. Les avocats devront le faire comprendre à leurs clients. Nos lecteurs ignorent probablement que pendant la guerre récente les magistrats les plus célèbres de l'Angleterre suspendirent leurs fonctions. Ceux qui abandonnèrent pour un temps leur profession consacrèrent leur journée entière au travail, au lieu de ne travailler que pendant leurs heures de loisir. La vraie politique n'est pas un jeu. Feu M. Gokhale déplorait que nous ne fussions pas arrivés à traiter la politique comme autre chose qu'un passe-temps. Nous n'imaginons point ce que notre pays a perdu pour avoir laissé des amateurs mener la bataille contre une bureaucratie entraînée, sérieuse et travailleuse. Les critiques disent ensuite que les magistrats mourront de faim s'ils abandonnent leur profession. Ceci ne saurait être le cas pour les _Sinhas_[68] de la profession. De temps à autre ils cessent leur travail pour visiter l'Europe ou pour d'autres raisons. A ceux qui gagnent juste de quoi vivre, s'ils sont des hommes de bonne foi, chaque Comité Local du Califat pourra remettre des honoraires en échange de leur travail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Maintenant quant aux Ecoles_, je considère que si nous n'avons pas le courage d'interrompre l'instruction de nos enfants nous ne méritons pas de vaincre. La première phase comprend l'abandon des titres et des distinctions. A dire vrai un gouvernement n'accorde pas de distinctions sans exiger plus que ces distinctions ne valent. Celui qui les gaspillerait serait bien mauvais ou bien extravagant. Sous un gouvernement qui dépend en grande partie de la volonté du peuple nous donnons notre existence pour recevoir un colifichet en symbole de nos services. Sous un gouvernement injuste qui brave la volonté du peuple, les riches _Jagirs_ deviennent un signe de servitude et de déshonneur. Si on les considère ainsi, les écoles doivent être abandonnées sans un moment d'hésitation. Pour moi, le plan tout entier de la Non-Coopération permet entre autres choses de juger de l'intensité, et de l'étendue de nos sentiments. Sommes-nous disposés à souffrir? On a dit qu'il ne fallait pas s'attendre à ce que les possesseurs de titres répondent facilement à notre appel, parce qu'ils ne se sont jamais occupés des affaires nationales et que leurs distinctions ont été acquises trop chèrement pour les sacrifier ainsi. Je laisse l'argument à ceux qui l'emploient et j'ajoute: Et les parents des enfants? et les étudiants? Eux n'ont aucun rapport intime avec le gouvernement. Sentent-ils ou ne sentent-ils pas assez profondément pour sacrifier leurs études? Je prétends d'ailleurs qu'il n'y a pas de sacrifice à boycotter les écoles. Nous sommes inaptes à non-coopérer si nous ne sommes même pas capables d'organiser notre éducation d'une façon absolument indépendante du gouvernement. Chaque village devrait se charger d'organiser l'éducation de ses enfants. Je ne voudrais pas dépendre de l'aide du gouvernement. Si le réveil est véritable, il n'y aura pas lieu d'interrompre les études de la jeunesse un seul jour. Les maîtres qui dirigent actuellement les écoles du gouvernement, s'ils ont assez de caractère pour démissionner, pourront organiser les écoles nationales et enseigner à nos enfants les choses dont ils ont besoin et ne pas faire de la majorité d'entre eux des commis quelconques. Je compte sur Aligarh College pour donner l'exemple. L'effet moral produit en vidant nos _Madrassas_ sera immense. Je suis persuadé que les parents et les étudiants hindous suivront l'exemple de leurs frères musulmans. En vérité quelle plus noble éducation que de voir parents et étudiants placer leurs sentiments religieux au-dessus de la connaissance des belles-lettres. S'il était impossible d'organiser immédiatement l'enseignement littéraire des jeunes gens que l'on ferait sortir des écoles, ce leur serait un excellent entraînement de travailler comme volontaires pour la cause qui leur a fait quitter les écoles du gouvernement. Selon moi il en est pour la jeunesse comme pour les magistrats; se retirer ne veut pas dire mener une existence indolente; les jeunes gens qui quitteront leurs écoles devront chacun selon ses aptitudes, prendre part à l'agitation. _11 août 1920_ [68] Lord Sinha, célèbre magistrat indien qui fut l'un des délégués à la Conférence de la Paix. SOURCES RELIGIEUSES A L'APPUI DE LA NON-COOPÉRATION Ce n'est pas sans la plus grande répugnance que j'engage une controverse avec un chef aussi érudit que Sir Narayan Chandavarkar. Mais comme auteur du mouvement de Non-Coopération le pénible devoir m'incombe d'exprimer mon opinion, même si elle est absolument opposée à celle des chefs que je respecte. Sir Narayan et moi semblons nous placer à différents points de vue lorsque nous lisons la _Bible_, la _Gita_ et le _Koran_, ou tout au moins semblons les interpréter différemment. Il semble que nous donnions aux mots _Ahimsa_ (Non-Tuer), en politique et en religion, un sens différent. Je vais essayer d'exprimer clairement ce que j'entends par ces termes courants et comment je comprends les différentes religions. Je puis tout d'abord assurer à Sir Narayan que mon opinion n'a pas changé au sujet d'_Ahimsa_. Je crois toujours que l'homme, n'ayant pas reçu le pouvoir de créer, n'a pas le droit de détruire même la plus infime créature. La prérogative de détruire appartient uniquement au Créateur de tout ce qui vit. J'accepte l'interprétation de _Ahimsa_, à savoir que ce n'est pas seulement un état négatif consistant à ne pas faire de mal, mais un état positif, consistant à aimer, faire le bien, même à celui qui fait le mal. Mais cela ne veut pas dire aider celui qui fait le mal à continuer à commettre l'injustice ou le tolérer par notre consentement passif. Au contraire l'amour, l'état actif d'_Ahimsa_ demande que l'on résiste à celui qui fait le mal en se séparant de lui-même, s'il doit en être offensé ou blessé physiquement. Par exemple si mon fils mène une existence dissolue, je ne dois pas l'y encourager en continuant à subvenir à ses besoins, mon amour pour lui m'oblige au contraire à lui retirer mon aide, même s'il doit en mourir, et le même amour m'impose l'obligation de lui ouvrir les bras quand il se repent. Mais je n'ai pas le droit de l'obliger à s'amender en employant la force brutale. Telle est selon moi la morale de l'histoire de l'Enfant Prodigue. La Non-Coopération n'est pas un état passif, c'est un état intensément actif plus actif que la résistance physique ou la violence. Le terme: résistance passive, est une erreur. La Non-Coopération, dans le sens où je l'emploie, doit être non-violente et par conséquent ne punit pas, n'est pas vindicative et n'a pour base ni mauvais vouloir, ni haine. Il s'ensuit donc que ce serait de ma part un péché de servir le Général Dyer et de coopérer avec lui pour tirer sur des innocents; mais ce serait de ma part faire œuvre de pardon et d'amour que de le soigner et de lui sauver la vie s'il était dangereusement malade. Je ne puis employer ici le mot coopération comme Sir Narayan le ferait probablement. Je coopérerais mille fois avec le gouvernement actuel pour lui faire abandonner sa carrière criminelle, mais je n'entends pas coopérer un seul instant avec lui pour l'y encourager. Et je serais coupable d'une mauvaise action si je conservais un titre reçu de lui, une fonction dépendant de lui, ou si je soutenais ses tribunaux et ses écoles. Je préfère infiniment l'écuelle du mendiant aux plus riches biens offerts par ceux dont les mains sont encore souillées du sang versé au Jallianwala Bagh. Je préfère un mandat d'arrêt aux paroles mielleuses de ceux qui ont blessé les sentiments religieux de soixante-dix millions de mes frères musulmans. Mon interprétation de la _Gita_ est diamétralement opposée à celle de Sir Narayan. Je ne puis croire que la _Gita_ enseigne la violence pour faire le bien. C'est avant tout une description du duel qui a lieu dans notre propre cœur. L'auteur divin s'est servi d'un événement historique pour inculquer cette leçon qu'il faut faire notre devoir au péril même de notre existence. Il inculque l'accomplissement de notre devoir, quelles qu'en puissent être les conséquences, car nous autres mortels, entravés par notre corps, ne pouvons contrôler que nos propres actions. La _Gita_ distingue entre la puissance de la lumière et la puissance des ténèbres et démontre leur incompatibilité. Jésus, selon mon humble opinion, était le prince des politiques. Il rendait à César ce qui appartenait à César. Il donnait au diable ce qui lui était dû. Il ne cessa de le fuir et il est dit que pas une seule fois il ne succomba à ses incantations. La politique de son temps consistait à chercher le bien du peuple en lui enseignant à ne pas se laisser séduire par le faux clinquant des prêtres et des pharisiens. Ces derniers dirigeaient et modelaient alors l'existence du peuple. De nos jours, le Gouvernement touche à chaque circonstance de notre vie. Il menace notre existence même. Il va de soi que si nous voulons préserver le bien de la nation il faut nous intéresser religieusement aux actes de ceux qui gouvernent, exercer sur eux une influence morale et insister pour qu'ils obéissent aux lois de la morale. Le général Dyer par son acte de sauvagerie a produit certainement un «effet moral». Ceux qui ont pour tâche de faire avancer le mouvement de Non-Coopération espèrent produire un effet moral par l'abnégation, le sacrifice et la purification de soi-même... _25 août 1920._ CARACTÈRE INTIME DE LA NON-COOPÉRATION ... Le mouvement de Non-Coopération n'est ni anti-Chrétien, ni anti-Anglais, ni anti-Européen. C'est une lutte entre la religion et l'irréligion, entre la puissance de la lumière et la puissance des ténèbres. Je suis convaincu qu'aujourd'hui l'Europe ne représente pas l'esprit de Dieu ni le Christianisme, mais l'esprit de Satan. Et les succès de celui-ci sont d'autant plus grands qu'il se montre avec le nom de Dieu sur les lèvres. L'Europe d'aujourd'hui n'est chrétienne que de nom. En réalité elle a le culte de Mammon. «Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un homme riche d'entrer dans le royaume de Dieu» disait Jésus-Christ. Ses soi-disant disciples évaluent leur progrès moral d'après leurs possessions terrestres. L'hymne national de l'Angleterre même est anti-Chrétien. Jésus qui demandait à ses disciples d'aimer leurs ennemis comme eux-mêmes n'aurait pu chanter: «Confondez mes ennemis, déjouez leur fourberie». Dans son dernier livre le Dr Wallace a exposé sa certitude absolue que le progrès tant vanté de la science n'a pas ajouté un pouce de grandeur morale à l'Europe. La guerre a démontré, comme rien ne l'avait fait jusqu'alors, le caractère satanique de la civilisation qui domine l'Europe de nos jours. Toutes les règles de la morale publique ont été violées par les vainqueurs au nom de la vertu. Aucun mensonge n'a été considéré comme trop abject pour être prononcé. Le motif qui se cache derrière chaque crime n'est ni religieux ni spirituel mais grossièrement matériel. Les Musulmans et les Hindous qui luttent contre le gouvernement sont guidés par la religion et par l'honneur. Même l'assassinat cruel qui vient de révolter le pays, avait paraît-il, un motif religieux[69]. Il est certainement nécessaire de débarrasser la religion de ses excroissances malignes mais il est nécessaire également d'exposer le vide des prétentions morales de ceux qui préfèrent la fortune matérielle au gain moral. Il est plus facile de tirer de son erreur un fanatique ignorant qu'un scélérat fieffé de sa scélératesse. Toutefois cette accusation n'est pas formulée contre les individus ou même contre des nations. Des milliers d'Européens sont individuellement supérieurs à leur entourage. Je parle des tendances de l'Europe telles qu'elles se reflètent chez les chefs actuels. L'Angleterre par l'intermédiaire de ses gouvernants écrase insolemment sous son talon le sentiment religieux et national de l'Inde. L'Angleterre, sous le faux prétexte de laisser les peuples disposer d'eux-mêmes, cherche à exploiter les mines de pétrole de la Mésopotamie qu'elle est sur le point de quitter, probablement parce qu'elle ne peut faire autrement. La France, par l'intermédiaire de ses chefs, prête son nom à l'instruction militaire des cannibales et manque honteusement à son devoir de puissance mandataire en cherchant à briser les Syriens. Le président Wilson a jeté au panier ses fameux quatorze points. C'est la coalition de ces forces mauvaises que l'Inde combat par sa Non-Coopération non-violente et ceux-là... qui sentent la nécessité de détrôner cette erreur, même s'ils sont Chrétiens ou Européens, peuvent avoir le privilège de le faire en prenant part au mouvement. A l'honneur de l'Islam est liée la sécurité de la religion même et à l'honneur de l'Inde l'honneur de toute nation faible. _8 septembre 1920._ [69] M. Willoughby «Deputy Commissioner» venait d'être assassiné par un monomane musulman. DÉMOCRATIE CONTRE «MOBOCRATIE»[70] A regarder superficiellement, la ligne de démarcation entre la loi du peuple et la loi de la populace est bien mince; et pourtant la division est complète et subsistera toujours. L'Inde passe rapidement par une phase où la populace fait la loi. J'emploie l'adverbe pour exprimer mon espérance. Nous aurons peut-être et pour notre malheur à procéder par lentes étapes mais nous ferons preuve de sagesse en adoptant tous les moyens à notre disposition pour traverser cette période le plus rapidement possible. Nous sommes trop portés à céder à la populace. C'était elle qui régnait à Amritsar le 10 avril 1919. Elle régnait aussi le même jour néfaste à Ahmedabad. Elle représenta la destruction sans discipline et par conséquent elle fut irréfléchie, inutile, nuisible et malfaisante. La guerre, destruction disciplinée, est beaucoup plus sanglante qu'aucune destruction commise par la foule... Par conséquent si l'Inde doit obtenir sa liberté par la violence il faudra que ce soit par la violence disciplinée et honorable (en tant qu'il est possible d'associer l'idée d'honneur et de violence) à laquelle on donne le nom de guerre. Ce sera alors non l'action de la populace déchaînée mais de la démocratie. Mais je n'ai pas l'intention de parler aujourd'hui du règne d'une populace comme celle d'Ahmedabad. J'ai l'intention de parler de celle qui m'est plus familière. Le Congrès est une manifestation de la populace et dans ce sens-là seulement. Bien qu'organisé par des hommes et des femmes réfléchis, on peut néanmoins lui donner ce nom. Nos démonstrations populaires sont certainement celles de la populace. Pendant mon voyage mémorable à travers le Pendjab, le Sindh et Madras j'ai eu une véritable indigestion de ces manifestations[71]. J'ai été honteux de voir détruire d'une façon inconsidérée bien qu'inconsciente les bagages de voyageurs par des manifestants qui dans leur adoration pour leurs héros ignoraient l'existence de tout le reste: choses et gens. Ils ont fait des bruits discordants qui n'ont point contribué au confort de leurs chefs. Ils se sont bousculés, ils se sont écrasés, ils ont poussé tous à la fois des clameurs au saint nom de la paix et de l'ordre. On a entendu dix volontaires donner en même temps le même ordre. Les volontaires deviennent souvent des manifestants au lieu de faire la police et de retenir les gens. C'est pour les chefs une tâche dangereuse et toujours désagréable de passer du quai de la gare à la voiture qui les attend entre deux haies interrompues de volontaires. Il faut parfois une heure pour ce qui devrait durer cinq minutes. La voiture est prise d'assaut par quiconque ose le faire, et les volontaires sont souvent les plus grands coupables. Les chefs et autres occupants se voient obligés de parlementer pour qu'ils ne grimpent pas sur les marchepieds avec ce sans gêne. La capote de l'auto est malmenée, j'en ai rarement vu qui ne soit pas endommagée par la foule. Sur la route, au lieu de s'aligner, celle-ci suit la voiture; c'est le comble de la confusion. A tous moments on court le risque d'un accident. S'il en arrive rarement aux manifestations de ce genre, ce n'est point grâce à l'habileté de ceux qui les ont organisées mais à la bonne humeur de la foule décidée à supporter toutes les bousculades; et si chacun bouscule son voisin personne ne cherche à lui faire du mal. Pour terminer ce tableau, il y a le meeting, qui est une cause d'anxiété toujours croissante. En face de soi rien que du désordre, un bruit assourdissant, des hurlements et des cris. Mais un bon orateur retient l'attention de son auditoire et l'ordre est tel que l'on entendrait tomber une épingle. Néanmoins c'est la populace qui est toute puissante. Vous êtes à sa merci. Tant qu'il existe entre elle et vous un courant de sympathie tout va bien. Que celui-ci s'interrompe et c'est la catastrophe. Un incident comme celui d'Ahmedabad laisse deviner de temps à autre la psychologie de la foule. Notre pierre d'achoppement est d'avoir négligé la musique: la musique c'est le rythme, c'est l'ordre; l'effet en est électrique. Elle calme sur-le-champ. J'ai vu, en Europe, un inspecteur de police ingénieux, pour réprimer les tendances malfaisantes d'une foule, faire entonner un chant populaire. Malheureusement, comme nos Shastras, la musique est restée le privilège de quelques-uns... la musique n'a jamais été nationalisée au sens où on l'entend à présent. Si j'avais quelque influence sur les volontaires, les Scouts et les membres des associations _Seva Samiti_ j'obligerais à chanter correctement en chœur des hymnes nationaux. Et dans ce but je prierais les plus grands musiciens de venir à chaque Congrès et à chaque Conférence enseigner la musique aux masses. Il faut exiger des volontaires une discipline beaucoup plus grande, plus de méthode, plus de savoir et ne pas accepter le premier venu qui se présente. Il gêne plus qu'il n'aide. Imaginez les conséquences qu'aurait sur une armée en guerre l'arrivée d'un soldat qui n'a pas été exercé; il pourrait la désorganiser en une seconde. Ma plus grande anxiété au sujet de la Non-Coopération n'est pas la lenteur avec laquelle y viennent les chefs, ni certainement les critiques bien ou mal intentionnées, ni en aucune façon la franche répression. Le mouvement triomphera de ces obstacles... La plus grande difficulté consiste en ce que nous ne sommes pas encore sortis de la période _Mobocratique_. Ma consolation c'est que rien n'est plus facile que de discipliner la foule pour la bonne raison qu'elle ne réfléchit pas, ne prémédite rien. Elle agit comme dans un délire. Elle se repent vite. Notre gouvernement organisé ne se repent pas, lui, de ses crimes diaboliques comme ceux du Jallianwalla, de Lahore, de Kassur, d'Akalgar, de Ramnagar, etc. Mais j'ai fait verser des larmes à la foule repentante à Gujararanwalla et obtenu un sincère aveu de repentir de la part de ceux qui en faisaient partie pendant ce mois d'avril si plein d'événements. Je me sers donc maintenant de la Non-Coopération pour développer la démocratie et j'invite respectueusement tous les chefs hésitants à donner leur aide, en ne condamnant point d'avance une méthode de purification nationale, de discipline et de sacrifice. ... Ma foi dans le peuple est illimitée, sa nature est remarquablement compréhensive. Que les chefs ne manquent pas de confiance... Je termine en donnant quelques règles qui peuvent servir de guide. 1º Aucun nouveau volontaire ne doit être admis à des manifestations importantes. Seuls par conséquent, ceux qui ont le plus d'expérience doivent diriger. 2º Les volontaires doivent avoir sur eux un manuel d'instructions. 3º A l'époque des manifestations une revue des volontaires aura lieu où seront données les instructions spéciales. 4º Dans les gares, les volontaires ne doivent pas se grouper en un seul point, à l'endroit où doit se trouver le comité de réception, par exemple, mais se disséminer parmi la foule. 5º De grandes foules ne doivent jamais pénétrer dans les gares. Elles ne peuvent manquer de gêner la circulation. Il y a autant d'honneur à attendre à l'extérieur. 6º Le premier devoir des volontaires est de s'assurer que les bagages des autres voyageurs ne sont pas piétinés. 7º Les manifestants ne doivent pénétrer dans la gare que quelques instants avant l'heure de l'arrivée. 8º Un passage libre doit être ménagé en face du train pour donner accès aux autres voyageurs. 9º Un autre passage devrait, si possible, être ménagé à mi-chemin au milieu des manifestants pour permettre aux chefs de sortir. 10º Ne pas faire de haie. C'est humiliant. 11º Les manifestants doivent rester à leur place jusqu'à ce que le chef ait pris place dans sa voiture ou jusqu'à ce qu'un volontaire autorisé ait donné le signal convenu. 12º Les cris nationaux ne doivent pas être poussés n'importe comment, n'importe quand, ni tout le temps, et doivent être convenus d'avance. Ils doivent être poussés seulement à l'arrivée du train et lorsque les chefs ont pris place dans leurs voitures, et de temps à autre pendant le trajet. Il serait absurde d'élever des objections sous prétexte que la manifestation perd de sa spontanéité et devient machinale. La spontanéité dépend du nombre, de l'enthousiasme créé par les cris et par-dessus tout de la physionomie générale des manifestants, non pas de la force ni de la variété des bruits. La nature des manifestations d'une nation est caractéristique du genre d'éducation qu'elle a reçu. Un Mahométan qui prie silencieusement dans sa mosquée exprime tout aussi bien ses sentiments qu'un Hindou dans son temple en faisant retentir sa voix ou son gong ou l'un et l'autre. 13º Il faut que la foule s'aligne sur le parcours et ne suive pas les voitures. Si des piétons font partie du cortège, ils doivent prendre leur place sans bruit et avec ordre et ne pas s'y joindre selon leur fantaisie. 14º La foule ne doit pas entourer le chef, mais au contraire s'écarter de lui. 15º Ceux qui se trouvent au dernier rang ou à la circonférence ne doivent jamais pousser devant eux mais suivre le mouvement lorsque la poussée a lieu de leur côté. 16º Il faut protéger particulièrement les femmes qui se trouvent dans la foule. 17º Il ne faut jamais amener de jeunes enfants dans la foule. 18º Il faut qu'aux réunions les volontaires soient dispersés dans la foule, qu'ils sachent faire des signaux avec un drapeau ou avec un sifflet afin de se communiquer leurs instructions lorsqu'ils ne sont pas à portée de la voix. 19º Ce n'est pas à l'auditoire de maintenir l'ordre. Il le fait en restant immobile et en gardant le silence. 20º Il faut avant toute chose une obéissance absolue aux ordres des volontaires. Cette liste n'a pas la prétention d'être complète. Elle ne fait qu'indiquer quelques exemples et a pour but de stimuler la pensée et de faire naître la discussion. J'espère que tous les journaux de langues indigènes traduiront cet article. _8 septembre 1920._ [70] Mob: anglais pour _populace_. [71] M. Gandhi écrit dans la _Jeune Inde_ du 27 octobre 1920 sous le titre «Notre dernier voyage».--Mon expérience s'enrichit tellement à chacun de mes voyages qu'il m'est difficile d'en donner au lecteur un compte rendu régulier. Il faut donc que je me contente d'ajouter à notre fonds en parlant de la nécessité de la discipline et de l'organisation. J'ai déjà raconté nos expériences jusqu'au voyage à Cawnpore. J'appréhendais notre arrivée... Les dispositions prises à la gare ne laissaient rien à désirer. Une foule énorme était venue à notre rencontre, mais la discipline était si parfaite que nous pûmes passer entre deux rangées serrées d'hommes sans qu'un seul bougeât avant que nous ayons pris place dans les automobiles. Ce qui aurait pu nous faire perdre une demi-heure prit cinq minutes. Le cortège avait été heureusement supprimé. Le programme de la journée était organisé avec autant de méthode que la réception à la gare. Nous étions arrivés à huit heures et n'avions qu'une journée à notre disposition, mais dans cet intervalle, il nous fut possible d'assister à une réunion des travailleurs, d'avoir une entrevue personnelle avec M. Frazier Hunt du _Chicago Tribune_, de nous rendre au Home pour les Veuves, d'inaugurer l'Ecole nationale de Gujerati, d'assister à une réunion des dames du Gujerat, d'inaugurer un tribunal national d'arbitrage, d'assister à une réunion en plein air et enfin de causer avec les visiteurs. Tout cela eut lieu sans précipitation et sans fatigue inutile. Il y eut un peu de confusion tout d'abord à la réunion en plein air. Nous apprîmes qu'aucun ordre n'avait été donné aux volontaires, mais après quelque difficulté un silence parfait régna, et l'auditoire écouta dans le silence le plus absolu trois solides discours. Je suis convaincu que dès que nous serons organisés le «Swaraj» sera établi. Dans un pays comme le nôtre il suffit du refus organisé de nous laisser gouverner par une puissance étrangère... Le voyage de nuit jusqu'à Bhiwani ne nous laissa pas une seconde de repos. La foule insista pour que nous nous montrions. Quelqu'un fit entendre que les «Mahatmas» n'avaient pas besoin de repos et que c'était leur devoir de se montrer. Certains devinrent positivement furieux parce que nous refusâmes énergiquement de nous lever. Un autre fit la remarque qu'il était très imprudent de notre part de ne pas respecter le désir du peuple en nous levant pour nous laisser voir. Enfin, n'ayant pas dormi nous atteignîmes Bhiwani. Environ 40.000 personnes étaient venues des villages d'alentour. Je craignais que nous ne fussions complètement écrasés mais à mon agréable surprise l'ordre fut parfait. Ni bousculade ni allées et venues inutiles et bruyantes à la gare, chacun resta à sa place. La procession s'organisa sans difficulté malgré une foule compacte. L'ordre au _Pandal_ fut encore plus remarquable. C'était une immense construction sans aucune prétention artistique. Il n'y avait pas de chaises même pour le Président. Les visiteurs de marque étaient assis sur une estrade massive et pratique construite au centre du _Pandal_. Bien qu'il y eût plus de douze mille personnes, le _Pandal_ semblait spacieux. On y accédait par de larges voies. Le sol était creusé de façon à s'incliner vers le centre. Il était possible à tous de voir sans difficulté. Ma seule remarque c'est que le demi-cercle est préférable, aucune place ne devant se trouver derrière l'estrade... M'étant renseigné j'appris que cette fois la foule était venue des alentours uniquement pour nous voir. L'obligation de se montrer est devenue des plus embarrassantes et prend beaucoup de temps. Elle m'oblige à une tension nerveuse excessive et me prive de la tranquillité dont j'aurais besoin pour écrire pendant les rares instants dont je dispose pendant mes voyages. Un manque de réflexion en est largement responsable. Il faut que les travailleurs pour la cause organisent ces manifestations avec méthode ou qu'elles soient tout à fait supprimées. Heureusement qu'elles sont amicales et n'occasionnent jamais de troubles. Mais imaginez la confusion si nous entreprenions des manifestations hostiles. Qu'arriverait-il s'il nous fallait diriger de telles foules sous le feu ou si elles étaient excitées par la colère? Je me rendis compte à Tundla que la Désobéissance Civile en masse était impossible avec une foule comme celle qui s'y trouvait. Nous ne pouvons rien accomplir d'efficace si nous n'avons la certitude lorsque nous communiquons nos instructions d'être obéis implicitement. Il faut donc que les «volontaires» apprennent à diriger la foule. Une foule indienne devient aisément des plus dociles et des plus maniables, seulement il faut l'y préparer. Et quand elle ne l'est pas il est plus sage de ne pas organiser de rassemblements. TROIS CRIS NATIONAUX Pendant mon voyage de Madras, j'eus l'occasion à Bedzwada de faire quelques remarques au sujet des cris nationaux et de suggérer qu'il vaudrait mieux en avoir pour des idéaux que pour des hommes. Je demandai à l'auditoire de remplacer _Mahatma Gandhiki Jai_ et _Mahomed Ali-Shaukat Aliki Jai_ par _Hindu Mussalmanki Jai_. Notre frère Shaukat Ali, qui parla ensuite, l'établit comme règle. Il avait remarqué qu'en dépit de l'Union Hindoue-Musulmane, si les Hindous criaient _Bande Mataram_, les musulmans faisaient immédiatement retentir _Allaho Akbar_ et vice versa. Ceci, dit-il fort justement, était discordant pour l'oreille et montrait que le peuple n'agissait pas en communion d'esprit. Trois cris seulement devraient être admis: _Allaho Akbar_ chanté joyeusement par les Hindous et les Musulmans pour exprimer que Dieu seul est grand et nul autre. Le second cri devrait être _Bande Mataram_ (Salut Patrie) ou _Bharat Mataki Jai_ (Victoire à Notre Mère Hind). Le troisième, _Hindu Mussulmanki Jai_, sans lequel il ne saurait y avoir de victoire pour l'Inde ni de vraie démonstration de la grandeur de Dieu. Je désirerais vivement que les journaux et les hommes politiques adoptent l'idée du Maulana et décident le peuple à ne pousser que ces trois cris. Ils expriment beaucoup de choses. Le premier est une prière, une confession de notre insignifiance et par conséquent un signe d'humilité. C'est un cri pour lequel tous les Musulmans et tous les Hindous devraient s'unir dans un sentiment de respect et de prière. Il ne faut pas que les Hindous hésitent à employer des mots arabes lorsque le sens en est non seulement inoffensif mais ennoblissant. Dieu n'attache pas d'importance à une langue plus qu'à une autre. _Bande Mataram_ en dehors des souvenirs merveilleux qu'il évoque, exprime l'unique souhait national, à savoir que l'Inde s'élève et atteigne toute sa grandeur. Et je préférerais _Bande Mataram_ à _Bharat Mataki Jai_ parce que ce serait reconnaître courtoisement la supériorité du Bengale par le cœur et l'intelligence; et comme l'Inde ne peut rien devenir sans l'union de l'âme hindoue et de l'âme musulmane, _Hindu-Mussulmanki Jai_ est un cri que nous n'oublierons sans doute jamais. Ces cris ne doivent pas être poussés d'une façon discordante. Dès que quelqu'un lance un des trois, tout le monde doit immédiatement le reprendre et chacun ne pas hurler celui qu'il préfère. Qui ne veut pas s'y joindre peut s'abstenir et doit considérer comme un manquement aux bonnes manières d'intercaler le sien lorsqu'un autre a été poussé. Il serait également préférable que les trois cris fussent dans l'ordre cité plus haut. Il ne faut pas non plus qu'ils soient répétés trop fréquemment. Lorsqu'un chef populaire traverse une gare on entend parfois le même hurlement poussé sans interruption. Je ne crois pas que ce bruit incessant fasse le moindre bien à la nation si ce n'est de lui fournir un médiocre exercice pour les poumons. Il faudrait songer en outre aux nerfs de notre chef. C'est un gaspillage national de le tenir occupé à regarder la foule ou de l'obliger à écouter pendant une demi-heure de suite un cri poussé en son honneur ou en l'honneur d'un autre. Il nous faut cultiver le sens des proportions. _8 septembre 1920._ LA HANTISE DES ÉCOLES ET DES COLLÈGES UNIVERSITAIRES On a beaucoup parlé et beaucoup écrit contre notre intention de boycotter les écoles et les collèges universitaires placés sous le contrôle du Gouvernement. On dit que notre proposition est «malfaisante», «nuisible» et «contraire aux intérêts les plus importants du pays»... J'ai fait tout mon possible pour découvrir mon erreur, mais ces efforts n'ont abouti qu'à fortifier ma conviction; ce serait une faute aussi grave de recevoir du gouvernement une éducation quelconque, toute supérieure qu'elle puisse être, que de boire le lait le plus crémeux s'il renfermait du poison. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... Les adversaires de ma suggestion ne se rendent pas suffisamment compte des injustices commises envers le Califat et au Pendjab. Ils ne sentent pas que ces injustices démontrent d'une façon concluante comment l'activité du gouvernement actuel dans son ensemble est nuisible au progrès national... Je suis absolument certain qu'ils n'enverraient pas leurs enfants à une école où ils risqueraient de recevoir une éducation qui les avilisse au lieu de les ennoblir. Je suis également certain qu'ils n'enverraient pas leurs enfants à une école gouvernée, dirigée ou même influencée par un voleur qui leur aurait pris ce qu'ils possédaient. Je considère que les enfants de la nation sont avilis dans les écoles et collèges du gouvernement. Je considère que ces écoles et ces collèges sont sous l'influence d'un gouvernement qui a volontairement dépouillé la nation de son honneur et par conséquent qu'il est du devoir de la nation d'en retirer ses enfants. Il est possible que même dans ces écoles certains résistent à cet avilissement; mais il serait mal d'encourager l'humiliation nationale qui s'y poursuit parce que quelques-uns se sont élevés au-dessus de leur entourage. A mon avis il est trop évident à l'heure actuelle que les chefs révérés de la nation ne se rendent pas compte de cette corruption des écoles placées sous le contrôle du gouvernement. On alléguera que les écoles ne sont pas pires qu'elles ne l'étaient avant le tort fait au Pendjab ou avant la trahison du Califat et que nous les tolérions alors. Je l'admets. Cependant en ce qui me concerne personnellement, les événements du Pendjab et du Califat, ont complètement changé mon opinion sur le système actuel de gouvernement. L'ignorance où j'étais de sa perversité inhérente me le rendait suffisamment tolérable pour ne pas m'opposer à ses écoles. Aussi je crains... que les adversaires du projet de boycottage ne donnent pas aux injustices commises la même importance que moi... Le jour où garçons et filles videront les écoles du gouvernement marquera une révolution dans la pensée nationale. Il indiquera que nous ne nous laisserons plus halluciner par ses écoles et par ses collèges. La nation n'est-elle pas capable de se charger de sa propre éducation sans l'intervention du gouvernement, sans sa protection, ses conseils ou ses subventions? Abandonner les écoles actuelles c'est avoir conscience que nous sommes capables d'organiser notre propre enseignement malgré des difficultés himalayennes. _29 septembre 1920._ LA HANTISE DES TRIBUNAUX Si les magistrats et les tribunaux n'exerçaient pas sur nous une sorte d'attrait magique et s'ils n'avaient pas de racoleurs pour nous attirer dans le bourbier des cours de justice et pour faire appel à nos passions les plus basses, notre existence serait bien plus heureuse. Que ceux qui fréquentent les Tribunaux--les meilleurs d'entre eux--avouent que l'atmosphère en est fétide, de chaque côté s'alignent les faux témoins qui, soit par amitié, soit pour de l'argent sont prêts à vendre leur âme. Mais le pire c'est qu'ils soutiennent l'autorité d'un gouvernement. Ils sont censés administrer la justice et sont par conséquent appelés les gardiens de la liberté d'une nation. Mais lorsqu'ils soutiennent un gouvernement malfaisant ils ne sont plus les gardiens de la liberté, ils font crouler les maisons afin d'étouffer l'âme d'une nation. Voilà comment agissent les tribunaux de la Loi Martiale et les «tribunaux exceptionnels» du Pendjab. Nous les avons vus dans leur nudité. Ils sont ainsi en temps normal lorsqu'il s'agit de juger un différend entre une race supérieure et ses ilotes. Il en est de même dans le monde entier. Voyez le procès de l'officier anglais qui avait torturé de sang-froid des nègres inoffensifs à Nairobi, et la peine ridiculement légère à laquelle il fut condamné. Un seul Anglais a-t-il jamais subi le dernier châtiment ou quelque chose de ce genre pour avoir commis dans l'Inde des meurtres barbares? Qu'on ne s'imagine pas que les choses seraient changées lorsque juges et procureurs anglais auraient été remplacés par des juges et procureurs indiens. Les Anglais ne sont pas naturellement corrompus, les Indiens ne sont pas nécessairement des anges. Tous deux subissent l'influence de leur entourage. Pendant l'état de siège, les juges et les procureurs indiens se montrèrent coupables d'actions aussi noires que les juges et les procureurs anglais. Si à Mabianwala ce fut un Bosworth Smith qui insulta les femmes, ce furent des Indiens qui les torturèrent à Amritsar. Ce que j'attaque c'est le système. Je n'en veux pas aux Anglais parce qu'ils sont anglais. Je respecte un certain nombre d'entre eux comme je les respectais avant de m'être aperçu de l'impossibilité de perfectionner le système actuel. M. Andrews et quelques autres me sont peut-être plus chers encore que jadis. Mais je ne pourrais pas rendre hommage à celui que je considère comme plus qu'un frère s'il devenait Vice-Roi des Indes. Je ne croirais pas qu'en acceptant ce poste il lui fut possible de rester pur. Il se verrait contraint d'administrer selon un système qui est corrompu en soi. Satan emploie généralement des instruments moraux et le langage de l'éthique pour donner à son but un air respectable. Je me suis écarté un peu du sujet pour démontrer que ce Gouvernement, fût-il entièrement composé d'Indiens, s'il conservait l'organisation actuelle nous serait tout aussi intolérable qu'à présent. Et c'est pourquoi la nomination de lord Sinha à un poste élevé ne me remplit pas d'une joie débordante. Il nous faut l'égalité absolue en théorie et en pratique et le pouvoir de nous passer des rapports avec les Anglais si cela nous plaît. Mais pour en revenir aux tribunaux et aux magistrats nous ne pouvons atteindre cette position désirable tant que nous considérons avec un respect superstitieux les soi-disant palais de justice. Que ceux dont la soif de vengeance ou l'avidité ou les justes réclamations sont satisfaites ne s'aveuglent pas sur le but véritable des tribunaux: la permanence de l'autorité du gouvernement qu'ils représentent. Sans les tribunaux le gouvernement ne durerait pas une journée. J'admets que, même avec mon plan, les tribunaux conserveront leur pouvoir sur les gens lorsque tous les avocats indiens les auront abandonnés et qu'il n'y aura plus de causes civiles à plaider. Mais alors ils auront cessé de nous tromper. Ils auront perdu leur prestige moral et par conséquent leur air d'honorabilité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Au point de vue économique, on n'a jamais considéré ce que font perdre les tribunaux à la nation et pourtant ce n'est pas une bagatelle. Chaque institution organisée d'après le système actuel l'est avec une prodigalité extravagante et les tribunaux plus que tout autre. J'ai quelque notion de ce qu'ils coûtent en Angleterre, je suis renseigné sur ce qu'ils coûtent aux Indes et très documenté sur ce qu'ils coûtent dans le Sud-Afrique. Je n'hésite point à dire que ceux de l'Inde sont relativement les plus exagérés et n'ont aucun rapport avec les ressources économiques du peuple. Les meilleurs avocats de l'Afrique du Sud, et il y en a d'extrêmement compétents, n'oseraient jamais demander les honoraires des avocats de l'Inde. Quinze guinées sont à peu près le maximum pour une consultation juridique. On a vu dans l'Inde demander jusqu'à 7000 roupies. Il y a quelque chose de criminel dans un système qui permet à un magistrat de gagner cinquante à cent mille roupies par mois. La profession n'est pas--ne devrait pas--être une affaire de spéculation. Le meilleur avocat devrait être accessible au plus pauvre à un prix raisonnable. Mais nous avons imité les magistrats anglais et ajouté à leurs méthodes. Les Anglais trouvent le climat de l'Inde pénible, ils conservent les habitudes des climats froids et durs, il leur faut calculer les séjours fréquents dans les montagnes et dans leur île natale, et mettre de côté une forte somme pour l'éducation aristocratique de leurs enfants. Leurs honoraires sont pour ces raisons naturellement très élevés et l'Inde ne peut pas supporter cette lourde charge. Nous nous imaginons que pour nous sentir les égaux des magistrats anglais il nous faut demander les mêmes honoraires écrasants. Ce serait bien triste pour l'Inde s'il lui fallait hériter des appointements anglais et des goûts anglais qui conviennent si peu à l'atmosphère indienne. Tout magistrat considérant les tribunaux et sa profession du point de vue que je viens d'indiquer arrivera forcément à conclure que le meilleur moyen de servir la nation est de cesser d'exercer. Pour arriver à une autre conclusion il faudrait qu'il pût démentir l'exposé des faits que je viens d'avancer. _6 octobre 1920_ A TOUT ANGLAIS HABITANT L'INDE Cher ami, Je souhaite que tout Anglais lise cet appel et le médite sérieusement. Permettez-moi de me présenter à vous. A mon humble avis nul Indien n'a coopéré plus que moi avec le Gouvernement Britannique pendant mes vingt-neuf années consécutives d'activité publique et dans des circonstances qui eussent fait de tout autre un rebelle. Je vous prie de me croire si je vous dis que ma coopération n'était point fondée sur la crainte des châtiments prévus par vos lois ni sur d'autres raisons égoïstes. Ma coopération était libre, volontaire, elle s'appuyait sur la conviction que la somme totale de l'activité du gouvernement Britannique avait pour but le bien de l'Inde. J'ai mis quatre fois ma vie en péril pour l'Empire: à l'époque de la guerre Sud-Africaine lorsque j'avais la responsabilité du corps d'ambulanciers volontaires qui fut cité à l'ordre du jour par le Général Buller; à l'époque de la guerre des Zoulous au Natal lorsque je dirigeais un autre corps sanitaire; au commencement de la dernière guerre lorsque je formais un corps d'infirmiers et que par suite de la fatigue j'eus une pleurésie grave, enfin lorsque fidèle à la promesse que j'avais faite à lord Chelmsford lors de la Conférence de Delhi, j'entrepris une active campagne de recrutement dans le Kaira nécessitant de longues marches fatigantes et qu'une crise de dyssenterie faillit m'emporter. Tout ceci je l'ai fait parce que j'étais persuadé que des actes comme les miens devaient placer mon pays sur le même rang que les autres parties de l'Empire. Encore en décembre dernier je demandais avec insistance une coopération loyale. Je croyais sincèrement que M. Lloyd George tiendrait la promesse qu'il avait faite aux Musulmans et que les atrocités commises au Pendjab une fois connues, les habitants du Pendjab obtiendraient une réparation complète. Mais la duplicité de M. Lloyd George et votre façon de la considérer et d'excuser les atrocités commises ont absolument détruit la foi que j'avais dans les bonnes intentions du Gouvernement et dans la nation dont il dépend. Néanmoins, si je ne crois plus à vos bonnes intentions je me plais à reconnaître votre bravoure et je sais que là où vous ne céderiez pas devant la justice et la raison, vous céderiez volontiers devant la bravoure. _Jugez de ce que l'Empire coûte à l'Inde_: Exploitation des ressources de l'Inde pour le bénéfice de la Grande-Bretagne; Dépenses toujours croissantes pour l'armée, et le plus coûteux des fonctionnarismes; Tous les services de l'Administration organisés avec une prodigalité extravagante sans aucune considération pour la pauvreté de l'Inde; Désarmement et émasculation complète d'une nation par crainte qu'elle ne devienne un danger pour une poignée d'entre vous qui vous trouvez parmi nous; Commerce de boissons alcoolisées et de stupéfiants afin de subvenir aux frais d'une administration trop lourde par le haut; Législation de plus en plus sévère afin d'étouffer une agitation grandissante qui cherche à faire connaître la torture d'une nation; Traitement dégradant infligé aux Indiens habitant vos «Dominions». Et vous avez montré un mépris absolu de ce que nous éprouvons en glorifiant l'administration du Pendjab et en insultant aux sentiments des Musulmans. Je sais que vous ne nous en voudriez pas, si nous pouvions nous battre et que nous vous arrachions le sceptre des mains. Mais vous savez bien que nous ne le pouvons pas. Vous avez fait en sorte que nous soyons incapables de nous battre franchement, honorablement. La bravoure sur le champ de bataille nous est donc impossible. La bravoure de l'âme nous reste. Je sais qu'à elle aussi vous serez sensible. Mon but est de faire naître cette bravoure. La Non-Coopération n'est pas autre chose qu'un entraînement au sacrifice de soi. Pourquoi donc coopérerions-nous avec vous lorsque nous savons que votre administration de ce pays nous réduit à un esclavage qui devient chaque jour plus grand? Si le peuple répond à mon appel, ce n'est pas dû à ma personnalité. J'aimerais que vous cessiez de croire que j'y suis pour quelque chose--les frères Ali également. Ma personnalité ne ferait naître aucune réponse à un cri Anti-Musulman si j'étais assez stupide pour en pousser un et le nom magique des frères Ali n'inspirerait aucun enthousiasme aux Musulmans s'ils poussaient follement un cri anti-Hindou. Le peuple accourt par milliers pour nous écouter parce qu'aujourd'hui nous représentons la voix d'une nation qui gémit écrasée sous un talon de fer. Les frères Ali étaient vos amis comme je l'étais, comme je le suis encore. Ma religion me défend toute animosité à votre égard. Je ne lèverais pas la main contre vous, même si j'en avais la puissance. Je veux vous vaincre uniquement par ma souffrance. Les frères Ali tireraient certainement l'épée du fourreau s'ils le pouvaient pour défendre leur religion et leur pays. Mais eux et moi faisons cause commune avec le peuple de l'Inde pour tâcher d'exprimer ce qu'il ressent et trouver un remède à sa détresse. Vous êtes en quête d'un remède pour supprimer cette effervescence croissante du sentiment national. Je me permets de vous suggérer que la seule façon d'y mettre fin est d'en supprimer les causes. Cela vous est encore possible, vous pouvez contraindre M. Lloyd George à tenir parole. Je vous assure qu'il s'est réservé plusieurs portes de sortie. Vous pouvez contraindre le Vice-Roi à donner sa démission en faveur d'un meilleur et revenir sur votre opinion au sujet du Général Dyer et de Sir Michael O'Dwyer. Vous pouvez contraindre le Gouvernement à réunir en conférence les chefs reconnus du peuple, élus par eux et représentant toutes les opinions afin de chercher le moyen de donner le _Swaraj_ à l'Inde conformément aux désirs de son peuple. Mais vous ne pouvez le faire que si vous considérez tout Indien véritablement comme votre égal et comme votre frère. Je ne vous demande pas votre protection. Je vous montre uniquement, en ami, une solution honorable à un grave problème. L'autre solution, la répression, vous est ouverte. Je vous prédis qu'elle ne réussira pas. Elle a déjà emprisonné deux braves de Panipat parce qu'ils ont exprimé librement leurs opinions; un autre est en jugement à Lahore pour avoir exprimé les mêmes opinions. Un autre dans le district d'Oudh est déjà incarcéré; un quatrième attend son tour d'être jugé. Vous devez savoir ce qui se passe autour de vous. Notre propagande est faite contre cette répression attendue. Je vous demande respectueusement de choisir la meilleure méthode, de faire cause commune avec le peuple de l'Inde dont vous mangez le pain. Vouloir contrarier ses aspirations c'est être déloyal envers le pays. Votre fidèle ami, M. K. GANDHI. _27 octobre 1920._ SI JE SUIS ARRÊTÉ Article paru dans le _Navjivan_. Je ne cesse de me demander quelle serait l'attitude du peuple si l'on m'arrêtait. Mes collaborateurs m'ont également posé la question. Quelle serait la position de l'Inde si le peuple affolé par son amour faisait fausse route? Quelle serait ma position à moi? Des ruisseaux de sang répandus par le gouvernement ne sont pas pour m'effrayer mais je serais profondément affecté si le peuple, par amour de moi ou en mon nom allait seulement jusqu'à insulter le gouvernement. Il me couvrirait de honte s'il perdait son empire sur soi lors de mon arrestation. La nation n'arrivera à aucun progrès si elle ne compte que sur moi. Le progrès n'est possible que si le peuple comprend et suit le chemin que je lui ai tracé. Je désire pour cette raison qu'il conserve un sang-froid absolu et considère le jour où je serais arrêté comme un jour de réjouissance. Je désire que même nos faiblesses actuelles disparaissent ce jour là. Quel serait le mobile du Gouvernement en m'arrêtant? Le Gouvernement n'est pas mon ennemi; je n'ai pas un atome d'inimitié contre lui. Mais il croit que je suis l'âme de l'agitation et que, si l'on m'éloignait, les administrateurs et les administrés auraient la paix, que le peuple m'obéit aveuglément. Le gouvernement n'est pas seul à le croire; certains de nos chefs partagent son opinion. Comment le gouvernement peut-il s'assurer des sentiments du peuple? Comment peut-il se rendre compte si le peuple comprend mes conseils ou s'il est simplement ébloui par mes paroles? Il n'a qu'un moyen de s'en assurer: m'arrêter. Il reste bien entendu l'alternative de supprimer les causes qui m'ont amené à offrir ces conseils. Mais, enivré par son pouvoir, le Gouvernement ne voit pas ses propres erreurs et les verrait-il qu'il ne les admettrait pas. Il n'a donc qu'un seul moyen: se rendre compte de la force du peuple en m'arrêtant. Si par cet acte le peuple est terrifié au point de se soumettre, il aura mérité les injustices dont ont souffert le Califat et le Pendjab. Si d'autre part le peuple a recours à la violence il fera simplement le jeu du gouvernement, les aéroplanes jetteront alors des bombes sur la population, ses Dyers tireront sur lui et ses Smiths soulèveront les voiles de nos femmes. D'autres officiers seront là qui l'obligeront à se frotter le visage contre terre et à ramper sur le ventre, et le châtieront à coups de fouet. Chacun de ces résultats est également mauvais et ne nous donnera pas le «_Swaraj_». Dans d'autres pays les gouvernements ont été renversés par la force brutale seule, mais j'ai souvent démontré que l'Inde ne saurait obtenir son _Home Rule_ en employant cette force. Quelle devrait donc être l'attitude du peuple si l'on m'arrêtait? La réponse est simple. Il faut que le peuple, 1º Reste calme et paisible. 2º Mais qu'il n'observe pas de «hartal». 3º Qu'il ne tienne pas de meetings. 4º Qu'il ait l'œil ouvert. Je m'attendrais, bien entendu, à voir: 5º Toutes les écoles du gouvernement se vider et se fermer. 6º Les magistrats suspendre leurs fonctions en plus grand nombre. 7º Tous les litiges jugés par arbitrage privé. 8º Des écoles et collèges universitaires nationaux s'ouvrir très nombreux. 9º Des milliers d'hommes et de femmes renoncer à tout tissu étranger et porter uniquement des vêtements tissés et filés à la main, et le tissu étranger actuellement en magasin vendu ou brûlé par eux. 10º Tous refuser de s'engager dans l'armée ou de servir le Gouvernement. 11º Ceux qui peuvent gagner leur vie autrement abandonner les emplois du gouvernement et même l'armée. 12º Chacun souscrire au fonds national autant qu'il est nécessaire. 13º Les possesseurs de titres y renoncer en plus grand nombre. 14º Les électeurs, encore incertains, considérer que c'est un péché d'envoyer des représentants aux Conseils. 15º Les candidats aux élections retirer leur candidature et ceux qui auraient été élus démissionner. Si le peuple prend ces résolutions et les met en pratique il aura certainement le _Swaraj_ avant un an. Nous l'aurons atteint, quand il se montrera capable de cette force. La nation signera alors ma mise en liberté et j'en serai heureux. La liberté dont je jouis à présent est pour moi une prison. Si le peuple employait la violence pour me délivrer et s'il attendait ensuite mon aide pour obtenir le _Swaraj_ son incompétence serait démontrée. Ni moi, ni personne ne pouvons donner le _Swaraj_ à la nation. Elle l'aura dès qu'elle aura prouvé qu'elle est prête. Je dirai pour terminer qu'il est parfaitement inutile d'incriminer le gouvernement. Nous avons le gouvernement que nous méritons. Lorsque nous serons meilleurs, le gouvernement le sera également. Ce n'est qu'à ce moment-là que nous aurons notre _Swaraj_. La Non-Coopération montre que la nation a pris la résolution de devenir meilleure. Va-t-elle abandonner sa résolution si l'on m'arrête et coopérer avec le gouvernement? Si le peuple devient fou, s'il adopte la violence et qu'il en soit amené à ramper sur le ventre, à frotter son visage sur le sol, à saluer l'_Union Jack_ et à faire pour cela quarante kilomètres à pied, qu'est-ce sinon coopérer? Mieux vaut mourir que de s'abaisser ainsi. En un mot de quelque façon que vous considériez la question vous verrez que la seule ligne de conduite pour le peuple est celle que j'ai indiquée. _10 novembre 1920._ L'UNIVERSITÉ NATIONALE DE GUJERAT En créant une Université et en organisant un Collège à Ahmedabad le Gujerat a démontré que la Non-Coopération avait également son côté constructif. Seulement, comme la Non-Coopération est d'abord un acte de purification, il lui faut détruire avant de construire. L'Université Nationale se dresse aujourd'hui pour protester contre l'injustice britannique et défendre notre honneur national. Mais elle demeurera. Elle s'inspire des idéaux nationaux d'une Inde unie. Elle représente une religion qui est le Dharma des Hindous et l'Islam des Mahométans. Elle veut sauver les langues indigènes de l'oubli immérité et en faire la source de la régénération nationale et de la culture indienne. Elle considère que l'étude systématique des cultures asiatiques n'est pas moins essentielle pour acquérir une éducation parfaite que celle des sciences occidentales. Elle devra fouiller dans les immenses trésors du sanscrit, de l'arabe, du persan, du pali et du magahdi afin d'y découvrir où se trouve la source de la force pour la nation. Elle ne se propose pas seulement de se nourrir des anciennes cultures ou de les copier: elle espère plutôt créer une culture nouvelle basée sur les traditions et enrichie par l'expérience des temps plus rapprochés. Elle représente la synthèse des différentes cultures qui se sont implantées aux Indes, qui ont agi sur l'existence de l'Inde et qui ont à leur tour subi l'influence de l'esprit du sol. Cette synthèse sera, bien entendu, selon le _Swadeshi_ où toute culture est assurée d'avoir sa place légitime, non sur le modèle américain où une culture prédomine et absorbe toutes les autres, où le but n'est pas l'harmonie mais une unité artificielle et forcée. Pour cette raison l'Université a voulu que ses étudiants apprissent à connaître toutes les religions de l'Inde. Les Hindous ont ainsi l'occasion d'étudier le _Koran_ et les Musulmans de savoir ce que contiennent les _Shastras_ hindous. L'Université n'a exclu qu'une seule chose de son programme, c'est l'esprit d'exclusion qui considère comme «intouchable»[72] une section quelconque de l'humanité. L'étude de l'hindoustani qui est un mélange national de sanscrit, d'hindi et d'urdu persanisé est obligatoire. L'esprit d'indépendance sera développé non seulement par l'étude de la religion, de la politique et de l'histoire mais aussi par la préparation professionnelle qui seule peut donner à la jeunesse du pays l'indépendance économique et le soutien que procure le respect de soi-même. L'Université espère organiser de meilleures écoles dans toutes les villes de province afin que l'instruction se répande au loin et pénètre le peuple le plus tôt possible. Le _Gujerati_ employé comme langue éducative facilitera ce progrès et il n'y aura plus, entre les gens cultivés et les ignorants, cette séparation qui est une sorte de suicide. L'un des effets d'une éducation industrielle pour les classes distinguées et d'une éducation littéraire pour les classes industrielles sera en grande partie d'empêcher la distribution inégale de la fortune et en même temps de mettre fin au mécontentement social qui en résulte. Les plus graves défauts des Universités du Gouvernement c'est d'être sous le contrôle d'étrangers et d'attribuer une valeur fausse aux diverses carrières. L'Université du Gujerat en ne coopérant pas avec le Gouvernement y remédie automatiquement. Si les fondateurs et les promoteurs sont fidèles à cette résolution jusqu'à ce que le Gouvernement soit devenu national, ils acquerront une perception nette des idéaux et des besoins de la Nation. Demandons à Dieu que les Travailleurs pour la cause aient la foi et la force nécessaires pour défendre la bannière qu'ils ont déployée. _17 novembre 1920._ [72] Voir les articles suivants page 160. LE SYSTÈME DES CASTES J'ai reçu plusieurs lettres irritées à propos de mes remarques sur le système des Castes... Le point soulevé par mes correspondants mérite qu'on le considère et qu'on y réponde. Ils déclarent que la conservation du système des castes serait la ruine de l'Inde et que l'esprit de caste a réduit l'Inde à l'esclavage. A mon avis ce n'est pas l'esprit de caste qui a fait de nous des esclaves, c'est notre avidité et notre mépris des vertus essentielles. Si l'Hindouisme ne s'est pas désagrégé c'est à l'esprit de caste que nous le devons. Comme toutes les autres organisations le système des castes a souffert d'excroissances malignes. Je ne considère fondamentales, naturelles et essentielles que les quatre divisions[73]. Les innombrables subdivisions peuvent parfois être commodes mais elles sont souvent gênantes. Plus tôt la fusion aura lieu, mieux cela vaudra. La suppression et la reconstitution silencieuses des subdivisions ont toujours eu lieu et continueront forcément. On peut être certain que l'influence sociale et l'opinion publique se mêleront de ce problème. Mais je suis tout à fait opposé à ce qu'on essaye de détruire les divisions fondamentales. Le système des castes n'est pas basé sur l'inégalité, il n'y est pas question d'infériorité et si pareille question se posait, comme à Madras et Maharastra et ailleurs, il faudrait certainement refréner cette tendance. Mais il ne semble pas qu'il y ait une raison sérieuse de mettre fin à ce système à cause de ses abus. Il se prête facilement à la réforme. Il n'est point douteux que l'esprit démocratique, qui s'étend rapidement dans l'Inde, débarrassera cette institution de toute idée de prédominance et de subordination. L'esprit démocratique n'est pas une chose mécanique qui peut s'ajuster en abolissant les formes extérieures. Il demande une transformation du cœur. Si les castes sont un obstacle au développement de l'âme, l'existence de cinq religions dans l'Inde: l'Hindouisme, l'Islamisme, le Christianisme, le Zorastrianisme et le Judaïsme en sont une également. L'esprit démocratique exige l'inculcation de l'esprit de fraternité et je n'éprouve aucune difficulté à considérer un Mahométan ou un Chrétien comme mon frère, absolument comme s'il était frère par le sang, et si l'on doit à l'Hindouisme la doctrine des castes on lui doit aussi d'avoir inculqué la fraternité essentielle non seulement des hommes mais de tout ce qui vit. Un de mes correspondants suggère que nous abolissions les castes pour adopter le système Européen des classes, voulant dire sans doute qu'il faut supprimer l'hérédité des castes. Je suis porté à croire que la loi de l'hérédité est une loi éternelle et que toute tentative pour la transformer doit forcément conduire ainsi qu'il est déjà arrivé, au désordre absolu. Je vois une grande utilité à considérer un brahmane comme restant brahmane pendant toute son existence. S'il cesse de se conduire en brahmane il cesse naturellement d'inspirer le respect qui est dû à un véritable brahmane. Il est facile de se rendre compte des difficultés innombrables qui surgiraient s'il fallait organiser des tribunaux pour punir et récompenser, pour dégrader ou pour donner de l'avancement. Si les Hindous croient, ainsi qu'ils doivent le faire, à la réincarnation et à la transmigration des âmes, ils savent que la nature sans se tromper rétablira l'équilibre en dégradant le brahmane s'il se conduit mal et en le réincarnant dans une caste inférieure alors qu'elle maintiendra au rang de brahmane celui qui a vécu en brahmane dans sa présente incarnation. Je ne considère pas qu'il soit indispensable à l'esprit démocratique de boire, manger en commun et de s'unir par mariage. Je n'envisage pas une universalité de manières et de coutumes sous le plus démocratique des gouvernements. Nous devons chercher l'union dans la diversité... Dans la religion Hindoue il est défendu aux enfants de deux frères de s'épouser. Cette défense n'affecte en rien la cordialité des rapports; il est même probable qu'elle crée des relations plus saines. Dans les intérieurs Vaishnava j'ai vu des mères qui ne mangeaient pas dans la cuisine commune ni ne buvaient au bol commun, sans en devenir pour cela dédaigneuses, arrogantes et moins affectueuses. Ces contraintes disciplinaires ne sont pas mauvaises en soi. Poussées ridiculement à l'extrême elles peuvent être nuisibles et si elles ont pour but d'attribuer une supériorité elles deviennent des faiblesses et par conséquent un mal. Mais avec le temps et à mesure que surgiront des nécessités et des circonstances nouvelles, ces coutumes devront être avec circonspection modifiées et transformées. Ainsi, tout en étant disposé à défendre comme je l'ai déjà fait la division en quatre castes, je considère l'_intouchabilité_[74] comme un crime monstrueux, envers l'humanité ainsi que je l'ai souvent répété. Ce n'est pas une marque d'empire de soi, mais une prétention arrogante à la supériorité. Elle n'a jamais servi à rien d'utile et a abaissé un nombre incalculable d'êtres humains, qui non seulement nous valent bien, mais rendent au pays de bien des façons, des services essentiels. C'est un péché dont l'Hindouisme doit se délivrer au plus tôt, s'il veut être considéré comme une religion honorable et ennoblissante. Je ne vois pas une seule raison en sa faveur et je n'ai aucune hésitation à rejeter, dans les Ecritures, les passages, d'un caractère douteux, à l'appui de cette criminelle institution. A dire vrai je rejetterais toute autorité qui serait en contradiction avec la raison pondérée ou les commandements du cœur. L'autorité soutient et ennoblit les faibles lorsqu'elle est l'œuvre de la raison mais elle avilit lorsqu'elle supplante la raison sanctifiée par la «petite voix silencieuse qui est en nous.» _8 décembre 1920._ [73] Brahmane, Kshattriya, Vaiçya et Çoûdra: (philosophe et éducateur; administrateur et soldat; commerçant et pasteur; artisan et tâcheron.) [74] Le 27 octobre 1920 sous le titre «Classes _déprimées_» M. Gandhi avait écrit un article sur la question des _intouchables_. Vivekananda appelait les Panchamas «classes supprimées.» Sans nul doute son épithète est plus exacte que la mienne. Nous les avons supprimés et nous nous sommes déprimés nous-mêmes. C'est à la justice vengeresse mesurée par un Dieu juste que nous devons, selon Gokhale, d'être devenus les parias de l'Empire. Un correspondant me demande avec indignation ce que je fais pour eux. Nous autres Hindous ne devrions-nous pas laver nos mains sanglantes avant de demander aux Anglais de laver les leurs? La question est juste et opportune. Et s'il était possible à un membre d'une nation esclave de délivrer de leur esclavage les classes supprimées sans s'affranchir du sien je le ferais immédiatement. Mais c'est une tâche impossible. Un esclave n'a même pas la liberté nécessaire pour faire ce qu'il doit... Si j'avais une législature vraiment nationale je répondrais à l'insolence hindoue en faisant construire des puits spéciaux pour les classes supprimées, je créerais des écoles plus nombreuses et meilleures pour qu'il ne reste pas un seul intouchable ne sachant où envoyer ses enfants, mais je dois attendre encore ce jour meilleur. Faut-il entre temps laisser les classes déprimées s'arranger comme elles peuvent? Certes non.--Personnellement j'ai fait et fais encore à mon humble façon ce que je peux pour mes frères Panchamas. Ces membres de la nation foulés aux pieds ont trois ressources. S'ils sont impatients ils peuvent demander l'appui du Gouvernement qui est le maître des esclaves. Ils l'obtiendront mais le remède sera pire que le mal. Aujourd'hui ils sont les esclaves d'esclaves. S'ils cherchent l'appui du Gouvernement celui-ci se servira d'eux pour anéantir leurs propres frères. Au lieu que l'on continue à pécher envers eux ce sont eux qui pécheront envers les autres. Les Musulmans ont essayé sans succès, ils se sont aperçus qu'ils perdaient au lieu d'y gagner. Les Sikhs le firent imprudemment et échouèrent; nulle communauté de l'Inde n'est plus mécontente que la leur. L'aide du Gouvernement n'est donc pas une solution. La seconde serait pour eux de renoncer à l'Hindouisme ou de se convertir en bloc à l'Islamisme ou au Christianisme. Si une amélioration matérielle pouvait excuser que l'on renie sa religion je n'hésiterais pas à le conseiller. Mais la religion est une question de cœur. Il n'est pas d'incommodité physique qui puisse vous autoriser à renier votre religion. Si la façon inhumaine de traiter les Panchamas faisait partie de l'Hindouisme, le renier deviendrait un devoir pour eux et pour ceux qui comme moi ne faisons pas un fétiche de la religion et n'excusons pas tous les maux en son nom. Mais je suis persuadé que l'_Intouchabilité_ ne fait pas partie de l'Hindouisme. C'en est plutôt une excroissance qu'il faut détruire à tout prix. Et il existe une véritable armée de réformateurs hindous qui ont à cœur de débarrasser l'Hindouisme de cette souillure. Je considère par conséquent que la conversion ne serait point un remède. Il leur reste enfin la ressource d'agir par eux-mêmes et de se défendre avec l'aide que les Hindous non-Panchamas leur donneront, non par protection mais par devoir. Voilà où la Non-Coopération pourrait servir. Je serais, en effet partisan d'une Non-Coopération méthodique pour remédier à ce mal reconnu. Mais la Non-Coopération signifie indépendance absolue de toute aide extérieure, c'est un effort intérieur. Vouloir absolument pénétrer dans les enceintes défendues ne serait pas de la Non-Coopération. Ce pourrait être considéré comme de la Désobéissance Civile si c'était accompli pacifiquement. Mais j'ai découvert à mes dépens que la Désobéissance Civile demande une préparation préliminaire bien plus grande et beaucoup plus d'empire sur soi-même. Tout le monde peut non-coopérer, mais il en est peu qui soient capables de Désobéissance Civile. Pour protester contre l'Hindouisme les Panchamas peuvent donc cesser tout contact et tous rapports avec les autres hindous tant que les causes de leur grief persisteront. Mais si je ne me trompe les Panchamas n'ont pas de chef capable de les conduire à la victoire par la Non-Coopération. Le meilleur moyen serait donc que les Panchamas se joignissent au grand mouvement national pour libérer l'Inde de l'esclavage auquel la soumet le Gouvernement actuel. Il est facile à nos amis Panchamas de voir que la Non-Coopération contre ce gouvernement malfaisant suppose une coopération entre les différentes sections qui composent la nation indienne. Les Hindous doivent comprendre que s'ils veulent non-coopérer avec succès il leur faut faire cause commune avec les Panchamas comme ils ont fait cause commune avec les Musulmans. La Non-Coopération sans violence est essentiellement un mouvement de purification personnelle intensive. Cette opération a déjà commencé, et que les Panchamas y prennent part volontairement ou non, les autres Hindous n'oseront pas les laisser de côté sans nuire à leur propre progrès. Par conséquent, bien que la question des Panchamas me soit aussi chère que l'existence même, je me borne à consacrer toute mon attention à la Non-Coopération nationale. Je suis convaincu que le plus renferme le moins... LE CONGRÈS NATIONAL Le plus vaste et le plus important des Congrès[75] vient de se terminer. Ce fut la plus grande démonstration contre le système de gouvernement actuel qui ait jamais eu lieu. Le Président a exprimé la vérité absolue lorsqu'il a dit qu'à ce Congrès ce n'était pas le Président et les chefs qui entraînaient le peuple, mais le peuple qui l'entraînait lui et les chefs. Il était évident pour ceux qui se trouvaient sur l'estrade que le peuple avait pris les rênes en main. Ils eussent préféré aller moins vite. Le Congrès consacra une journée à une discussion détaillée de la doctrine qui fut adoptée après deux nuits de réflexion par tous à l'exception de deux voix. Il consacra une journée à discuter une résolution de Non-Coopération qui fut adoptée avec un enthousiasme sans précédent. Il consacra le dernier jour à la lecture des trente-deux articles de la Constitution... Après de sérieuses délibérations, le Congrès a pris trois décisions importantes. Il a exprimé en termes extrêmement clairs sa résolution d'obtenir son autonomie absolue, conservant si possible son association avec le peuple britannique mais s'en séparant s'il le fallait. Il se propose d'y arriver uniquement par des moyens honorables et non-violents. Il a introduit dans la Constitution qui réglemente son action des changements fondamentaux et a fait acte de désintéressement en réduisant le nombre de ses délégués à un membre par cinquante mille habitants de l'Inde, et en insistant pour que ces délégués fussent véritablement les représentants de ceux qui veulent prendre une part active dans les affaires politiques du pays. Afin de s'assurer que tous les partis seraient représentés il a accepté le principe du «vote unique transférable». Il a appuyé la résolution de Non-Coopération adoptée à la session spéciale et l'a amplifiée à tous points de vue. Il a insisté sur la Non-Violence et déclaré que l'obtention de _Swaraj_ dépend de l'harmonie complète entre les partis constituants de l'Inde; il a fait ressortir par conséquent l'importance de l'union Hindoue-Musulmane. Les délégués hindous ont demandé à leurs chefs de juger les différends entre Brahmanes et non-Brahmanes et ont insisté auprès de leurs supérieurs religieux sur la nécessité de se débarrasser du poison de l'_intouchabilité_. Le Congrès a dit aux parents dont les enfants sont à l'école et aux avocats qu'ils n'ont pas répondu à l'appel de la Nation en aussi grand nombre qu'ils auraient dû et qu'un effort plus grand devait être fait. Il s'ensuit nécessairement que ceux qui ne répondront pas rapidement à cette demande réitérée se verront peu à peu exclus des affaires publiques du pays. Le pays demande aux hommes et aux femmes de l'Inde de faire tout leur devoir. _5 janvier 1921._ [75] Congrès de Nagpur tenu en décembre 1920. NÉCESSITÉ D'ÊTRE HUMBLES L'esprit de Non-Violence conduit nécessairement à l'humilité. La Non-Violence signifie confiance en Dieu, le Roc des Ages. Si nous voulons qu'il nous aide, il faut nous approcher de lui avec un cœur humble et contrit. Les Non-Coopérateurs ne doivent pas exploiter le succès surprenant qu'ils ont remporté au Congrès. Il nous faut être comme le manguier qui courbe la tête lorsqu'il porte des fruits. Sa grandeur réside dans son humilité majestueuse. Mais il paraît que les non-coopérateurs se sont montrés insolents et intolérants envers ceux qui ne partagent pas leurs idées. Ils perdront, j'en suis sûr, s'ils s'enflent d'orgueil, leur importance et leur gloire. Nous n'avons certainement pas lieu d'être mécontents du progrès accompli jusqu'à présent, mais nous n'avons pas grand chose à notre actif dont nous puissions être fiers. Il nous faudra faire bien d'autres sacrifices avant de pouvoir nous permettre de montrer de la fierté, encore moins de l'orgueil. Les milliers d'Indiens qui sont venus en foule au Congrès approuvent sans aucun doute la doctrine intellectuellement, mais peu d'entre eux l'ont mise en pratique. Sans parler de ceux qui plaident, combien de parents ont retiré leurs enfants des écoles? Combien de ceux qui ont voté pour la Non-Coopération ont cessé d'employer du tissu étranger et se sont mis à filer? La Non-Coopération n'est pas un mouvement de vantardise, de fanfaronnade et de bluff. Elle sert à mettre notre sincérité à l'épreuve. Elle nous demande un sacrifice silencieux et ferme de nous-mêmes. Elle exige la preuve de notre loyauté et de notre capacité pour le travail national. C'est un mouvement qui cherche à mettre ses idées en action, et plus nous agissons plus nous nous apercevons qu'il y a bien plus à accomplir que nous ne pensions. Et ce sentiment de notre imperfection doit nous rendre humbles. Un Non-Coopérateur s'efforce d'attirer l'attention et de donner l'exemple non par la violence mais par une humilité discrète. Il laisse à la solidité de ses actions le soin de faire apprécier sa foi. Sa force provient de ce qu'il compte sur la correction de son attitude, et il en convaincra d'autant plus son adversaire qu'il interposera moins de paroles entre ses actions et celui-ci. La parole, surtout lorsqu'elle est arrogante, trahit un manque d'assurance et rend l'adversaire sceptique sur la réalité de l'acte. L'humilité est donc la clé qui ouvre rapidement la porte au succès. J'espère que tout Non Coopérateur reconnaîtra la nécessité d'être humble et de savoir se contenir. C'est parce qu'il y a si peu à faire et que ce peu tout entier dépend de nous-mêmes que j'ai osé émettre l'opinion que nous aurons le _Swaraj_ avant un an. _12 janvier 1921._ LE PÉCHÉ D'INTOUCHABILITÉ Il est intéressant de remarquer que le Comité qui se réunit avant le Congrès pour discuter les propositions du Congrès et le Comité du Congrès de Nagpur en 1920 ont accepté sans opposition la clause se rapportant au _péché d'intouchabilité_. L'Assemblée Nationale a bien agi en approuvant la résolution et en déclarant que pour obtenir le _Swaraj_ il était nécessaire de faire disparaître cette souillure de l'Hindouisme. Le diable n'arrive à ses fins que parce qu'il est aidé par ses pareils. Il tire profit des faiblesses de notre nature pour avoir de l'empire sur nous. Le Gouvernement fait de même. C'est par nos vices et nos faiblesses qu'il conserve son autorité sur nous, et si nous voulons devenir insensibles à ses machinations il faut nous débarrasser de nos faiblesses. C'est pour cette raison que j'ai appelé la Non-Coopération une méthode de purification. Dès que la méthode aura fait son œuvre ce gouvernement s'effondrera faute d'être entouré de l'atmosphère qui lui est nécessaire, comme les moustiques qui cessent de fréquenter l'endroit où les fossés ont été asséchés et comblés. Une juste Némésis ne nous a-t-elle pas châtié pour le crime d'intouchabilité? N'avons-nous pas récolté ce que nous avons semé?... Nous avons tenu les parias à l'écart et maintenant nous le sommes devenus nous-mêmes dans les colonies anglaises. Nous leur refusons de se servir de nos puits, nous leur jetons nos restes; leur ombre même semble nous polluer. En vérité il n'est pas d'accusation que nous ne lancions à la figure des Anglais que les parias ne pourraient nous lancer également. Comment peut-on faire disparaître cette souillure de l'Hindouisme? «Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fît». J'ai souvent dit à des fonctionnaires anglais que s'ils étaient des amis et des serviteurs de l'Inde, ils devraient descendre de leur piédestal, abandonner leur attitude protectrice, montrer par leurs actes pleins d'amour qu'ils sont en toutes choses nos amis, et nous croire leurs égaux absolument comme leurs camarades anglais. Après les événements du Pendjab et du Califat, j'ai été un peu plus loin. Je leur ai demandé de se repentir et de changer de sentiments. Et c'est justement pour cela qu'il faut que nous autres Hindous nous nous repentions du mal que nous avons fait, que nous changions notre façon d'agir envers ceux que nous avons «supprimés» par un système tout aussi diabolique que celui du Gouvernement de l'Inde réprouvé par nous. Nous ne devons pas leur jeter comme une aumône quelques misérables écoles, nous ne devons pas adopter envers eux un air de supériorité. Il faut que nous les traitions comme nos propres frères et leur rendions l'héritage que nous leur avons enlevé. Et ceci ne doit pas être l'action de quelques réformateurs qui connaissent les Anglais, mais un effort volontaire et conscient de la part des masses. Nous ne devons pas attendre des siècles pour accomplir cette réforme attardée. Il faut que nous nous efforcions d'y parvenir en cette année de grâce, d'épreuve, de préparation et de pénitence. C'est une réforme qui ne doit pas suivre le _Swaraj_ mais le précéder. L'«intouchabilité» n'est pas une sanction de la religion mais une invention de Satan. Le diable a toujours cité l'Ecriture Sainte. Mais l'Ecriture Sainte ne saurait être au-dessus de la Raison et de la Vérité. Elle a pour but de purifier la Raison et de rendre la Vérité plus éclatante. Je n'irais pas brûler un cheval sans tache parce qu'il paraît que les Vedas ont conseillé, toléré et autorisé ce sacrifice. Pour moi les Vedas sont divins, ils ne sont pas écrits. «La lettre tue»; c'est l'esprit qui communique la lumière, et l'esprit des Vedas est pureté, vérité, innocence, chasteté, simplicité, pardon et piété et tout ce qui rend l'homme et la femme braves et nobles. Il n'y a ni noblesse, ni bravoure à traiter les nobles boueurs résignés de la nation comme s'ils étaient moins que des chiens qu'il faut mépriser et couvrir de crachats. Plût à Dieu qu'il nous accordât à tous la force et la sagesse nécessaires pour devenir les boueurs de la nation comme les classes supprimées sont obligées de l'être. Il ne manque pas d'écuries d'Augias à nettoyer.[76] _19 janvier 1921_ [76] L'interview suivante parue d'abord dans l'_Indian Witness_ de Lucknow et reproduite ensuite dans la _Jeune Inde_ du 25 février 1920 sous le titre «Nettoyez» nous rend encore plus claires les idées de M. Gandhi à ce sujet et donne en même temps son portrait physique et moral. «Tout en causant avec M. Gandhi je remarquai non sans étonnement la simplicité de son costume. Il était vêtu d'étoffe blanche grossière, un _kambal_ jeté sur ses épaules le protégeait du froid, un bonnet blanc lui couvrait la tête. Il était assis sur le sol en face de moi et je me demandais comment ce petit individu au visage maigre, aux grandes oreilles écartées, aux tranquilles yeux bruns pouvait bien être le célèbre Gandhi dont j'avais tant entendu parler. Mais tous mes doutes disparurent lorsque nous commençâmes à causer. Je n'approuve pas toutes les méthodes de M. Gandhi pour atteindre le but souhaité, mais je tiens à rendre à l'homme ce témoignage: M. Gandhi est un spiritualiste, c'est un penseur. Pendant ma courte entrevue avec lui j'éprouvais ce même sentiment de communion que j'ai éprouvée maintes fois avec les Saints. Je compris que cet homme était allé à la source même de la foi chrétienne et qu'il avait puisé ses connaissances auprès du Christ. --«M. Gandhi, que peuvent faire les Nations occidentales pour aider au développement de l'Orient et de l'Inde en particulier? M. Gandhi répondit à ma question d'une façon détournée: --«Pour l'instant, dit-il, l'Inde désapprend. L'Inde a appris une foule de choses inutiles qui ne lui servent à rien. En observant l'Occident et votre pays en particulier j'ai appris deux choses de la première importance, d'abord la propreté, ensuite l'énergie. Je suis absolument convaincu que mes compatriotes ne peuvent progresser spirituellement avant d'avoir fait un nettoyage complet. Votre peuple possède une énergie surprenante; cette énergie est en grande partie dirigée vers un but matériel. Si cette même somme d'énergie pouvait être dirigée convenablement chez le peuple indien, ce serait pour lui un précieux bienfait. --«Auriez-vous la bonté de me dire ce que le Christianisme peut faire pour aider l'Inde, étant donné l'esprit de nationalisme qui règne à l'étranger?» Il me répondit: «Ce dont nous avons besoin avant tout c'est de sympathie. Lorsque j'étais dans l'Afrique du Sud j'ai découvert cette comparaison. Il me fallait creuser des puits artésiens. Pour atteindre aux sources courantes et pures je devais creuser à une très grande profondeur. Un grand nombre de ceux qui viennent ici afin d'étudier mes compatriotes se contentent de gratter à la surface. Si par leur sympathie ils creusaient profondément ils découvriraient une source de vie pure et claire». --«Auriez-vous également la bonté de me dire quels livres ou quelles personnes ont exercé sur vous le plus d'influence?» Je m'attendais à ce qu'il me parlât des Vedas et autres livres indiens que devraient connaître les Chrétiens mais je ne m'attendais pas à l'entendre citer trois livres anglais[77] qui avaient dirigé sa vie et formé sa pensée. Il admit franchement qu'il n'était pas lecteur omnivore, qu'il choisissait avec soin ce qu'il y avait de meilleur. Et voici l'ordre dans lequel il me nomma ces livres: La Bible, Ruskin et Tolstoï. Puis parlant de la Bible il me dit: «Il m'est arrivé maintes fois de ne savoir de quel côté me diriger. Je suis allé à la Bible et particulièrement au Nouveau Testament et dans son message j'ai puisé des forces.» Je tenais beaucoup à savoir ce que notre association de diplômés de l'Université de Meerut qui était composée de l'élite des hommes instruits de cette ville pouvait faire pour en augmenter la prospérité. Il répondit: «Qu'ils soient boueurs». Il ajouta: «j'emploie cette expression dans toute sa force. Si les membres de votre association pouvaient prêter une main charitable pour nettoyer la cité moralement et matériellement ils accompliraient une tâche importante.» [77] C'est-à-dire lus _en_ anglais. (N. d. T.) HIND SWARAJ, le Home Rule de l'Inde. C'est assurément un bonheur pour moi que la brochure portant ce titre attire l'attention générale. L'original est en Gujerati. Elle a eu une carrière variée. Elle parut d'abord en Afrique du Sud dans les colonnes de l'_Indian Opinion_. Je l'avais écrite en 1908 après avoir quitté Londres, pendant le voyage, lorsque je retournais dans l'Afrique du Sud. J'avais eu l'occasion d'être en rapports avec tous les Indiens anarchistes de Londres. Leur bravoure m'avait frappé mais j'avais l'impression que leur zèle s'égarait. J'avais le sentiment que la violence n'était pas un remède aux maux de l'Inde et que sa civilisation demandait une arme différente et plus élevée pour la défendre. Le _Satyâgraha_ de l'Afrique du Sud était encore dans l'enfance, il avait à peine deux ans, mais il était assez vigoureux cependant pour qu'il me fût possible d'en parler avec quelque assurance. _Hind Swaraj_ reçut un tel accueil qu'il fut publié sous forme de brochure et attira quelque attention dans l'Inde. Le Gouvernement de Bombay en défendit la circulation. Je répondis à cette attaque en en faisant paraître la traduction. Je considérais que je devais à mes amis Anglais de leur faire connaître ce qu'il renfermait. Selon moi c'est un livre que l'on peut mettre entre les mains d'un enfant. Il enseigne l'Evangile de l'amour à la place de celui de la haine. Il remplace la violence par l'abnégation et oppose la force de l'âme à la force brutale. Il en a paru plusieurs éditions et je le recommande à ceux qui voudraient le lire. Je n'en retire qu'un seul mot et cela par déférence, pour une dame de mes amies. J'en ai donné la raison dans la préface de l'édition indienne. La brochure condamne sévèrement «la civilisation moderne». Je l'écrivis en 1908 et ma conviction est plus profonde que jamais aujourd'hui. Je suis persuadé que si l'Inde se débarrassait de la civilisation moderne, elle ne ferait qu'y gagner. Mais je tiens à en prévenir le lecteur, il ne doit pas s'imaginer que je cherche aujourd'hui le _Swaraj_[78] tel qu'il y est décrit. Je sais que l'Inde n'est pas mûre pour cela. Le dire peut sembler impertinent mais c'est ma conviction. Je travaille pour arriver à la maîtrise personnelle qui y est décrite mais aujourd'hui je consacre mon activité publique au _Swaraj_ parlementaire tel que le désire le peuple de l'Inde. Mon but n'est pas de détruire les chemins de fer et les hôpitaux; j'en accueillerais pourtant avec plaisir la destruction naturelle. Les chemins de fer et les hôpitaux ne sont pas une preuve de civilisation pure et élevée. Ils sont tout au plus un mal nécessaire. Ni les uns ni les autres n'ajoutent un pouce à la stature morale d'une nation. Je ne cherche pas davantage la destruction complète des tribunaux, bien que je considère que ce soit une fin ardemment souhaitable. Je désire encore moins détruire les machines et les filatures. Il faudrait pour cela une simplicité et un renoncement plus grands que le peuple n'en serait capable à présent. La seule partie du programme qui soit appliquée complètement est celle de la Non-Violence. Mais je regrette d'être forcé de l'avouer: même celle-ci n'est pas appliquée selon l'esprit du livre. Si elle l'était l'Inde pourrait obtenir son _Swaraj_ en une journée. Si l'Inde adoptait la doctrine de l'amour comme faisant partie de sa religion et l'introduisait dans sa politique le _Swaraj_ descendrait des Cieux. Mais j'ai tristement conscience que cet événement est encore bien éloigné de nous. Je fais part de ces réflexions parce que je remarque que bien des citations du livre sont données dans l'intention de jeter un discrédit sur le mouvement actuel. J'ai même lu des articles où il est suggéré que je joue un jeu habile et que je profite de l'agitation actuelle pour imposer mes manies à l'Inde et que je fais des expériences religieuses à ses dépens. Tout ce que je puis répondre c'est que le _Satyâgraha_ est d'une étoffe plus résistante. Il n'y a en lui rien de réticent et rien de caché. Il est certain qu'une partie de la théorie de l'existence décrite dans _Hind Swaraj_ est mise en pratique. Il n'y aurait pas le moindre danger à ce que la totalité le fût. Mais il n'est pas juste d'effrayer les gens en reproduisant certains passages qui n'ont rien à voir avec la question actuelle intéressant le pays. _26 janvier 1921_ [78] Qu'est-ce que le _Swaraj_? le _Times_ demande si j'ai des notions précises sur le _Swaraj_. Si l'auteur veut se reporter aux anciens numéros de _la Jeune Inde_ il trouvera une réponse complète à sa question mais je puis mentionner ici que le _Swaraj_ signifie au moins un accord avec le Gouvernement tel que le désirent les représentants que le peuple s'est choisi. Par conséquent si les représentants du Congrès peuvent appuyer leur demande par un fonds inépuisable de prisonniers ils auront une future importante part à tout accord. _Swaraj_ signifie que l'Inde est capable d'obtenir par son insistance ce qu'elle désire. Je ne partage pas l'opinion du Vice-Roi que le _Swaraj_ à moins qu'il ne vienne par l'épée viendra du Parlement anglais. Le Parlement ne répondra à la demande du peuple que lorsque l'épée l'y aura forcé. Les Non-Coopérateurs cherchent à employer l'épée du sacrifice de soi de préférence à l'épée d'acier. L'âme de l'Inde lutte contre l'acier britannique. Nous n'aurons pas longtemps à attendre avant de voir ce qu'est le _Swaraj_ populaire. _15 décembre 1921._ En quoi consiste le _Swaraj_? Personne ne peut établir à lui seul un plan de _Swaraj_ parce que ce n'est pas le _Swaraj_ d'un seul qu'il nous faut. Nous ne saurions pas davantage en établir le plan d'avance. Ce qui satisfera la nation aujourd'hui peut et doit le demeurer. La volonté nationale peut changer du jour au lendemain, mais il est possible certainement d'indiquer d'avance les grandes lignes du _Swaraj_: il faut que les représentants de la nation aient un contrôle absolu sur l'éducation, sur la police, sur l'armée. Il faut que notre contrôle sur les finances soit absolu. Et si nous voulons gouverner nous-mêmes il ne faut pas qu'un seul soldat quitte l'Inde sans notre assentiment. Qu'adviendra-t-il des Intérêts Européens? les intérêts européens seront en aussi grande sécurité dans une Inde autonome qu'actuellement, mais il n'y aura pas de privilège de supériorité de race, ni de concessions, ni d'exploitation. Les Anglais vivront dans l'Inde comme des amis dans le sens absolu de ce mot mais non pas comme des maîtres. Quant à notre association avec la Grande-Bretagne personne à ma connaissance ne désire y mettre fin pour le plaisir de le faire. Mais si la politique anglaise reste en conflit avec les sentiments musulmans à propos du Califat ou avec ceux de l'Inde pour le Pendjab il faudra que nous obtenions notre indépendance absolue. De toute façon cette association doit avoir lieu de notre plein gré et s'appuyer sur l'affection et sur l'estime. L'Inde est-elle prête? C'est ce que l'avenir démontrera; pour ma part j'en suis convaincu. Le _Swaraj_, que réclame le Congrès n'est pas un _Swaraj_ offert par l'Angleterre, c'est le _Swaraj_ tel que le réclame la nation et qu'elle est capable de faire respecter, pareil à celui qu'a obtenu l'Afrique du Sud. A SON ALTESSE ROYALE LE DUC DE CONNAUGHT Monsieur,--Votre Altesse a sans doute beaucoup entendu parler de la Non-Coopération et des Non-Coopérateurs et de leurs méthodes, et incidemment de moi, qui en suis l'humble auteur. Je crains que les renseignements communiqués à votre Altesse ne lui aient montré qu'un côté de la question. Je lui dois, je dois à mes amis et je me dois à moi-même de lui mettre sous les yeux ce qui constitue pour moi la portée de la Non-Coopération telle qu'elle est appliquée non seulement par moi mais par mes plus intimes collaborateurs tels que MM. Shaukat Ali et Mahomed Ali. Ce n'est pour moi ni une joie ni un plaisir de m'occuper activement de boycotter la visite de Votre Altesse. Pendant une période ininterrompue de trente années j'ai loyalement et volontairement servi le gouvernement parce que j'avais la conviction absolue que c'était le moyen d'obtenir la liberté de mon pays. Ce ne fut pas une chose de peu d'importance pour moi lorsque je dus suggérer à mes compatriotes de ne prendre aucune part à la réception de votre Altesse. Nul parmi nous ne lui reproche rien en tant que gentleman anglais. Sa personne nous est aussi sacrée que celle de notre plus cher ami. Je ne connais pas un seul de mes amis qui ne risquerait sa vie pour sauver celle de votre Altesse si elle était en danger. Nous ne sommes pas en guerre contre les Anglais individuellement. Nous ne cherchons pas à détruire la vie Anglaise mais nous voulons détruire le système qui a émasculé le corps, l'esprit, et l'âme de notre pays. Nous sommes résolus à lutter de toute notre puissance contre ce qui dans la nature anglaise a permis au Pendjab le Dyerisme et le O' Dwyerisme et abouti à un affront gratuit envers l'Islam, religion pratiquée par 70 millions des habitants de l'Inde. Nous considérons comme incompatible avec notre respect de nous-mêmes de supporter plus longtemps qu'on nous écrase d'une supériorité et d'une domination qui ignorent et méprisent systématiquement les sentiments de 300 millions d'innocents Indiens sur mainte importante question. C'est chose humiliante pour nous. Et ce ne peut-être pour vous un sujet de fierté de savoir que 300 millions d'Indiens vivent dans la crainte continuelle de 100 000 Anglais et que par suite ils leur soient asservis. Votre Altesse vient non pour mettre fin au système que je viens de décrire mais pour le faire subsister et en augmenter le prestige. Ses premières paroles ont été à la louange de Lord Willingdon. J'ai l'honneur de le connaître, je le crois homme aimable et honnête, incapable de faire volontairement du mal à une mouche mais ayant échoué absolument dans ses fonctions de gouverneur. Il s'est laissé influencer par ceux qui avaient intérêt à soutenir le pouvoir. Il ne devine pas ce qui se passe dans l'esprit de la province Dravidian. Ici, au Bengale vous donnez un certificat de mérite à un gouverneur qui est également, si j'en juge par ce que j'ai entendu dire de lui, homme estimable mais qui ne connaît rien de l'âme du Bengale et de ses aspirations. Le Bengale n'est pas Calcutta. Fort William et les palais de Calcutta représentent une insolente exploitation des paysans extrêmement cultivés et résignés de cette province. Les Non-Coopérateurs en sont arrivés à la conclusion qu'ils ne doivent pas se laisser duper par des Réformes faisant semblant de toucher au problème de la détresse et de l'humiliation de l'Inde. Il ne faut pas que dans notre colère impatiente nous ayons recours à la violence stupide. Nous admettons couramment que nous méritons notre part du blâme pour l'état de choses actuel. Notre coopération volontaire est tout aussi responsable de notre asservissement que les canons anglais. Le fait de ne point participer à un chaleureux accueil de votre Altesse n'est donc pas de notre part une démonstration contre sa haute personnalité mais contre le système qu'elle est venue encourager. Je sais qu'il est impossible aux Anglais individuellement, même s'ils le désiraient, de changer la nature anglaise tout d'un coup. Si nous voulons être les égaux des Anglais, il faut que nous cessions d'avoir peur, il faut que nous apprenions à nous suffire, à être indépendants des écoles, des tribunaux, de la protection et du patronage d'un Gouvernement que nous désirons renverser s'il ne sait pas s'amender. Voilà les raisons de la Non-Coopération non-violente. Je sais que nous ne sommes pas encore tous non-violents en parole et en actions mais les résultats obtenus jusqu'ici ont été absolument surprenants. Le peuple a compris comme il ne l'avait jamais fait encore le secret de la Non-Violence et sa valeur. Qui veut voir peut se rendre compte que ce mouvement est religieux et purifiant. Nous abandonnons la boisson, nous cherchons à débarrasser l'Inde du fléau de l'_intouchabilité_; nous essayons de renoncer au faux luxe étranger et de faire revivre, en nous mettant au rouet l'antique et poétique simplicité de l'existence. Nous espérons ainsi rendre stériles les institutions malfaisantes qui existent. Je demande à Son Altesse Royale en tant qu'Anglais d'étudier ce mouvement et ce qu'il peut faire pour l'Empire et pour le monde. Nous ne luttons contre rien de ce qui est bon. En protégeant l'Islam ainsi que nous le faisons, nous protégeons toutes les religions; en protégeant l'honneur de l'Inde, nous protégeons l'honneur de l'humanité. Les moyens que nous employons ne peuvent nuire à personne. Nous devons vivre amicalement avec les Anglais, mais notre amitié doit être celle de deux égaux en théorie et en pratique et nous devons continuer de non-coopérer c'est à dire de nous purifier jusqu'au jour où le but sera atteint. Je prie votre Altesse Royale, et par son intermédiaire tous les Anglais de prendre en considération le point de vue de la Non-Coopération. Je suis le serviteur fidèle de Votre Altesse. M. K. GANDHI. _9 février 1921_ BOYCOTTAGE SOCIAL La Non-Coopération étant un mouvement de purification fait non seulement remonter à la surface toutes nos faiblesses mais il dévoile également ce qu'il y a d'excessif dans nos qualités mêmes. Le boycottage social est une antique institution, elle date de la même époque que les castes. C'est la seule sanction terrible qui produise un effet sérieux. Elle s'appuie sur l'idée qu'une communauté n'est pas tenue de donner l'hospitalité à un excommunié ni de le servir. Boycotter avait sa raison d'être lorsque chaque village formait un tout compact et qu'il n'y avait guère possibilité de se montrer récalcitrant. Mais lorsque l'opinion n'est pas d'accord, comme c'est le cas actuellement sur les mérites de la Non-Coopération; lorsqu'on fait l'essai d'une nouvelle méthode, le boycottage social qui cherche à faire plier la minorité devant la volonté de la majorité est une forme de violence impardonnable. Si l'on persiste, ce boycottage deviendra la ruine du mouvement. Le boycottage social est applicable et produit son effet lorsqu'il n'est pas considéré comme une punition et qu'il est accepté par celui qui en souffre comme une forme de discipline. En outre pour qu'on le tolère dans une campagne non-violente il ne doit jamais être inhumain. Il faut qu'il soit civilisé. S'il est une source de désagréments pour celui qui en est l'objet, il faut qu'il soit une source de chagrin pour celui qui l'applique. Priver un malade des soins du docteur par exemple comme ce fut, paraît-il, le cas à Jhansi est un acte inhumain comparable selon le code moral à une tentative de meurtre. Je ne vois aucune différence entre assassiner quelqu'un et priver un mourant du secours d'un docteur. Même les lois de la guerre ordonnent, je le sais, de donner des soins médicaux à l'ennemi lorsqu'il en a besoin. Empêcher quelqu'un de se servir du seul puits qui existe dans un village c'est lui intimer l'ordre de partir. Les Non-Coopérateurs n'ont sûrement pas le droit d'employer une pression de ce genre envers ceux qui ne voient pas les choses tout à fait de la même façon qu'eux. L'impatience et l'intolérance tueraient certainement ce grand mouvement religieux. Nous n'avons pas le droit de contraindre les gens à être purs, nous avons encore moins le droit de les forcer par la violence à respecter notre opinion. Ceci est absolument contraire à l'esprit démocratique que nous voulons développer. Il est certain qu'il y a de sérieuses difficultés à surmonter. Recourir au boycottage social est une tentation irrésistible lorsque celui qui a accepté l'arbitrage privé refuse de se soumettre à sa sentence. Il est facile néanmoins de se rendre compte que le boycottage social a neuf chances sur dix d'entraver le splendide mouvement vers l'arbitrage pour régler les litiges, arme puissante de la Non-Coopération qui tend en outre à faire beaucoup de bien. Il faudra un certain temps avant de s'habituer à l'arbitrage privé. Par sa simplicité et son économie, il répugne à certains, comme les mets simples à ceux dont le palais est blasé par les mets trop épicés. Il va sans dire que toutes les sentences arbitrales ne seront pas parfaites; mais nous devons compter pour qu'il prospère sur le mérite intrinsèque du mouvement, et la justesse des décisions... J'espère que ceux qui travaillent à la Non-Coopération se méfieront des embûches du boycottage social. Mais le boycottage n'a certainement pas comme alternative des rapports sociaux. Un homme qui défie une opinion publique nette et vigoureuse sur des questions vitales n'a droit ni à des politesses ni à des privilèges sociaux. Nous ne devons pas prendre part chez lui à des réunions telles que repas de noce, et recevoir de lui des cadeaux, mais nous ne nous permettrions pas de lui refuser un service social. Ce service serait un devoir pour nous. Assister à de grands dîners et autres choses du même genre c'est un privilège qu'on est libre d'accorder ou de refuser. Il serait sage de notre part de prêcher plutôt par excès de zèle et de nous servir de notre arme dans certaines occasions rares et bien déterminées sous la forme restreinte dont je viens de parler. En chaque circonstance celui qui emploie cette arme le fait à ses propres risques. S'en servir n'est en aucune façon un devoir pour l'instant. Personne n'a le droit d'en faire usage s'il y a quelque danger de nuire par là au mouvement. _16 février 1921_ MON INCONSÉQUENCE Un correspondant me pose quelques questions pleines d'à-propos sur un ton mordant: «Lorsque les Zoulous, m'écrit-il, se sont soulevés contre les usurpateurs britanniques afin d'obtenir leur liberté, vous avez aidé les Anglais à apaiser la soi-disant révolte. Est-ce se révolter que de chercher à se libérer du joug de l'étranger? Jeanne d'Arc était-elle une rebelle? De Valera en est-il un? Vous répondrez sans doute que les Zoulous avaient recours à la violence. Je vous demanderai alors: Qu'est-ce qui était mauvais, la fin ou des moyens? Si les moyens étaient mauvais, la fin ne l'était certes pas. Auriez-vous la bonté de m'expliquer cette énigme. Pendant la récente guerre vous avez enrôlé des recrues pour que les Anglais se battent contre des nations qui n'avaient fait à l'Inde aucun mal. Dans une guerre entre deux races, avant de prendre parti pour l'une ou pour l'autre, il faudrait savoir les raisons de chacune. Nous n'avons eu qu'une seule version et celle d'une nation qui n'a certes pas la réputation d'être sincère ni franche. Vous vous êtes toujours montré l'avocat de la Résistance passive et de la Non-Violence. Pourquoi donc avez-vous alors engagé les gens à prendre part à une guerre dont ils ignoraient les mérites et pour l'accroissement d'une race qui se vautre dans le bourbier de l'Impérialisme? Vous direz peut-être que vous aviez confiance dans la bureaucratie britannique. Comment quelqu'un peut-il avoir la moindre confiance en un peuple étranger dont chaque action dément les promesses qu'il a faites? Avec vos connaissances étendues ce ne peut être votre cas. Voulez-vous me donner la réponse à cette seconde énigme? «Il est un autre point dont je voudrais parler. Vous êtes un avocat de la Non-Violence. Dans les circonstances actuelles, nous devions être absolument non-violents. Mais lorsque l'Inde sera libre, faudra-t-il complètement renoncer à employer les armes, même si une nation étrangère venait nous envahir? Continuerez-vous à boycotter les chemins de fer, les télégraphes, les navires même lorsque ceux-ci auront cessé de servir à l'exportation des produits de notre sol?» Je lis et j'entends beaucoup d'accusations sur mon inconséquence mais je n'y réponds pas, car elles n'affectent que moi. Les questions soulevées par mon correspondant actuel sont d'importance générale et méritent qu'on s'y arrête. Elle sont loin d'être nouvelles mais je ne me souviens pas d'y avoir répondu dans _la Jeune Inde_. Non seulement j'ai offert mes services pendant la guerre des Zoulous, mais auparavant pendant la guerre des Boers, et pendant la récente guerre, non seulement j'ai fait une campagne de recrutement mais en 1914 j'ai formé un corps d'ambulanciers. Par conséquent, si j'ai péché, la coupe de mes péchés est pleine jusqu'au bord. Je n'ai jamais négligé l'occasion à n'importe quelle époque de servir le gouvernement. Pendant ces heures de crises deux questions se posaient à moi: Quel était mon devoir de citoyen de l'Empire ainsi que je croyais l'être alors et quel était mon devoir de croyant profondément sincère en _Ahimsa_ (Non-Violence)? Je sais à présent que je me trompais en me considérant comme un citoyen de l'Empire, mais, dans chacune des quatre circonstances, je croyais que malgré les nombreuses incapacités dont souffrait mon pays, celui-ci marchait vers la liberté, que, tout bien considéré, le gouvernement, d'après l'opinion courante, n'était pas absolument mauvais et que si les administrateurs anglais se montraient insulaires et stupides ils n'en étaient pas moins sincères. Telle étant ma manière de voir, je fis ce que tout Anglais eût fait à ma place dans les mêmes circonstances. Je n'avais ni l'intelligence ni l'importance nécessaires pour agir seul. Je n'avais pas à juger ou à étudier de près les décisions ministérielles avec la solennité d'un tribunal. Je n'imputai aucune mauvaise intention aux ministres à l'époque de la guerre des Boers, de la révolte des Zoulous ou de la guerre récente. Je ne considérais pas que les Anglais fussent meilleurs ou pires que le reste des humains pas plus que je ne les considère meilleurs ou pires actuellement. Je les considérais et je les considère encore, capables comme n'importe quel groupe d'hommes de mobiles et d'actes élevés et capables également de se tromper. Je jugeais donc qu'en offrant mes humbles services à l'Empire à l'heure où celui-ci en avait besoin, que ce fût d'une façon générale ou locale, je remplissais mon devoir d'homme et de citoyen. Et je compte que tout citoyen devra agir ainsi envers son pays sous le _Swaraj_. Je serais infiniment malheureux si chacun de nous érigeait sa loi individuelle en toute circonstance imaginable et allait peser sur des balances de précision et étudier au microscope chaque action de notre Assemblée Nationale. J'abandonnerai mon opinion sur la plupart des questions entre les mains des représentants de la Nation en choisissant ceux-ci avec le plus grand soin. Un gouvernement démocratique s'il en était autrement ne durerait pas une journée. La situation est tout autre pour moi, à présent. J'imagine que mes yeux se sont ouverts. L'expérience m'a rendu plus sage. Je considère que le système de gouvernement que nous avons actuellement est absolument mauvais et que pour l'abolir ou le transformer la nation doit faire tous les efforts possibles; il n'a pas en lui ce qu'il faut pour se perfectionner lui-même. Je suis toujours persuadé que beaucoup d'administrateurs anglais sont sincères, mais cela ne m'avance guère car je considère qu'ils s'abusent autant que je le faisais moi-même et sont aussi aveugles que je l'étais. De sorte que je n'éprouve aucune fierté à appartenir à l'Empire ou à m'en déclarer citoyen. Je me rends parfaitement compte au contraire que je ne suis qu'un paria «intouchable» de l'Empire. Je dois donc prier sans cesse pour obtenir sa destruction ou sa reconstruction, de même qu'un paria aurait le droit de demander la destruction ou la reconstruction de l'Hindouisme ou de la société hindoue. Le point suivant de _Ahimsa_ est le plus difficile à expliquer. Ma façon de concevoir _Ahimsa_ me pousse toujours à me détacher de presque toutes les sphères d'action dont je m'occupe. Mon âme refuse d'être satisfaite tant qu'elle reste le témoin impuissant d'un seul tort ou d'une seule misère. Mais il m'est impossible à moi, pauvre être fragile et faible, de réparer toutes les injustices et de me considérer exempt de blâme dans le mal que je vois. L'esprit chez moi m'entraîne d'un côté, le corps de l'autre. On peut se libérer de l'influence de ces deux forces mais on n'y arrive que par étapes lentes et pénibles. Ce n'est point par le refus machinal d'agir que j'obtiendrai la liberté mais par une action indépendante et intelligente. Cette lutte entre le corps et l'âme pour que l'âme devienne absolument libre entraîne une crucifixion incessante de la chair. J'étais un citoyen comme les autres, mon intelligence n'était nullement supérieure; je croyais, moi, en _Ahimsa_ et eux n'y croyaient pas. Poussés par la colère et par la rancune, ils refusaient de faire leur devoir et d'aider le gouvernement; ils refusaient parce qu'ils étaient faibles et ignorants. Travaillant avec eux j'avais le devoir de les guider. Je leur montrai donc quel était leur devoir précis, je leur expliquai la doctrine d'_Ahimsa_ et les laissai choisir. C'est ce qu'ils ont fait. Je ne me repens pas de mon action, car sous le _Swaraj_ également je n'hésiterais pas à conseiller à ceux qui auraient le désir de prendre les armes de se battre pour leur pays. _23 février 1921_ INSTRUCTIONS AUX PAYSANS DES PROVINCES UNIES _Aperçu des instructions en hindi adressées par M. Gandhi aux paysans des Provinces Unies pendant sa visite à Oudh._ Il est absolument impossible d'obtenir le _Swaraj_ et la réparation des injustices commises si les règles suivantes ne sont pas strictement observées. 1º Nous ne devons faire de mal à personne. Nous ne devons frapper personne de notre bâton; nous ne devons pas employer de langage insultant ou exercer de pression indue sur personne. 2º Nous ne devons pas piller les boutiques. 3º Nous devons agir sur notre adversaire par notre bonté, non le contraindre par la force brutale ou lui supprimer sa provision d'eau le priver des services du barbier ou du blanchisseur. 4º Nous ne devons pas refuser de payer nos impôts au Gouvernement ni notre loyer à notre propriétaire. 5º S'il arrivait qu'on eût quelque chose à reprocher aux _zamindars_ il faudrait en informer Pundit Motilal Nehru et suivre ses conseils. 6º Il faut se rappeler que nous voulons que les Zamindars deviennent nos amis. 7º Nous ne cherchons pas en ce moment à désobéir civilement et devons par conséquent obéir à tous les ordres du gouvernement. 8º Nous ne devons pas arrêter les trains et y monter sans billet. 9º Au cas où l'un de nos chefs serait arrêté nous ne devons pas nous opposer à son arrestation, ni occasionner de désordre. Notre cause ne sera pas ruinée parce que le Gouvernement aura arrêté nos chefs, mais elle le sera certainement si nous perdons la tête et commettons des actes violents. 10º Il faut supprimer les boissons alcooliques, les stupéfiants et autres vices. 11º Il faut traiter toutes les femmes comme si elles étaient nos mères, nos sœurs, les respecter et les protéger. 12º Il faut encourager l'union des Hindous et des Musulmans. 13º Nous ne devons pas faire de distinction entre les Hindous ni considérer que certains sont inférieurs ou intouchables. L'esprit d'égalité et de fraternité doit régner parmi tous. Nous devons considérer tous les habitants de l'Inde comme des frères et des sœurs. 14º Nous ne devons pas jouer. 15º Nous ne devons pas voler. 16º Nous ne devons pas mentir quelle qu'en soit la raison. Nous devons être loyaux dans toutes nos transactions. 17º Nous devons introduire le rouet dans chaque intérieur et tous, hommes et femmes, consacrer une partie de notre temps à filer, apprendre aux enfants et les encourager à filer quatre heures par jour. 18º Nous devons éviter d'employer du tissu étranger et porter des étoffes tissées par nos tisseurs et dont nous aurons filé le fil. 19º Nous devons faire juger nos querelles par arbitrage et ne pas nous adresser aux tribunaux. La chose la plus importante dont il faut nous souvenir c'est de maîtriser notre colère, de ne jamais avoir recours à la violence et même de supporter que l'on soit violent à notre égard. _9 mars 1921_ HUMANITÉ CONTRE PATRIOTISME Un ami qui m'est cher attire mon attention sur ce qu'il considère comme un appel malencontreux au patriotisme des Sikhs plutôt qu'à leur humanité, dans la lettre que je leur ai adressée. Voici le paragraphe qui lui déplaît: «Le moyen le plus pur de chercher à obtenir justice pour les meurtres commis est de ne pas le chercher. Ceux qui les ont perpétrés, qu'ils soient Sikhs, Pathans ou Hindous sont des compatriotes. Leur châtiment ne rendra pas la vie aux morts. Je voudrais prier ceux dont le cœur est déchiré de leur pardonner, non parce qu'ils se sentent faibles (ils ont entre les mains tous les moyens de punir) mais parce qu'il n'y a pas de borne à leur force. Ceux-là seuls qui ont conscience d'être forts peuvent pardonner.» J'ai lu et relu ce qui précède, et je sais que si je devais écrire à nouveau cette même lettre, je n'en changerais pas un seul mot. Mon appel s'adresse aux Sikhs en tant qu'Indiens. Il me suffisait de restreindre sa portée à un point qu'ils pouvaient facilement comprendre. Le principal argument serait le même pour tous et à toutes les époques. La lettre que j'ai adressée aux Sikhs eût perdu de son poids si mon appel s'était étendu à l'humanité. Il faut démontrer à un Sikh cherchant à punir un criminel indien qui n'est pas Sikh, mais prêt à pardonner la même offense à un Sikh, qu'un Sikh et un Indien ne font qu'un dans les questions de ce genre. Mais on s'adresserait à l'humanité plutôt qu'au patriotisme s'il s'agissait d'un Indien et d'un Anglais. Je dois avouer cependant que vu l'état d'esprit actuel un Anglais pouvait facilement se méprendre sur le sens de cette lettre. Pour moi Patriotisme et Humanité ne font qu'un. Je suis patriote parce que je suis homme et humain. L'un n'exclut pas l'autre. Je ne ferais de mal ni à l'Angleterre ni à l'Allemagne pour servir l'Inde. L'Impérialisme n'existe pas dans ma façon d'envisager la vie. La morale d'un patriote ne diffère pas de celle d'un patriarche. Un patriote l'est d'autant moins qu'il est tiède humanitaire. Il n'y a pas de conflit entre la morale politique et la morale privée. Un non-coopérateur agira exactement de la même façon envers son père et son fils qu'envers le gouvernement. _16 mars 1921_ LE SATYAGRAHA. LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE. LA RÉSISTANCE PASSIVE. La tâche m'incombe souvent de répondre à des questions embarrassantes sur toutes sortes de sujets surgissant du grand mouvement de Non-Coopération. Un groupe d'étudiants non coopérateurs m'a prié de définir les termes que j'ai mis en tête de ces notes. Il arrive que même à cette heure tardive on me demande encore sérieusement si parfois le _Satyagraha_ n'approuve pas la résistance par la force: dans le cas par exemple où la vertu d'une sœur se trouverait à la merci d'un homme affolé par sa passion. Je me suis permis de suggérer que la meilleure forme de défense serait de venir sans irritation se placer entre la victime et son agresseur et d'affronter la mort. J'ai ajouté que cette méthode nouvelle (pour l'assaillant,) éteindrait probablement le désir chez celui-ci de telle sorte qu'il ne chercherait plus à enlever une femme innocente mais dans sa honte aurait hâte de disparaître à sa vue, et que s'il en était autrement, l'acte de bravoure accompli par le frère cuirasserait le cœur de la jeune femme et lui communiquerait une bravoure égale pour résister à la convoitise de l'homme transformé momentanément en brute. Je croyais avoir fourni l'argument décisif en ajoutant que, s'il arrivait que la force physique l'emportât, la honte n'en retomberait pas sur la femme mais sur l'homme et que son frère et elle étant morts pour défendre sa vertu tous deux seraient en bonne posture devant le Tribunal Suprême. Je ne garantis point que mon argument ait convaincu celui qui m'avait posé la question, ni qu'il convaincra le lecteur. Le monde, je le sais bien, n'en continuera pas moins d'exister comme auparavant. Mais il est bien, en ce moment d'examen de conscience et de purification, de comprendre les conséquences du puissant mouvement de Non-Violence. Toutes les religions ont insisté sur l'idéal le plus haut, mais toutes ont fait des concessions aux faiblesses humaines. Je vais maintenant résumer les explications que j'ai données des différents termes. Je suis incapable de donner des définitions à la fois exactes et concises. _Satyagraha_ veut dire littéralement: «se retenir» à la vérité et par conséquent signifie Force de Vérité. La Vérité c'est l'âme, l'esprit, donc c'est la force de l'âme. Elle exclut tout emploi de violence parce que l'homme ne saurait connaître la vérité absolue et par conséquent n'a pas qualité pour punir. Le mot fut créé par moi dans l'Afrique du Sud pour distinguer la Résistance Non-Violente des Indiens de l'Afrique du Sud de la résistance passive des Suffragettes et autres à la même époque. Elle n'est point conçue pour être l'arme des faibles. La _Résistance Passive_ dans le sens orthodoxe, comprend aussi bien le mouvement pour le Suffrage des femmes que la résistance des Non-Conformistes. Tout en évitant la violence, qui est impossible aux faibles, elle ne l'exclut pas si, de l'avis de celui qui fait acte de Résistance Passive, la circonstance le demande. Néanmoins la Résistance Passive est toujours distinguée de la résistance armée, et à une certaine époque seuls les martyrs chrétiens l'appliquaient. La _Désobéissance Civile_ est une infraction civile à des décrets sans morale que la loi a établis. Cette expression, si je ne me trompe, fut créée par Thoreau pour représenter sa propre résistance aux lois d'un état esclavagiste. Il a laissé un traité parfait sur le devoir de Désobéissance Civile. Mais Thoreau n'était peut-être pas un champion absolu de la Non-Violence. Il est probable également que l'infraction de Thoreau aux lois établies se limitait à celles qui se rapportaient aux finances c'est à dire au payement des impôts; alors que l'expression Désobéissance Civile ainsi qu'elle fut appliquée en 1919 signifiait infraction à toute loi établie et immorale. De la part de celui qui résistait, elle signifiait qu'il se mettait hors la loi d'une façon civile, c'est à dire non-violente. Ayant appelé les sanctions de la loi il subissait gaîment l'emprisonnement. C'est une des branches du _Satyagraha_. La Non-Coopération signifie avant tout le refus de coopérer avec l'Etat qui, dans l'opinion du Non-Coopérateur, est devenu corrompu. Elle exclut la Désobéissance Civile du genre de celle qui est décrite plus haut. Par sa nature même, la Non-Coopération est à la portée d'enfants intelligents et peut sans danger être appliquée par les masses. La Désobéissance Civile suppose une habitude d'obéissance volontaire aux lois, sans crainte de leurs sanctions. Elle ne peut donc être mise en pratique qu'en dernier ressort et par quelques uns, au début tout au moins. La Non-Coopération et la désobéissance civile font, l'une et l'autre, partie du _Satyagraha_ qui comprend toutes les formes de résistance non-violente employées pour la défense de la Liberté. _21 mars 1921._ AUX PARSIS Chers amis, Je sais que vous suivez avec beaucoup d'intérêt le mouvement de Non-Coopération. Vous n'ignorez probablement pas que tous les Non-Coopérateurs réfléchis attendent anxieusement de savoir le rôle que vous allez jouer dans le mouvement de purification qui s'étend sur le pays tout entier. Personnellement, je suis persuadé que vous ferez ce que vous devez faire lorsque le moment sera venu de prendre une décision et si je vous écris ces quelques lignes, c'est que je crois le moment arrivé. Des liens sacrés outre celui de compatriote, m'unissent à vous. Dadabhai fut le premier patriote qui m'inspira. A une époque où je ne connaissais pas d'autres chefs il fut mon guide et mon soutien. Encore enfant, j'eus pour lui une lettre d'introduction. Ce fut l'ancien «roi sans couronne» de Bombay qui en 1896 me servit de maître et me montra la façon de travailler. Déjà en 1892, alors que je voulais livrer bataille à un agent politique ce fut lui qui réprima mon ardeur juvénile et me donna ma première leçon d'_Ahimsa_ dans la vie publique. Il m'apprit à ne pas m'irriter des injustices qui m'étaient faites si je voulais servir l'Inde. Un commerçant Parsi de Durban, Rustamjee Ghorkhodoo, fut dans l'Afrique du Sud un de mes meilleurs clients et un de mes amis. Il donna largement pour le bien public, lui et son courageux fils, et furent parmi mes premiers compagnons de prison. Il m'offrit asile lorsqu'on me lyncha, et à l'heure actuelle, suit avec un profond intérêt la cause du _Swaraj_ et vient de me donner pour elle 40000 roupies. La plus noble femme de l'Inde est à mon avis une Parsie; elle a la douceur d'un agneau et son cœur embrasse toute l'humanité. Son amitié est le plus précieux des privilèges. Je voudrais continuer à citer indéfiniment ces souvenirs sacrés mais je vous en ai assez dit pour que vous me compreniez et appréciiez les raisons qui ont dicté cette lettre. Votre communauté est très prudente, vous êtes étroitement unis et vous demandez avec juste raison d'abondantes preuves de la moralité et de la sécurité d'un mouvement avant de vous y intéresser. Mais vous risquez maintenant de pécher par excès de prudence et vos succès commerciaux peuvent vous porter à oublier les besoins et les aspirations de la masse de vos compatriotes. J'appréhende pour vous l'esprit de Rockfeller qui semble gagner l'importante maison des Tatas. Je n'ose penser aux conséquences de s'approprier comme ils le font les biens des pauvres gens pour transformer l'Inde en pays industriel, bénéfice douteux pour elle, mais je suis persuadé que ce n'est qu'une phase passagère. Votre pénétration vous permettra de voir qu'une telle entreprise est un suicide. Votre intelligence alerte vous démontrera que ce n'est pas de la concentration du capital entre les mains d'un petit nombre que l'Inde a besoin, mais de la distribution de ce capital afin qu'il soit à la portée des 750.000 villages composant ce continent d'environ 2700 kilomètres sur 2200 de superficie. Je sais par conséquent que c'est uniquement une question de temps et que vous joindrez votre sort comme communauté à celui des réformateurs souhaitant libérer l'Inde du fléau de l'Impérialisme qui la saigne à mort. Il y a cependant une chose pour laquelle il serait criminel de ne pas agir immédiatement. Une vague de tempérance s'étend sur l'Inde. Le peuple désire volontairement s'abstenir de boissons alcoolisées. Or un grand nombre de Parsis gagnent leur vie comme tenanciers de débits de boisson. Votre coopération sincère peut anéantir complètement un grand nombre de ces lieux infects qui se trouvent dans la Présidence de Bombay. Les gouvernements locaux cherchent partout dans l'Inde à entraver honteusement cette tentative qui risque de supprimer tous les revenus publics d'Abkari. Désirez-vous aider le gouvernement ou désirez-vous aider le peuple? Le gouvernement de Bombay n'a pas encore été pris de panique, mais je ne puis m'imaginer qu'il ait la sagesse ou le courage de sacrifier ce que la boisson rapporte au fisc. Il vous faut choisir immédiatement. J'ignore ce que disent les livres saints à ce sujet. Je puis m'imaginer ce qu'a dit le Prophète qui, séparant le bien du mal, chantait la victoire du Bien. Mais, en dehors de votre croyance religieuse, il faut que vous décidiez si vous allez aider la cause de la tempérance ou attendre apathiquement et philosophiquement ce qu'il adviendra. Je veux espérer qu'étant une communauté pratique de l'Inde vous allez vous associer activement et sérieusement au grand mouvement de tempérance qui promet de dépasser en éclat tous les mouvements analogues du monde entier. Croyez moi, votre fidèle ami, M. K. GANDHI. _23 mars 1921._ SEMAINE DU SATYAGRAHA Le 6 et le 13 Avril approchent. Le 6 vit le réveil de l'Inde, le 13 fut un dimanche de deuil où une tentative diabolique eut lieu pour écraser l'esprit d'une nation qui venait de prendre conscience d'elle-même. L'Inde observa dignement l'an dernier l'anniversaire de ces deux jours et la semaine entière qui suivit le 6 avril fut une semaine de commémoration. Il faut espérer qu'Avril prochain nous trouvera prêts à une commémoration plus grande encore... A maintes reprises la nation a affirmé sa résolution de faire réparer les injustices commises au Pendjab et au Califat et d'établir le _Swaraj_. Le Congrès de décembre est allé plus loin encore et a déclaré qu'il avait l'intention d'obtenir le _Swaraj_ dans le courant de l'année. Nous ne saurions donc mieux faire que de chercher à y parvenir en dirigeant tous nos efforts vers ce but. Le boycottage des tribunaux et des écoles se poursuit. Six points nécessitent un effort plus grand. Il nous faut d'abord acquérir plus d'empire sur nous-mêmes afin d'arriver à une atmosphère de calme absolu, de paix et de bienveillance. Nous devons demander pardon de toute parole cruelle et irréfléchie que nous avons pu prononcer ou de toute action malveillante que nous avons pu faire. Secondement, il nous faut encore davantage purifier notre cœur, et Hindous et Musulmans doivent cesser de soupçonner les raisons qui les font agir. Nous devons arriver à nous considérer comme incapables de nous faire tort les uns aux autres. Troisièmement, il faut que nous autres Hindous ne considérions personne comme notre inférieur, comme digne de mépris, comme souillé et que par conséquent nous cessions de traiter les _Parias_ d'«intouchables.» Ces trois questions dépendent d'une formation intérieure et le résultat obtenu se montrera dans nos rapports journaliers. Le quatrième point est le fléau de la boisson. L'Inde semble heureusement avoir pris spontanément et volontairement la résolution de s'en délivrer. Il faut cette semaine concentrer nos efforts pour obtenir que les vendeurs renoncent à leurs licences, et les habitués des débits à leur habitude de boire. Chaque caste connaît ses coupables et mieux que personne peut exercer une influence sur eux. J'ai suggéré cependant aux femmes d'Ahmedabad d'organiser des ligues de tempérance et d'aller trouver les marchands et les buveurs. En tout cas aucune force physique ne doit être employée pour atteindre ce but; une campagne résolue et pacifique de persuasion doit réussir. Le cinquième point est l'introduction du rouet dans chaque intérieur; qu'une quantité supérieure de _khadi_ soit fabriquée et employée et que l'on cesse complètement d'utiliser les tissus étrangers. Le sixième et dernier point est d'organiser des souscriptions régulières d'une façon systématique, afin de recueillir des ressources pour le «Fonds Tilak pour le _Swaraj_». Un effort soutenu dans cette direction devrait nous permettre de réunir 10 millions de roupies pendant cette semaine du _Satyagraha_. Mes voyages continuels m'ont convaincu que l'Inde est prête à donner beaucoup plus; seulement nous manquons de quêteurs. Chaque province de l'Inde devrait s'organiser pour remplir cette tâche pendant la semaine du _Satyagraha_. Les six points furent adoptés par le Congrès. Les _Hartal_ sont devenus trop fréquents, ils s'organisent facilement et par conséquent ont perdu de leur valeur première. Un _hartal_ aurait néanmoins une valeur particulière le 6 et le 13 et je le conseillerais certainement pendant ces deux jours mais sans en faire une obligation. Les employés des filatures ou d'ailleurs ne devraient cesser le travail que s'ils en ont obtenu la permission et aucune pression ne devrait être exercée sur l'administration des tramways. Nous devons compter sur le peuple pour qu'il ne se serve pas des voitures publiques pendant ces deux jours sans raison majeure. Ces deux jours devraient être employés à des prières et à des dévotions particulières. Je voudrais dissuader le public de prendre des résolutions au sujet de nos demandes. La semaine de consécration doit être une semaine d'examen de conscience et de purification. De notre action dépend le but désiré. Lorsque nous nous en serons rendus dignes personne ne pourra nous empêcher d'établir le _Swaraj_ et d'obtenir la réparation des deux grandes injustices. _23 mars 1921._ LA CONSTITUTION DU CONGRÈS Le dernier Congrès a établi une Constitution, qui semble destinée à aboutir au _Swaraj_. Elle a pour but de s'assurer dans chaque partie de l'Inde un Comité représentatif agissant d'accord avec une organisation centrale à laquelle il se soumet volontairement: le Comité du Congrès de toute l'Inde. Elle établit le suffrage des adultes des deux sexes. Deux conditions seulement sont indispensables pour être électeur: avoir adhéré à la doctrine et payer une somme nominale de quatre annas. Elle veut s'assurer une représentation effective de tous les partis et de toutes les associations. Par conséquent cette constitution devrait être capable, si elle est organisée loyalement et si elle impose la confiance et le respect, de renverser le gouvernement. Celui-ci n'a aucun pouvoir en dehors de la coopération volontaire ou forcée du peuple. La force qu'il exerce c'est notre peuple qui la lui donne presque entièrement. Sans notre appui, 100.000 Européens ne pourraient même pas tenir la septième partie de nos villages, et il serait difficile à un seul homme, même s'il était présent, d'imposer sa volonté à, disons, quatre cents hommes et femmes, population moyenne d'un village indien. La question que nous avons devant nous est par conséquent d'opposer notre volonté à celle du gouvernement ou en d'autres termes de lui retirer notre coopération. Si nous nous montrons fermes et unis dans notre intention le gouvernement sera forcé de plier devant notre volonté ou de disparaître. Pour consolider son pouvoir le gouvernement profite de ce qui cause les troubles. Lorsque nous sommes violents il a recours au terrorisme, lorsque nous sommes désunis il essaye de nous corrompre, lorsque nous sommes unis il cherche à nous attirer par des cajoleries et se montre conciliant, lorsque nous réclamons il met des tentations sur la route de celui qui crie le plus fort. Nous n'avons donc qu'à rester non-violents, unis et ne pas céder à la corruption ou aux cajoleries. Une longue préparation n'est pas nécessaire pour qu'un peuple cultivé et intelligent l'accomplisse. Il n'est pas difficile de lui mettre entre les mains un but et un programme communs. Seulement il ne s'agit pas de parler mais d'agir et d'organiser. Je proposerais donc qu'on s'efforçât de réunir avant le 30 juin le nom d'au moins dix millions de membres dans le Congrès. Aucune inscription ne serait valable sans le payement des 4 annas et l'adhésion à la doctrine. Nous devons essayer d'obtenir l'adhésion de tous les adultes d'une même famille et mettre notre fierté à avoir sur nos listes autant de noms de femmes que de noms d'hommes. Nous devons nous efforcer de persuader à tous les Musulmans, à toutes les castes, à tous les artisans et à tous les parias de signer. Alors ce registre électoral sera le plus démocratique du monde entier. Si les propositions que j'ai faites obtiennent l'assentiment général il faut concentrer nos efforts jusqu'au 30 Juin pour obtenir: 1º Dix millions de roupies pour le «fonds Tilak pour le _Swaraj_». 2º Dix millions de membres pour le registre électoral du Congrès. 3º L'introduction du rouet dans deux millions de familles. Pour recueillir les noms de dix millions de membres, j'estime qu'il faudra que nous nous adressions au moins à deux millions de familles comptant au moins cinq personnes. Les travailleurs pour la cause peuvent certainement persuader aux familles des membres du Congrès de posséder un rouet chacune. Deux millions cinq cent mille rouets pour 21 provinces n'est pas une ambition tellement démesurée. Ne gaspillons pas nos forces à réfléchir à trop de problèmes nationaux et à leurs solutions. Le malade qui essaye trop de remèdes à la fois meurt; un médecin qui expérimente sur son malade une combinaison de remèdes risque de perdre sa réputation et de passer pour un charlatan. Il est aussi nécessaire d'être chaste dans son travail que de l'être dans la vie; toute dissipation est mauvaise. Nous avons jusqu'à présent tiré chacun de notre côté et gaspillé de la façon la plus extravagante l'énergie nationale. Il est possible de boycotter le tissu étranger en une année. Il est aisé pour des travailleurs sincères de mettre en mouvement une organisation qui fonctionne. Si nous parvenons à recueillir, en nous y prenant avec méthode, dix millions de roupies nous ferons naître immédiatement la confiance; ce sera un témoignage tangible de notre détermination et de notre bonne foi. Ce programme ne signifie point qu'il nous faille abandonner les autres activités de la Non-Coopération. Celles-ci se poursuivent. L'alcoolisme et l'intouchabilité doivent disparaître. Le mouvement pour l'éducation croît d'une façon régulière. Les institutions nationales qui ont pris naissance, si elles sont bien dirigées, continueront à s'étendre et attireront ceux des étudiants qui hésitent encore. Les avocats, classe toujours prudente et intéressée par éducation, suivront le mouvement dès qu'ils le verront progresser. Le boycottage des tribunaux par le public avance d'une façon satisfaisante. A l'heure actuelle ces divers points ne demandent plus qu'une concentration d'effort général. Ils se rapportent à des classes particulières. Mais les trois choses dont j'ai parlé sont les plus importantes. Il faut qu'on s'en occupe maintenant; sinon le mouvement en tant que mouvement des masses est condamné à un échec. _30 mars 1921_ LE DRAPEAU NATIONAL Un drapeau est nécessaire à toute nation. Des milliers d'hommes ont donné leur vie pour lui. C'est assurément une des formes de l'idolâtrie qu'il serait mauvais de détruire. Un drapeau représente un idéal. _L'Union Jack_ que l'on déploie évoque au cœur des Anglais des sentiments dont il serait difficile d'évaluer la force, les _Stars and Stripes_ des Américains leur représentent un monde, l'étoile et le croissant font naître dans l'Islam la plus noble bravoure. Nous aurons besoin également, nous autres Indiens: Hindous, Mahométans, Chrétiens, Juifs, et tous ceux dont l'Inde est le pays, d'un drapeau commun pour lequel nous serons prêts à vivre et à mourir. ..... C'est à un habitant du Pendjab, que revient l'honneur d'avoir proposé un projet de drapeau digne d'arrêter l'attention. Lala Hansrag de Jullunder, en discutant l'avenir du Rouet, suggéra que celui-ci fût représenté sur le drapeau du Swaraj..... Je me rendis compte que le drapeau devait représenter les autres religions en même temps que la religion hindoue et l'Islam. L'Union Hindoue-Musulmane[79] n'est pas un terme qui exclut mais qui inclut, au contraire. Elle est le symbole de toutes les croyances de l'Inde..... Je proposai donc que le rouet fût représenté sur un fond blanc vert et rouge. La partie blanche représenterait toutes les autres religions et aurait, comme leur nombre est plus faible, la première place. La couleur de l'Islam viendrait ensuite et le rouge hindou en dernier pour indiquer que les plus forts doivent protéger les plus faibles. D'autre part, le blanc signifie pureté et paix... Et pour indiquer que le plus faible est l'égal du plus fort les trois couleurs seraient réparties également. Mais l'Inde en tant que nation ne saurait vivre et mourir que pour le rouet. Toute femme dira qu'avec le départ du rouet le bonheur de l'Inde et sa prospérité disparurent. Rien n'a réveillé les qualités de la femme et des masses comme l'appel du rouet. Les masses reconnaissent dans le rouet l'instrument qui assure l'existence, les femmes le considèrent comme le gardien de leur chasteté. Toutes les veuves que j'ai rencontrées retrouvent en lui un ami cher, longtemps négligé. Le rétablir est l'unique moyen de nourrir des milliers de bouches affamées. Il n'existe pas de projet de développement industriel qui puisse résoudre le problème de la pauvreté croissante du paysan de l'Inde. L'Inde n'est pas une petite île, c'est un vaste continent qu'il est impossible de convertir comme l'Angleterre en pays industriel. Et nous devons résolument nous dresser contre toute tentative d'exploitation du monde extérieur. Notre seule planche de salut consiste à employer les heures perdues de la nation à convertir notre coton en tissus dans nos chaumières. Le rouet est par conséquent aussi nécessaire à l'existence indienne que l'air et l'eau. De plus les Musulmans lui accordent une place aussi importante que les Hindous. A la vérité les Musulmans s'y mettent même avec plus d'enthousiasme. La femme Musulmane est femme d'intérieur et peut à présent ajouter quelques sous aux maigres ressources que son mari apporte à la famille. Le rouet est donc en même temps le facteur commun le plus naturel et le plus important de l'existence nationale. Il nous sert à informer le monde qu'en ce qui concerne nos vêtements et notre nourriture, nous sommes résolus à ne dépendre que de nous-mêmes. Ceux qui partagent ma croyance vont se hâter de posséder un rouet et d'avoir un drapeau national comme je viens de le décrire. Il va sans dire que le drapeau doit être en _Khaddar_ car c'est par le tissu grossier que l'Inde restera indépendante des marchés étrangers. Je conseillerais à tous les groupements religieux, s'ils approuvent mon idée, de tisser dans l'angle gauche de leurs bannières un drapeau national minuscule. La dimension réglementaire du drapeau doit pouvoir contenir le dessin d'un rouet de grandeur naturelle. _13 avril 1921_ [79] Lorsque M. Gandhi parle de l'Union Hindoue-Musulmane il faut considérer cette expression dans son sens le plus large qui signifie l'Union de toutes les croyances. Voici ce qu'il écrivit dans la _Jeune Inde_ du 15 août 1921 sous le titre _Les Chrétiens et la Non-Coopération_. Un Chrétien Indien m'écrit: «Je suis fâché que vous ne nous considériez pas, nous autres Indiens chrétiens comme faisant partie du peuple de l'Inde. J'ai remarqué bien souvent dans la _Jeune Inde_ que vous parlez des Musulmans, des Hindous, des Sikhs mais jamais des Chrétiens. «Je voudrais que vous fussiez persuadé que nous, Chrétiens indiens, faisons également partie du peuple de l'Inde et que nous nous intéressons beaucoup aux affaires personnelles de l'Inde. Je suis certain que peu d'Indiens ont pris part à la Non-Coopération aussi complètement que les chrétiens. J'ai pour mon pays une grande affection et suis moi-même un Non-Coopérateur. Je vous promets de vous adresser de temps à autre des nouvelles sur la condition des Indiens en Mésopotamie.» Je puis assurer à notre correspondant et à tous les autres chrétiens que la Non-Coopération ne tient compte ni de croyances ni de race. Elle les appelle et les admet toutes dans son troupeau. Un grand nombre de chrétiens ont contribué au fonds Tilak pour le _Swaraj_. Il y a des Chrétiens Indiens au premier rang des Non-Coopérateurs. On parle constamment des Musulmans et des Hindous parce que jusqu'à présent ces derniers se considéraient comme des ennemis. Lorsque dans ces colonnes, une race est mentionnée spécialement c'est qu'il y a pour cela une raison particulière. (Ce qui précède fut suivi de la note suivante parue le 23 septembre 1921.) _Non-Coopérateurs Chrétiens._--Un étudiant Chrétien m'écrit: «Bien que nous soyons des étudiants Chrétiens vous êtes notre chef national et nous avons le sentiment que c'est de vous que nous devons apprendre ce que l'Inde représente et quel est son héritage spirituel. Voulez-vous me dire quelle est votre opinion sur le Christianisme occidental et me donner quelques suggestions constructives au point de vue de son organisation, de son culte, de son ministère?» Celui qui m'interrogeait ainsi, ignorait qu'il m'entraînait au-delà de mes connaissances. J'éprouve la plus grande joie à voir l'intérêt croissant que prennent les Chrétiens indiens au grand mouvement national. Je sais que des centaines de Chrétiens pauvres de Bombay ont contribué au fonds Tilak pour le _Swaraj_ aussi généreusement que leurs moyens le leur permettaient. Je sais qu'un certain nombre de chrétiens instruits consacrent leurs talents à l'œuvre nationale. Je me propose donc de satisfaire mon lecteur, non comme il l'entend, mais de la seule façon qui me soit possible. L'Inde de l'avenir immédiat représente la tolérance de toutes les religions. Son héritage spirituel c'est la simplicité de vie et la grandeur de la pensée. Je considère le Christianisme occidental tel qu'on le pratique comme une négation du Christianisme du Christ. Je ne puis m'imaginer Jésus s'il eût vécu parmi nous approuvant les institutions chrétiennes, le culte ou ses ministres modernes. Si les Chrétiens Indiens s'en tenaient au Sermon sur la Montagne que le Christ adressa, non seulement aux disciples pacifiques, mais au monde gémissant, ils ne pourraient se tromper. Ils verraient qu'aucune religion n'est fausse et que si tous vivaient selon leurs lumières et dans la crainte de Dieu, ils n'auraient pas besoin de s'inquiéter d'institutions, de formes du culte, ni de ministres. Les pharisiens avaient tout cela, mais Jésus n'en voulut point parce que leurs fonctions leur servaient à cacher leur hypocrisie ou pire encore. Coopérer avec les formes du Bien, non-coopérer avec les formes du Mal sont les deux choses indispensables pour mener une existence vertueuse et pure, qu'on l'appelle Hindoue, Musulmane ou Chrétienne. LES BRUMES Chaque fois que je vois mes amis se tromper sur le sens du mouvement je me répète à moi-même ces mots d'un hymne célèbre: «Nous nous connaîtrons mieux lorsque les brumes seront dispersées.» Un de mes amis vient de m'envoyer certains paragraphes sur la Non-Coopération parus dans le _Servant of India_ du 14 courant. Vouloir expliquer les résolutions et raisons est une tâche si vaine! L'année passera vite et nos actions plus que nos paroles démontreront le sens de la Non-Coopération. Pour moi la Non-Coopération n'est pas suspendue et ne le sera jamais tant que le gouvernement ne se sera pas purgé de la honte de ses crimes contre l'Inde, les Musulmans, et les habitants du Pendjab; et tant qu'il n'aura pas transformé son système pour répondre à la demande de la nation..... Il n'est guère besoin à présent de propagande verbale. L'exemple de ceux qui ont renoncé à leurs titres, à leurs écoles, à leurs tribunaux, à leurs conseils est une propagande plus efficace que le plus éloquent des discours. Les écoles nationales se multiplient... A mesure que les prudents et les timides se rendront compte que le mouvement de Non-Coopération est un effort sérieux et religieux et que les gens s'y intéressent d'une façon permanente, eux aussi feront acte de renoncement. Je ne serais pas surpris si l'histoire du mouvement dans l'Afrique du Sud se répétait aux Indes. Je serais même étonné s'il en était autrement. Le mouvement de l'Afrique du Sud débuta par un vote à l'unanimité. Dès qu'il fut entrepris, la majorité faiblit, 150 personnes seulement se montrèrent résolues à courir le risque d'être emprisonnées. Il y eut un accord, puis une nouvelle rupture et tout reprit à nouveau. Personne ne croyait, sauf quelques-uns parmi nous, que la réponse à notre appel viendrait à temps. Au commencement de la dernière phase, seize personnes furent emprisonnées. Alors ce fut un véritable assaut. La communauté entière s'élança comme une vague qui s'enfle. Sans organisation, sans propagande, 40000 personnes risquèrent la prison. On sait la suite, et que satisfaction entière fut accordée. Une révolution avait eu lieu sans que le sang fût versé; uniquement par une discipline énergique de souffrance personnelle. Je me refuse à croire que l'Inde ne soit pas capable d'en faire autant. Rappelons ici les paroles de Lord Canning: «Sous le ciel bleu et serein de l'Inde un nuage gros comme le pouce peut paraître à l'horizon mais nul ne sait quelles proportions gigantesques il ne prendra pas tout à coup, ni quand il éclatera.» J'ignore à quel moment l'Inde agira d'un seul accord, mais je puis dire ceci: les classes cultivées auxquelles le Congrès s'est adressé répondront d'une façon digne de la nation probablement dans le courant de cette année. Mais, quelle que soit leur attitude, le progrès de la nation ne saurait dépendre d'une seule personne ou d'une seule classe. Les artisans sans éducation, les femmes, les hommes du peuple prennent part au mouvement. L'appel fait aux classes cultivées leur a préparé le chemin. Il fallait séparer les boucs des brebis. Il a fallu mettre à l'épreuve les classes cultivées. C'était à elles à donner l'exemple. La Non-Coopération a, Dieu merci, jusqu'à présent suivi son cours naturel. La propagande du _Swadeshi_ sous sa forme exclusive et intensive devait venir à son tour. Le _Swadeshi_ faisait et fait partie du programme de Non-Coopération. Il en est à mon avis la partie la plus importante, la plus certaine et la plus sûre. Il était impossible de l'entreprendre plus tôt sous sa forme actuelle. Il fallait que, pour arriver au rouet, la voie fût libre devant le pays. Il fallait que celui-ci fût débarrassé de ses vieilles superstitions et de ses préjugés. Il fallait qu'il comprît l'inutilité de boycotter uniquement les marchandises anglaises et de boycotter _toutes_ les marchandises étrangères. Il fallait qu'on lui eût montré qu'il avait perdu sa liberté en abandonnant le _Swadeshi_ pour les tissus, et qu'il pouvait la reconquérir en se remettant à porter des vêtements dont l'étoffe était filée et tissée à la main,.. Il fallait qu'il se rendît compte que son épuisement ne provenait pas tant de l'armée qui la saigne que de la perte de cette industrie supplémentaire qui enlevait à l'Inde sa vitalité, et faisait de la famine un état chronique dans l'existence de l'Inde. Il fallait que dans chaque province se montrassent des hommes qui croyaient au rouet. Le peuple, alors ne pouvait faire autrement que d'apprécier la beauté et l'utilité du _Khaddar_. Tout ceci est maintenant un fait accompli[80]. Les dix millions d'hommes et de femmes et les dix millions de roupies sont indispensables pour faire revivre le _Dharma_[81] national. Le problème ne consiste pas à trouver quelques _charkas_ mais à les placer dans chacune des 10 millions de familles. Il consiste à fabriquer et à distribuer tout le tissu dont l'Inde a besoin. Ce n'est pas dix millions de roupies qui peuvent le faire. Mais si, avant le 30 juin, l'Inde est capable de trouver les 10 millions de roupies et les 10 millions d'hommes et de femmes et de distribuer dans autant de familles 2 millions de _charkas_ marchant bien, elle est presque capable d'obtenir le _Swaraj_, car l'effort accompli par le pays tout entier aura développé ces qualités qui rendent une nation bonne, grande, puissante et indépendante. Lorsque par un effort volontaire l'Inde sera parvenue à boycotter complètement le tissu étranger, elle sera prête pour le _Swaraj_. Je puis alors promettre que tous les forts des villes de l'Inde auront cessé d'être une insolente menace à sa liberté et deviendront des jardins où ses enfants joueront. Alors les rapports entre les Anglais et nous seront purifiés... Les Anglais, s'ils le désirent, resteront aux Indes en amis et en égaux, avec le seul et unique but d'aider et de servir vraiment l'Inde. L'intention du mouvement de non-coopération est d'inviter les Anglais à coopérer avec nous à des conditions honorables ou à se retirer de notre pays. C'est un mouvement qui veut placer sur une base pure nos relations réciproques et les définir de façon à satisfaire notre respect de nous-mêmes et notre dignité. Donnez à ce mouvement le nom qu'il vous plaira; appelez-le _Swadeshi_ et tempérance. Supposez, si vous voulez, que tous les mois passés ont été une perte d'énergie. Je propose au gouvernement et aux amis du parti modéré de coopérer avec la nation pour rendre le filage général et déclarer que l'alcoolisme est un crime. Aucun parti n'a besoin de se demander quel sera le résultat de ces deux mouvements. On jugera de l'arbre à ses fruits. _20 avril 1921_ [80] Le 21 juillet 1920 avait paru dans _la Jeune Inde_ un article consacré à _La musique du Rouet_ que nous reproduisons ci-dessous. Lentement et sûrement la musique du plus ancien instrument de l'Inde pénètre dans la société. Pandit Malavijayi a déclaré qu'il ne serait pas satisfait avant que toutes les _Ranis_ et _Mahranis_ filent pour la nation avant que les _Ranas_ et _Mahranas_ soient assis derrière leurs métiers, tissant les étoffes employées par la nation. Ils ont l'exemple d'Aurangzeb qui fabriquait lui-même ses bonnets. Un plus grand Empereur Kabir, tissait lui aussi et a immortalisé son art. Les reines d'Europe filaient avant que l'Europe se laissât prendre aux pièges de Satan... «Lorsqu'Adam bêchait et qu'Eve filait qui donc était Gentilhomme?» est une phrase qui rappelle l'antique dignité de cet art... Panditji peut à juste titre espérer qu'il entraînera la noblesse de l'Inde à reprendre l'antique profession de notre terre sacrée. La renaissance de sa prospérité et de sa véritable indépendance ne dépend pas du bruit des armes, elle dépend en grande partie de la réintroduction dans chaque intérieur de la musique du rouet. Le chant en est plus doux et plus profitable que la musique exécrable des harmoniums et des accordéons... Nos lecteurs n'ignorent pas qu'à Bombay les dames de familles nobles se sont déjà mises à filer. La Doctoresse Manekbai Bahudarji essaye actuellement d'introduire cet art qu'elle connaît déjà dans le Sevasadan. Son Altesse la Begum Saheba de Janjira et sa sœur Atia Begum Rahiman se sont également mises à apprendre. Je sais que certains de mes amis se moquent de la tentative pour faire renaître ce grand art. Ils me rappellent qu'à notre époque de filatures, de machines à coudre et de machines à écrire il n'y a qu'un fou pour espérer faire revivre le rouet tombé en désuétude. Ces amis oublient que la machine à coudre n'a pas encore détrôné l'aiguille et que malgré la machine à écrire, la main a conservé toute sa souplesse. Il n'y a aucune raison pour que les filatures ne demeurent pas à côté du rouet comme la cuisine domestique subsiste à côté des hôtels. En vérité les machines à écrire et les machines à coudre peuvent disparaître, l'aiguille et la plume de roseau continueront à exister, les filatures peuvent être détruites, le rouet est une nécessité nationale. Je voudrais que les sceptiques se rendissent dans les humbles demeures où le rouet de nouveau augmente les faibles ressources et qu'ils demandent à ceux qui y vivent si le rouet n'a pas apporté la joie à leur foyer. D'ici peu l'Inde possédera un rouet modernisé, invention merveilleuse d'un patient artisan du Deccan. Il est fait de matériaux fort simples, sa fabrication n'a rien de compliqué, il sera peu coûteux et facile à réparer. Il produira une quantité de fil supérieure à celle que produit le rouet ordinaire et peut être mis entre les mains d'un enfant de cinq ans. Mais que ce nouvel instrument donne ou non ce qu'il promet, je suis persuadé que la renaissance de ces deux arts: filage et tissage contribuera beaucoup à la régénération morale et économique de l'Inde. Il faut aux milliers d'individus une industrie simple qui s'ajoute à l'agriculture. Filer était autrefois l'industrie des campagnes et si l'on veut sauver des milliers d'êtres de la faim il faut qu'on leur donne le moyen d'introduire à nouveau le rouet dans leur demeure et que chaque village possède comme autrefois son tisserand. [81] _Dharma_: Loi Spirituelle. L'ÉDUCATION ANGLAISE Un ami me demande de donner mon opinion réfléchie sur la valeur de l'éducation anglaise et d'expliquer les paroles que j'ai prononcées sur la grève à Cuttack..... Je consens avec plaisir à répondre à son désir. A mon avis bien réfléchi l'éducation anglaise, par la méthode employée, a émasculé les Indiens qui l'ont reçue. Elle a causé à l'étudiant une tension nerveuse excessive et a fait de nous des imitateurs. La façon dont notre langue maternelle a été privée de la place qui lui appartient forme l'un des plus pénibles chapitres de l'histoire de nos rapports avec l'Angleterre. Ramo Hhan Rai aurait été un plus grand réformateur et Lokamania[82] Tilak[83] un plus grand savant s'ils n'avaient été forcés de commencer avec le désavantage de penser en anglais et d'exprimer presque entièrement leurs idées dans cette langue. Leur influence sur le peuple, si merveilleuse soit-elle, eût été plus grande encore s'ils avaient été élevés sous un système moins contre-nature. Sans doute tous deux ont bénéficié de leur connaissance des riches trésors de la littérature anglaise, mais ceux-ci auraient dû leur être accessibles dans leur propre langue. Aucun pays ne peut devenir une nation s'il ne produit qu'une race de traducteurs. Songez à ce qui fût arrivé aux Anglais s'ils n'avaient eu de la Bible une version autorisée. Je crois certainement que Chaitanya, Kabir, Nanak, Guru Govindsing, Sivaji et Pratap étaient de plus grands hommes que Ram Mohan Rai et Tilak. Je sais que toute comparaison est odieuse. Ils ont été également grands à leur façon. Mais si l'on en juge d'après les résultats obtenus, l'influence de Ram Mohan et de Tilak sur les masses, n'est pas aussi durable et n'a pas une aussi grande portée que l'influence de ceux qui eurent le bonheur de naître à un meilleur moment. Si on les juge d'après les obstacles qu'ils eurent à surmonter, tous deux étaient des géants et ils seraient arrivés à des résultats plus importants s'ils n'avaient été handicapés par leur éducation. Je me refuse à croire que le Raja et le Lokamanya n'auraient pas pensé les mêmes pensées s'ils avaient ignoré la langue anglaise. De toutes les superstitions dont souffre l'Inde, la plus grande est de croire que la connaissance de la langue anglaise est indispensable pour s'imprégner d'idées de liberté et pour développer la précision de la pensée. On devrait se souvenir que le pays depuis cinquante ans n'a eu à choisir qu'un seul système d'éducation, qu'un seul moyen d'expression lui a été imposé. Il nous est donc impossible de prouver ce que nous aurions pu être si nous n'avions pas été instruits dans les écoles actuelles. Il est une chose que nous savons cependant. C'est que l'Inde est plus pauvre aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a cinquante ans, qu'elle est moins capable de se défendre et que ses enfants sont moins vigoureux. Je n'ai pas besoin qu'on me dise que cela provient de notre système défectueux de gouvernement. Rien n'y est plus défectueux que sa méthode d'éducation. Elle a été conçue et elle est née dans l'erreur, les dirigeants anglais étant sincèrement persuadés que le système indigène était plus qu'inutile. Elle s'est développée dans le péché, car elle a eu pour tendance de rapetisser les Indiens de corps, d'esprit et d'âme. _27 avril 1921._ [82] Lokamanya veut dire _vénéré du peuple_. [83] _La Jeune Inde_ 4 août 1920. Lokamania Bal Gangadhar Tilak n'est plus. Il est difficile de croire à sa mort. Il était si étroitement uni au peuple. Pas un homme de notre époque ne sut comme lui tenir les masses. Le dévouement qu'il obtenait de milliers de ses compatriotes était extraordinaire. Il était sans aucun doute l'idole de son peuple. Sa parole était loi pour des milliers de gens. Un géant parmi les hommes est tombé. La voix du lion s'est tue. A quoi fallait-il attribuer l'influence qu'il avait sur ses compatriotes? Je crois que la question est simple. Son patriotisme était une passion. Il ne connaissait d'autre religion que son amour pour son pays. Il était démocrate-né. Il croyait à la loi de la majorité avec une intensité qui m'effrayait presque. Mais c'est à cela qu'il devait sa puissance. Il possédait une volonté de fer qu'il mettait au service de son pays. Son existence était un livre ouvert; ses goûts étaient simples et sa vie privée absolument pure. Il avait consacré à son pays ses merveilleuses facultés. Pas un homme ne prêcha l'évangile du _Swaraj_ avec la logique et l'insistance de Lokamanya. Aussi ses compatriotes avaient en lui une foi absolue. Son courage ne l'abandonna jamais; rien ne faisait fléchir son optimisme. Il espérait voir établir le _Swaraj_ de son vivant et, s'il n'y est point parvenu, ce n'est pas faute d'avoir tout fait pour cela. Il l'a certainement rapproché de nous de bien des années et c'est à nous, ses survivants, de redoubler d'efforts afin de l'obtenir le plus rapidement possible. Lokamanya était un ennemi implacable de la bureaucratie, ce qui ne veut pas dire qu'il eût de la haine ni pour les Anglais ni pour le Gouvernement anglais. Je mets les Anglais en garde contre l'erreur de croire qu'il fut leur ennemi. J'ai eu le privilège d'entendre un discours érudit et improvisé qu'il fit à l'époque du dernier Congrès de Calcutta sur le Hindi comme langue nationale. Il arrivait du _Pandal_, (lieu de réunion) du Congrès. Il rendit hommage avec chaleur au soin que les Anglais ont pris des langues indigènes. Son séjour en Angleterre malgré sa fâcheuse expérience des jurys anglais lui avait donné une foi profonde dans la démocratie anglaise et ce fut sérieusement qu'il fit cette extraordinaire suggestion de la faire connaître au Pendjab au moyen du cinématographe. Je raconte cet incident non parce que je partage sa foi, ce qui n'est point le cas, mais pour démontrer que Lokamanya n'avait pour les Anglais aucune haine. Mais il ne pouvait ni ne voulait admettre que l'Inde pût occuper un rang inférieur. Il voulait pour son pays une égalité absolue à laquelle celui-ci avait droit. Dans sa lutte pour la liberté, Lokamanya ne faisait pas quartier et n'en demandait point. J'espère que les Anglais reconnaîtront la valeur de l'homme que l'Inde adorait. Les générations à venir le considéreront comme le Créateur de l'Inde Moderne. Elles vénèreront la mémoire de l'homme qui vécut et qui mourut pour elles. L'essence permanente de son être demeure à jamais parmi nous. Erigeons à l'unique Lokamanya de l'Inde un monument impérissable en tissant dans notre existence sa bravoure, sa simplicité, sa merveilleuse activité et son amour pour son pays. Que Dieu accorde la paix à son âme! LES CLASSES «SUPPRIMÉES» M. Gandhi présida la Conférence des classes «supprimées» qui eut lieu à Ahmedabad les 13 et 14 courant. Quantité de personnes distinguées de la ville y assistaient; mais les intouchables étaient beaucoup moins nombreux qu'on ne l'avait espéré, le bruit ayant couru que le Gouvernement arrêterait ceux qui s'y rendraient. M. Gandhi exprima d'abord ses regrets de voir un nombre si restreint d'intouchables et déclara que des incidents de ce genre lui faisaient perdre le peu de confiance qu'il avait dans les Conférences comme moyen actif de réforme sociale. Il ajouta que s'il retenait moins longuement ses auditeurs qu'ils ne s'y attendaient, ce serait parce que ses remarques ne s'adresseraient pas à tous ceux à qui il aurait voulu parler et non parce que son enthousiasme pour la cause était le moins du monde refroidi. Passant au sujet de la Conférence il dit: «J'ignore ce que je dois faire pour démontrer aux adversaires de la réforme qu'ils ont tort. Comment m'y prendre auprès de ceux qui considèrent tout contact avec les classes supprimées comme une souillure, s'ils croient ne pouvoir se purifier de cette souillure qu'en faisant certaines ablutions dont l'omission serait par conséquent un péché? Je puis seulement leur faire part de mes convictions personnelles. Je considère l'intouchabilité comme la plus grande tache de l'Hindouisme. Ce ne sont pas mes expériences pénibles en Sud-Afrique qui me l'ont fait mieux comprendre. Ce n'est point non plus parce que j'ai été autrefois agnostique. Il est faux également de croire comme certains, que mes opinions proviennent de l'étude que je fis de la littérature religieuse chrétienne. Ces opinions datent d'une époque lointaine où je n'étais ni versé dans la Bible ni épris d'elle et de ses disciples. Je n'avais pas douze ans lorsque j'y songeai pour la première fois. Un certain vidangeur nommé Uka venait à la maison vider les fosses. Il m'arriva souvent de demander à ma mère pourquoi c'était mal de le toucher, pourquoi on me le défendait. Si par hasard cela m'arrivait on m'ordonnait de faire des ablutions et, tout en obéissant naturellement, je n'en déclarais pas moins en souriant que l'intouchabilité n'était pas reconnue par la religion et qu'il était impossible qu'elle le fût. J'étais un enfant très soumis et respectueux et, autant que les égards dus à mes parents le permettaient, j'étais souvent en lutte ouverte avec eux à ce sujet. Je déclarais à ma mère qu'elle se trompait absolument lorsqu'elle considérait comme péché d'être en contact avec Uka. A l'école il m'arrivait souvent de frôler les intouchables; et comme je ne voulais jamais m'en cacher à mes parents, ma mère me disait que le moyen le plus rapide de se purifier du contact était de toucher le premier musulman rencontré. Et par égard et respect pour ma mère, je le fis souvent, mais sans jamais croire que ce fût une obligation religieuse. Un peu plus tard, nous partîmes pour Porbandar, où j'appris mes premiers éléments de Sanscrit. Je ne fréquentais pas une école anglaise. Nous fûmes confiés, mon frère et moi, à un Brahmane qui nous apprit _Ramraksha_ et _Vichnou Punjar_. Les textes _jale Vichnou stale Vichnou_ (Le Seigneur est présent dans l'eau, le Seigneur est présent sur terre) ne me sont jamais sortis de la mémoire. Une bonne vieille habitait tout près. Or, à cette époque, j'étais très craintif; et dès qu'il faisait nuit et que la lumière était éteinte, j'évoquais autour de moi les esprits et les démons. La bonne vieille pour calmer mes craintes me conseilla, lorsque j'avais peur, de réciter à voix basse le _Ramraksha_. Je suivis son conseil et m'en trouvai fort bien. Je n'ai jamais pu croire alors qu'aucun texte du _Ramraksha_ traitât de péché le contact des intouchables. Je n'en comprenais pas le sens alors ou je le faisais très imparfaitement, mais j'étais sûr que le _Ramraksha_ qui dissipait la crainte des esprits, n'eût pu admettre la crainte du contact des intouchables. Nous lisions régulièrement le _Ramraksha_ en famille. Un Brahmane du nom de Laha Maharaj nous le lisait. Il était frappé de la lèpre et il était convaincu que s'il lisait régulièrement le _Ramayana_ il guérirait; et il le fut en effet. Comment, me disais-je, le _Ramayana_ où l'un de ceux que l'on considère aujourd'hui comme intouchables fit traverser le Gange à Rama dans sa barque, peut-il admettre l'idée que des êtres humains sont intouchables sous prétexte que ce sont des âmes souillées? Le fait même que nous donnons à Dieu le nom de purificateur des impurs, et autres noms semblables, ne montre-t-il pas que c'est un péché de considérer quiconque est né Hindou comme impur et intouchable, qu'il est satanique de le faire? Je n'ai jamais cessé depuis lors de répéter que c'était un grand péché. Je n'ai pas la prétention de dire que cette conviction était cristallisée lorsque j'avais douze ans mais je puis affirmer que je considérais alors l'intouchabilité comme péché. Je raconte ces détails pour les Vaishnavas et les Hindous orthodoxes. J'ai toujours déclaré que j'étais un Hindou Sanatani. Ce n'est pas que je n'aie aucune connaissance des livres saints. Je ne suis pas grand clerc en sanscrit, je n'ai lu les Vedas et les Upanishads que dans les traductions, ma connaissance n'en est donc pas érudite, mais je les ai étudiés comme doit le faire tout Hindou et je prétends en avoir compris le véritable sens. J'avais également étudié avant d'avoir vingt-et-un ans les autres religions. A certaine époque, j'hésitai entre l'Hindouisme et le Christianisme. Lorsque mon âme eut retrouvé son équilibre, j'eus le sentiment qu'il n'y avait pour moi de salut possible que dans la religion hindoue et ma foi dans l'Hindouisme devint plus profonde et plus éclairée. Néanmoins, même à cette époque, je croyais que l'Intouchabilité ne faisait point partie de l'Hindouisme, et que si c'était le cas, cet Hindouisme-là, je n'en voulais point. Il est vrai que l'Hindouisme ne traite pas l'intouchabilité de péché. Je ne désire pas faire de controverse sur l'interprétation des Shastras. Il me serait difficile de démontrer ma manière de voir en m'appuyant sur le _Bhagwat_ ou le _Manusmriti_. Mais je prétends avoir compris l'esprit de l'Hindouisme. L'Hindouisme a péché en sanctionnant l'intouchabilité qui nous a dégradés, qui a fait de nous les parias de l'Empire. Les Musulmans eux-mêmes, à notre contact ont pris la contagion; et dans l'Afrique du Sud, l'Afrique orientale et le Canada, les Musulmans aussi bien que les Hindous ont fini par être considérés comme des parias. Tout ce mal provient du péché d'Intouchabilité. Je rappellerai ici la proposition que j'avais émise: tant que les Hindous s'obstineront à considérer l'Intouchabilité comme un dogme de leur religion, tant qu'ils considéreront que c'est un péché de toucher un groupe de leurs frères, le _Swaraj_ est impossible. Yudhishthira refusa d'entrer au ciel sans son chien. Comment les descendants de Yudhishthira peuvent-ils donc espérer obtenir le _Swaraj_ sans les intouchables? Les crimes que nous reprochons au Gouvernement actuel et pour lesquels nous l'avons qualifié de Satanique ne les avons-nous pas commis envers nos frères? Nous sommes coupables d'avoir _supprimé_ nos frères, de les avoir obligés à ramper sur le ventre, à se frotter la face contre terre; les yeux injectés de sang par la colère, nous les avons jetés hors des compartiments de chemins de fer. Qu'a fait de plus à notre égard le gouvernement anglais? Quelles accusations proférons-nous contre Dyer et O'Dwyer que notre peuple ne pourrait proférer contre nous? Nous devons nous débarrasser de cette souillure. Il est inutile de parler de _Swaraj_ tant que nous ne protégeons pas les faibles et les êtres sans défense, tant qu'il est possible à un _Swarajiste_ de blesser les sentiments de quelqu'un. Le _Swaraj_ signifie que nul Hindou, nul Musulman ne doit avoir l'arrogance de s'imaginer qu'il peut impunément écraser d'humbles Hindous ou Musulmans. Tant que cette condition ne sera pas remplie, nous n'obtiendrons le _Swaraj_ que pour le perdre aussitôt. Tant que nous ne nous serons pas purgés des péchés que nous avons commis envers nos frères plus faibles, nous ne valons guère mieux que des brutes. Mais j'ai encore confiance. Pendant mes pérégrinations dans l'Inde, je me suis rendu compte que l'esprit de bonté dont parle si éloquemment Tulcidas, qui est la base des religions Jain et Vaishnava, qui est la quintessence de la _Bhagavat_ et dont chaque verset de la _Gita_ est imprégné, cette bonté, cet amour, cette charité s'implantent lentement dans le cœur des masses de ce pays. On entend parler encore de maintes querelles entre Hindous et Musulmans. Il en est encore beaucoup qui n'ont aucun scrupule à se faire du tort les uns aux autres, mais j'ai l'impression qu'en définitive il existe plus de bonté et plus de charité. Les Hindous et les Musulmans craignent Dieu; nous nous sommes soustraits à l'hypnotisme des tribunaux et des écoles du gouvernement, et ne nous laissons plus influencer par d'autres hantises de ce genre. Je me suis rendu compte également que ceux que nous considérions comme des ignorants illettrés sont ceux-là même qui ont vraiment de l'éducation. Ils sont plus cultivés que nous, leur existence est plus pure. En étudiant quelque peu la mentalité actuelle du peuple on verra que selon la conception populaire le _Swaraj_ est synonyme de _Ram-Raj_--l'établissement du Royaume du Bien sur terre. Si cela peut vous procurer quelque consolation, mes frères intouchables je vous dirai que la question qui vous concerne ne cause plus la même agitation qu'autrefois. Sans doute je ne m'attends pas à ce que vous n'ayez plus aucune méfiance à l'égard des Hindous. Comment ces derniers mériteraient-ils de ne plus exciter votre défiance, eux qui vous ont si mal traités? Swami Vivekananda déclarait que les intouchables n'étaient pas déprimés, qu'ils étaient «supprimés» par les Hindous, que ceux-ci s'étaient supprimés eux-mêmes en les supprimant. J'étais à Nellore le 6 avril. J'y ai rencontré des intouchables et j'ai fait, ce jour-là, la même prière qu'aujourd'hui. Je désire obtenir _Moksha_. Je ne désire pas renaître; mais si je dois renaître je voudrais renaître parmi les intouchables afin de partager leurs peines, leurs souffrances, leurs affronts et pouvoir essayer de les tirer de leur misérable condition. Aussi, dans ma prière ai-je demandé, si je dois naître une seconde fois, de ne pas renaître Brahmane, Kshatriya, Vaishya ou Shudra mais Atishudra. En ce jour beaucoup plus solennel que le 6, car il est sanctifié par le souvenir du massacre de milliers d'innocents, j'ai demandé également dans ma prière, si je devais mourir sans qu'aucun de mes désirs se soit réalisé, sans que j'aie achevé ma tâche au sujet des intouchables, sans avoir rempli comme il faut mon devoir et purifié l'Hindouisme, que je puisse renaître parmi les intouchables afin d'accomplir jusqu'au bout mon devoir et purifier l'Hindouisme. J'ai la passion de nettoyer. Dans mon Ashram un Brahmane de 18 ans fait le travail de boueur pour montrer la propreté à celui dont c'est l'office. Ce jeune homme n'est pas un réformateur. Il est né et a été élevé dans l'orthodoxie. Il lit régulièrement la _Gita_ et fidèlement accomplit le _Sandhyavandana_. Sa prononciation des versets sanscrits est certainement plus impeccable que la mienne et lorsqu'il préside à la prière sa douce voix mélodieuse vous émeut et vous remplit d'amour. Mais il a jugé ses talents incomplets tant qu'il ne serait pas un balayeur accompli et il a pensé que s'il voulait que le balayeur de l'_Ashram_ fît bien son travail, il devait lui-même lui donner l'exemple. Vous devriez comprendre que vous nettoyez la société hindoue et que par conséquent il vous faut purifier votre propre existence. Il vous faut acquérir des habitudes de propreté afin que nul ne puisse vous montrer du doigt. Si vos moyens ne vous permettent pas d'acheter du savon pour vous nettoyer servez-vous de cendre d'alcali ou de terre. Quelques-uns d'entre vous êtes portés à boire et à jouer; il faut vous en corriger. Vous allez montrer du doigt les Brahmanes et dire qu'eux aussi s'adonnent à ces vices. Mais eux n'ont pas la réputation d'être impurs alors que vous, vous l'avez. Vous ne devez pas demander aux Hindous de vous faire une faveur en vous affranchissant. Il faut que les Hindous agissent ainsi seulement s'ils le désirent et dans leur propre intérêt. Votre pureté et votre propreté devront donc leur faire honte. Je crois que nous nous serons purifiés d'ici cinq mois. Si je suis déçu dans mon attente je penserai m'être trompé dans mes calculs, mais non dans la justesse fondamentale de ma proposition. Vous vous dites des Hindous, vous lisez le _Bhagavat_; et par conséquent, si les Hindous vous oppriment, vous devez savoir que la faute ne provient pas de la religion hindoue, mais de ceux qui la professent. Afin de vous affranchir débarrassez-vous d'habitudes malsaines comme celle de la boisson. Si vous désirez améliorer votre situation, si vous voulez obtenir le _Swaraj_, il faut savoir compter sur vous-mêmes. On m'a dit à Bombay que certains d'entre vous vous opposiez à la Non-Coopération et croyiez que le salut n'était possible pour vous que par l'action du Gouvernement Britannique. Permettez-moi de vous dire que ce ne sera jamais en rejetant la religion hindoue et en recherchant les faveurs d'un tiers que vous arriverez à une réforme. Votre affranchissement dépend de vous seuls. Je me suis trouvé en rapport avec les intouchables dans le pays entier et j'ai remarqué en eux des possibilités latentes dont ni eux ni les autres Hindous ne se rendent compte. Leur intelligence est d'une pureté virginale. Je vous demande d'apprendre à filer et à tisser; si vous adoptez ceci comme profession vous chasserez la pauvreté de vos chaumières. A présent, vous ne devriez plus accepter les reliefs que l'on vous offre, si propre que l'on vous dise que soit cette nourriture, n'acceptez que du grain, du grain qui ne soit pas moisi et seulement si on vous l'offre avec courtoisie. Si vous vous sentez capables de faire tout ce que je vous demande, vous obtiendrez votre affranchissement non pas dans quatre ou cinq mois d'ici mais dans quelques jours. Les Hindous ne sont pas naturellement portés au mal, mais ils sont plongés dans l'ignorance. L'intouchabilité doit disparaître cette année. Deux des plus ardents désirs qui m'aident à vivre sont l'affranchissement des intouchables et la protection de la vache. Lorsqu'ils auront été exaucés ce sera le _Swaraj_; et voilà en quoi consiste mon propre _Moksha_ (émancipation). Que Dieu vous accorde la force de travailler à votre salut! _14 avril 1921._ L'INTOUCHABILITÉ DISPARAIT De toutes les expériences agréables de ma visite au Gujerat[84] aucune ne me fut plus agréable que la manière sympathique dont les classes supprimées furent reçues par les autres Hindous. Partout mes auditeurs écoutèrent les remarques que je fis à ce sujet sans montrer aucun ressentiment. A Kalol, une réunion d'intouchables auxquels je devais m'adresser eut lieu. Je demandais aux Mahagans de bien vouloir me permettre de leur parler au _Pandal_ construit pour la réunion générale. Après quelque hésitation ceux-ci consentirent. Je devais aller chercher ces «hors castes» dans leur quartier et les amener. Ils habitaient trop loin pour y venir et je leur parlai près de l'hôpital. Je remarquai avec plaisir qu'un certain nombre des Hindous orthodoxes qui se trouvaient avec moi se mêlèrent aux femmes et aux hommes accourus en foule des quartiers des parias, qui m'entouraient. Mais ma satisfaction fut à son comble lorsqu'à Shisodra, grand village près de Navsari, tous les Dheds qui se tenaient nombreux à quelque distance d'un grand meeting auquel je devais parler furent admis en connaissance de cause. Cette admission solennelle et consentie de plusieurs centaines d'hommes et de femmes de la classe intouchable au milieu d'une importante réunion me paraît un signe évident du caractère religieux du mouvement. M. Vallavabhai Patel, afin d'en être doublement sûr demanda à ceux qui approuvaient de lever la main et l'on aperçut une forêt de mains. L'expérience fut répétée à Bardoli devant un auditoire aussi nombreux et obtint les mêmes résultats satisfaisants. L'Intouchabilité disparaît certainement et sa disparition rendra la voie qui mène au «Swaraj» plus facile et plus sûre. _27 avril 1921._ [84] La situation était différente à Madras. M. Gandhi écrit dans la _Jeune Inde_ du 29 septembre 1921 sous le titre: les Panchamas. Nulle part les Intouchables ne sont aussi cruellement traités que dans la Présidence de Bombay. Leur seule ombre souille les Brahmanes. Ils n'ont même pas le droit de passer par les rues que ceux-ci fréquentent. Les Non-Brahmanes ne les traitent pas mieux. Entre les deux, les Panchamas, ainsi qu'on les appelle, sont écrasés complètement. Et cependant Madras est la ville des temples majestueux et de la dévotion. Avec leurs marques au front (_Tilack_), leurs longs cheveux bouclés et leur corps nu et propre les habitants ont l'air de Richis; mais dans ces signes extérieurs, leur religion semble s'être épuisée. Il est difficile de comprendre ce Dyerisme envers les citoyens les plus travailleurs et les plus utiles d'un pays qui a produit Shankara et Ramanaya. Et malgré le traitement satanique de nos frères dans cette partie de l'Inde, je conserve ma foi en ces peuples du sud. Je leur ai répété à toutes leurs immenses réunions, en termes qui ne laissaient aucun doute, que le _Swaraj_ ne pourrait exister tant que cette malédiction subsisterait parmi nous. Je leur ai dit que si nous étions considérés dans le monde entier presque comme des lépreux, c'était un juste retour pour avoir traité comme tels le cinquième de nos compatriotes. La Non-Coopération a pour but de transformer non seulement le cœur des Anglais mais aussi le nôtre. En vérité, j'attends ce changement de nous-mêmes d'abord, puis des Anglais ensuite inévitablement. Une nation qui est capable de rejeter un fléau existant depuis des siècles, une nation qui peut se débarrasser de l'habitude de boire comme on se débarrasse d'un vêtement, une nation qui peut se remettre à son industrie première et tout d'un coup utiliser ses heures de liberté et fabriquer pour 600 millions de roupies de tissus par an, cette nation est une nation régénérée et cette régénération doit réagir sur le monde entier. Elle doit être pour le railleur même une preuve convaincante de l'existence de Dieu et de sa Grâce. Aussi je dis que si l'Inde peut se transformer ainsi il n'est pas de pouvoir sur terre qui puisse nier le droit de l'Inde à établir le _Swaraj_. Cette transformation ne peut s'obtenir par une action machinale et compliquée, mais elle peut avoir lieu si dans le cœur de chacun de nous s'opèrent des transformations merveilleuses. En tout cas, c'est le devoir de tout travailleur du Congrès de se montrer l'ami de son frère intouchable et d'intervenir auprès des Hindous, non-hindous afin de leur démontrer que l'Hindouisme des Vedas, des Upanishads, l'Hindouisme de la Bhagavadgita et de Shankara et de Ramanaja, ne renferme rien qui puisse nous autoriser à traiter d'intouchable un seul individu, si déchu soit-il. Que tout membre du Congrès intervienne le plus doucement possible auprès de l'orthodoxie et lui démontre que cette barrière sinistre est la négation même d'Ahimsa. L'UNION HINDOUE-MUSULMANE «L'Union fait la force» n'est pas seulement une maxime de cahier d'écriture, c'est aussi une règle de vie et rien ne le démontre autant que l'Union Hindoue-Musulmane. La désunion, c'est notre chute inévitable. N'importe quelle troisième puissance pourra facilement nous réduire à l'esclavage tant que nous serons prêts à nous entr'égorger. L'Union Hindoue-Musulmane ne signifie pas seulement union des Hindous et des Musulmans mais de tous ceux qui considèrent l'Inde comme leur pays quelle que soit la religion à laquelle ils appartiennent. Je sais très bien que nous ne sommes pas encore arrivés à une Union capable de supporter une tension. C'est une plante délicate et jeune qui croît chaque jour et demande des soins spéciaux. La chose était évidente à Nellore où je me trouvais en face du problème sous une forme concrète. Les relations entre Hindous et Musulmans n'étaient pas trop cordiales. Ils s'étaient battus moins de deux ans auparavant pour ce qui me parut une cause bien futile. Il s'agissait de cette éternelle question de musique en passant devant des mosquées. Je trouve que nous ne devons pas attribuer à toutes les petites choses une importance religieuse. Un Hindou ne devrait pas s'obstiner à faire de la musique lorsqu'il passe devant une mosquée ni, pour s'en donner le droit, citer des précédents chez lui et ailleurs. Cette question n'a pas pour lui d'importance vitale. Il est facile de comprendre les sentiments des musulmans qui désirent avoir pendant les 24 heures entières un silence absolu auprès de leur mosquée. Ce qui n'est pas essentiel pour un Hindou peut être essentiel pour un Mahométan, et sur tout ce qui n'est pas essentiel, un Hindou doit céder si on le lui demande. C'est une folie criminelle que de se disputer pour des vétilles. L'union à laquelle nous aspirons ne saurait être durable si nous ne développons en nous une disposition charitable et conciliante. La vache, pour les Hindous, est plus précieuse que l'existence même, aussi le Mahométan doit-il de bon cœur se conformer au désir de son frère hindou. Le silence autour de ses prières est cher au Musulman, dès lors tout Hindou doit respecter les sentiments de son frère musulman. Il y a de méchants Hindous comme il y a de méchants Musulmans portés à chercher querelle à tout propos. Pour ces derniers il faudra organiser des _panchayats_ (tribunaux d'arbitrage populaires) d'une intégrité et d'une fermeté incontestables et dont la sentence sera décisive pour les deux parties. Il serait bon d'amener l'opinion publique à approuver l'arbitrage des panchayats afin que nul ne puisse en contester la décision. Je sais qu'il existe encore beaucoup trop de méfiance. Nombre d'Hindous doutent de la sincérité des Musulmans. Ils croient que le _Swaraj_ veut dire: gouvernement des Musulmans, ils prétendent que les Anglais n'étant plus là les Musulmans de l'Inde aideront les puissances musulmanes à établir dans l'Inde un empire musulman. D'autre part, les Musulmans craignent que les Hindous étant en majorité écrasante, ne les étouffent. Une telle tendance d'esprit est un signe de faiblesse chez les uns et chez les autres. Leur désir de vivre en paix, sinon leur noblesse de sentiments, devrait leur dicter une politique de confiance mutuelle et d'indulgence réciproque. Il n'existe absolument rien dans leurs religions respectives qui doive les diviser. L'époque des conversions forcées est passée. Les Hindous n'ont aucune raison de querelle avec les Musulmans sauf au sujet de la vache. Et les Musulmans n'ont aucune obligation religieuse de la tuer. A dire vrai nous n'avions jamais essayé jusqu'à ces derniers temps d'arranger ces différends et de vivre comme des amis qui sont unis parce qu'ils sont les enfants du même sol sacré. Une occasion unique s'offre à nous. La question du Califat ne se représentera pas avant un autre siècle. Si les Hindous veulent qu'une amitié éternelle les unisse aux Musulmans, il faut qu'ils soient prêts à mourir avec eux dans leurs efforts pour défendre l'honneur de l'Islam. _11 mai 1921._ QUE LES HINDOUS PRENNENT GARDE Bihar est la terre promise de la Non-Coopération; l'Union Hindoue Musulmane de Bihar est proverbiale. Je suis donc très malheureux d'apprendre qu'elle est soumise à une rude épreuve et ne pourra peut-être la supporter plus longtemps. Tous les chefs responsables, Hindous et Musulmans, qui ne sont pas portés à s'affoler, m'ont déclaré qu'il leur fallait un effort presque surhumain pour empêcher des troubles hindous-musulmans de se produire. Ils m'ont informé que certains Hindous avaient dit au peuple que j'avais défendu la viande à tous les Hindous et à tous les Musulmans; et parfois même la viande et le poisson étaient enlevés de force par des végétariens trop zélés. Je sais qu'on se sert souvent de mon nom illégalement, mais c'est bien la plus nouvelle façon de s'en servir mal à propos. On sait en général que je suis un végétarien convaincu et que je veux réformer l'alimentation. Mais on ne sait pas aussi généralement qu'_Ahimsa_ s'étend aux êtres humains comme aux animaux inférieurs et que je fréquente couramment ceux qui mangent de la viande. Je ne tuerais pas un être humain pour protéger une vache, mais je ne tuerais pas une vache pour protéger une existence humaine si précieuse qu'elle fût. Inutile de dire que je n'ai donné à personne l'autorisation de prêcher le végétarianisme comme faisant partie de la Non-Coopération. Je suis persuadé que nous n'atteindrons jamais notre but si une propagande quelconque s'accompagne de violence. Les Hindous ne doivent pas obliger les Musulmans à ne pas manger de viande ni même de bœuf. Les Hindous végétariens n'ont pas le droit de forcer les autres Hindous à s'abstenir de viande, de volaille et de poisson. Je n'essayerais pas de rendre l'Inde sobre à la pointe de l'épée. Rien ne porte atteinte au moral de la nation comme la violence. La peur est arrivée à faire partie du caractère national. Les Non-Coopérateurs feront une grande faute s'ils cherchent à convertir les gens par la violence; et s'ils emploient dans leur propagande la moindre coercition, ils feront le jeu du Gouvernement[85]. La question de la vache est une question importante, la plus sérieuse qui soit pour les Hindous. Personne n'a plus que moi le respect de la vache. Les Hindous manquent à leur devoir s'ils ne sont pas capables de la protéger. Ils ont deux moyens de le faire: la force physique ou la force d'âme. Vouloir protéger la vache par la violence, c'est abaisser l'hindouisme et le rendre satanique, c'est avilir la noble signification de la protection de la vache. Ainsi que me l'écrivait un ami musulman, «Si les Hindous ont recours à la contrainte, manger du bœuf qui est seulement autorisé dans l'Islam deviendra une obligation.» Les Hindous ne peuvent protéger la vache qu'en se montrant toujours plus capables de souffrir et de mourir. Le seul moyen qu'ils possèdent de sauver la vache du couteau du boucher c'est de s'efforcer de sauver l'Islam du péril qui le menace et de s'en rapporter à leurs compatriotes musulmans pour y répondre noblement, en protégeant de bon gré la vache par respect pour leurs compatriotes hindous. Il faut que les Hindous s'abstiennent scrupuleusement de toute violence à l'égard des Musulmans. Souffrir et avoir confiance sont les attributs de la force de l'âme. J'ai entendu dire qu'à des foires importantes, les Musulmans se voient enlever brutalement leurs vaches et même leurs chèvres. Ceux qui se vantent d'être des Hindous et qui ont ainsi recours à la violence sont les ennemis de la vache et de l'Hindouisme. Le meilleur, l'unique moyen de sauver la vache, c'est de sauver le Califat. J'espère par conséquent que chaque Non-Coopérateur fera tous ses efforts pour empêcher la moindre tendance à la violence, sous n'importe quelle forme, que ce soit pour protéger la vache ou un autre animal, ou pour tout autre but. _18 Mai 1921_ [85] Voir l'article sur l'Hindouisme. L'INQUIÉTUDE DU POÈTE Le Poète de l'Asie, ainsi que Lord Hardinge appelait le Dr Tagore, devient rapidement s'il ne l'est déjà le poète du monde. Ce prestige croissant augmente sa responsabilité. Le plus grand service qu'il ait rendu à l'Inde est d'avoir interprété poétiquement le message de l'Inde au monde. Aussi le poète désire-t-il ardemment que l'Inde ne communique nul message faible ou inexact. Il est naturellement jaloux de la réputation de son pays. Il déclare s'être donné beaucoup de mal pour se mettre à l'unisson du mouvement actuel. Il avoue qu'il est dérouté. Il ne peut rien trouver pour sa lyre dans le tapage et le tumulte de la Non-Coopération. Il a essayé dans trois lettres vigoureuses d'exprimer ses doutes et aboutit à la conclusion que la méthode de Non-Coopération manque de dignité pour l'Inde qu'il se représente; que c'est une doctrine de négation et de désespoir. Il craint que ce ne soit une doctrine de désunion, d'exclusion, d'étroitesse et de négation. Aucun Indien ne peut manquer d'être fier de la délicatesse raffinée du Poète quand il s'agit de l'honneur de l'Inde. Il est bon qu'il nous ait exprimé ses craintes en une langue si belle et si claire. Je vais essayer en toute simplicité de répondre à ses doutes; je ne parviendrai peut-être pas à le convaincre et je ne convaincrai peut-être pas le lecteur que son éloquence aura touché; mais je tiens à lui assurer, ainsi qu'à l'Inde, que notre conception de Non-Coopération n'est nullement ce qu'il craint et qu'il n'a pas à rougir de son pays pour l'avoir adoptée. Si finalement elle échoue dans son application, la doctrine n'en sera pas plus responsable que ne l'est la vérité, lorsque ceux qui prétendent la mettre en pratique ne semblent pas y parvenir. La Non-Coopération est peut-être en avance sur son temps. En ce cas il faudra que l'Inde et le monde entier attendent. Mais l'Inde ne peut choisir qu'entre la violence et la Non-Coopération. Le poète n'a pas non plus à craindre que la Non-Coopération veuille élever une muraille de Chine entre l'Inde et l'Occident. La Non-Coopération au contraire a pour but de préparer la voie à une coopération véritable, honorable et volontaire basée sur le respect et la confiance réciproques. La lutte est engagée contre une coopération obligatoire, contre une combinaison unilatérale, contre la contrainte par la force des armes d'accepter les méthodes modernes d'exploitation en les baptisant du faux nom de civilisation. La Non-Coopération est une forme de protestation contre une participation démoralisatrice et non consentie au mal. Le poète s'inquiète surtout des étudiants. Il trouve regrettable qu'on les ait engagés à quitter les écoles du gouvernement, avant que d'autres écoles fussent là pour les remplacer. Je dois dire que sur ce point je ne suis pas de son avis. Je n'ai jamais pu faire un fétiche des études littéraires. L'expérience m'a démontré que les études littéraires n'ajoutaient pas un pouce à notre stature morale et que la formation littéraire n'a aucun rapport avec la formation du caractère. Je suis tout à fait certain que les écoles du gouvernement nous ont dévirilisés, nous ont rendus impuissants et impies. Elles nous ont remplis de mécontentement, et, ne fournissant aucun remède, nous ont découragés. Elles ont réussi à faire de nous ce qu'elles voulaient: une nation d'employés et d'interprètes. Un gouvernement établit son prestige sur l'association apparemment consentie de ceux qu'il gouverne. Or s'il était mal de coopérer avec un gouvernement qui nous maintient dans l'esclavage, il était nécessaire de commencer par ces institutions où notre association semblait la plus volontaire. La jeunesse est l'espoir d'une nation. Dès l'instant où nous nous sommes rendus compte que le système de gouvernement était entièrement ou presque entièrement un mal, je considère que ce devenait un péché de notre part d'y associer nos enfants. La valeur de mon argument n'est aucunement ébranlé parce que, le premier mouvement d'enthousiasme passé, la majorité des étudiants sont retournés à leurs écoles. Ce serait une preuve, non de l'erreur de la mesure, mais du degré d'avilissement auquel nous sommes arrivés. L'expérience a démontré que la création d'écoles nationales n'a pas attiré beaucoup plus d'étudiants. Les plus forts et les plus loyaux d'entre eux avaient boycotté leurs écoles sans avoir d'autres écoles pour les remplacer et je suis persuadé que ces premiers étudiants qui ont donné l'exemple nous rendent des services incomparables. Mais l'opposition du Poète à faire sortir les jeunes gens de leurs écoles est en réalité un corollaire de son objection à la doctrine même de Non-Coopération. Il a horreur de toute négation. Son âme entière semble se révolter contre les commandements négatifs de la religion. Il faut citer ses objections dans son style inimitable: «R. pour soutenir le mouvement actuel m'a souvent dit que la passion de rejeter est tout d'abord une force plus puissante que l'acceptation d'un idéal. Je ne puis, tout en sachant que c'est exact, l'admettre comme vérité... Brahmavidya, dans l'Inde a pour but _Mukti_ (l'émancipation) alors que le Bouddhisme a _Nirvana_ (l'extinction). Mukti attire notre attention vers le côté positif et Nirvana vers le côté négatif de la vérité. Aussi ce dernier a-t-il insisté sur la _Duhkha_ (souffrance) qui doit être évitée; et le Brahmavidya a insisté sur _Ananda_ (la joie) à laquelle il faut arriver». Dans ce passage et dans d'autres du même genre le lecteur trouvera l'explication de la mentalité du Poète. A mon humble avis rejeter est aussi bien un idéal qu'accepter. Il est aussi nécessaire de rejeter ce qui n'est pas vérité que d'accepter la vérité. Toutes les religions nous enseignent que deux forces agissent sur nous et que les efforts de l'homme consistent à accepter et à rejeter éternellement. Ne pas coopérer avec ce qui est mal est autant un devoir que coopérer avec ce qui est bien. Je me permets de suggérer que le Poète a commis envers le Bouddhisme une injustice involontaire en décrivant le Nirvana comme un état négatif; j'ose avancer que _Mukti_ (l'émancipation) est tout aussi négatif que _Nirvana_. S'émanciper de l'esclavage de la chair ou le supprimer conduit à _Ananda_ (bonheur éternel). Permettez-moi de terminer cette partie de ma discussion en attirant votre attention sur le mot final des Upanishads (Brahmavidya) qui est _Neti_ (pas ceci). _Neti_ fut la meilleure définition que les auteurs des Upanishads purent trouver pour _Brahmane_. Je crois donc que le Poète s'est alarmé inutilement, à l'aspect de la Non-Coopération. Nous avons perdu la faculté de dire non. Dire non au gouvernement était devenu déloyal et presque sacrilège. Ce refus délibéré de coopérer est semblable au procédé du cultivateur qui doit arracher les mauvaises herbes. Sarcler est aussi important que planter, dans l'agriculture. Même quand le grain pousse, la sarclette est un instrument d'usage journalier ainsi que tout cultivateur le sait. La Non-Coopération de la nation invite le gouvernement à coopérer avec elle dans certaines conditions établies par elle ainsi que toute nation en a le droit et tout gouvernement le devoir. La Non-Coopération est la méthode employée par la nation pour prévenir le gouvernement qu'elle n'est plus satisfaite d'être en tutelle. La nation a accepté la doctrine naturelle, religieuse et inoffensive (pour elle), de la Non-Coopération au lieu de la doctrine irréligieuse de la violence. Si l'Inde atteint jamais le _Swaraj_ dont rêve le Poète, elle n'y parviendra que par la Non-Coopération non violente. Qu'il communique au monde son message de paix et qu'il soit persuadé que l'Inde, si elle demeure fidèle à son vœu, démontrera ce message par sa Non-Coopération. Le but de la Non-Coopération est de donner au patriotisme le sens même que le Poète souhaite si ardemment. Une Inde prostrée aux pieds de l'Europe ne saurait donner aucune espérance à l'humanité. Une Inde vivante et libre a pour un monde gémissant un message de paix et de bonne volonté. La Non-Coopération lui fournira la tribune d'où elle pourra le prêcher. _1er juin 1921_ CULTURE ANGLAISE Le lecteur trouvera ailleurs mon humble tentative pour répondre à la critique de Docteur Tagore sur la Non-Coopération. J'ai lu depuis la lettre qu'il a adressée au directeur de _Shantiniketan_. Je regrette qu'il l'ait écrite sous l'empire de la colère et dans l'ignorance des faits. Le poète s'est indigné naturellement en apprenant que certains étudiants de Londres avaient manifesté à une des conférences de M. Pearson, un des Anglais les plus sincères, et l'avaient empêché de parler. Il s'est indigné également en apprenant que j'avais demandé à nos femmes de cesser leurs études anglaises. Evidemment le Poète a tiré de lui-même les raisons qui avaient motivé ce conseil. Comme il eût mieux fait de ne pas attribuer la discourtoisie des étudiants à la Non-Coopération, et de se souvenir que les Non-Coopérateurs ont un culte pour M. Andrews, vénèrent Stokes, et à Nagpur écoutèrent avec le plus profond respect MM. Wedgwood, Ben Spoor, et Holford Knight; que Maulana Mahomed Ali accepta de prendre le thé avec un haut fonctionnaire anglais lorsque ce dernier l'en pria comme ami, que Hakim Ajmalkhan, non-coopérateur convaincu, ayant fait placer dans son Collège les portraits de Lord et de Lady Hardinge, invita, lorsqu'on les découvrit, ses nombreux amis Anglais à la cérémonie! Comme il eût mieux fait d'empêcher le démon du doute de s'emparer de lui pendant quelques instants, pour lui cacher le caractère religieux véritable du mouvement actuel, et de croire que ce mouvement transforme le sens des vieilles expressions nationalisme et patriotisme en les élargissant! S'il s'était rendu compte, avec son imagination de poète que j'étais incapable de vouloir rétrécir l'esprit des femmes indiennes et que je ne pouvais par conséquent m'opposer à la culture anglaise; s'il s'était souvenu que toute ma vie j'ai été le champion de la liberté entière de la femme, il se fût épargné de me faire pareille injustice, injustice qu'il ne ferait point consciemment, je le sais, à un ennemi déclaré. Le poète ignore peut-être qu'on apprend l'anglais aujourd'hui pour sa valeur commerciale et sa soi-disant valeur politique. Nos jeunes gens croient, et vu les circonstances actuelles avec juste raison, que les fonctions du gouvernement leur sont fermées s'ils ne savent pas l'anglais. On l'enseigne aux jeunes filles comme passe-port pour le mariage. Je connais plusieurs femmes qui veulent apprendre l'anglais afin de pouvoir parler aux Anglais dans leur langue. Je connais des maris qui sont contrariés que leur femme ne puisse converser en anglais avec eux ou avec leurs amis. Je connais des familles où l'anglais est imposé comme langue maternelle. Des centaines de jeunes gens s'imaginent que sans la connaissance de l'anglais la liberté de l'Inde est à peu près impossible. Le chancre a tellement rongé la société qu'en maintes circonstances, savoir l'anglais est devenu synonyme d'avoir de l'éducation. Pour moi, tout ceci démontre notre esclavage et notre avilissement. Il m'est insupportable de penser que nos langues indigènes ont été écrasées et étouffées à ce point. Je ne puis tolérer l'idée que des parents écrivent à leurs enfants, et des enfants à leurs parents dans une autre langue que leur langue maternelle. Je crois aimer le grand air autant que le poète, je ne veux pas que ma maison soit entourée de murs ni mes fenêtres condamnées. Je veux que le vent des cultures de tous les pays y souffle librement mais je me refuse à ce qu'aucune me fasse perdre l'équilibre. Je me refuse à vivre chez les autres en intrus, en mendiant ou en esclave. Je ne veux pas imposer à mes sœurs la fatigue inutile d'apprendre l'anglais par faux orgueil ou pour un avantage social douteux. Je désire que les jeunes gens et les jeunes filles qui ont des aptitudes pour la littérature apprennent l'anglais et toutes les langues qu'il leur plaira et qu'ensuite ils fassent profiter l'Inde et le monde entier de leurs connaissances ainsi que l'ont fait un Bose, un Roy et le Poète lui-même. Mais je m'oppose absolument à ce qu'un seul individu oublie, néglige ou rougisse de sa langue maternelle et s'imagine qu'il ne peut exprimer dans celle-ci ses meilleures pensées. Ma religion n'est pas une religion de prison, elle admet dans son sein les plus infimes créatures de Dieu; seulement elle est fermée à l'insolence, à l'orgueil de race, de religion ou de couleur. Je suis extrêmement peiné que le poète se méprenne sur le sens de ce grand mouvement de réformation, de purification et de patriotisme réunis sous le nom d'humanité. S'il veut se montrer patient, il verra qu'il n'aura aucune raison de chagrin ou de honte pour ses compatriotes. Je l'avertis respectueusement de ne pas confondre le mouvement avec ses excroissances. Il est aussi faux de juger la Non-Coopération d'après la conduite grossière des étudiants de Londres ou de Malegaon dans l'Inde que de juger les Anglais d'après les Dyer et les O'Dwyer. _1er juin 1921._ AU PARTI MODÉRÉ Chers amis, J'éprouve un véritable chagrin à être séparé de vous par les idées, alors que par mon éducation et par mes associations j'ai été élevé au milieu de ceux que l'on considérait comme Modérés. Les circonstances et mon tempérament ont fait que je n'ai jamais appartenu à aucun des grands partis de l'Inde. Ma vie, néanmoins, a subi beaucoup plus l'influence d'hommes appartenant au parti Modéré que celle du parti Extrémiste: Dadabhai Naoroji, Gokhale, Badruddin Tyabji, Pherozeshah Mehta sont des noms que l'on peut évoquer. Les services qu'ils ont rendus au pays ne pourront jamais s'oublier. Ils ont inspiré un grand nombre d'esprits dans le pays tout entier comme ils m'ont inspiré moi-même. J'ai eu avec plusieurs d'entre vous les rapports les plus agréables. Quelle raison m'a donc arraché à votre groupe pour me jeter dans les bras du parti nationaliste? Comment se fait-il que j'aie plus de choses en commun avec eux? Je ne vois pas que votre affection pour votre pays soit moins grande que la leur. Je me refuse à croire que vous soyez moins disposés à vous sacrifier pour le bien du pays que les Nationalistes. Le parti Modéré peut assurément se dire aussi intelligent, aussi sincère, aussi compétent sinon plus que le parti Nationaliste. La différence provient donc de leurs différents idéaux. Je ne vais pas vous fatiguer à les discuter. Je vais pour l'instant attirer tout simplement votre attention sur certains points du programme constructif du mouvement de Non-Coopération. Il se peut que le mot ne vous plaise pas. Je sais qu'un grand nombre des points du programme vous déplairont extrêmement; mais si vous admettez que les Non-coopérateurs ont pour leur pays un amour égal au vôtre, n'envisagerez-vous point d'un œil favorable cette partie du programme où il est impossible d'avoir deux opinions? Je pense au fléau de l'alcoolisme. Je vous prie de me croire, si je vous déclare que le pays en général en est révolté. Les malheureux qui sont devenus les esclaves de la boisson ont besoin qu'on les aide à se défendre contre eux-mêmes. Quelques-uns le demandent. Je vous supplie de profiter de la vague de sentiment qui s'est élevée contre le commerce de la boisson. L'agitation a pris naissance spontanément. Croyez-moi, ce qui a le moins d'importance, c'est ce que le pays peut perdre financièrement. Lui-même est impatient de se débarrasser de ce fléau. Aucun pays ne pourra continuer ce commerce devant l'opposition générale et éclairée d'un peuple, comme c'est le cas actuellement dans l'Inde. Quels que soient les excès commis à Nagpur par la foule, la cause était juste. Le peuple était décidé à se délivrer du fléau de l'alcoolisme qui sapait sa vitalité. Vous ne vous laisserez pas influencer par l'argument spécieux qu'il ne faut pas rendre l'Inde sobre par la contrainte et que ceux qui veulent boire doivent en avoir la facilité. Le rôle de l'Etat n'est pas de pourvoir aux vices du peuple. Nous n'autorisons ni ne réglementons des maisons mal-famées, nous n'accordons pas certaines facilités au voleur pour qu'il puisse satisfaire son penchant. Je considère que la boisson est plus condamnable que le vol et peut-être même que la prostitution; d'ailleurs n'est-ce pas souvent la cause de l'un et l'autre? Je vous demande donc de joindre vos efforts à ceux du pays pour supprimer totalement les revenus que l'Etat tire de la boisson et pour abolir les débits. Un grand nombre de débitants accepteraient volontiers de fermer boutique si on leur remboursait ce qu'ils ont payé. Que dire de l'éducation des enfants? Je me permets de suggérer qu'il est très humiliant pour un pays que ses enfants doivent leur éducation aux revenus tirés de la boisson. Nous mériterons d'être maudits par la postérité si nous ne décidons pas sagement de faire cesser le fléau de l'alcoolisme, dussions-nous pour cela sacrifier l'éducation de nos enfants. Mais ce n'est nullement nécessaire. Je sais que beaucoup d'entre vous se sont moqués de l'idée de rendre l'éducation indépendante financièrement en faisant filer et tisser dans nos écoles et dans nos collèges. Je vous assure que là se trouve la meilleure solution du problème. Le pays ne peut supporter une augmentation d'impôts; ceux qui existent sont déjà trop lourds. Non seulement il nous faut supprimer le revenu provenant de l'opium et de la boisson, mais encore diminuer considérablement les autres si nous voulons combattre le plus rapidement possible la pauvreté croissante des masses. Ceci m'amène à parler du système actuel de gouvernement. Le pays n'a rien gagné aux Réformes, au contraire. Les dépenses annuelles se sont accrues. Une étude plus sérieuse du système m'a convaincu que tous les à-peu-près tentés pour y remédier n'aboutiront à rien de bon. Une révolution complète, voilà ce qu'il nous faut. Le mot révolution vous déplaît. Ce que je demande n'est pas une révolution sanglante, mais une révolution dans le domaine de la pensée qui amènerait une révision radicale de la façon de vivre dans les services supérieurs du pays. Je dois vous avouer franchement que les appointements de plus en plus élevés qui sont payés aux fonctionnaires dans ces divers services m'effrayent positivement, comme ils vous effraieraient vous-mêmes, je l'espère. Y a-t-il quelque rapport entre l'existence que mènent les gouverneurs et les milliers d'administrés qui gémissent sous leur talon? Les corps meurtris de ces derniers sont le témoignage vivant de ce que j'avance. Vous appartenez maintenant à la classe dirigeante. Qu'on ne dise pas que votre talon est aussi dur que celui de vos prédécesseurs ou de vos collaborateurs. Est-il nécessaire que vous gouverniez de Simla? Est-il nécessaire que vous adoptiez la politique à laquelle vous vous opposiez il y a un an? C'est sous votre régime qu'un homme a été condamné à la déportation perpétuelle à cause de ses opinions. Vous ne pouvez dire pour vous défendre qu'il incitait à la violence car il y a peu de temps vous avez refusé de l'admettre. Les frères Ali se sont excusés de la moindre violence exprimée dans leurs discours. Vous commettez envers le pays une cruelle injustice si vous vous laissez persuader que c'est par crainte des poursuites qu'ils ont fait ces excuses. Un esprit nouveau est né dans le pays. Nous craignons plus le juge qui est en nous-mêmes que celui qui est au dehors. Ignorez-vous que depuis six mois des jeunes gens à l'âme noble et élevée, vos compatriotes, ont choisi de rester en prison plutôt que de payer un cautionnement qu'ils considéraient comme une honte? C'est sous votre régime que la patience des Moplahs absolument innocents a été mise à une rude épreuve, et jusqu'à présent cette patience ne leur a pas fait défaut. Je serais heureux de croire, comme je le fais vraiment, que vous n'êtes pas responsables des atrocités qui sont perpétrées en ce moment au nom de la paix et de la justice. Mais vous ne voudriez pas que moi ou le public, nous disions que là où vous n'avez pas les yeux bandés vous êtes impuissants! Ceci m'amènerait cependant à parler de nos différents idéaux et je ne dois pas aborder ce sujet à présent. Si le pays peut seulement obtenir que vous l'aidiez à faire cesser le commerce de la boisson, vous ajouterez certainement aux nombreux services que vous avez déjà rendus dans le passé; peut être ce premier pas vous montrera-t-il bien d'autres possibilités. _8 juin 1921._ LA QUESTION TURQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'Angleterre doit choisir, il lui est impossible de considérer plus longtemps comme esclaves les Hindous et les Musulmans dont les yeux se sont ouverts. Si l'Inde doit demeurer l'associée de chacune des autres parties de l'Empire et être leur égale, il faut que sa puissance électorale soit de beaucoup supérieure à celle de chacune des autres. Dans toute confédération indépendante, chaque associé possède le droit de se retirer si les autres agissent mal, de même qu'il a le devoir d'y adhérer aussi longtemps que les autres restent fidèles à certains principes communs. Si l'Inde votait mal, l'Angleterre aurait la ressource de se retirer de la Société, ainsi que tout associé en a le droit. Le centre de l'équilibre doit donc se déplacer et passer aux Indes, au lieu de rester en Angleterre. Voilà ce que j'entends par le _Swaraj_ au sein de l'Empire. La force brutale doit être exclue de toute délibération, il faut en toute circonstance s'en rapporter à la raison et non à l'épée. Il en est de l'Inde comme de l'Angleterre. L'Inde doit choisir également. Nous luttons aujourd'hui pour le _Swaraj_ au sein de l'Empire, dans l'espoir que l'Angleterre finira par se montrer juste envers l'Inde, et pour notre indépendance si elle s'y refuse. Et quand il sera absolument démontré que l'Angleterre cherche à anéantir la Turquie, nous n'aurons pas d'autre choix que l'indépendance. Quand l'existence de la Turquie, telle qu'elle est, se trouvera menacée, les Musulmans n'hésiteront pas. S'ils le pouvaient, ils tireraient l'épée et périraient avec les braves Turcs ou vaincraient avec eux; mais si, grâce à la politique du Gouvernement indien il leur est interdit de déclarer la guerre à l'Angleterre, il leur reste la possibilité de refuser l'obéissance à un gouvernement qui fait criminellement la guerre aux Turcs. Le devoir des Hindous est tout aussi évident. Si nous craignons toujours les Musulmans, si nous manquons de confiance en eux il faut nous mettre du côté des Anglais et prolonger notre esclavage. Si nous sommes assez braves et assez religieux pour ne pas craindre les Musulmans, nos compatriotes, si nous avons la sagesse de nous fier à eux, nous devons faire cause commune et employer toutes les mesures pacifiques et loyales qui pourront assurer à l'Inde son indépendance. Un Hindou, selon ma conception de l'Hindouïsme, que ce soit pour obtenir l'indépendance de l'Inde ou le _Swaraj_ au sein de l'Empire n'a qu'une méthode, celle de la Non-Coopération non violente. L'Inde peut dès aujourd'hui obtenir le rang de «_Dominion_» ou l'indépendance si elle apprend le secret de la puissance invincible de la non-violence et se l'assimile. Lorsque l'Inde aura appris cette leçon, elle sera capable d'appliquer tous les degrés de la Non-Coopération, y compris le refus de payer les impôts. L'Inde n'en est pas encore capable mais si nous voulons être à même de déjouer toutes les conspirations ourdies pour détruire la Turquie et prolonger notre esclavage, il faut créer autour de nous une atmosphère de non-violence éclairée, non pas la non-violence des faibles, mais celle des forts qui tout en dédaignant de tuer sont prêts à donner joyeusement leur vie pour la défense de la Vérité. _29 juin 1921._ LE COMITÉ D'ACTION ET SON ROLE Les résolutions votées par le Comité d'Action ont provoqué certaines critiques hostiles... Il devient donc nécessaire d'examiner le rôle du Comité d'Action, mais afin de pouvoir le comprendre il faut connaître la Constitution du Congrès. Le but du Congrès est d'obtenir le _Swaraj_ par des méthodes pacifiques et légitimes. Le Congrès doit fonctionner de façon à hâter la marche de l'Inde vers ce but. La Constitution est faite pour mettre à l'épreuve la nation et voir si elle est capable de se gouverner elle-même. Elle crée certainement un système de gouvernement volontaire où la seule force est l'opinion publique et le bon-vouloir du peuple. Et comme le Congrès cherche à s'opposer au gouvernement actuel et à le détruire s'il le faut, il s'ensuit que plus le Congrès aura d'autorité, moins il en restera au gouvernement. Lorsque le Congrès possèdera la confiance générale et qu'une _obéissance spontanée_ répondra à ses instructions le «_Swaraj_» complet sera atteint. Car le gouvernement se verra obligé de respecter l'opinion populaire dont le Congrès sera le porte-parole, ou sinon, de se suicider. Il faut donc que le Congrès devienne l'organisation la plus vaste, la plus unie et la plus solide qui existe sur ce sol. Il faut que sa politique rencontre une acceptation immédiate. Le Congrès ne se réunit qu'une fois par an, il établit son programme. Le Comité du Congrès de toute l'Inde, doit mettre en œuvre la politique du Congrès dans le sens exprimé par ses décisions. Il doit interpréter ces décisions et s'occuper de toutes les questions nouvelles avec la même autorité que le Congrès. Les membres du Comité peuvent discuter les différentes propositions et leur interprétation autant qu'il leur plaît, mais sauf pour des questions vitales de principes les dissidents doivent se conformer aux résolutions votées par la majorité et les exécuter fidèlement. Les projets qui donnent lieu à des discussions au Comité, ne peuvent être discutés une seconde fois en public. Afin de permettre au Comité du Congrès de toute l'Inde d'avoir une valeur pratique, la Constitution a établi un Comité d'Action de quinze membres qui doit se réunir fréquemment et traiter toutes les questions que lui renvoie le Comité du Congrès de toute l'Inde. Il doit, lorsque ce dernier ne siège pas, en exercer toutes les fonctions. Il doit se tenir au courant de l'opinion publique, la guider et lui servir d'interprète; il doit s'assurer que toutes les organisations secondaires fonctionnent convenablement, s'occuper des finances de l'Inde entière et les distribuer, et lorsqu'une résolution sur quelque sujet grave doit être prise, convoquer une assemblée du Comité du Congrès de toute l'Inde afin que celui-ci décide. Le Comité d'action est au Congrès ce qu'un cabinet ministériel est au parlement. Il faut que ses décisions soient respectées si nous voulons établir un gouvernement constitutionnel dans le courant de l'année. Il faut, bien entendu, qu'il soit composé de personnes qui inspirent à la nation et au Comité du Congrès de toute l'Inde le plus grand respect. Il faut que ce soit un corps homogène et qu'il ne prenne pas de décisions trop précipitées. Il ne peut y avoir dans son sein deux politiques ou deux partis. Alors que le Congrès représente la nation toute entière, le Comité d'Action doit réunir les représentants de la politique du parti qui a la confiance de la majorité des délégués. Il faut avant tout que ses décisions soient unanimes. Lorsqu'un membre du Comité d'action se sent dans l'impossibilité de suivre les autres, il peut donner sa démission mais il ne doit en aucune façon gêner ou influencer les délibérations du Comité en les discutant ouvertement dans la presse. Par conséquent, et bien que les décisions prises par le Comité d'Action soient définitivement adoptées par les membres du Congrès, ce n'est pas un corps irresponsable. Le Comité du Congrès de toute l'Inde peut le dissoudre par un vote de manque de confiance. Les décisions peuvent être revues par le Comité du Congrès de toute l'Inde et même rejetées s'il y a de sérieuses raisons pour cela. A mon humble avis il est indispensable que le Comité d'Action en impose au peuple sans quoi nous n'arriverons pas au _Swaraj_ cette année. Chacun de nous doit donc faire en sorte de rendre le Congrès irrésistible en exécutant ses décisions dans les moindres détails. Ce que le Gouvernement obtient en dernier ressort par la force des armes, il faut que nous l'obtenions par la force de l'affection. Le gouvernement s'est fait irrésistible par la terreur; le Congrès doit le devenir en obtenant la soumission volontaire à ses doctrines et à ses vues politiques. La non-violence pénètre ainsi dans tout ce qui se rapporte au programme du peuple; mais chaque organisation s'attend à réussir grâce à la coopération du peuple. Se montrer soumis aux décisions du Congrès c'est le _sine qua non_ du succès de la résolution prise à Nagpur d'obtenir le _Swaraj_ cette année. _6 Juillet 1921_ COMMENT BOYCOTTER LES TISSUS ÉTRANGERS Il est inutile qu'à cette heure tardive nous répétions que le boycottage de tissus étrangers, auquel nous songeons, n'est aucunement une mesure vindicative. Mais elle est aussi nécessaire à l'existence de la nation que l'air est nécessaire à la vie. Plus elle s'accomplira rapidement, mieux cela vaudra pour le pays. Sans elle, le _Swaraj_ ne saurait être établi ni maintenu une fois institué. Il est de la plus haute importance de savoir comment organiser ce boycottage avant le 1er août prochain. Pour qu'il ait lieu rapidement, il faut: 1º que tous les propriétaires des filatures réglementent leurs bénéfices et qu'ils fabriquent surtout pour le marché indien;--2º que les importateurs cessent d'acheter des marchandises étrangères (trois négociants de marque ont déjà commencé);--3º que les acheteurs refusent les tissus étrangers et se procurent du tissu _Khadi_ lorsque c'est possible;--4º que les acheteurs ne portent que des vêtements de tissus _Khadi_ et que le tissu des filatures soit conservé pour les pauvres qui ne connaissent pas la différence entre le _Swadeshi_ et le _Pardeshi_;--5º que les consommateurs n'emploient jusqu'à l'établissement du _Swaraj_ et la production suffisante du _Khadi_ que ce dont ils ont besoin pour se couvrir le corps;--6º que les consommateurs détruisent tout tissu _Pardeshi_ comme ils le feraient de boissons alcoolisées, s'ils s'étaient engagés à l'abstinence, ou sinon qu'ils le vendent pour qu'il soit employé à l'étranger, ou qu'ils l'utilisent eux-mêmes pour les besognes malpropres ou lorsqu'ils sont seuls. Nous espérons que tous ceux auxquels s'adressent les clauses précédentes y répondront d'une façon satisfaisante et simultanée. Mais le succès dépend avant tout de la persévérance du consommateur. Il suffit qu'il se refuse à porter l'insigne de son esclavage. _6 juillet 1921_ A TOUT ANGLAIS HABITANT L'INDE Cher Ami, C'est la seconde fois que je me permets de m'adresser à vous. Je sais que la plupart d'entre vous avez la Non-Coopération en horreur. Je désirerais cependant, si vous voulez bien croire à ma sincérité, vous prier de mettre à part deux des questions dont je m'occupe. Si vous ne sentez pas ma sincérité, je ne puis vous la prouver. Quelques-uns de mes amis indiens m'accusent de déguiser la vérité lorsque je prétends que, tout en abhorrant le système établi par les Anglais, nous ne sommes pas tenus de les haïr. J'essaie de montrer que l'on peut détester les vices d'un frère sans le haïr lui-même. Jésus dénonça les vices des scribes et des pharisiens, mais il n'avait pour eux aucune haine. Cette loi d'amour pour l'homme et de haine pour le mal qui est en lui, Jésus ne l'énonça pas pour lui seul; il l'enseigna comme doctrine. Je l'ai d'ailleurs trouvée dans toutes les religions du monde entier. Je crois être assez bon juge de la nature humaine, et vivisecteur de mes propres faiblesses. J'ai découvert que l'homme est supérieur au système qu'il organise. J'ai donc l'impression qu'individuellement vous valez beaucoup mieux que le système que votre communauté a établi. Chacun de mes compatriotes qui se trouvait à Amritsar en ce fatal 10 avril valait mieux individuellement que la foule dont il faisait partie. Seul, aucun d'eux n'eût accepté de tuer les innocents directeurs de banque anglaise, mais dans la foule plus d'un perdit la tête. C'est pour cette raison que l'Anglais qui remplit une fonction publique dans l'Inde est différent de l'Anglais qui habite l'Angleterre. Ici, vous faites partie d'un système d'une indicible infamie. Je puis donc condamner ce système dans les termes les plus violents, sans pour cela vous considérer comme mauvais, ni imputer de mauvaises intentions à tous les Anglais. Vous êtes autant que nous les esclaves de votre système. Je désire donc que vous agissiez de même envers moi et ne m'accusiez point d'intentions que vous n'avez point vues écrites de ma main. Je vous aurai déclaré le mobile entier de mes actions quand je vous aurai dit que j'ai hâte d'améliorer ou de faire cesser un système obligeant l'Inde à obéir à une poignée d'entre vous et ne donnant aux Anglais le sentiment de la sécurité qu'à l'abri de forts et de canons qui s'imposent à la vue. Ce spectacle est une honte, et pour vous et pour nous. Notre existence commune est basée sur la méfiance et sur la crainte réciproque. Vous admettrez certainement que cela manque de dignité. Un système responsable d'un pareil état de choses est forcément satanique. Il devrait vous être possible de vivre dans l'Inde comme faisant partie intégrale de son peuple et non comme des exploiteurs étrangers. Mille existences indiennes pour une existence anglaise est une doctrine qui conduit au désespoir, et pourtant vous pouvez me croire, en 1919, elle fut énoncée par les plus puissants d'entre vous. Je serais presque tenté de vous proposer de vous joindre à moi pour détruire un système qui nous a fait descendre si bas vous et nous. Mais je sens qu'il est trop tôt. Nous n'avons pas encore donné suffisamment de preuves de notre sincérité, de notre abnégation et de notre empire sur nous-mêmes pour pouvoir le faire. Mais ce que je vous demande c'est de nous aider à boycotter le tissu étranger et à combattre le fléau de la boisson. Les tissus du Lancashire furent imposés à l'Inde ainsi que l'ont démontré les historiens anglais, et les manufactures indiennes célèbres dans le monde entier, furent ruinées délibérément et systématiquement. Non seulement l'Inde en est réduite à être à la merci du Lancashire, mais aussi du Japon, de la France et de l'Amérique. Rendez-vous compte de ce que cela signifie pour l'Inde. Chaque année, nous envoyons hors de l'Inde environ 60 millions de roupies pour acheter du tissu, alors que nous produisons assez de coton pour fabriquer tout le tissu dont nous avons besoin. N'est-ce pas de la folie d'exporter notre coton pour qu'il nous revienne manufacturé sous forme de tissu? Etait-il juste de réduire l'Inde à une telle condition? Il y a 150 ans, nous fabriquions tout le tissu que nous portions. Nos femmes filaient de beau fil dans leurs chaumières et ajoutaient au gain de leur mari; les tisserands des villages le tissaient. Pour un immense pays agricole comme le nôtre, cet apport jouait un rôle important dans l'économie nationale. Il nous permettait d'employer nos instants de loisir de la façon la plus naturelle. Aujourd'hui, les femmes ont perdu l'adresse de leurs mains et l'oisiveté forcée de milliers d'individus a appauvri le pays. Un grand nombre de tisserands se sont mis balayeurs, d'autres se sont engagés comme mercenaires. La moitié de la race des artistes tisseurs a disparu et les autres tissent du fil importé, faute de pouvoir en tisser qui ait été filé à la main. Vous comprendrez peut-être à présent ce que le boycottage du tissu étranger signifie pour l'Inde. Cette mesure n'est pas un châtiment. Si dès aujourd'hui le gouvernement réparait les injustices faites au Califat et au Pendjab et consentait immédiatement à donner le _Swaraj_ à l'Inde, celle-ci devrait quand même continuer le boycottage des tissus étrangers. _Swaraj_ signifie au moins le droit de conserver les industries de l'Inde qui sont indispensables à l'existence économique de la nation, et d'interdire toute exportation capable de mettre obstacle à cette existence. L'agriculture et le rouet sont comme les deux poumons de l'Inde, il faut à tout prix qu'on les préserve de la consomption. Cette question ne peut attendre. Il est impossible de considérer les intérêts des fabricants étrangers et des importateurs indiens lorsque la nation entière meurt de faim, faute d'avoir une occupation rémunératrice qui s'ajoute à l'agriculture. Ne considérez pas à tort ce mouvement comme un boycottage général des produits étrangers. L'Inde ne cherche nullement à se fermer le commerce international. A l'exception des tissus, il lui faut accepter avec reconnaissance et dans des conditions avantageuses pour les parties contractantes les marchandises qui sont mieux fabriquées hors de son pays. Mais rien ne doit lui être imposé. Je ne cherche pas à lire dans l'avenir, mais j'espère certainement qu'avant peu il sera possible à l'Inde de coopérer avec l'Angleterre sur un pied d'égalité. Le moment sera venu alors d'examiner les relations commerciales. Pour l'instant, je vous demande de nous aider à organiser le boycottage des tissus étrangers. La campagne contre l'alcoolisme est d'une importance analogue et tout aussi grande. Les débits sont un fléau intolérable imposé à la société. Jamais le peuple ne s'est autant intéressé à la question. J'admets qu'ici les ministres des Indes peuvent faire plus que vous. Je voudrais néanmoins que vous exprimiez clairement votre opinion sur ce point. Si je ne me trompe, sous n'importe quel gouvernement, la Nation demandera une complète prohibition. Il vous est possible de développer l'agitation croissante à ce sujet en mettant le poids de votre influence dans le plateau de la balance. _13 juillet 1921._ PROFESSION DE FOI J'ai reçu une lettre anonyme bien étrange. Elle m'admire d'avoir embrassé une des causes les plus chères à Lockamanya[86] et me dit que son esprit vit en moi, et que je dois demeurer le digne disciple de ce maître. Elle m'adjure d'autre part de ne pas me laisser décourager dans la poursuite du programme _Swaraj_, et termine en m'accusant d'imposture, parce que je prétends être en politique un disciple de Gokhale. Je voudrais bien que ceux qui m'écrivent perdent cette vile habitude de ne pas signer leurs lettres. Il faut que nous qui voulons acquérir l'esprit du _Swaraj_ développions en nous le courage d'exprimer sans crainte ce que nous pensons. Le sujet de la lettre ayant une importance générale demande néanmoins qu'on y réponde. Je ne puis prétendre à l'honneur d'être le disciple de Lockamanya. Je l'admire, ainsi que des milliers de ses compatriotes pour son courage indomptable, ses vastes connaissances, son amour pour son pays et par dessus tout pour la pureté de sa vie privée et son grand renoncement. Il fut, parmi tous les hommes de notre époque, celui qui captivait le plus l'imagination de son peuple. C'est lui qui nous a inspiré l'esprit du _Swaraj_. Personne peut-être ne se rendit compte comme M. Tilak du caractère pernicieux de notre système actuel de gouvernement. Et j'ose prétendre, en toute humilité, que je communique au pays son message aussi exactement que le meilleur d'entre ses disciples. Mais je me rends compte que mes méthodes ne sont pas celles de M. Tilak. Et c'est pourquoi il m'arrive encore d'avoir certaines difficultés avec quelques-uns des chefs Maharashtra. Mais je suis sincèrement convaincu que M. Tilak ne se refusait pas à croire à ma méthode. Il m'honorait de sa confiance, et les dernières paroles qu'il m'adressa devant plusieurs amis, quinze jours avant sa mort, furent pour me dire que ma méthode était excellente, à condition de pouvoir persuader au peuple de l'adopter. Mais il en doutait. Je ne connais pas d'autre méthode, et puis seulement espérer que lorsque viendra le moment de l'épreuve définitive, le pays montrera qu'il s'est assimilé la méthode de Non-Coopération non-violente. Je n'ignore pas non plus ce qui me manque; je ne prétends point à l'érudition; je ne possède pas son talent d'organisateur; je ne dirige pas de parti solide et discipliné, et je ne puis, ayant vécu trente trois ans hors de l'Inde, prétendre à la même expérience que Lockamanya. Nous avions deux choses absolument en commun: notre amour pour notre pays et nos efforts infatigables pour obtenir le _Swaraj_. Je puis donc assurer à mon compatriote anonyme que personne n'a plus que moi le respect de la mémoire du défunt et que je marcherai au _Swaraj_ côte à côte avec ses plus fidèles disciples. Je sais que le _Swaraj_ de l'Inde est la seule offrande qui lui soit agréable. Cela seul peut donner la paix à son âme. C'est néanmoins une question personnelle et sacrée que d'être un disciple. En 1888, je me suis jeté aux pieds de Dadabhai, mais il semblait trop éloigné de moi. Je pouvais avoir pour lui les sentiments d'un fils, mais non pas d'un disciple. Un disciple est plus qu'un fils. Devenir un disciple c'est naître une seconde fois; c'est se livrer volontairement...... En 1896, ma mission dans le Sud-Afrique me mit en rapport avec tous les chefs connus... J'allai voir Gokhale, je le rencontrai dans le logement qu'il occupait à son collège; on eût dit que je retrouvais un vieil ami, ou mieux encore, une mère après une longue séparation. Son doux visage me mit à l'aise sur-le-champ. Ses questions minutieuses sur moi et sur ce que j'avais fait dans l'Afrique du Sud lui gagnèrent une place unique dans mon cœur. En le quittant je me dis: «Voilà l'homme qu'il me faut.» De ce jour, Gokhale ne me perdit jamais de vue. En 1901, lorsque je revins d'Afrique pour la seconde fois, nous devînmes encore plus unis. Il se chargea de moi, tout simplement, et se mit à me former. Il s'intéressait à ma façon de parler, de m'habiller, de marcher, de manger. Ma mère n'avait pas plus de sollicitude pour moi que n'en avait Gokhale. Autant que j'en puis juger, nulle contrainte n'existait entre nous. C'était vraiment un coup de foudre qui résista à la sévère tension de 1913. Comme travailleur politique, il répondait à tout ce que je pouvais souhaiter: pur comme le cristal, doux comme un agneau, brave comme un lion et chevaleresque à l'excès. Peu importait qu'il ne fût peut-être pas tout ce que j'imaginais. Il me suffisait de ne rien trouver à critiquer. Il était et demeure pour moi l'homme le plus parfait qui ait existé. Non que nous n'ayons eu certaines divergences d'opinion. Même en 1901, nous avions déjà des points de vue différents sur certaines coutumes sociales, nous ne jugions pas de la même façon la civilisation occidentale. Il admettait franchement qu'il ne partageait pas mon opinion extrémiste sur la Non-violence. Mais ces divergences ne nous importaient ni à l'un ni à l'autre, rien n'eût pu nous désunir. Il est impie de vouloir faire des suppositions sur ce qui aurait eu lieu s'il eût vécu. Je sais que j'aurais continué à travailler sous sa direction. J'ai fait cette confession parce que la lettre anonyme m'a fait mal en m'accusant d'imposture lorsque je me déclare le disciple de Gokhale. Aurais-je trop tardé à reconnaître ce que je dois à celui qui s'est tu pour jamais? J'ai cru devoir déclarer que je lui reste fidèle, surtout puisque je parais aux yeux du monde indien, vivre dans un camp opposé au sien. _13 juillet 1921_ [86] Tilak. LA POSITION DES FEMMES Shrimati Sarala Devi de Katak m'écrit: «Ne trouvez-vous pas que la façon de traiter les femmes est un mal aussi sérieux que l'Intouchabilité? L'attitude des jeunes gens «Nationalistes» que j'ai rencontrés est quatre vingt dix-neuf fois sur cent absolument écœurante. Combien en est-il parmi les Non-Coopérateurs qui considèrent la femme comme autre chose qu'un objet de plaisir? La condition essentielle du succès, la purification de soi-même est-elle possible tant que l'attitude envers les femmes n'aura pas changé?» Je ne puis admettre que la manière de traiter les femmes soit «un mal aussi sérieux que l'Intouchabilité». Shrimat Sarel Devi s'en est beaucoup exagéré la gravité, et l'accusation qu'elle porte contre les Non-Coopérateurs, de ne chercher que la satisfaction des sens, n'est point soutenable. L'exagération peut faire grand tort à une cause. Je reconnais néanmoins sans difficulté que, pour se préparer au _Swaraj_, les hommes doivent acquérir un respect plus grand de la femme et de sa pureté. M. Andrews a frappé bien plus juste lorsqu'il nous dit en termes brûlants de ne point oser nous repaître de la honte de nos sœurs tombées. Il est dégradant de penser qu'un Non-Coopérateur a pu prendre plaisir à raconter comment certaines de ces sœurs égarées se réservaient aux Non-Coopérateurs. Dans une question aussi vitale pour notre bien moral, nulle distinction entre Coopérateur et Non-Coopérateur ne peut se faire. Tous, comme hommes, nous devons baisser la tête de honte tant qu'il restera une seule femme consacrée à nos plaisirs. Je préférerais beaucoup que la race humaine disparût plutôt que de nous voir devenir pires que des animaux en faisant de la plus noble créature de Dieu l'objet de notre concupiscence. Mais cette question ne concerne pas l'Inde uniquement, elle concerne le monde entier. Et si je prêche contre cette vie moderne artificielle de plaisirs sensuels et demande aux hommes et aux femmes de revenir à la vie simple représentée par la _Charka_ (rouet), c'est parce que je sais que sans ce retour intelligent à la simplicité nous tomberons forcément plus bas que la brute. Je souhaite passionnément pour la femme une liberté absolue. J'exècre les mariages d'enfants, je frémis lorsque je vois une fillette veuve, et je tremble de fureur lorsqu'un homme qui vient de perdre sa femme contracte une autre union avec une indifférence brutale. Je déplore l'indifférence criminelle des parents qui tiennent leurs filles dans l'ignorance, ne leur donnent aucune culture littéraire et les élèvent uniquement en vue d'un mariage avec quelque jeune homme riche. Pourtant malgré ma fureur et mon chagrin, je me rends compte de la difficulté du problème. Il faut que la femme vote, que sa position devant la loi soit égale à celle de l'homme. Mais le problème ne s'arrête pas là, il ne commence qu'au moment où les femmes ont quelque influence sur les délibérations politiques de la Nation. Pour illustrer ce que je veux dire, permettez-moi de vous rapporter la description charmante faite par un ami musulman que j'estime, de sa conversation à Londres avec une célèbre féministe. Il assistait à une réunion de féministes. Une dame amie fut surprise de voir un musulman à une réunion de ce genre. Elle lui demanda à quoi elle devait attribuer sa présence. Mon ami lui répondit qu'il avait deux raisons principales et deux autres secondaires pour y assister. Il avait perdu son père, étant enfant en bas âge; ce qu'il était, il le devait entièrement à sa mère. Puis il s'était marié à une femme qui était vraiment son associée. Enfin, il n'avait pas de fils, mais quatre filles mineures auxquelles il s'intéressait comme père. Etait-ce surprenant qu'il fût féministe? Il poursuivit: on accuse les Musulmans d'indifférence envers les femmes. Il n'y eut jamais de calomnie plus grave. La loi de l'Islam donne à la femme des droits égaux à ceux de l'homme.--Il considérait que l'homme avait avili la femme par sa convoitise. Au lieu d'adorer l'âme qui se trouvait en elle, il s'était mis à adorer son corps et il avait si bien réussi dans son dessein que la femme aujourd'hui, sans s'en rendre compte, s'était mise à chérir ses avantages physiques, ce qui était presque un signe de sa servitude. Il ajouta d'une voix qu'étouffait l'émotion: Autrement, pourquoi nos sœurs tombées trouveraient-elles un si grand plaisir à l'embellissement de leur corps? Est-ce que nous autres hommes, n'avons pas complètement anéanti leur âme? Non, continua-t-il après avoir repris son sang-froid, il ne désirait pas une liberté machinale pour la femme; il voulait briser les entraves qui la rendaient esclave de sa propre volonté. Aussi avait-il l'intention de préparer ses filles à une profession indépendante. Je n'ai pas besoin de citer la fin de cette ennoblissante conversation. Je désire que mes aimables correspondantes réfléchissent au sujet principal. Il faut que la femme cesse de se considérer comme un objet de plaisir. Le remède est entre ses mains bien plus qu'entre celles de l'homme. Si elle veut que celui-ci la traite en associée, qu'elle refuse de se parer pour plaire aux hommes, même à son mari. Je ne puis me représenter Sita gaspillant un seul moment à vouloir attirer Rama par ses charmes physiques. _21 juillet 1921._ L'ÉDUCATION NATIONALE On a dit tant de choses bizarres sur ma façon d'entendre l'éducation nationale qu'il ne serait peut-être pas hors de propos de faire connaître mon opinion au public sur ce sujet. A mon avis la méthode d'éducation actuelle est mauvaise, pour trois raisons de la plus haute importance en dehors de ses rapports avec un gouvernement injuste: 1º Elle repose sur une culture étrangère à l'exclusion presque totale de la culture indigène. 2º Elle ignore la culture du cœur et la culture manuelle et se consacre exclusivement à celle du cerveau. 3º Il est impossible de donner une véritable éducation en se servant d'une langue étrangère. Examinons ces trois défauts en détail. Presque dès le début, les manuels d'enseignement traitent, non de choses avec lesquelles les enfants sont journellement en rapport, mais de choses qui leur sont totalement inconnues. Ce n'est pas dans ces manuels qu'un jeune garçon apprendra ce qui est bien ou mal à la maison. On ne lui enseigne jamais à être fier de son foyer. Plus son éducation avance, plus on l'en éloigne, si bien que lorsqu'il a terminé ses études il est devenu complètement étranger à son milieu. Il ne trouve aucune poésie à la vie de famille. Les scènes villageoises sont pour lui un livre fermé. Sa propre civilisation lui a été représentée comme stupide, barbare, superstitieuse et inutile au point de vue pratique. Son éducation est calculée pour l'éloigner de la culture traditionnelle. Et si la masse de la jeunesse instruite n'est pas absolument dénationalisée, c'est uniquement parce que l'ancienne culture est trop profondément implantée en elle pour qu'il soit possible de la déraciner même par une éducation hostile à son développement. Si j'étais le maître, je détruirais certainement tous les manuels et j'en ferais écrire d'autres qui traiteraient de la vie de famille et qui s'y rapporteraient de sorte que l'enfant, en faisant ses études, influerait sur son entourage. Secondement, et quelles que soient les conditions dans les autres pays, il est criminel, dans l'Inde où 80 p. % de la population est agricole, de donner aux enfants une éducation purement littéraire et de rendre les garçons et les filles impropres aux travaux manuels pour le reste de leur vie. Je prétends que la majeure partie de notre temps étant consacrée à travailler pour gagner notre pain, nos enfants doivent, dès leur jeune âge, apprendre la dignité de ce labeur. Nos enfants devraient recevoir une éducation qui ne leur fît pas mépriser le travail manuel. Il n'y a aucune raison pour que le fils d'un paysan devienne incapable d'être ouvrier agricole parce qu'il a fait des études. Il est fort triste de voir nos écoliers considérer avec dégoût, quand ce n'est pas avec mépris, le travail manuel. D'autre part si nous voulons que dans l'Inde, tout jeune garçon et toute jeune fille fréquente les écoles, ainsi qu'il est de notre devoir, nous n'avons pas les moyens de subvenir à l'éducation telle qu'elle est donnée à présent, les milliers de parents étant dans l'impossibilité d'en payer les frais actuels. Il faut donc, pour que l'éducation devienne générale, qu'elle soit gratuite. Même sous un gouvernement idéal, je n'imagine pas que nous pourrons consacrer plus de 2000 millions de roupies à l'éducation de tous les enfants qui ont l'âge de fréquenter l'école. D'où il résulte qu'il faut que nos enfants payent par leur travail manuel tout ou partie de l'éducation qu'ils reçoivent. Je ne vois qu'un travail universel qui soit profitable, le rouet et le métier à tisser. Peu importe d'ailleurs, pour le but que je me propose, qu'il s'agisse de filer ou de faire une autre forme de travail, pourvu qu'il rapporte, seulement en y réfléchissant on se rendra compte que nulle autre occupation ne peut être introduite dans toutes les écoles de l'Inde. Cet enseignement manuel servira à deux fins dans un pays pauvre comme le nôtre. Il couvrira les dépenses de l'éducation de nos enfants et leur enseignera un métier auquel ils pourront se remettre plus tard, s'ils le désirent, pour gagner leur vie. Un tel système leur enseignera à se suffire. Rien ne peut démoraliser une nation comme d'apprendre à mépriser le travail manuel. Je ne dirai qu'un mot de l'éducation du cœur. Je crois qu'il est impossible de la donner par les livres. Seul le maître par ses rapports personnels peut agir. Or, qui avons-nous dans l'enseignement primaire et même dans l'enseignement secondaire? Sont-ce des hommes et des femmes d'une foi et d'un caractère moral supérieurs? Ont-ils reçu eux-mêmes cette éducation du cœur? Peut-on attendre d'eux qu'ils s'occupent de l'élément permanent chez les enfants, garçons et filles dont ils ont la charge? La méthode employée pour se procurer des instituteurs dans les classes élémentaires n'est-elle pas une barrière infranchissable à l'obtention d'une haute moralité? Donne-t-on aux instituteurs des appointements qui leur permettent de vivre? Nous savons qu'on ne les choisit pas pour leur patriotisme. Ceux-là seuls font de l'enseignement qui ne peuvent trouver d'autre emploi. Parlons enfin de la langue dans laquelle l'instruction est donnée. Mon opinion à ce sujet est trop connue pour que je la répète. L'enseignement dans une langue étrangère a été cause de fatigue cérébrale pour les enfants, a exigé d'eux une tension nerveuse trop grande et, les rendant incapables de pensée, de travail original, les a empêchés de communiquer leurs connaissances à la famille ou aux masses. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rien n'est plus éloigné de ma pensée que de vouloir nous rendre exclusifs ou nous faire élever des barrières. Mais je soutiens respectueusement qu'une appréciation d'autres cultures doit suivre et non précéder l'appréciation et l'assimilation de la nôtre. J'ai la ferme opinion que nulle culture ne renferme des trésors aussi précieux. Nous ne la connaissons pas, on nous en fait mépriser l'étude et déprécier la valeur. Nous avons presque cessé de la vivre. Un savoir académique sans pratique est comme un cadavre embaumé, très beau à contempler peut-être, mais sans rien qui puisse inspirer ou ennoblir. Ma religion me défend d'abaisser ou de dédaigner les autres cultures, de même qu'elle insiste pour que je m'imprègne de la mienne et que je la vive sous peine de suicide civil. _1er septembre 1921._ ETHIQUE DE LA DESTRUCTION Le lecteur sera, j'en suis persuadé, heureux de prendre connaissance de la lettre si belle et si pathétique que je reçois de M. Andrews. «Je sais qu'en brûlant les tissus étrangers votre but est de venir en aide aux pauvres, mais j'ai l'impression que vous faites fausse route. Si vous réussissez à boycotter le tissu étranger il me semble évident que le prix du tissu fabriqué dans les filatures augmentera, et que ce seront les pauvres qui en souffriront. De plus, il y a dans ce terme «étranger» un subtil appel au sentiment de race qu'il faudrait plutôt réprimer qu'encourager. J'ai été profondément bouleversé de vous voir mettre le feu à ce monceau d'objets, parmi lesquels se trouvaient les plus beaux tissus. Nous avons l'air d'oublier ce vaste monde dont nous faisons partie pour ne songer égoïstement qu'à l'Inde. Je crains bien que ceci ne nous ramène au nationalisme étroit et égoïste d'autrefois. Dans ce cas, nous allons faire partie du cercle vicieux d'où l'Europe s'efforce désespérément d'échapper. Mais je ne puis le démontrer, je ne puis que répéter que j'en fus bouleversé, que cela me semblait une forme de violence. Et cependant je sais à quel point vous exécrez la violence. Il me déplaît que la question du tissu étranger soit transformée en religion. J'étais au comble du bonheur lorsque je vous voyais asséner des coups de géant aux vices qui affectent les fondements de la morale: l'alcoolisme, les stupéfiants, l'intouchabilité, l'arrogance de race, etc., et lorsqu'avec une si merveilleuse et si admirable tendresse vous vous êtes occupé de ce mal hideux qu'est la prostitution. Mais allumer des feux de joie avec des étoffes étrangères et dire aux gens que s'en vêtir est un _péché_ contre la religion, jeter au bûcher le noble travail de nos semblables, nos frères et nos sœurs des autres pays, en déclarant que c'est nous souiller que de les porter... Je ne saurais vous dire combien tout ceci me paraît différent! Savez-vous que j'ose à peine à présent porter le _khaddar_ que vous m'avez donné, parce que j'ai peur de paraître juger les autres et de dire comme le pharisien: «Je suis un plus grand saint que vous». Jamais je n'avais eu semblable impression auparavant. Vous savez que lorsque vous faites quelque chose qui me peine, il faut que je vous crie ma douleur; et ceci m'a fait mal. J'avais écrit dans la _Modern Review_ les articles que je vous envoie avec une grande joie, parce que j'avais la certitude d'avoir découvert le sens de votre vie. Mais à présent mon esprit vous crie que vous avez entrepris quelque chose de violent, d'anormal, de contre nature. Vous savez que mon affection pour vous demeure aussi grande que jamais, de même que la vôtre ne s'est pas affaiblie lorsque vous jugiez que votre frère se trompait. Je vous en supplie, expliquez-moi vos raisons! Votre article sur la destruction dans la _Jeune Inde_[87] ne m'a nullement convaincu.» C'est bien lui! Dès qu'il souffre de quelque chose que j'ai fait (et ce n'est pas la première fois), il m'envoie lettre sur lettre sans attendre que je lui réponde. Car c'est l'affection qui parle à l'affection, mais sans discuter. C'est le trop plein d'un cœur angoissé. Ainsi fait-il au sujet de la destruction des vêtements étrangers. Ce que M. Andrews m'écrit en langage affectueux, d'autres correspondants, qui sont déjà en désaccord avec moi, me l'ont exprimé avec grossièreté, colère et même vulgarité. Les paroles de M. Andrews sont des paroles d'affection et de chagrin, elles m'ont pénétré profondément et demandent que j'y réponde, alors que j'ai dû laisser de côté les paroles de colère pour n'y faire allusion qu'en passant. Les paroles de M. Andrews ont porté, parce qu'elles sont non violentes et qu'elles débordent d'affection, les autres qui sont violentes et pleines de méchanceté n'ont produit aucun effet sur moi et eussent provoqué de ma part des répliques courroucées si j'étais enclin à ce genre de réponses. La lettre de M. Andrews est un exemple de la non-violence dont nous avons besoin pour obtenir le _Swaraj_ le plus rapidement possible. Ceci toutefois est une remarque faite en passant. Je demeure aussi convaincu de la nécessité de brûler le tissu étranger. Il n'y a rien dans ce procédé qui doive accentuer l'inimitié de race. J'aurais fait exactement de même s'il se fût agi d'un cercle choisi et sacré de parents et d'amis. Dans tout ce que j'entreprends, dans tout ce que je conseille, je me pose cette question infaillible: «Que ferais-je, s'il s'agissait de ce qui m'est le plus proche et le plus cher?» L'enseignement de la religion à laquelle j'appartiens ne laisse aucune équivoque à ce sujet. Il ne faut faire aucune différence entre les ennemis et les amis. C'est à cette conviction que je dois l'assurance dans beaucoup de mes actions qui étonne parfois mes amis. Je me souviens d'avoir jeté dans la mer une superbe lorgnette parce qu'elle était la cause de discussions constantes avec un de mes meilleurs amis. Il a hésité tout d'abord à reconnaître que j'avais raison, mais ensuite il s'est rendu compte qu'il était juste d'avoir détruit un objet de prix, même étant le cadeau d'un ami. L'expérience nous démontre qu'il faut détruire les dons les plus précieux sans hésitation et sans dédommagement, s'ils entravent notre progrès moral. Ne serait-ce point un devoir sacré de jeter au feu le plus précieux des héritages de famille s'il était infecté par la lèpre? Je me souviens d'avoir brisé les bracelets de ma chère femme, étant jeune et aimé, parce qu'ils étaient entre nous un sujet de discorde. Si je m'en souviens, ils lui avaient été donnés par sa mère. Je ne les détruisis point par haine mais par amour ignorant, je m'en rends compte à présent que j'ai atteint l'âge mûr. Cette destruction servit à nous rapprocher encore. Si l'on attachait à tous les objets étrangers la même importance, la mesure serait en effet étroite, mesquine et malfaisante; mais il ne s'agit que du tissu étranger et la restriction fait toute la différence. Je ne désire en aucune façon interdire l'entrée dans l'Inde des montres anglaises ou des laques japonaises; mais je dois détruire les vins les plus recherchés de l'Europe, même s'ils ont été fabriqués et conservés avec le plus grand soin. Les pièges de Satan sont disposés avec une grande ruse, et d'autant plus attrayants que la ligne de démarcation entre le bien et le mal est si mince qu'elle est invisible. Mais elle existe cependant, rigide, inflexible: toute tentative pour la traverser amène une mort certaine. Le sentiment de race est très fort dans l'Inde aujourd'hui. C'est avec la plus grande difficulté que je parviens à contenir les mauvaises passions du peuple. La masse est remplie de rancune, parce qu'elle est faible et extrêmement ignorante de la façon de se débarrasser de cette faiblesse. Je transfère sur les choses la rancune des gens. L'amour du tissu étranger a été cause de la domination étrangère, de la misère, et, ce qui est pire, de la honte dans mainte famille. Le lecteur ignore peut-être que des centaines de tisserands «intouchables» de Kathiawad ayant perdu leur métier, il y a peu de temps, se firent boueurs de la municipalité de Bombay. Et l'existence de ces hommes est si pénible qu'un grand nombre perdent leurs enfants et deviennent des épaves physiques et morales, d'autres deviennent les impuissants témoins de la déchéance de leurs filles et de leurs femmes. Le lecteur ignore peut-être que bien des femmes de cette classe dans le Gujerat, faute d'occupation domestique, se sont mises à travailler sur les routes où, sous la contrainte, elles sont obligées de vendre leur honneur. Le lecteur ignore peut-être que les fiers tisserands du Pendjab, il y a quelques années, faute d'occupation s'enrôlèrent, et obéissant aux ordres de leurs officiers furent responsables de la mort de fiers Arabes innocents, et ceci non pas dans l'intérêt de leur pays, mais simplement pour ne pas mourir de faim. Il est difficile de persuader ces mercenaires abusés et de les soustraire à leur profession criminelle. Ce que l'on considérait autrefois comme un métier artistique et honorable, ils le considèrent à présent comme un métier honteux. Et pourtant les tisserands du Dekkan ne devaient pas avoir une si mauvaise réputation lorsqu'ils tissèrent leur _subnum_ célèbre dans le monde entier. Faut-il s'étonner à présent si je considère comme un crime de toucher au tissu étranger? Ne serait-il pas criminel pour un homme de digestion délicate de se nourrir de mets trop lourds? Ne doit-il pas les détruire ou les donner? Je sais comment je m'y prendrais pour en faire passer l'envie à un fils malade, je me les ferais apporter; et bien que moi je puisse les digérer, je les détruirais devant lui, afin de bien lui démontrer la faute qu'il eût commise en les mangeant. Si la destruction du tissu étranger est une saine résolution au point de vue moral le plus élevé, la possibilité d'une augmentation de prix du tissu _Swadeshi_ ne doit pas nous effrayer. Détruire est la meilleure façon de stimuler la production. Il faut par un effort suprême et par une destruction rapide réveiller l'Inde de sa torpeur et de sa paresse forcée. Voici ce qu'en 1905 le rédacteur de la _Gazette d'Assam_ écrivait sur Kamrup. «Depuis quelques années, les vêtements importés deviennent à la mode--innovation qui n'a pas grand chose en sa faveur car le temps que l'on consacrait autrefois au métier n'est employé à aucune autre occupation.» Les Assamais auxquels j'ai parlé reconnaissent à leurs dépens la vérité de ces paroles. Le tissu étranger est pour l'Inde ce que sont dans le corps les matières étrangères; il faut le détruire sans demi-mesure une fois reconnue la nécessité immédiate du _Swadeshi_. Nous n'avons pas à craindre non plus qu'en développant l'esprit du _Swadeshi_ nous développions un esprit étroit et exclusif. Avant de protéger la sainteté d'autrui il faut nous protéger nous-mêmes des effets de nos passions. L'Inde n'est aujourd'hui qu'une masse inerte que fait agir la volonté d'un tiers. Qu'elle devienne vivante en se purifiant, c'est-à-dire par l'abnégation et par la maîtrise de soi, et elle deviendra une bénédiction pour elle-même et pour l'humanité... Pour qui croit au _Swadeshi_ il ne saurait y avoir de satisfaction pharisienne à porter du _khadi_. Un pharisien est un protecteur de la vertu. Celui qui porte du _khadi_ est, du point de vue du _Swadeshi_, comme un homme qui respire avec ses poumons. C'est un acte naturel et obligatoire qu'il faut accomplir, même si les autres l'accomplissent pour des raisons mauvaises ou s'en abstiennent totalement parce qu'ils n'en voient pas la nécessité ou l'utilité. _1er septembre 1921_ [87] Gandhi consacre plusieurs articles à ce sujet. Sous le titre «Pourquoi il faut brûler» il explique dans la _Jeune Inde_ du 28 juillet 1921 les raisons pour lesquelles il est nécessaire que le tissu étranger soit détruit par le feu.--1º Il nous rappelle de pénibles souvenirs, il est un signe de notre déchéance, la Compagnie des Indes nous l'ayant imposé il est un symbole d'esclavage.--2º Il ne faut pas donner les vêtements confectionnés avec ce tissu aux pauvres, car ceux-ci ne doivent pas être insensibles au patriotisme, à la dignité et au respect. Et en somme, c'est faire d'un acte de renonciation un acte profitable qu'envoyer à Smyrne ou même à l'étranger tout tissu mis au rancart. Pourtant il y a moins d'objections au point de vue moral à l'envoyer à l'étranger qu'à l'utiliser dans notre pays. Le 11 août paraissait dans la _Jeune Inde_ ce qui suit. Destruction par le feu à Bombay: Ceux qui auraient pu conserver quelques doutes sur la nécessité et sur la valeur pratique de la destruction par le feu des vêtements étrangers, et qui ont assisté à la cérémonie qui eut lieu à Parel dans la cour de Mr. Sobani, ont dû les perdre. Ce spectacle dont furent témoins des milliers de spectateurs fut des plus exaltants. Lorsque la flamme s'élança, enveloppant la pyramide tout entière, une clameur de joie retentit. Il semblait que les chaînes qui nous retenaient prisonniers venaient de se briser. Un souffle de liberté passa sur cette foule. Cet acte noble fut noblement accompli. Je suis persuadé que rien n'aurait pu produire une impression aussi forte sur l'imagination du peuple, au sujet du Swadeshi. Il valait beaucoup mieux que ce ne fussent pas des chiffons, mais les plus beaux _saris_, des chemises, des habits, qu'on eût livrés à la flamme. Je sais que les soies les plus précieuses que des mères conservaient pour le mariage de leurs filles furent jetées au bûcher. La valeur de l'acte consistait à détruire des objets d'aussi grande valeur. Au moins un million et demi d'articles de prix furent brûlés dont certains valaient plusieurs centaines de roupies. Il eût été criminel de donner ces vêtements aux pauvres. Imaginez des indigents portant les plus riches soieries. C'eût été non seulement déplacé, mais anti-artistique. A vrai dire la plupart des objets détruits n'avaient aucun rapport avec l'existence des pauvres gens. Leur donner ces vêtements eût été aussi absurde que de leur offrir un somptueux service de toilette dont on ne se sert plus. J'espère que d'un bout à l'autre de l'Inde cette opération va continuer et qu'elle ne cessera que lorsque tout le tissu étranger aura été réduit en cendres ou expédié hors de l'Inde. NOS SŒURS TOMBÉES C'est à Cocanada dans la province d'Andhra que j'eus pour la première fois l'occasion de rencontrer ces femmes qui gagnent leur vie en se prostituant. L'entrevue ne dura que quelques instants, et elles n'étaient guère plus d'une demi-douzaine. La seconde fois je les rencontrai à Barisal où plus de cent s'étaient réunies pour me voir. Elles m'avaient écrit auparavant, me demandant de leur accorder une entrevue et m'informant qu'elles étaient devenues membres du Congrès et avaient souscrit au Fonds _Swaraj_, mais qu'elles ne comprenaient pas pourquoi je leur conseillais de ne pas chercher à faire partie des divers comités du Congrès. Elles terminaient en me disant qu'elles désiraient me consulter, au sujet de leur avenir. Celui qui me remit leur lettre le fit avec quelque hésitation, ne sachant s'il me serait agréable ou désagréable de la recevoir. Je le mis à son aise, en lui affirmant que je considérais comme un devoir d'aider mes sœurs tombées si j'en avais le moyen. Le souvenir des deux heures que je passai avec elles m'est précieux. Elles m'apprirent qu'elles étaient environ 350 au milieu d'une population de 20.000 personnes, hommes, femmes et enfants. Elles sont l'opprobre des hommes de Barisal; et plus tôt Barisal pourra y remédier, mieux cela vaudra pour sa réputation. Ce qui existe à Barisal existe également, je le crains, dans toutes les autres grandes villes. Je cite par conséquent Barisal uniquement pour me faire mieux comprendre. L'honneur d'avoir songé à servir ces sœurs tombées revient à quelques jeunes gens de cette ville. J'espère qu'à Barisal reviendra également l'honneur d'avoir supprimé le mal. De tous les maux dont l'homme s'est rendu responsable il n'en est point de plus abject, de plus honteux et de plus brutal que sa façon d'abuser de ce que je considère comme la meilleure moitié de l'humanité: le sexe féminin, non le sexe faible. C'est à mon avis le plus noble des deux, car même aujourd'hui il incarne le sacrifice, la douleur silencieuse, l'humilité, la foi et la connaissance. L'intuition de la femme est souvent plus juste que l'arrogante présomption de l'homme s'attribuant un savoir supérieur. Ce n'est pas sans raison que Sita est placée au-dessus de Rama et Radha au-dessus de Krishna. Ne nous abusons pas en croyant que ce jeu vicieux fasse partie de notre évolution, parce qu'il prédomine, et que parfois même il est reconnu et réglementé par l'Etat dans l'Europe civilisée. Ne perpétuons pas le vice en citant des précédents comme excuse. Dès l'instant où nous copierions servilement le passé que nous ne connaissons pas entièrement, et cesserions de distinguer entre la vertu et le vice, nous cesserions d'exister. Nous sommes les héritiers de tout ce qu'il y eut de plus noble et de meilleur dans l'antiquité. Nous ne devons pas déshonorer notre héritage, en multipliant les erreurs du passé. Dans une Inde qui se respecte, la vertu de toute femme ne doit-elle pas importer à tout homme autant que celle de sa propre sœur? Le _Swaraj_ signifie que nous sommes capables de considérer tous les habitants de l'Inde comme nos frères et nos sœurs. Aussi, en tant qu'homme, je baissai la tête de honte devant cette centaine de sœurs. Quelques-unes étaient âgées, la plupart avaient de vingt à trente ans, et deux ou trois n'étaient que des fillettes d'une douzaine d'années à peine. Elles me dirent qu'à elles toutes elles avaient six filles et quatre garçons. Les filles étaient élevées pour la même vie, à moins qu'autre chose ne se présentât pour elles. La pensée que ces femmes considéraient leur sort comme irréparable vous donnait un coup de poignard au cœur. Et cependant, elles étaient intelligentes et modestes. Elles parlaient avec dignité, leurs réponses étaient franches et saines; pour l'instant, elles étaient aussi résolues que tout _Satyagrahi_. Onze d'entre elles promirent de se mettre à filer et à tisser dès le lendemain, si on les y aidait. Les autres me dirent qu'elles allaient réfléchir, parce qu'elles ne voulaient pas me tromper. Voilà une tâche pour les citoyens de Barisal. Voilà une tâche pour tous les serviteurs de l'Inde, hommes et femmes. S'il y a 350 sœurs malheureuses pour une population de 20.000 habitants il y en existe peut-être 5.250.000 dans l'Inde. J'ose espérer pourtant que les 4/5 de la population de l'Inde qui vit dans les villages et s'occupe uniquement d'agriculture ignore ce vice. Le chiffre le plus bas serait donc dans l'Inde de 1.050.000 femmes obligées de se prostituer pour vivre. Avant qu'il nous soit possible de détourner ces femmes de leur avilissement, deux conditions sont essentielles. Il faut que les hommes apprennent à dominer leurs passions, et que l'on trouve pour ces femmes une occupation leur permettant de gagner leur vie honorablement. Le mouvement de Non-Coopération n'a aucun sens, s'il ne nous purifie et ne nous aide à réprimer nos mauvaises passions. Le rouet et le métier sont les deux seules occupations qu'elles puissent toutes entreprendre sans encombrer le marché. La plupart n'ont pas songé au mariage. Elles furent d'accord là-dessus. Il faut donc qu'elles deviennent les véritables _Sannyasinis_ (vestales) de l'Inde. N'ayant d'autre souci que de servir, elles pourront filer tant qu'elles voudront. Si un million cinq cent mille femmes sont occupées chaque jour à filer avec diligence pendant huit heures, ce sera pour l'Inde appauvrie un nombre égal de roupies. Ces sœurs m'ont dit qu'elles gagnaient au moins deux roupies par jour, seulement elles ont admis qu'il leur fallait pour éveiller la passion de l'homme beaucoup de choses, dont elles n'auraient plus besoin lorsqu'elles se seraient mises à tisser et qu'elles auraient repris une existence normale. Lorsque j'eus fini de leur parler individuellement, elles savaient, sans que j'aie eu besoin de le leur dire, pourquoi elles ne pouvaient faire partie des Comités du Congrès tant qu'elles n'auraient pas abandonné leur vie de péché. Nul ne peut officier à l'autel du _Swaraj_, s'il n'a les mains nettes et le cœur pur. _15 septembre 1921._ L'HINDOUISME Pendant mon voyage à Madras, alors que je m'occupais du problème de l'Intouchabilité, j'ai revendiqué plus énergiquement que jamais le titre d'_Hindou Sanatani_, et cependant il y a certaines choses qui se font au nom de l'Hindouïsme dont je ne tiens pas compte... Il est donc nécessaire qu'une fois pour toutes j'explique ce que j'entends par l'_Hindouïsme Sanatana_ dans le sens qu'on lui donne habituellement. Je me considère un Hindou Sanatani, parce que: 1º Je crois aux Vedas, aux Upanishads, aux Puranas et à toute l'Ecriture Sainte Hindoue et par conséquent aux _Avataras_ et à la réincarnation. 2º Je crois au _Varnashrama dharma_, dans un sens que je considère strictement Védique, mais non dans le sens populaire et grossier qu'il a aujourd'hui. 3º Je crois à la protection de la vache dans un sens beaucoup plus large que le sens populaire. 4º J'admets l'adoration des idoles. Le lecteur remarquera que j'ai évité avec intention d'employer le mot d'origine divine, en parlant des Vedas et autres livres saints. Je ne crois pas à la divinité exclusive des Vedas. Ma foi dans les livres saints hindous n'exige pas que j'en accepte chaque mot et chaque verset comme inspiré par une divinité. Je n'ai pas la prétention de connaître ces livres merveilleux dans l'original, mais je prétends en avoir compris le sens et saisi l'esprit. Je ne veux pas être forcé d'adopter une interprétation quelconque, si elle répugne à ma raison ou à mon sens moral. Je n'admets certainement pas la prétention des Shankaracharyas et des Shastris actuels (s'ils l'ont vraiment) de donner des livres saints hindous une interprétation correcte. Je crois au contraire que notre connaissance actuelle de ces livres saints est extrêmement confuse. Je crois implicitement à l'aphorisme hindou que nul ne connaît véritablement les Shastras s'il n'a atteint la perfection de l'innocence (_Ahimsa_), de la vérité (_Satya_), et de la maîtrise de soi (_Brahmacharya_) et s'il n'a renoncé à acquérir, ou à posséder des richesses. Je crois aux _gurus_ (sages) mais à notre époque des millions doivent se passer de _Gurus_ parce qu'il est rare de trouver ensemble la pureté parfaite et le savoir parfait. Mais il ne faut jamais désespérer de connaître la vérité de sa religion, car les principes fondamentaux de l'Hindouïsme comme ceux de toute religion élevée ne varient point et sont faciles à comprendre. Tout Hindou croit que Dieu existe et qu'Il est Un, croit à la Réincarnation et au Salut. Mais ce qui distingue l'Hindouïsme de toute autre religion, c'est sa protection de la vache beaucoup plus que son _Varnashrama_. Selon moi, le _Varnashrama_ est inhérent à la nature humaine, et l'Hindouïsme en a fait tout simplement une science. Il est héréditaire; un homme ne peut changer de _varna_ s'il en a le désir. Ne pas rester fidèle à son _varna_, c'est mépriser les lois de l'hérédité. Toutefois la division en castes innombrables vient de ce que l'on a pris des libertés injustifiables avec la doctrine. Je ne crois pas que les repas en commun ou les mariages entre castes privent nécessairement un homme du rang qu'il possède par sa naissance. Les quatre divisions définissent les vocations d'un homme et n'ont pas pour but de régler ou de restreindre ses rapports avec la société. Je considère qu'il est contraire au génie de l'Hindouïsme d'attribuer à autrui un rang inférieur ou de s'en arroger un supérieur. Tous les hommes sont nés pour servir la création de Dieu, le Brahmane par son savoir, le Kchattriya par sa force protectrice, le Vaichya par son habileté commerciale, et le Shudra par son travail corporel. Cela ne veut pas dire cependant qu'un Brahmane soit dispensé de tout travail corporel, ni du devoir de veiller sur les autres et sur lui-même, mais que par sa naissance il est d'abord un homme instruit, celui qui par hérédité et par éducation est le plus capable d'instruire les autres. Et de même, il n'y a rien qui empêche le Shudra d'acquérir toutes les connaissances qu'il désire, il servira mieux avec son corps et n'a pas à envier aux autres les qualités particulières de leurs fonctions. Mais un brahmane qui prétend à la supériorité à cause de son droit au savoir est déchu et n'en possède plus. Et il en est de même de tous les autres s'ils se vantent de leurs qualités particulières. Le _Varnashrama_, c'est l'empire sur soi-même, l'économie et la conservation de l'énergie. Quoique le _Varnashrama_ ne soit donc aucunement affecté par des mariages entre castes ou des repas en commun, il n'en est pas moins vrai que l'Hindouisme les déconseille sérieusement l'un et l'autre. L'Hindouisme a atteint le plus haut degré d'empire de soi. Cette religion est certainement basée sur le renoncement de la chair afin de libérer l'esprit. Ce n'est point le devoir d'un Hindou de prendre ses repas avec son fils. En restreignant son choix d'une épouse à un groupe particulier il fait preuve d'un rare renoncement. La religion Hindoue ne considère aucunement le mariage comme nécessaire au salut; au contraire, le mariage est une _chute_ comme la naissance en est une. Le salut consiste à se libérer de la naissance et par suite de la mort. Pour arriver à une évolution rapide de l'âme, la défense de se marier entre castes et de dîner ensemble est donc essentielle, mais cette contrainte ne met aucunement à l'épreuve le _Varna_. Un Brahmane reste un Brahmane même en dînant avec un frère Shudra, s'il n'a pas cessé de servir par son savoir. D'après ce qui précède, il s'ensuit que les instructions données pour le mariage et pour les repas ne sont pas basées sur un sentiment de supériorité ou d'infériorité. Un Hindou qui refuse de dîner avec un autre Hindou parce qu'il se croit supérieur se méprend sur le sens de son _Dharma_. Il semble malheureusement aujourd'hui que l'Hindouïsme consiste uniquement à manger ou à ne pas manger avec tel ou tel. Un jour il m'est arrivé de remplir d'horreur un pieux Hindou en acceptant du pain grillé chez un Musulman. Je vis qu'il souffrait de me voir verser du lait dans une tasse qu'un musulman tenait à la main, et son angoisse ne connut plus de bornes lorsqu'il me vit accepter le pain grillé des mains de celui-ci. La religion Hindoue court le risque de perdre ce qu'elle a d'essentiel si elle finit par n'être qu'une question de règles compliquées sur ce qu'on doit manger et avec qui. S'abstenir des liqueurs enivrantes, de stupéfiants, et de toute espèce d'aliments, principalement de viande, est d'un grand secours pour l'évolution de l'âme, mais ce n'est nullement une fin en soi-même. Bien des hommes qui mangent de la viande et avec n'importe qui et qui vivent dans la crainte de Dieu sont plus rapprochés de leur libération que ceux qui s'abstiennent religieusement de viande et de beaucoup d'autres choses et ne cessent de blasphémer le nom de Dieu dans chacune de leurs actions. Le point le plus important de l'Hindouisme est la protection de la vache. La protection de la vache me paraît le plus admirable phénomène de l'évolution humaine. Elle porte l'être humain au delà de son espèce. Pour moi la vache représente tout le monde sub-humain; l'homme doit voir en elle sa ressemblance avec tout ce qui existe. La raison pour laquelle la vache fut choisie pour cet honneur me semble évidente. La vache était la meilleure compagne dans l'Inde, elle était la dispensatrice de l'abondance. Non seulement elle donnait son lait mais rendait possible les travaux agricoles. La vache est un poème de compassion. Cette bête pacifique respire la compassion. Elle est la nourrice de millions d'êtres humains dans l'Inde. La protection de la vache signifie la protection de toutes les créatures muettes créées par Dieu. L'antique prophète, quel qu'il fut, donna le premier rang à la vache. Les espèces inférieures nous adressent un appel d'autant plus puissant qu'il est muet. La protection de la vache est un don fait par la religion hindoue à l'humanité, et l'Hindouisme durera aussi longtemps qu'il restera des Hindous pour protéger la vache. La façon de la protéger est de mourir pour elle. C'est renier l'Hindouisme et _Ahimsa_ que tuer un être humain pour sauver une vache. Les Hindous doivent protéger la vache par leur _tapasya_ (pénitence), par leur purification et par le sacrifice. La protection de la vache a dégénéré, elle est devenue de nos jours une cause de querelles continuelles avec les Musulmans, alors que le sens véritable en serait de gagner les Musulmans par notre amour. Un ami musulman m'a envoyé il y a quelque temps un livre décrivant tous les traitements inhumains que nous faisons subir à la vache et à sa progéniture: comment, pour avoir jusqu'à la dernière goutte de son lait nous la trayons jusqu'au sang, comment nous la laissons mourir de faim jusqu'à la rendre étique, comment nous maltraitons ses veaux et les privons du lait dont ils ont besoin et auquel ils ont droit, avec quelle cruauté nous traitons les bœufs, comment nous les châtrons, les assommons de coups de bâton et leur faisons traîner des charges trop lourdes. S'ils pouvaient parler ils témoigneraient contre nous et dévoileraient les crimes abominables que nous avons commis envers eux et qui stupéfieraient le monde. Chaque fois que nous sommes cruels envers eux nous renions Dieu et l'Hindouisme..... Ce n'est pas par la marque qu'ils se font au front (_tilak_), ni par leur psalmodie exacte des _Mantras_, ni par leur observance des règles de castes que les Hindous seront jugés mais par leur protection de la vache. Alors que nous prétendons appartenir à la religion qui la protège, nous l'avons réduite à l'esclavage et sommes devenus nous-mêmes des esclaves. On comprendra maintenant pourquoi je me considère un _Hindou Sanatani_: personne n'a plus que moi le respect de la vache. J'ai fait de la cause du Califat une cause personnelle parce que je considère qu'en la sauvant nous assurons la protection de la vache. Je ne demande pas à mes amis Musulmans de la protéger en remercîment de mes services. Mais journellement ma prière monte vers Dieu.... afin qu'il change le cœur des Musulmans et les remplisse de compassion pour les Hindous leur prochain, et qu'ils sauvent l'animal aussi précieux pour l'Hindou que sa vie même... Il m'est aussi impossible de décrire mes sentiments pour la religion hindoue que mes sentiments pour ma femme. Elle m'émeut plus que toute autre femme. Non qu'elle soit sans défaut; il est même probable qu'elle en a beaucoup plus que je ne lui en vois. Mais je sens qu'il existe entre nous un lien indissoluble. Mes sentiments pour l'Hindouisme malgré ses défauts et ce qui lui manque sont de même. Rien ne me transporte autant que la musique de la Gita ou du Ramayana de Tulcidas, les deux seuls livres de la religion hindoue que je connaisse vraiment. Lorsque je me croyais près de rendre le dernier soupir, la Gita fut ma consolation. Je n'ignore pas les vices qui existent aujourd'hui dans tous les grands sanctuaires Hindous mais je les aime malgré leurs défauts indicibles. J'y trouve un intérêt que je ne trouve pas ailleurs. Je suis jusqu'à la moelle un réformateur, mais mon zèle ne va pas jusqu'à me faire rejeter une seule des choses essentielles à la religion hindoue. J'ai dit que j'admettais le culte des idoles. Une idole n'excite en moi aucun sentiment de vénération; mais je crois que le culte des idoles est naturel à l'homme. Nous aspirons au symbolisme. Pourquoi serait-on plus recueilli à l'église qu'ailleurs? Les images aident au culte. Aucun Hindou ne considère qu'une image soit Dieu. Je ne considère pas que le culte des idoles soit péché. Il est clair d'après ce qui précède que l'Hindouisme n'est pas une religion exclusive: il y a place dans son sein pour le culte de tous les prophètes du monde. Ce n'est pas une religion qui se propage par des missions, quoique bien entendu elle ait réuni mainte tribu à son troupeau, mais elle l'a fait progressivement et imperceptiblement. Telle étant ma façon d'entendre l'Hindouisme, je n'ai jamais pu admettre «l'Intouchabilité», que j'ai toujours considérée comme une excroissance maligne. Il est certain qu'elle nous a été transmise depuis des générations, mais c'est le cas de bien des mauvaises pratiques aujourd'hui. J'aurais honte de croire que la consécration des jeunes filles à une prostitution virtuelle fait partie de l'Hindouisme, quoique cette pratique existe encore chez les Hindous dans certaines régions de l'Inde. Je considère que c'est une preuve absolue d'irréligion de sacrifier des chèvres à Kali, et je ne crois pas que cela fasse partie de la religion hindoue. L'Hindouisme s'est développé avec les siècles. Son nom même fut donné à la religion du peuple de l'Hindoustan par des étrangers. Sans aucun doute à une certaine époque, des animaux étaient offerts en sacrifice au nom de la religion. Mais ce n'est pas de la religion; encore moins de la religion hindoue. C'est pourquoi j'imagine que lorsque la protection de la vache devint chez nos ancêtres un article de foi, ceux qui persistèrent à manger du bœuf furent excommuniés. La lutte civile fut probablement féroce. Non seulement les coupables récalcitrants furent boycottés socialement, mais leur faute retomba sur la tête de leurs enfants. Cette mesure fut probablement appliquée au début dans les meilleures intentions, puis elle augmenta de sévérité, et certains versets ajoutés à nos livres saints lui donnèrent un caractère durable que rien ne justifiait et qu'elle ne méritait pas. Que ma théorie soit juste ou non, l'intouchabilité répugne à la raison et à l'instinct de pitié et d'amour. Une religion qui a institué le culte de la vache ne peut vraiment pas admettre cette mise à l'index inhumaine d'êtres humains. J'aimerais mieux être mis en pièces que de renier les classes supprimées. Les Hindous ne mériteront jamais la liberté et ne l'obtiendront jamais s'ils permettent à leur noble religion d'être défigurée par la souillure de l'intouchabilité. Et comme l'Hindouisme m'est plus précieux que l'existence, cette souillure est pour moi un fardeau intolérable. Ne renions pas Dieu en refusant au cinquième de notre race le droit de vivre avec le reste sur un pied d'égalité. _6 octobre 1921_ SALAIRES ET VALEURS[88] _Discours prononcé à Ahmedabad devant les ouvriers des filatures à l'occasion du second anniversaire du conflit de 1912 entre le propriétaire des filatures et ses ouvriers._ «Mon intention n'est pas d'examiner en quoi consiste le devoir du capitaliste. Si même l'ouvrier était seul à comprendre ses droits et ses responsabilités et qu'il n'employât que les moyens les plus purs, tous deux y gagneraient. Mais deux choses sont indispensables: les revendications de l'ouvrier et les moyens adoptés pour les obtenir doivent être justes et clairs. Il est illicite de la part de l'ouvrier de chercher uniquement à profiter de la situation du capitaliste. Mais il est parfaitement licite qu'il réclame un gain suffisant pour subvenir à ses besoins et pouvoir élever ses enfants convenablement. Chercher à obtenir ce qui est juste sans recourir à la violence et par l'intermédiaire d'un arbitrage faire appel au bon-sens du capitaliste est un moyen tout à fait licite. Pour y arriver il faut que vous possédiez des unions ouvrières. On a déjà commencé, et j'espère que dans chacun de vos services les ouvriers des filatures vont se grouper et que chacun observera scrupuleusement les règles établies par l'Union à laquelle il appartient. Vous vous adresserez aux propriétaires des filatures par l'intermédiaire de ces unions et si vous n'êtes pas satisfaits de leur décision vous aurez recours à l'arbitrage. Il est très satisfaisant de voir que de part et d'autre le principe de l'arbitrage a été accepté. J'espère qu'on va lui donner de plus en plus d'importance et que les grèves deviendront impossibles. Je sais que l'ouvrier possède le droit inhérent de faire grève afin d'obtenir justice, mais dès que les capitalistes acceptent le principe de l'arbitrage, les grèves devront être considérées comme un crime. Il y a progrès dans les méthodes employées et tout permet d'espérer que ce progrès continuera. Mais une diminution des heures de travail est également nécessaire. Il paraît que les ouvriers des filatures travaillent douze heures par jour ou davantage. Les filateurs me disent que les ouvriers sont paresseux, qu'ils ne consacrent pas tout leur temps à leur travail et qu'ils se laissent distraire. Personnellement je ne suis pas surpris que l'attention de gens qui sont au travail douze heures par jour laisse à désirer. Seulement je m'attendrai certainement, lorsque les heures de travail seront réduites à dix, à ce que les ouvriers travaillent mieux et qu'ils fournissent dans cet intervalle à peu près la même somme de travail qu'en douze. En Angleterre, la diminution des heures de travail a donné des résultats très satisfaisants. Lorsque les ouvriers auront appris à prendre à cœur l'intérêt de leurs patrons, ils s'élèveront et l'industrie de notre pays également. Je demande donc instamment aux propriétaires des filatures de réduire de deux heures le nombre d'heures de travail et j'insiste auprès des ouvriers pour que la production dans les dix heures soit la même que dans les douze. Il faut que nous voyons à présent quelle sera la meilleure façon d'employer l'augmentation de salaire et les heures de liberté. Le remède serait pire que le mal si l'augmentation ne devait servir qu'à aller boire et si les heures de liberté devaient se passer dans quelque tripot. Il faut évidemment que l'argent soit employé pour l'éducation des enfants et les heures de liberté pour nous instruire nous-mêmes. Les directeurs peuvent faire beaucoup pour eux. Ils peuvent organiser des restaurants à bon marché où les ouvriers trouveront du lait frais et bon et d'autres rafraîchissements sains. Ils peuvent installer des salles de lecture et procurer à leurs ouvriers des distractions morales. Si on entoure les ouvriers d'une atmosphère pure le besoin de boire et de jouer disparaîtra. Les Unions devraient également s'occuper de ces questions. Elles feront œuvre plus utile en fournissant à l'ouvrier les moyens de se perfectionner intérieurement qu'en luttant contre le capitaliste. Lorsque de jeunes enfants sont obligés de quitter l'école pour travailler, c'est un signe d'avilissement national. Aucune nation digne de ce nom ne devrait se permettre d'abuser ainsi de ses enfants. Les enfants devraient fréquenter l'école jusqu'à l'âge de seize ans. Il faut également que peu à peu on arrache les femmes au travail des filatures. Si l'homme et la femme sont dans la vie des associés ils ne peuvent devenir de bons chefs de famille qu'en se divisant le travail. Une mère intelligente trouve dans les soins à donner à son ménage et à ses enfants l'emploi de tout son temps. Mais, lorsque le mari et la femme travaillent tous deux au dehors pour subvenir aux besoins de la famille, la nation s'avilit. Elle ressemble à un failli qui vivrait sur son capital. S'il est nécessaire de développer l'esprit des ouvriers en les instruisant et en instruisant leurs enfants, il est nécessaire également de développer leur sens moral, et par là le sentiment religieux. Le monde n'en veut pas à ceux qui ont en Dieu une foi sincère et qui comprennent la vraie nature de la religion; et en tout cas leur douceur calmerait la colère de leur adversaire. Avoir de la religion ne signifie pas ici simplement faire sa _namaz_ (prière) ou aller au temple, mais se connaître soi-même et connaître Dieu et, de même que le tisserand ne saurait tisser sans avoir appris, l'homme ne peut se connaître lui-même s'il ne se soumet à certaines règles. Il en est trois principales qui doivent être observées universellement. D'abord la pratique de la vérité. Qui ne sait pas dire la vérité ressemble à une pièce fausse sans valeur. La seconde est de ne pas faire de mal à autrui. Quiconque fait souffrir les autres, en est jaloux, n'est pas fait pour vivre dans le monde, car le monde se ligue contre lui, et il est contraint de vivre dans une crainte perpétuelle. Nous sommes tous unis par le lien de l'amour, il se trouve en toutes choses une force centripète sans laquelle rien n'existerait. Les hommes de science nous disent que sans la force de cohésion retenant les atomes qui composent le globe, celui-ci se réduirait en miettes et nous cesserions de vivre; et de même que cette force de cohésion existe dans la nature inerte elle existe également dans les choses vivantes et le monde; cette force de cohésion qui réunit les êtres c'est l'amour. Nous la remarquons entre père et fils, entre frères et sœurs, entre amis; seulement il faut que nous arrivions à l'utiliser pour unir tout ce qui vit car c'est en l'employant que nous connaîtrons Dieu. Où est l'amour est la vie; la haine conduit à la destruction. La troisième règle consiste à dominer ses passions. On lui donne en sanscrit le nom de _Brahmacharya_.[89] Je ne l'emploie pas ici dans le sens restreint qu'il a d'ordinaire. Il n'est pas un Brahmachari même s'il est célibataire ou mène une vie chaste tout en étant marié, celui qui s'abandonne à des jouissances diverses. Celui-là seul qui sait réprimer toutes ses passions peut se connaître lui-même. Celui-là seul qui a de l'empire sur lui-même dans le sens le plus large est également un _Brahmachari_, un homme de foi, un véritable Hindou ou un véritable Mahométan. On viole le _Brahmacharya_ en écoutant un langage équivoque ou des chansons obscènes. Dire de grossières injures au lieu de répéter le nom de Dieu c'est être licencieux en paroles; et il en est de même pour tous nos autres sens. Celui-là seul peut être considéré comme un homme véritable qui a dominé toutes ses passions et possède un empire sur soi absolu. Nous sommes comme le cavalier qui ne sait pas maîtriser son cheval et qui est rapidement désarçonné; mais celui qui tient les guides d'une main ferme sait se faire obéir et a quelque chance d'arriver à sa destination. De même, l'homme qui sait dominer ses passions se dirige vers le but désiré. Lui seul est digne du _Swarajya_. Lui seul cherche la vérité; lui seul devient capable de connaître Dieu. Mon désir le plus sincère, c'est que vous ne considériez pas ces remarques comme des maximes de cahier d'écriture. Je vous demande de croire que nous ne ferons jamais de progrès tant que nous n'attacherons pas à la pratique de ces vérités leur véritable valeur. Je vous ai communiqué un peu de l'expérience que j'ai acquise. Ce que je fais pour vous je le fais uniquement par amour pour vous, je partage vos peines parce que je crois ainsi me justifier devant mon Créateur. Quand bien même vos gages seraient quadruplés et vos heures de travail quatre fois moins longues, à quoi cela vous servirait-il, si vous ne savez la valeur de la parole vraie, si Rakshasa qui existe en nous, vous incite à faire souffrir les autres et à lâcher la bride à vos passions! Il nous faut des salaires plus élevés et moins d'heures de travail parce que nous voulons la propreté de nos demeures, de nos corps, de nos esprits et de nos âmes. Et nous luttons pour obtenir cette augmentation de salaires et cette diminution d'heures de travail parce que nous considérons ces deux conditions indispensables pour cette quadruple propreté. Si tel n'était notre but en les demandant nous agirions mal en essayant de les obtenir. Que Dieu vous accorde le pouvoir nécessaire pour y arriver! _6 octobre 1921._ [88] Dans la _Nava Jivan_ du 8 juin, Gandhi avait écrit un article sur les conditions du travail où il avait abordé la question ouvrière. Deux voies, disait-il, sont aujourd'hui ouvertes à l'Inde: introduire le principe occidental que la force prime le droit, ou maintenir le principe oriental que, seule la Vérité l'emporte, ne connaît pas d'échec, et que le fort et le faible ont des droits égaux à la justice. Le mieux est de nous occuper d'abord de la classe ouvrière. En admettant que l'ouvrier puisse obtenir par la violence une augmentation de salaire, quelques justes que puissent être ses revendications, il faut qu'il s'en abstienne absolument. Employer la violence pour exiger son droit peut paraître facile, mais c'est en fin de compte un moyen hérissé de difficultés. Ceux qui vivent par les armes, périront par les armes. Il arrive souvent qu'un bon nageur se noie. Voyez l'Europe, personne ne paraît y être heureux, personne n'est satisfait. L'ouvrier se défie du capitaliste et le capitaliste n'a pas confiance dans l'ouvrier. Tous deux possèdent une certaine vigueur et une certaine force, mais ce sont des qualités qui appartiennent même au taureau. Ils luttent tant qu'il y a moyen de lutter. Tout avancement n'est pas progrès. Rien ne nous prouve le progrès des peuples de l'Europe. Qu'ils soient prospères ne prouve nullement qu'ils sont riches en qualités morales et spirituelles. Que faut-il donc faire? Les ouvriers de Bombay ont vaillamment résisté. Je n'ai pas été à même de connaître tous les faits, mais autant que j'ai pu voir ils auraient dû mieux s'y prendre. Il se peut que le propriétaire de la filature ait été dans son tort. Lorsqu'il s'agit d'un conflit entre le travail et le capitalisme, on peut dire neuf fois sur dix, que ce sont les capitalistes qui sont dans l'erreur. Mais je sais également que, lorsque l'ouvrier commence à se rendre compte de sa force, il peut devenir plus tyrannique que le capitaliste. Si les ouvriers pouvaient les dépasser en intelligence, les propriétaires des filatures se verraient contraints d'organiser le travail d'après les conditions qui leur seraient dictées. Mais il est certain que l'ouvrier n'arrivera jamais à cette intelligence, car alors il cesserait d'être ouvrier et deviendrait patron. Ce n'est pas uniquement l'argent qui fait la force des capitalistes. Ils possèdent véritablement de l'intelligence et du tact. La question qui se pose est donc celle-ci: Lorsque les ouvriers, tout en demeurant ce qu'ils sont, auront pris conscience d'eux-mêmes jusqu'à un certain point, quelle méthode devront-ils adopter? S'en rapporter à leur nombre ou à la force brutale c'est-à-dire à la violence serait un suicide de leur part. Ils nuiraient à l'industrie de leur pays. D'autre part s'ils se réclament de la justice et que pour l'obtenir ils souffrent dans leur personne, non seulement ils parviendront toujours au but, mais ils réformeront leurs maîtres et développeront l'industrie, les rapports des patrons et des ouvriers seront ceux des membres d'une même famille. Pour résoudre d'une façon satisfaisante la question du travail il faut que les points suivants soient considérés: 1º Que les heures de travail laissent à l'ouvrier des heures de liberté. 2º Qu'il lui soit donné la possibilité de s'instruire. 3º Que des dispositions soient prises pour que ses enfants aient le lait et les vêtements nécessaires et pour qu'il puisse les instruire. 4º Que des logements salubres soient mis à sa disposition. 5º Que son gain soit suffisant pour lui permettre d'économiser pour ses vieux jours. A l'heure actuelle, pas une de ces conditions n'est remplie. Et de cet état de choses patrons et ouvriers sont également responsables. Les patrons ne s'intéressent qu'au travail qui leur est fourni. Ils ne s'occupent point de ce que deviennent leurs ouvriers. Tous leurs efforts tendent à obtenir le maximum de travail pour le minimum de salaire. De son côté, l'ouvrier cherche à obtenir le maximum de salaire pour le minimum de travail. D'où il résulte que même lorsque les ouvriers obtiennent une augmentation, la production n'en est pas plus élevée. Les rapports entre les deux intéressés ne sont pas épurés et les ouvriers ne font pas le meilleur usage des augmentations qu'ils ont obtenues. Entre les patrons et les ouvriers, un troisième parti est venu s'interposer. Il est devenu l'ami de l'ouvrier, mais il ne peut être utile à ce dernier que si son amitié est désintéressée. Le moment est venu où l'on va se servir de diverses façons de la question du travail comme d'un gage. Elle demande de la réflexion de la part de ceux qui voudraient faire de la politique. Que vont-ils choisir? leur propre intérêt ou celui de l'ouvrier et de la nation? L'ouvrier a grand besoin d'amis. Il faut qu'il soit dirigé pour progresser. La condition du travail dépendra de ceux qui se mettront à sa tête. Les grèves, l'interruption du travail, les «hartals» sont des choses fort bonnes sans doute, mais dont il est facile d'abuser. Il faut que les ouvriers s'organisent en solides unions ouvrières et qu'en aucune circonstance ils ne fassent grève sans l'autorisation de ces unions. Il ne faut pas courir le risque d'une grève, sans que des tentatives de négociation aient été faites tout d'abord auprès des propriétaires des filatures. Si ces derniers ont recours à l'arbitrage le principe du _Panchayat_ doit être accepté et le _Panch_ nommé. La décision de ce jury doit être approuvée des deux intéressés qu'elle leur plaise ou non. Lecteurs, si vous souhaitez l'amélioration des conditions du travail, si vous voulez aider l'ouvrier et vous montrer son ami, vous verrez par ce qui précède qu'il n'y a qu'un seul moyen d'y arriver, c'est de l'élever en créant entre son patron et lui des relations familiales. Il n'est pas de meilleure route que celle de la Vérité. Une simple augmentation de salaire ne doit pas vous satisfaire, il faut veiller également à la façon dont les ouvriers obtiendront cette augmentation et à l'usage qu'ils en feront. [89] Dans son article du 13 octobre 1920, M. Gandhi explique ce mot à propos de la question du Célibat. Nous reproduisons ci-dessous cet article qui a pour titre «_En Confidence_». Je reçois un si grand nombre de lettres m'interrogeant sur la question du célibat qu'il m'est impossible, ayant à ce sujet des opinions très précises, et surtout à cette époque critique de notre existence nationale, de remettre à un autre moment de dire ce que j'en pense et les conclusions que m'a dictées l'expérience. Le mot sanscrit qui correspond à célibat est _Brahmacharya_ et il signifie beaucoup plus que célibat. Brahmacharya veut dire contrôle absolu de tous les sens et de tous les organes. Rien n'est impossible à un Brahmachari. Mais c'est un état idéal rarement réalisé. C'est presque la ligne d'Euclide, qui n'existe que dans l'imagination, qu'on ne peut jamais tracer en réalité et qui n'en est pas moins une importante définition de la géométrie donnant de grands résultats. Un Brahmachari parfait peut donc n'exister qu'en imagination, mais si nous ne l'avions constamment devant les yeux nous serions comme un navire sans gouvernail. Plus nous approchons de cet état imaginaire, plus notre perfection est grande. Pour l'instant j'ai l'intention de me borner à Brahmacharya pris dans le sens de célibat. Je considère qu'une existence absolument chaste en pensée, en parole et en action est tout à fait indispensable pour atteindre à la perfection spirituelle. La nation qui ne possède pas d'hommes capables de mener cette existence en est d'autant plus pauvre. Mais mon but est de démontrer la nécessité temporaire de Brahmacharya à l'époque actuelle de notre existence nationale. Nous avons plus que notre part de maladies, de famines, et de misère, et même plusieurs millions des nôtres meurent de faim. Nous sommes annihilés par l'esclavage et d'une façon si subtile que beaucoup d'entre nous se refusent à l'admettre et s'imaginent à tort, malgré le triple fléau de l'épuisement économique, mental et spirituel que notre liberté s'accroît progressivement. Les dépenses toujours plus élevées pour l'armée, la politique fiscale préjudiciable aux intérêts du pays et ne cherchant que le bien du Lancashire et autres intérêts britanniques, la prodigalité extravagante avec laquelle sont organisés les divers services de l'administration demandent à l'Inde une si lourde contribution que sa pauvreté s'en trouve accrue et ses forces de résistance à la maladie diminuées. La façon d'administrer, a, pour employer les paroles de Gokhale, «rabougri» la nation à tel point que les plus grands d'entre nous sommes forcés de nous courber... Est-il juste que nous qui connaissons la situation, mettions des enfants au monde dans une atmosphère aussi dégradante? Si nous continuons à procréer alors que nous sommes impuissants, malades et mourants de faim, nous ne ferons que multiplier des esclaves et des êtres faibles. Tant que l'Inde ne sera pas devenue nation libre, capable de résister à la sous-alimentation et d'y porter remède, capable de se nourrir pendant les famines, capable de guérir la fièvre paludéenne, le choléra, l'influenza et autres épidémies, nous n'avons pas le droit de mettre au monde des enfants. Je ne puis cacher au lecteur quel chagrin j'éprouve lorsque j'entends parler de naissances sur notre terre indienne. Je dois dire que depuis des années je réfléchis avec satisfaction à la possibilité de suspendre la procréation par la continence.--L'Inde est actuellement mal équipée pour prendre soin même de sa population présente, non parce que celle-ci est trop nombreuse mais parce qu'il lui faut subir une domination étrangère qui a pour doctrine d'en exploiter progressivement toutes les ressources. Comment arrêter la procréation? Non par les méthodes immorales et artificielles employées en Europe, mais par une vie de discipline et de maîtrise de soi. Il faut que les parents enseignent à leurs enfants les principes de «Brahmacharya». D'après les Shastras hindous l'âge le plus bas pour le mariage des jeunes gens est de vingt-cinq ans. Si l'on pouvait arriver à persuader aux mères qu'il est criminel d'élever les garçons et les filles en vue du mariage, la moitié des mariages cesseraient automatiquement. Nous ne devons pas croire que ce fétiche de la puberté précoce chez nos filles est dû à notre climat chaud. Je n'ai jamais connu de superstition plus grossière et je prétends que le climat n'a absolument rien à voir avec la puberté. Cette puberté prématurée est amenée par l'atmosphère morale et mentale de notre vie de famille. Les mères et autres membres de la famille se font un devoir religieux d'apprendre à des enfants innocentes qu'on les mariera dès qu'elles auront atteint un certain moment, et on les fiance dès le bas âge, avant même qu'elles sachent marcher. La façon d'habiller les enfants et de les nourrir concourt également à exciter leurs passions. Nous habillons nos enfants comme des poupées, non pour leur plaisir mais pour satisfaire notre vanité. J'ai élevé des douzaines d'enfants. Ils portaient avec plaisir et sans aucune difficulté n'importe quel genre de vêtements.--Nous leur donnons toute sorte de nourritures échauffantes et excitantes. Notre amour aveugle ne tient aucun compte de ce qu'ils peuvent supporter. Il en résulte naturellement une adolescence précoce, des maternités prématurées et la mort bien avant l'heure. Les parents donnent à leurs enfants une leçon de choses qu'ils ne sont pas longs à comprendre. En satisfaisant leurs passions avec insouciance ils offrent à leurs enfants l'exemple d'une licence déréglée. Toute addition prématurée à la famille est accueillie par des fanfares joyeuses et des réjouissances. Ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'étant donnée l'atmosphère qui nous entoure notre licence ne soit pas plus grande. Je ne doute pas que si les gens mariés veulent voir l'Inde devenir une nation d'hommes et de femmes solides, vigoureux et bien faits, ils doivent être absolument chastes et cesser pour l'instant de procréer. Je donne ce conseil même aux jeunes mariés. Il est plus facile de ne jamais faire une chose, que de cesser de la faire, de même qu'il est plus facile pour qui n'a jamais bu de continuer à être sobre qu'à un ivrogne de le devenir. Rester debout est infiniment plus facile que se relever après une chute. Il est faux de dire qu'on ne peut prêcher avec succès la continence qu'à ceux qui sont blasés. Il est également absurde de prêcher la continence à un être affaibli. Ce que je veux démontrer c'est que jeunes ou vieux, blasés ou non, il est de notre devoir, à l'époque actuelle, de cesser de donner naissance à des êtres qui hériteront de notre esclavage. Puis-je mettre en garde les parents contre le piège de l'argument basé sur les droits des conjoints? Le consentement du conjoint est nécessaire pour satisfaire nos passions, mais jamais pour les réprimer. Au moment où nous sommes engagés dans une lutte à mort contre un gouvernement puissant, nous avons besoin de toutes les forces physiques, matérielles, morales et spirituelles que nous pourrons acquérir et nous n'y parviendrons qu'en ménageant ce que nous devons mettre au-dessus de tout. Si nous n'atteignons pas cette pureté de vie individuelle, nous demeurerons toujours une nation esclave. Ne nous leurrons pas en nous imaginant que parce que nous considérons le gouvernement anglais comme corrompu, les Anglais seraient incapables de nous distancer dans la course à la vertu individuelle. Sans faire parade spirituelle des vertus fondamentales, ils les pratiquent abondamment au point de vue physique, en tout cas. Parmi ceux qui s'occupent de la politique du pays il y a plus de célibataires, hommes et femmes, que parmi nous. La femme célibataire n'existe pour ainsi dire pas aux Indes, sauf les nonnes qui n'exercent aucune influence sur la politique du pays, alors qu'en Europe pour des milliers de femmes le célibat est une vertu courante. LA GRANDE SENTINELLE Le barde de Shantiniketan a fait paraître dans la _Modern Review_ un article remarquable sur le mouvement actuel. C'est une série d'images verbales comme seul le Poète sait en peindre. C'est une éloquente protestation contre l'autorité, contre la mentalité d'esclave ou quelque nom que l'on puisse donner à l'acceptation aveugle d'une folie passagère sous l'influence de la crainte ou de l'espérance. C'est un conseil salutaire et bienvenu à tous les travailleurs pour la cause, de ne pas imposer leur autorité quelque grande qu'elle soit. Le poète nous dit brièvement de ne rien admettre qui ne parle pas à notre raison ou à notre cœur. Si nous voulons obtenir le _Swaraj_ il nous faut être pour la Vérité telle que nous la connaissons et à n'importe quel prix. Le réformateur qui s'irrite de ne pas voir adopter son message doit se retirer dans la forêt afin d'apprendre à veiller, attendre et prier. On ne peut qu'approuver ceci de tout cœur. Le Poète mérite les remercîments de ses compatriotes pour sa défense de la Vérité et de la Raison. Il est certain que nous serons moins avancés qu'au début si nous donnons notre raison à garder à quelqu'un, et je serais navré si je m'apercevais que le pays s'est laissé conduire aveuglément et sans réflexion par ce que j'ai pu dire ou faire. Je me rends parfaitement compte que la soumission aveugle à ceux que l'on aime peut être plus nuisible que la soumission forcée au fouet du tyran. On peut nourrir quelque espoir pour l'esclave de la brute, aucun pour l'esclave de l'amour. L'amour est nécessaire pour donner de la force à ceux qui sont faibles. L'amour devient tyrannique lorsqu'il exige l'obéissance de celui qui ne croit pas. Marmotter un _mantra_ (prière hindoue) si l'on en ignore la valeur n'est point viril. Il est donc excellent que le poète conseille à tous ceux qui se sont laissés entraîner à _imiter servilement_ l'appel au «charka» (rouet) de déclarer franchement qu'ils n'y croient pas. Son article sert à nous mettre en garde, nous tous qui avons tendance, dans notre impatience, à nous montrer intolérants et même violents envers ceux qui ne partagent pas notre opinion. Je considère le Poète comme une sentinelle qui nous prévient de l'approche d'ennemis nommés Bigoterie, Léthargie, Intolérance, Inertie et autres membres de la même engeance. Seulement, si je suis d'accord avec le poète sur la nécessité de veiller de crainte de ne plus penser, on ne doit pas imaginer que j'adopte son point de vue au sujet de l'obéissance aveugle qu'il croit exister actuellement sur une grande échelle dans l'Inde. Je me suis adressé certainement à la raison et je puis lui dire en toute certitude que si le pays est heureusement arrivé à croire que le rouet apporte l'abondance, ce n'est qu'après avoir longuement réfléchi et beaucoup hésité. Je ne suis même pas certain que l'Inde cultivée se soit assimilé la vérité qui se cache sous la charka. Qu'il ne prenne pas la poussière superficielle pour la substance qu'elle recouvre! Qu'il pénètre plus au fond et qu'il se rende compte par lui-même si c'est une foi aveugle qui a fait accepter le «charka» ou une nécessité raisonnée. Je demande en effet au Poète aussi bien qu'au sage de considérer le rouet comme un sacrement. Pendant une guerre, le poète pose sa lyre, le magistrat laisse là ses dossiers et l'écolier ses livres. Le poète chantera la mélodie convenable, une fois la guerre terminée, le magistrat retournera à ses livres de droit lorsque les gens auront le loisir de se battre entre eux. Lorsqu'une maison brûle, tous ceux qui l'habitent sortent et chacun saisit un seau pour éteindre l'incendie. Quand tous ceux qui m'entourent meurent de faim, la seule occupation qui me soit permise est de les nourrir. Je suis convaincu que l'Inde est une maison qui flambe, car chaque jour sa vigueur se consume, elle meurt d'inanition faute d'avoir une occupation qui lui permette d'acheter des aliments. Khulna est affamé, non parce que le peuple n'est pas capable de travailler, mais parce qu'il n'a pas de travail. Les «Ceded Districts» passent par une quatrième famine, Orissa souffre d'une famine chronique. Nos villes ne sont pas l'Inde. L'Inde vit dans ses 70 ou 80 millions de villages, et les villes se nourrissent à leurs dépens. Leurs richesses ne viennent pas des autres pays. Les gens des villes sont des agents de change, des commissionnaires en marchandises, des représentants pour les grandes maisons de commerce de l'Europe, du Japon et de l'Amérique. Les villes coopèrent avec ces derniers pour continuer à saigner nos villages, comme elles le font depuis deux cents ans. J'ai la certitude, fondée sur l'expérience, que la pauvreté de l'Inde s'accroît chaque jour. La circulation ne se fait plus dans ses membres inférieurs. Si nous ne prenons garde, elle finira par défaillir tout à fait. La seule forme possible sous laquelle Dieu ose se montrer à un peuple affamé et oisif, c'est le travail et la promesse de nourriture comme gages. Dieu a voulu en créant l'homme qu'il vive de son travail, et a dit que ceux qui mangeraient sans travailler seraient des voleurs. Quatre vingt pour cent des habitants de l'Inde sont par force des voleurs, la moitié de l'année. Est-il surprenant que l'Inde soit devenue une vaste prison? La faim, voilà ce qui mène l'Inde au rouet. L'appel du rouet est le plus noble de tous. Parce que c'est un appel d'amour. Et l'amour c'est le Swaraj. Il nous faut songer aux milliers d'êtres humains qui sont plus maltraités que des animaux et qui se meurent. Le rouet est le breuvage qui ramène à la vie des milliers de nos compatriotes, hommes et femmes. Pourquoi, me dira-t-on peut-être, faut-il que ceux qui n'ont pas besoin de filer pour se nourrir se mettent au rouet? Parce que je mange ce qui ne m'appartient pas. Je vis de la spoliation de mes compatriotes. Suivez le trajet de la petite pièce de monnaie qui arrive dans votre poche, et vous reconnaîtrez la vérité de ce que j'avance. Le _Swaraj_ ne représente rien aux millions d'individus qui ne savent comment employer leur inactivité forcée. Nous obtiendrons le _Swaraj_ prochainement, mais nous n'y arriverons que par la renaissance du rouet. Je tiens au progrès, je tiens à la détermination personnelle, à la liberté, mais je les veux pour l'âme. Je doute que l'âge de l'acier soit supérieur à l'âge de pierre. Peu m'importe. C'est à l'évolution de l'âme qu'il nous faut consacrer toute notre intelligence et toutes nos autres facultés. Je n'éprouve pas la moindre difficulté à imaginer qu'un homme portant l'armure moderne puisse faire une découverte importante et durable pour l'humanité, mais il m'est encore plus facile d'imaginer que celui qui ne possède rien qu'un caillou et un clou pour éclairer sa route peut chanter des hymnes nouvelles de louange et d'amour et communiquer à un monde qui souffre un message de paix et de bonne volonté sur terre. Je prétends qu'en perdant notre rouet nous avons perdu un de nos poumons et que nous souffrons de phtisie galopante. La restauration du rouet arrêtera le progrès de cette cruelle maladie. Il est certaines choses qu'il faut faire sous certains climats. C'est vers le rouet que sous le climat indien tous doivent tourner les yeux, pendant la période de transition tout au moins, et la majorité d'entre nous pour toujours. Notre amour pour les tissus étrangers a détrôné le rouet, et c'est pourquoi je considère que porter ces tissus est un péché. Je dois avouer que je ne fais guère de distinction, ni même aucune distinction, entre l'économie politique et la morale. L'économie politique qui nuit au bien-être d'un individu ou d'une nation est immorale et par conséquent criminelle. L'économie politique qui permet à un pays d'en piller un autre est immorale. Il est criminel d'acheter des objets qui proviennent d'un travail insuffisamment rétribué et de s'en servir. Il serait criminel de ma part de me nourrir de blé américain, si en privant mon voisin le grainetier de sa clientèle je le condamne à mourir de faim. Il serait criminel également, et pour le même motif, que je porte les dernières nouveautés de _Regent Street_, lorsqu'en portant des vêtements filés et tissés par les fileurs et les tisseurs des alentours, non seulement je m'habille mais les habille et les nourris en même temps. Mon crime m'étant apparu tout à coup, mon devoir est de jeter dans les flammes les vêtements étrangers, de me purifier et de ne porter désormais que du _Khadi_ grossier fabriqué par mes voisins. Et si j'apprends que ces derniers ne se remettent pas volontiers au métier qu'ils ont abandonné, je dois afin de le rendre populaire me mettre moi-même au rouet. Je me permets de faire remarquer au Poète que les vêtements que je lui demande de brûler doivent être et sont à lui. Il faut que ce soient les siens. Si à sa connaissance ils avaient appartenu aux pauvres et aux indigents, il leur aurait depuis longtemps rendu ce qui leur appartenait. Quand je brûle mes vêtements étrangers, je brûle l'objet de ma honte. Je ne dois pas insulter ceux qui sont nus en leur offrant des vêtements dont ils n'ont pas besoin, au lieu de leur donner du travail dont ils ont un besoin pressant. Je ne veux pas commettre le crime de devenir leur protecteur; seulement si j'apprends que j'ai contribué à leur pauvreté, je dois leur accorder une considération particulière, ne pas leur offrir des restes ou des vêtements qui ne me servent plus, mais leur donner ce que j'ai de mieux comme vêtements et de meilleur comme nourriture et m'associer à leur travail. La Non Coopération ou «Swadeshi» n'a pas l'intention de devenir une doctrine exclusive. Je n'ai pas voulu par modestie crier sur les toits que le message de Non-coopération, de Non-Violence et de _Swadeshi_ s'adressait au monde entier. Il ne peut que s'effondrer, s'il ne porte pas de fruits sur le sol qui l'a vu naître. L'Inde n'a pas autre chose à partager pour l'instant avec le monde que sa dégradation, sa misère et ses plaies. Sont-ce ses anciens Shastras que nous devrions envoyer au monde? Ceux-ci ont paru dans diverses éditions, mais un monde incrédule et idolâtre refuse d'y jeter les yeux parce que nous qui sommes les héritiers et les dépositaires nous ne les suivons pas. Avant de songer à partager il faut posséder. Notre non-Coopération n'est dirigée ni contre les Anglais, ni contre l'Occident; elle est dirigée contre le système que les Anglais ont établi. Notre Non-Coopération est contre la civilisation matérielle, l'avidité et l'exploitation qui l'accompagnent. Notre Non-Coopération est une retraite en nous-mêmes, un refus de coopérer avec les administrateurs anglais à leurs conditions. Nous leur disons: venez, coopérez avec nous, à nos conditions, et ce sera pour notre bien, le vôtre et celui du monde entier. Il faut nous refuser à ce qu'on nous fasse perdre pied; un homme qui se noie est incapable de sauver les autres. Pour pouvoir sauver les autres, il faut d'abord être capable de se sauver soi-même. Le nationalisme indien n'est ni exclusif, ni agressif, ni destructeur. Il est salutaire et religieux et par conséquent humanitaire. Il faut que l'Inde apprenne à vivre, avant d'aspirer à mourir pour l'humanité. Les souris qui sont croquées par le chat parce qu'elles sont trop faibles pour se défendre n'ont aucun mérite à leur sacrifice forcé. Fidèle à son instinct poétique, le Poète vit dans l'avenir. Il voudrait que nous fissions de même. Il montre à notre œil charmé le merveilleux tableau d'oiseaux qui prennent leur essor dans le ciel à l'aube, en chantant des hymnes de louange. Ces oiseaux ont eu leur nourriture quotidienne, ils ont pris leur essor, l'aile reposée, un sang pur et nouveau ayant couru dans leurs veines pendant la nuit précédente. J'ai eu la douleur de voir des oiseaux qui, faute de forces, ne pouvaient même pas agiter leurs ailes. L'oiseau humain, sous le ciel de l'Inde, se lève plus faible qu'il ne l'était lorsqu'il a fait semblant de se reposer. Pour des milliers d'êtres humains, c'est une éternelle vigile ou une éternelle léthargie. Leur condition est si pénible qu'il faut l'avoir vue pour y croire. Je n'ai pu calmer leur souffrance par un chant de Kabir. Ceux qui ont faim réclament un seul poème fortifiant, de la nourriture. On ne peut la leur donner. Il faut qu'ils la gagnent. Et ils ne peuvent la gagner qu'à la sueur de leur front. Si nous prenons soin d'aujourd'hui, Dieu prendra soin du lendemain. _13 octobre 1921_ LA PEUR DE LA MORT[90] J'ai réuni diverses définitions du _Swaraj_. Une de celles-ci serait: Le _Swaraj_ consiste à ne pas avoir peur de la mort. Une nation que la peur de la mort peut influencer n'obtiendra pas le _Swaraj_ et l'obtiendrait-elle d'une façon quelconque, qu'elle ne saurait le conserver. Les Anglais portent leur vie dans leur poche. Les Arabes et les Pathans considèrent que la mort n'est qu'un malaise comme un autre et ne pleurent jamais lorsqu'un de leurs parents meurt. Les femmes boers ignorent complètement cette crainte. Pendant la guerre des Boers des milliers de jeunes femmes devinrent veuves. Elles restaient indifférentes. Qu'importait la perte d'un époux ou d'un fils du moment que leur pays était sauvé! C'était assez et plus qu'assez. A quoi eût servi un époux si la patrie avait été réduite à l'esclavage? Mieux valait infiniment ensevelir les restes mortels d'un fils et chérir sa mémoire immortelle que de l'élever en esclave. Voilà comment les femmes boers se cuirassaient le cœur et donnaient joyeusement les êtres qui leur étaient chers à l'ange de la mort. Ceux dont je viens de parler tuaient et étaient tués, mais que dire de ceux qui ne tuent pas et que l'on tue? Ceux-là deviennent l'objet de la vénération du monde, ils sont «le sel de la terre». Anglais et Allemands se sont battus; ils ont tué et ils ont été tués. Comme résultat, la haine s'est accrue, il règne une agitation épouvantable et la condition actuelle de l'Europe est pitoyable. La duplicité grandit et chacun cherche à tromper les autres. Le courage que nous voulons développer est d'un ordre plus élevé et c'est pour cette raison que nous espérons sous peu remporter une victoire éclatante. Lorsque nous obtiendrons le _Swaraj_, un grand nombre d'entre nous auront cessé de craindre la mort, autrement nous n'aurions pas le _Swaraj_. Jusqu'à présent les jeunes gens surtout sont morts pour la cause. Ceux qui ont trouvé la mort à Aligarh avaient tous moins de vingt et un ans. Personne ne savait leur nom. Si le gouvernement tirait maintenant, j'espère que certains des chefs auraient l'occasion de s'offrir au sacrifice suprême. Pourquoi sommes-nous bouleversés lorsque des enfants, des jeunes gens ou des vieillards meurent? Il ne se passe pas un instant sur cette terre sans que quelqu'un meure ou vienne au monde. Nous devrions sentir à quel point il est absurde de nous réjouir d'une naissance ou de pleurer une mort. Ceux qui croient à l'existence de l'âme--et quel Hindou, Musulman ou Parsi n'y croit pas?--savent que l'âme est immortelle. L'âme des morts et l'âme des vivants n'est qu'une. Le mouvement éternel de création et de destruction se poursuit sans interruption. Il n'y a rien en lui qui doive nous transporter de joie ou nous plonger dans le désespoir. Même en n'étendant l'idée de parenté qu'à nos compatriotes, si nous considérions toutes les naissances comme ayant lieu dans notre famille, combien en célébrerions-nous? Si nous pleurions toutes les morts qui ont lieu dans notre pays, nos yeux seraient à jamais remplis de larmes. Cette pensée devrait nous aider à nous délivrer de la crainte de la mort. L'Inde, dit-on, est une nation de philosophes, et nous n'avons point refusé cet éloge. Et cependant il n'est guère de nation plus désemparée que la nôtre devant la mort, et dans l'Inde, nulle communauté peut-être ne le montre autant que les Hindous. Une seule naissance, et nous voilà transportés d'une joie ridicule; un décès et nous nous plongeons dans une orgie de lamentations bruyantes qui empêchent nos voisins de dormir pendant la nuit entière. Si nous voulons obtenir le _Swaraj_, et si, l'ayant obtenu, nous voulons en faire quelque chose dont nous puissions nous montrer fiers, il faut absolument nous guérir de cette frayeur absurde. Qu'est-ce que la prison pour qui ne craint pas la mort?--Si le lecteur veut se donner la peine de réfléchir un instant, il se rendra compte que le _Swaraj_ tarde parce que nous ne sommes pas préparés à voir sans émotion venir la mort et des inconvénients moins sérieux que la mort. A mesure que le nombre des hommes innocents prêts à accueillir la mort avec joie augmentera, leur sacrifice deviendra un instrument puissant pour le salut des autres et la souffrance sera moindre. La souffrance que l'on supporte gaiement cesse d'être souffrance et se transmue en joie ineffable. L'homme qui fuit devant la souffrance est victime de tribulations continuelles avant que celle-ci ne l'atteigne si bien qu'il est à demi-mort lorsqu'elle arrive. Celui qui est prêt à tout accepter d'un cœur serein échappe à la douleur, sa sérénité agit comme un anesthésique. J'ai été conduit à écrire sur ce sujet parce qu'il nous faut envisager la mort si nous voulons avoir le _Swaraj_ cette année. Celui qui a pris ses précautions échappe souvent aux accidents et il se peut que ce soit le cas pour nous. J'ai la ferme conviction que le Swadeshi nous y prépare. Lorsque le Swadeshi aura complètement atteint son but le gouvernement ni personne ne verra la nécessité de nous faire subir d'autres épreuves. Néanmoins il vaut mieux que nous soyons prêts à toute contingence. Le pouvoir rend les hommes aveugles et sourds, ils sont incapables de voir ce qui est sous leur nez ni d'entendre ce qui gronde à leurs oreilles. Il est donc impossible de savoir ce que pourra faire un gouvernement ivre de son pouvoir. Il m'a semblé nécessaire que les patriotes se préparent à la mort, à la prison et à d'autres éventualités de ce genre. Les braves vont au devant de la mort le sourire aux lèvres, ce qui ne les empêche pas d'être sur leur garde. Dans cette guerre non violente, il ne s'agit pas d'être téméraires. Nous n'avons pas l'intention d'aller en prison ou de mourir par un acte immoral. C'est en résistant aux lois oppressives de ce gouvernement que nous devons monter au gibet. _13 octobre 1921_ [90] Article paru en gujerati dans le Nava Jevan. HONOREZ LE PRINCE Que le lecteur ne s'étonne pas du titre de cet article. Supposons que le Prince soit un frère par le sang et qu'il occupe un rang élevé, supposons que des voisins veuillent se servir de lui pour leurs fins honteuses, supposons encore qu'il soit prisonnier de notre voisin, que ma voix ne puisse parvenir jusqu'à lui et que ces mêmes voisins l'amènent dans mon village. Est-ce que le meilleur moyen de l'honorer ne serait pas de ne prendre aucune part aux cérémonies organisées en son honneur dans l'intention de l'exploiter, et de lui faire savoir qu'on l'exploite par tous les moyens à ma disposition? Ne serais-je pas un traître si je n'essayais pas de le mettre en garde contre le piège que lui tendent mes voisins? Je ne doute pas un moment que la visite du Prince soit exploitée pour faire de la réclame au «bienveillant» Gouvernement Anglais qui administre l'Inde. Si son Altesse Royale y est invitée pour son plaisir personnel et son amusement, à un moment où l'Inde bouillonne de mécontentement, où les masses sont saturées d'hostilité envers le système de gouvernement qui les administre, où la famine est intense dans le Khulna et les _Ceded Districts_ et un conflit armé est déchaîné au Malabar, c'est un crime envers nous, c'est un crime envers l'Inde de dépenser des millions de roupies pour une simple réception lorsque des millions d'hommes meurent de faim. Huit millions de roupies ont été votés par le Conseil de Bombay rien que pour le défilé. Des mesures de répression ont été prises en vue de cette visite sur tout le territoire. A Sindh, plus de cinquante Non-Coopérateurs ont été jetés en prison. Quelques-uns des plus braves Musulmans sont cités devant les tribunaux pour répondre de leurs opinions. Dix-neuf travailleurs pour la cause viennent d'être incarcérés au Bengale parmi lesquels Mr Sen Gupta, le plus célèbre avocat de l'endroit. Un _Pir_ (saint) musulman et trois autres travailleurs dévoués sont également en prison pour le même crime. Plusieurs chefs des Provinces sont emprisonnés et le meilleur d'entre eux comparaît pour avoir exprimé ce que je n'ai cessé de répéter dans les colonnes de ce journal et ce que les membres du Congrès ont dit continuellement depuis un an. Plusieurs chefs des Provinces du centre ont été privés de liberté pour le même motif. Un docteur extrêmement populaire, le docteur Paranjapye, homme universellement respecté pour son désintéressement, subit un emprisonnement sévère, comme un vulgaire criminel. Et je suis loin d'être au bout de la liste de Non-Coopérateurs qui sont en prison. Si la visite du Prince est une épreuve pour nous inciter à commettre un vrai crime ou une réponse au mécontentement grandissant, elle est, pour ne pas dire davantage, inopportune. Il n'y a pas le moindre doute que le peuple ne désire pas une visite de son Altesse Royale aux Indes, en ce moment. Il l'a fait savoir en termes non équivoques. Il a déclaré que Bombay devait observer le _hartal_, le jour de son arrivée. Faire venir le Prince, malgré l'opposition du peuple, est certainement une tyrannie. Dans les circonstances actuelles, quelle doit être notre attitude? Nous devons boycotter toutes les réceptions en l'honneur du Prince, nous abstenir religieusement d'assister à aucune œuvre de charité, fêtes et feux d'artifices organisés à cette intention, refuser d'illuminer et ne pas envoyer nos enfants voir les illuminations. Pour cela, nous devons publier des feuilles de propagande par milliers et les distribuer parmi le peuple, afin de lui montrer son devoir, et la véritable façon de rendre honneur au Prince est de faire en sorte qu'il trouve la ville déserte à son arrivée à Bombay. Seulement distinguons entre le Prince et sa personne. Nous n'avons aucun sentiment d'animosité contre le Prince en tant qu'homme. Il ne sait probablement rien des sentiments de l'Inde il ignore probablement les mesures de répression. Il est probable qu'il ignore même les blessures dont le Pendjab saigne encore, qu'il ne sait point que la violation de la promesse envers l'Inde au sujet du Califat reste encore envenimée dans le cœur de tout Indien et que, de l'aveu même du Gouvernement, les membres des Conseils réformés bien qu'élus nominalement ne représentent en aucune façon les quelques cent milliers inscrits sur les listes électorales. Non seulement il serait cruel et inhumain de chercher à faire du mal au Prince, mais ce serait une trahison de notre part envers lui et envers nous-mêmes car nous avons juré de demeurer non violents. Frapper ou insulter le Prince serait de notre part faire à l'Inde et à l'Islam un tort plus grand que les Anglais n'en ont commis envers eux. Ils péchent parce qu'ils ne savent pas. Nous ne pouvons prétendre à la même ignorance. Nous avons, en connaissance de cause, promis devant Dieu et devant les hommes de ne faire mal à aucun individu appartenant de quelque façon au système de gouvernement que nous cherchons à détruire. Il est par conséquent de notre devoir de prendre toutes les précautions nécessaires pour protéger la personne du Prince, comme s'il s'agissait de nous-mêmes. Nous savons qu'en dépit de tous nos efforts, certains voudront prendre part aux diverses cérémonies, par crainte, par espoir, ou par choix. Ils ont autant que nous le droit de faire ce qui leur plaît. Voilà en quoi consiste la liberté que nous voulons obtenir et dont nous voulons jouir. Tant que nous devrons subir le joug profondément irritant d'une insolente bureaucratie, exerçons un grand empire sur nous-mêmes. S'il nous est possible de démontrer la fermeté de notre résolution en ne prenant aucune part au défilé et en montrant de la tolérance vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas notre manière de voir, nous ferons progresser très sensiblement notre cause. _27 octobre 1921_ POINT DE VUE MORAL Dès que nous cessons de nous appuyer sur la morale, nous cessons d'être religieux. On n'a point d'exemple de religion foulant aux pieds la morale. L'homme ne peut être cruel, menteur et incontinent, et avoir Dieu pour lui. A Bombay, les partisans de la Non-Coopération ont perdu leur équilibre moral. Indignés contre les Parsis et les Chrétiens qui prenaient part à la réception du Prince, ils ont voulu leur donner une leçon. Ils allaient au devant de représailles. A partir du 17, ce fut un jeu de bascule où personne ne gagna véritablement et où tout le monde perdit. Ce n'est pas ainsi que nous arriverons au _Swaraj_. L'Inde ne veut pas du Bolchevisme, les gens aiment trop la paix pour tolérer l'anarchie. Ils s'inclineront devant celui qui rétablira ce qu'il est convenu d'appeler ordre. Il nous faut reconnaître la psychologie de l'Inde et ne pas chercher si ce désir avide de paix est un vice ou une vertu. Le type du Musulman de l'Inde est différent du Musulman des autres parties du globe; ses rapports avec les Indiens l'ont rendu plus docile que ses coreligionnaires des autres pays. Il ne peut supporter longtemps que sa vie ou sa fortune soient exposés à un danger évident. L'Hindou est d'une douceur légendaire, au point d'en être presque méprisable. Les Parsis préfèrent la paix à la guerre. A dire vrai, nous avons presque mis la religion au service de la paix. Cette mentalité est en même temps notre faiblesse et notre force. Développons donc ce qu'elle a de meilleur, son côté religieux. Que «nulle» contrainte ne soit exercée en matière de religion. N'est-ce point une religion pour nous d'observer le Swadeshi et par conséquent le Khadi? Si la religion des autres ne le leur ordonne pas d'adopter le Swadeshi, nous n'avons pas le droit de les y contraindre. Nous avons désobéi à la règle universelle exprimée à nouveau dans le Coran... S'il est mal d'exercer de la contrainte quand il s'agit de la religion où nos convictions sont définies, il est plus mal encore de le faire lorsqu'il s'agit de questions de moindre importance. Tout ce que nous pouvons, c'est de raisonner avec nos adversaires. Le plus loin où il nous soit permis d'aller est de Non-Coopérer avec eux dans la vie privée... J'avoue que je n'ai pas toujours condamné les persécutions sociales aussi sévèrement que je l'aurais dû. J'aurais pu me séparer du mouvement, lorsque le mal s'est généralisé... Nous sommes devenus plus tolérants; néanmoins une légère coercition subsistait dont je ne tins pas compte pensant qu'elle mourrait d'elle-même. Je m'aperçus qu'à Bombay il n'en était rien. Elle affecta le 17 un caractère virulent. Nous avons fait du tort à la cause du Califat et en même temps à celle du Pendjab et au _Swaraj_. Il faut que nous revenions sur nos pas et nous assurions scrupuleusement que les minorités ne soient en aucune façon molestées. S'il plaît aux Chrétiens de porter le chapeau et le pantalon, rien ne doit les en empêcher; si le Parsi tient à conserver son «fenta», il en a le droit absolu; si l'un et l'autre pensent qu'il y va de leur sécurité de s'associer au gouvernement, nous ne pouvons les détacher de leur erreur qu'en faisant appel à leur raison et non en leur cassant la tête. Plus nous voudrons contraindre, plus la sécurité du gouvernement sera grande, quand ce ne serait que parce que ce dernier possède des armes coercitives plus puissantes que les nôtres. Si nous avons recours à une coercition plus grande que celle du gouvernement, nous rendrons simplement l'Inde plus esclave qu'elle ne l'est déjà. Le _Swaraj_, c'est la liberté pour chacun, pour le plus humble d'entre nous, de faire ce qu'il lui plaît, sans qu'aucun obstacle matériel soit mis en travers de cette liberté. La Non-Coopération non-violente est la méthode par laquelle nous développons l'opinion publique la plus libre et la mettons en valeur. Quand il y a complète liberté d'opinion, celle de la majorité doit faire loi. Si nous faisons partie de la minorité, nous pouvons nous montrer dignes de notre religion en lui demeurant fidèle malgré la pression exercée sur nous... Par notre folie, ne retardons pas l'heure du progrès. _24 novembre 1921._ LA QUESTION DE SUPRÊME IMPORTANCE D'ici quelques semaines, la Désobéissance Civile devrait battre son plein dans quelque partie de l'Inde. Le pays est familier maintenant avec la désobéissance partielle et individuelle. La Désobéissance Civile totale est une rébellion sans violence. Un champion convaincu de la Désobéissance Civile ignore purement et simplement l'autorité de l'Etat. Il se met hors la loi et prétend n'obéir à aucune des lois immorales de l'Etat. Il se refuse par exemple à payer les impôts et à reconnaître l'autorité de la loi dans ses rapports journaliers, il pénètre dans les casernes malgré la défense, afin de parler aux soldats, et se poste aux endroits même où il est interdit de stationner. Dans toutes ces actions, il n'emploie jamais la force et ne résiste jamais à la force employée contre lui. Il s'expose à la prison et aux autres méthodes violentes que l'on peut employer contre lui. Il agit ainsi, lorsque et parce qu'il considère que la liberté physique dont il paraît jouir est un intolérable fardeau. Il se dit que l'Etat n'accorde la liberté individuelle qu'autant que le citoyen se soumet à ses règles. Se soumettre aux lois de l'État, voilà le prix que tout citoyen doit payer pour sa liberté. Obéir à un État totalement ou largement injuste est un troc immoral de la liberté. Un citoyen qui reconnaît ainsi la nature malfaisante d'un État ne peut être satisfait d'y vivre par tolérance aux yeux de ceux qui ne partagent pas son opinion; il semble être un fléau pour la société, alors qu'il cherche uniquement et sans commettre de faute morale à se faire arrêter par l'État. La résistance civile ainsi comprise devient l'expression la plus puissante des tourments d'une âme, et une protestation éloquente contre le maintien d'un gouvernement malfaisant. N'est-ce point l'histoire de toute réforme? Les réformateurs, à la grande indignation de leurs semblables, n'ont pas rejeté même les plus innocents symboles quand ils avaient été associés à des pratiques immorales? Lorsqu'un groupe d'hommes renie l'état sous la domination duquel ils ont vécu jusqu'alors, ils établissent presque leur propre gouvernement. Je dis presque, parce qu'ils ne vont pas jusqu'à employer la force lorsque l'Etat résiste. Leur _affaire_ est de se faire jeter en prison ou fusiller par l'Etat, si celui-ci ne reconnaît pas leur indépendance, ou en d'autres termes s'il ne s'incline pas devant leur volonté. Ainsi, 3.000 Indiens dans l'Afrique du Sud, après avoir dûment averti le gouvernement du Transvaal, passèrent la frontière du Transvaal en 1914, défiant la loi d'immigration au Transvaal et contraignirent le gouvernement à les arrêter. Quand il ne put arriver à les provoquer à la violence ou les forcer à la soumission, il céda à leur réclamation. Un groupe de gens faisant de la résistance civile est donc comme une armée sujette à toute la discipline du soldat, mais à une discipline plus dure parce qu'il lui manque la surexcitation habituelle à la vie d'un soldat ordinaire. Et comme une armée de résistance civile est ou devrait être dégagée de l'esprit de représailles, elle requiert le moindre nombre de soldats. En vérité, un seul homme résistant civilement suffit à remporter la victoire de la Justice sur l'Injustice. Le Comité du Congrès de toute l'Inde a autorisé les Comités du Congrès des provinces à commencer la désobéissance civile, sous leur propre responsabilité. J'espère qu'ils donneront au mot responsabilité toute son importance et ne commenceront pas de gaieté de cœur. Toutes les conditions doivent être remplies. Parler encore d'Union Musulmane, de Non-Violence, de _Swadeshi_ et de la suppression de l'Intouchabilité, montre que ces questions ne sont pas arrivées à faire partie intégrale de notre existence nationale... Il serait d'ailleurs préférable de veiller et d'attendre que l'expérience ait lieu dans une partie de l'Inde, tout d'abord... Les régiments qui veillent et qui attendent coopèrent aussi activement que ceux qui se battent véritablement. La seule circonstance qui pourrait autoriser une désobéissance individuelle simultanée pendant que l'expérience aura lieu, serait l'opposition du gouvernement au progrès tranquille du _Swadeshi_; si par exemple un fileur habile qui enseigne son art et l'organise se voyait interdire cette occupation, son devoir serait de ne tenir aucun compte de l'ordre reçu et de courir le risque d'être emprisonné. Pour ce qui est de tout le reste, pendant qu'une partie du pays prendra part à l'offensive et enfreindra délibérément toutes les lois amorales de l'État qu'il lui sera possible d'enfreindre, il vaudra mieux que toutes les autres parties de l'Inde respectent scrupuleusement les ordres et les instructions données. Il est inutile d'ajouter que toute révolte violente dans une autre partie de l'Inde ferait nécessairement du tort à la tentative et même y mettrait fin. Les autres parties de l'Inde devront donc rester calmes et tranquilles, même si les habitants de la région de l'Inde où l'expérience a lieu étaient emprisonnés, criblés de balles ou traités cruellement, d'une façon quelconque par les autorités. Il nous faut être certains qu'elles se montreront à la hauteur de toutes les éventualités possibles. _10 novembre 1921._ INTROSPECTION Certains correspondants m'ont écrit en termes touchants pour me demander de ne pas me suicider en janvier si nous n'avons pas obtenu le _Swaraj_ d'ici là et si je suis encore en liberté. Je me rends compte que les mots n'expriment qu'imparfaitement la pensée, surtout lorsque la pensée elle-même est incomplète ou confuse. Je pensais avoir écrit dans le _Navjivan_ assez clairement, mais je m'aperçois que la traduction a été mal comprise par beaucoup... Une des principales raisons de l'erreur provient de ce que l'on me considère comme un homme parfait. Les amis qui connaissent mes préférences pour la Bhagavad Gita m'ont démontré que ma menace de suicide était en contradiction avec les enseignements que je cherchais à mettre en pratique et m'ont jeté à la tête les versets à l'appui. Tous ces mentors semblent oublier que je ne suis pas autre chose qu'un homme cherchant la vérité. Je prétends avoir trouvé le chemin qui mène à la Vérité, je prétends faire un effort incessant pour la découvrir, mais j'admets que je ne l'ai pas encore trouvée. Découvrir la vérité absolue, c'est se réaliser soi-même et réaliser sa destinée, c'est-à-dire atteindre la perfection. J'ai péniblement conscience de mes imperfections, et c'est en cela que consiste ma force, parce qu'il est rare qu'un homme sache ce qui lui manque. Si j'étais parfait, j'avoue que la misère de ceux qui m'entourent ne m'affecterait pas comme elle le fait. J'en prendrais note, je prescrirais un remède, et par la puissance immuable de la vérité qui serait en moi je le ferais adopter. Mais pour l'instant je ne puis voir qu'indistinctement comme dans un miroir, et je dois par conséquent chercher à convaincre par des méthodes lentes et laborieuses et qui ne réussissent pas toujours. Dans ces conditions, je ne serais même pas humain si, connaissant comme je le fais la misère qui règne sur ce sol et que l'on pourrait éviter, et voyant à l'ombre même du Maître de l'Univers des êtres qui ne sont que des squelettes, je n'éprouvais aucune sympathie pour les millions d'hommes qui dans l'Inde souffrent et se taisent. Je suis soutenu par l'espoir que cette misère diminuera peu à peu; mais supposez que malgré toute ma sensibilité et tous mes efforts pour faire parvenir le message guérisseur du rouet au cœur de la nation l'oreille seule l'ait entendu, supposez encore que dans l'excitation des douze derniers mois il n'y ait eu dans le programme aucune foi véritable, supposez enfin que le message ne soit pas parvenu jusqu'au cœur des Anglais; ne devrais-je pas douter de mon _tapasya_ et sentir que je ne suis plus digne de diriger la lutte? Ne devrais-je pas m'agenouiller en toute humilité devant mon Créateur et lui demander de me délivrer de mon corps inutile et de faire de moi un instrument plus capable de servir? Le _Swaraj_ consiste en un changement de gouvernement où le contrôle effectif se trouve placé entre les mains du peuple. Mais ce n'en est que la forme extérieure. Ce qui en est le fond et ce que je désire ardemment, c'est une acceptation nette des moyens et par conséquent une transformation véritable du cœur chez le peuple. Je suis persuadé qu'il ne faut pas des siècles pour que les Hindous renoncent à leur péché d'intouchabilité, pour que les Hindous et les Musulmans abandonnent leur inimitié et considèrent qu'une amitié qui vient du cœur est un facteur éternel de l'existence nationale, pour que tous adoptent le _Charka_ comme unique moyen universel permettant de sauver l'Inde au point de vue économique; enfin, pour que tous croient que la méthode Non-Violente seule donnera la liberté à l'Inde. L'adoption libre, intelligente, et décidée de ce programme par la nation suffit selon moi pour que le principe essentiel soit acquis. Le symbole, c'est-à-dire le transfert des pouvoirs, ne peut manquer de suivre, de même que la graine bien semée doit germer et devenir un arbre. Le lecteur pourra donc le voir à ce que j'ai déclaré incidemment à mes amis à Poona et répété ensuite à d'autres n'était pas autre chose qu'une confession de mes imperfections, exprimant à quel point je me sentais indigne de la noble cause dont j'ai pour l'instant l'air d'être le chef. Je n'ai formulé aucune doctrine désespérée. Au contraire, je n'ai jamais été aussi convaincu que je le suis à l'heure où j'écris que nous acquerrons le principe essentiel cette année. J'ai déclaré également qu'étant idéaliste pratique je devrais me considérer comme indigne de diriger une cause, si je craignais de ne pouvoir la conduire au succès. La doctrine qui veut le travail dans le détachement signifie aussi bien la recherche inexorable de la vérité que le retour sur ses pas si l'on s'est trompé, ou la renonciation sans regret du rôle de chef lorsqu'on découvre qu'on n'en est pas digne. Je n'ai fait qu'esquisser imparfaitement mon désir intense de me perdre dans l'Eternel et de devenir un simple morceau d'argile entre les mains du Divin Potier, afin que mes services deviennent plus certains parce qu'ils ne seront plus entravés par mon être inférieur. _17 novembre 1921_ LE ROLE DES FEMMES Les femmes de Calcutta ayant abordé des messieurs de Calcutta pour essayer de leur vendre du _Khadi_, un télégramme annonce dans les journaux qu'un groupe d'entre elles a été arrêté comprenant l'épouse dévouée du Président élu, sa sœur qui est veuve et sa nièce. J'avais espéré qu'au début tout au moins on épargnerait aux femmes l'honneur de la prison. Il était entendu que leur Résistance Civile ne serait pas agressive. Mais le gouvernement du Bengale dans son zèle impartial ne fait aucune différence entre les sexes et a conféré cet honneur à trois femmes de Calcutta. J'espère que le pays tout entier fera bon accueil à cette innovation. Il faut que les femmes prennent part à l'établissement du _Swaraj_ aussi bien que les hommes. Il est probable que dans cette lutte pacifique la femme l'emportera sur l'homme. Nous savons que sa dévotion religieuse est toujours plus grande que celle de l'homme, son sexe se distingue par sa souffrance silencieuse et digne. Et maintenant que le gouvernement du Bengale a traîné la femme sur le champ de bataille, j'espère que toutes les femmes du Bengale vont relever la provocation et s'organiser. En tout cas, elles étaient tenues pour l'honneur de leur sexe de remplacer les hommes lorsqu'un certain nombre d'entre eux auraient été mis hors de combat. Mais à présent, que ce soit en partageant aux côtés de l'homme les souffrances de la vie de prison! Dieu veillera sur elles... Je conseillerais aux femmes de l'Inde de recueillir sans bruit et sans perdre de temps le nom de celles qui sont prêtes à s'avancer sur la ligne de feu. Que leur offre soit adressée aux femmes du Bengale et que celles-ci sentent que leurs sœurs des autres provinces sont prêtes à suivre leur noble exemple. Il est probable qu'un petit nombre seul sera disposé à courir le risque de la prison et tout ce que cela doit représenter pour une femme. La nation ne pourra qu'être fière, même si quelques-unes seulement s'offrent tout d'abord au sacrifice. _15 décembre 1921._ L'INDÉPENDANCE Maulana Hasrat Mohani a défendu l'Indépendance avec beaucoup de courage, d'abord sur l'estrade du Congrès, puis comme Président de la Ligue Musulmane, et il a été heureusement battu chaque fois. Il est impossible de se méprendre sur le sens des paroles du Maulana: il voudrait rompre tout rapport avec le peuple britannique même à titre d'associé et d'égal, et quand bien même la question du Califat aurait été résolue d'une façon satisfaisante. Il n'est pas bon d'avancer que la question du Califat ne saurait être résolue sans une indépendance absolue. Nous ne faisons qu'en discuter la théorie. S'il faut l'indépendance absolue pour que la question du Califat soit résolue, c'est-à-dire si le peuple britannique se montre toujours hostile aux aspirations du monde musulman, nous n'avons d'autre parti à prendre que d'insister pour l'avoir, il y va de l'intérêt commun. L'Inde ne peut se permettre de donner à l'Angleterre, ne fût-ce que son appui moral, et doit se passer de l'appui moral et matériel de l'Angleterre si elle ne peut la décider à se montrer bien disposée à l'égard de l'Islam. Mais si nous supposons que la Grande-Bretagne change d'attitude, et je sais qu'elle le fera lorsqu'elle se rendra compte que l'Inde est forte, il serait illégitime au point de vue religieux de continuer à réclamer l'Indépendance. Ce procédé serait déplacé et vindicatif, il équivaudrait à nier l'existence de Dieu, car ce refus serait alors fondé sur la supposition que le peuple britannique est incapable de répondre au Dieu qui se trouve en chacun de nous, principe qui ne saurait se défendre ni par le Musulman croyant, ni par l'Hindou croyant. L'Inde devra mettre toute sa gloire, non à traiter les Anglais en ennemis qu'il faut expulser à la première occasion, mais à s'en faire des amis et des associés dans la nouvelle république de nations qui remplacera un empire basé sur l'exploitation des races et des nations plus faibles de la terre et par conséquent sur la force. Voyons clairement quel sera le sens du _Swaraj_ si nous conservons nos rapports avec la Grande-Bretagne. Assurément, c'est la possibilité pour l'Inde de déclarer son indépendance si elle le désire. Le _Swaraj_ ne sera donc pas un don gratuit du Parlement Britannique. Ce sera la déclaration du droit de l'Inde à être représentée entièrement. Sans doute le _Swaraj_ sera exprimé par un Acte du Parlement; mais cet acte ne sera qu'une ratification courtoise du vœu exprimé par le peuple de l'Inde, comme ce fut le cas pour l'Afrique du Sud. La Chambre des Communes ne put en modifier un seul adverbe. La ratification, en ce qui nous concerne, sera un traité où la Grande-Bretagne sera intéressée. Il est possible que ce _Swaraj_-là nous ne l'obtenions pas cette année, peut-être pas avant une autre génération; mais je n'ai jamais songé à rien de moins. Lorsque le moment de l'accord sera venu, le Parlement Anglais ratifiera les vœux du peuple de l'Inde, non par la voie de la bureaucratie, mais par l'intermédiaire des représentants que celle-ci se sera choisis librement. Le _Swaraj_ ne pourra jamais être le don d'une nation à une autre. C'est un trésor qu'il faut acheter au prix du sang le plus pur de la nation. Ce ne sera plus un don lorsque nous l'aurons payé chèrement. Le Vice-Roi s'est trompé en disant qu'il faudrait bien que le _Swaraj_ nous vînt du Parlement Britannique s'il ne nous venait par l'épée. Il n'était guère flatteur pour son pays de laisser entendre à ses auditeurs que l'Angleterre était incapable de prêter l'oreille à la pression morale de la souffrance, il faisait injure à leur intelligence s'il voulait leur faire croire que le Parlement Britannique donnerait le _Swaraj_ à l'Inde quand il le voudrait, sans se soucier de ses désirs et de ses aspirations. En réalité, le _Swaraj_ sera le fruit d'un incessant labeur et d'intenses souffrances... _5 janvier 1922._ LETTRE DE M. GANDHI AU VICE-ROI _A Son Excellence le Vice-Roi des Indes, Delhi._ Monsieur, Bardoli est un petit _Tehsil_ du district de Sura dans la Présidence de Bombay, qui compte environ 87000 habitants, tout compris. Il a décidé le 29 janvier dernier, sous la présidence de M. Vithalbhai Patel, d'entreprendre la Désobéissance Civile, ayant démontré qu'il remplissait les conditions requises par le Comité du Congrès de toute l'Inde qui s'était réuni le 1er novembre. Mais comme je suis peut-être en grande partie responsable de la résolution prise par Bardoli, je considère que je dois à votre Excellence et au Public d'expliquer les raisons qui ont amené cette décision. Le Comité du Congrès de toute l'Inde, dans la réunion à laquelle j'ai déjà fait allusion, avait décidé que Bardoli serait le premier bataillon à entreprendre la Désobéissance Civile, afin de marquer la révolte de la nation contre le gouvernement pour son refus criminel et persistant d'apprécier à sa juste valeur la décision de l'Inde au sujet du Califat, du Pendjab et du _Swaraj_. Puis, le 17 novembre dernier, eut lieu l'émeute regrettable et malheureuse de Bombay qui nous força de remettre l'action projetée par Bardoli. Entre temps, commença avec l'approbation du Gouvernement de l'Inde, une répression des plus virulentes au Bengale, dans l'Assam, dans les Provinces Unies, au Pendjab, dans la province de Delhi et jusqu'à un certain point dans le Bihav Orissa et ailleurs. Je sais que le mot _répression_ employé pour décrire l'action des autorités vous déplaît. A mon avis une mesure qui dépasse ce que demande la situation n'est pas autre chose que de la répression. Piller les biens, assaillir les innocents, traiter les prisonniers avec brutalité et les fouetter ne peut être considéré comme une action permise ou nécessaire. On ne peut qualifier cette infraction officielle aux lois que du nom de répression illégale. Il est possible d'admettre, jusqu'à un certain point, que les Non-Coopérateurs et leurs partisans ont procédé par intimidation lors des _hartal_... mais ceci ne saurait justifier l'interdiction en bloc des réunions publiques paisibles et de l'enrôlement paisible des volontaires, en donnant un sens détourné à une loi dirigée contre des activités manifestement violentes d'intention et d'action; et de même on ne peut désigner autrement que par le mot de répression les poursuites contre des gens innocents selon une application illégale, à notre avis, de la loi ordinaire, ou l'atteinte portée à la liberté de la presse en s'appuyant sur une loi qu'on avait promis d'abroger. La tâche que le pays doit entreprendre immédiatement est de sauver de la paralysie la liberté de parole, la liberté d'association et la liberté de la presse..... Dans les circonstances actuelles, le pays n'a d'autre parti que d'adopter une méthode non-violente afin obtenir satisfaction.... Si la politique du gouvernement était restée neutre, s'il avait laissé à l'opinion publique la possibilité de se développer et de produire tout son effet, il eût été possible de remettre la Désobéissance Civile jusqu'à ce que le Congrès ait acquis un contrôle effectif des forces de violence et obtenu des millions d'adhérents une discipline plus grande. Mais cette répression illégale (en quelque sorte sans parallèle dans l'histoire de notre malheureux pays) nous a fait un devoir impératif d'adopter immédiatement la Désobéissance Civile en masse. Le Comité d'Action du Congrès l'a limitée à quelques régions, que je dois fixer de temps à autre, et qui pour l'instant sont restreintes à Bardoli. Cette autorité me permettrait de donner immédiatement mon consentement à un groupe de cent villages de Guntur dans la présidence de Madras, s'ils sont capables de se conformer strictement aux conditions de non-violence, d'union des différentes classes, de manufacture de khadi et de son emploi, et de l'intouchabilité. Je voudrais, avant que le peuple de Bardoli commençât véritablement la Désobéissance Civile, insister respectueusement auprès de vous pour vous prier comme chef du gouvernement de l'Inde de considérer à nouveau votre politique, de rendre la liberté à tous les Non-Coopérateurs condamnés ou en jugement pour leur activité non violente, et d'exprimer en termes précis une politique de non-intervention dans les activités non-violentes du pays entreprises pour faire rendre justice au Califat ou au Pendjab, ou pour le _Swaraj_, ou pour toute autre question, même au cas où celles-ci sont passibles de répression, d'après certains articles du Code pénal criminel ou de toute autre loi, à condition bien entendu que la Non-violence soit maintenue. Je voudrais aussi vous demander avec insistance de libérer la Presse de tout contrôle administratif et de rembourser toutes les amendes récemment imposées. En vous adressant ces diverses prières, je demande simplement à votre Excellence de faire ce qui se fait dans tous les pays qui prétendent avoir à leur tête un gouvernement civilisé. S'il vous était possible de faire la déclaration nécessaire dans les huit jours qui suivront la publication de ce manifeste, je pourrais conseiller de remettre la Désobéissance Civile jusqu'à ce que les Non-coopérateurs sortis de prison aient eu le temps de considérer à nouveau la question. Si le Gouvernement fait la déclaration demandée, j'y verrai une preuve de son désir sincère de céder devant l'opinion publique. Je n'aurai alors aucune hésitation à conseiller au pays de continuer, sans contrainte violente d'un côté ou de l'autre, à former l'opinion publique, m'en rapportant à celle-ci pour obtenir satisfaction aux demandes qui ont été exprimées et qui ne peuvent changer. La Désobéissance Civile agressive n'aurait lieu dans ce cas que si le gouvernement s'écartait de sa politique de neutralité absolue, ou s'il refusait de plier devant l'opinion nettement exprimée par la grande majorité du peuple de l'Inde. Croyez-moi Le serviteur et l'ami dévoué de Votre Excellence M. K. Gandhi. _9 février 1922_ LA SEULE SOLUTION POSSIBLE Ce n'est pas sans avoir beaucoup réfléchi et prié que j'ai écrit ma lettre à son Excellence le Vice-Roi. Cette lettre n'est pas une menace, chaque mot dit exactement ce qu'il veut dire. J'ai supplié du fond du cœur le tyran de renoncer au mal. Le tyran, ce n'est pas Lord Reading, mais le système qu'il représente et dont il n'est lui-même que l'impuissante et inconsciente victime. Mais tout système ne fait qu'un avec la personne qui le représente. Aujourd'hui, c'est Lord Reading qui le personnifie, quelque inconscient qu'il soit. Je l'ai prié en toute humilité de considérer la position et de se demander si un mépris officiel des lois peut se justifier d'une façon quelconque. Qu'il jette les yeux sur le compte rendu de la semaine. Tout y est strictement vrai, à moins que les témoins ne soient tous des menteurs. De pareilles choses devraient-elles être possibles? Mais dira-t-on, que faites-vous du mépris de l'autorité? Eh bien, le mépris de l'autorité (non-violent en tout cas) devrait-il justifier un abus barbare et malfaisant de cette même autorité? Si le Vice-Roi ne voit pas ou ne veut pas voir la simplicité incroyable de la solution, l'Inde doit-elle ne rien faire? Il faut que la Désobéissance civile défensive continue à tout prix. Et si l'Inde entière déclarait que les réunions même paisibles ne peuvent avoir lieu sans autorisation, que les enrôlements des volontaires ne peuvent avoir lieu sans autorisation, et que les journaux ne peuvent paraître sans autorisation, cette prohibition serait inadmissible. On ne peut obliger un homme à demander à un autre la permission de respirer, de boire et de manger. Les trois choses que j'ai nommées sont l'air, la boisson et l'aliment nécessaires à l'activité publique. _9 février 1922_ TROP SACRÉ POUR ÊTRE PUBLIÉ Il est certaines choses que l'on préfère ne pas voir publiées non parce qu'elles sont secrètes mais parce qu'elles ont un caractère trop sacré. Parfois la version imprimée produit une impression absolument différente de la parole, bien que le reportage en soit strictement exact. Quand je dis à un enfant en plaisantant, ou en fronçant les sourcils, qu'il est un démon, il ne serait pas juste de dire que j'ai appelé quelqu'un démon sans fournir de longues explications donnant les causes et les raisons. Un mauvais service de ce genre m'a été rendu par un reporter animé, je crois, des meilleures intentions à mon égard, dans le compte rendu d'une conversation que j'ai eue et d'un discours que j'ai fait à l'Ashram du Satyagraha et qui a été publié dans la _Chronique de Bombay_ du 2 courant. Il m'est désagréable que l'on fasse de la publicité à des choses de ce genre. Une conversation rapide est pleine d'allusions à demi mot; et à moins d'y ajouter d'abondantes notes il est impossible de la rapporter exactement. On me fait dire, par exemple, que Shantiniketan est pour le progrès matériel, et que Satyagraha Ashram existe uniquement pour le progrès spirituel. Lorsque le Poète lira ceci ou bien il en rira en se rappelant que je suis incapable de dire ou de vouloir laisser entendre une chose pareille de Shantiniketan, ou bien il sera irrité et découragé à la pensée que je manque de sens artistique et d'intelligence au point de ne pas voir ce qu'il y a de spirituel à Shantiniketan. Le Poète, j'en suis persuadé, ne me fera pas l'injure de me juger capable de penser ce qui m'est attribué. Je pourrais dire au poète, comme je l'ai fait d'ailleurs, que Shantiniketan manque de discipline. Il en a ri, a même assumé la responsabilité de ce qui faisait l'objet de ma critique et l'a défendu en disant qu'il était poète et que Shantiniketan était sa distraction, qu'il ne savait que chanter et faire chanter les autres; je pourrais, moi, y introduire toute la discipline que je voudrais; mais lui n'était pas autre chose qu'un poète. Le lecteur doit savoir que j'ai fait plusieurs séjours au Shantiniketan. J'ai la permission de le considérer comme une retraite et comme une demeure. Mes fils y ont vécu lorsque j'étais en Europe, ainsi qu'à Gurukula. Ma conversation avec le professeur hindou venait de notre commune affection pour Shantiniketan. Comment Shantiniketan pourrait-il être autrement que spirituel lorsque l'auteur de la poésie purement spirituelle y est l'esprit qui domine. Je ne suis pas assez stupide pour supposer qu'un endroit où vit Debendranath Tagore puisse manquer de spiritualité. Les lecteurs de la _Jeune Inde_ savent que de temps en temps j'ai reçu de Shantiniketan un breuvage spirituel que m'envoyait Barodada[91] qui veille incessamment sur moi et prie pour le succès de ma mission. Je m'empresse de dire au lecteur que je considère un grand nombre de professeurs et de maîtres de Shantiniketan comme des hommes d'une haute spiritualité et d'une grande noblesse et que c'est pour moi un privilège de les connaître. Je dois ajouter pour plus ample information que je considère la province du Bengale comme la plus spirituelle de toutes. La conversation si malencontreusement reproduite avait eu lieu sur un ton de plaisanterie. J'ai souvent déclaré à ceux qui aiment Shantiniketan que la spiritualité était plus grande à l'Ashram qu'à Shantiniketan; mais dans cette rivalité il ne faut pas voir une prétention de supériorité. Je désire ardemment que l'Ashram reste caché aux yeux du public. Nous y sommes un groupe de travailleurs pour la cause, humbles et peu savants, qui connaissons nos faiblesses et essayons de les comprendre encore davantage. Nous cherchons avec ardeur à découvrir la vérité et désirons vivre et mourir pour elle. On ne devrait jamais essayer de comparer deux institutions analogues, mais non identiques. S'il fallait comparer cependant, je dirais que, malgré la discipline de l'Ashram et son lever matinal, je voterais avec sincérité pour Shantiniketan, parce qu'il est le frère aîné, bien plus avancé en âge et, je le sais, en sagesse également. Il y a un «mais» cependant; il faut que les habitants de Shantiniketan prennent garde à l'avance de la petite retraite du Gujerat ailleurs..... _9 janvier 1922._ [91] Durjendranath Tagore, le philosophe, frère aîné de Rabindranath. LE CRIME DE CHAURI-CHAURA Dieu a été d'une bonté excessive pour moi. Il vient de m'avertir pour la troisième fois que dans l'Inde ne règne pas encore cette atmosphère de Vérité et de Non-Violence qui peut seule justifier la Désobéissance civile en masse, celle qui peut être vraiment nommée civile, c'est-à-dire douce, humble, sage, volontaire et cependant aimante, jamais criminelle ou haïssable. Il m'avertit en 1919, lorsque commença l'agitation soulevée par la loi Rowlatt. Ahmedabad, Virangham et Kheda ont erré. Amritsar et Kasur ont erré. Je suis revenu sur mes pas, j'avais fait une erreur de calcul aussi énorme que l'Himalaya. Je me suis humilié devant Dieu et devant les hommes, et non seulement j'ai suspendu la Désobéissance civile en masse, mais j'ai suspendu la mienne qui devait être, je le sais, civile et non-violente. Dieu m'avertit ensuite d'une façon terrible. Il me rendit le témoin oculaire des actes accomplis par la populace le 17 novembre à Bombay. Elle agissait dans l'intérêt de la Non-coopération. J'annonçai mon intention de suspendre la désobéissance civile en masse qui devait commencer immédiatement à Bardoli. L'humiliation que j'éprouvai fut plus grande encore qu'en 1919, mais elle me fit du bien. Je suis persuadé que la Nation y gagna. Par cette suspension, l'Inde montra qu'elle était pour la Vérité et la Non-Violence. Mais l'humiliation la plus amère que je dusse ressentir était encore à venir. Madras m'avait prévenu, mais je n'en avais pas tenu compte. Dieu me parla clairement par Chauri-Chaura. Il y eut, si je ne me trompe, ample provocation de la part des agents de la police qui furent si brutalement mis en pièces. Ils n'avaient pas tenu compte de l'assurance donnée par l'inspecteur que le peuple ne serait pas molesté, et lorsque la procession fut passée insultèrent et inquiétèrent les retardataires isolés. Ceux-ci appelèrent à l'aide. La foule revint. La police fit feu, puis ayant épuisé le peu de munitions qu'elle possédait se réfugia dans le _Thana_ (commissariat). La foule, me dit alors mon informateur, mit le feu au _thana_ où les agents s'étaient emprisonnés eux-mêmes. Ils voulurent s'enfuir pour échapper à la mort, furent massacrés, et leurs restes déchiquetés furent lancés dans la flamme dévorante. Aucun volontaire non-coopérateur n'a pris part à la brutalité commise. Non seulement la foule avait été provoquée, mais elle connaissait par expérience la tyrannie arbitraire de la police de ce district. Aucune provocation ne saurait pourtant justifier le meurtre brutal d'hommes qui étaient devenus sans défense et s'étaient remis virtuellement à la merci de la foule. Et alors que l'Inde prétend être non-violente et espère monter par ses méthodes non-violentes sur le trône de la liberté, la violence de la foule, même occasionnée par une sérieuse provocation, est d'un bien triste augure. Supposez que Dieu ait permis à la Désobéissance Civile de Bardoli de réussir, le Gouvernement eût abdiqué en faveur des vainqueurs de Bardoli, et qui donc eût maîtrisé cet élément déréglé capable de commettre des actions inhumaines lorsqu'on le provoque? Pour arriver par la Non-violence à un gouvernement indépendant, il faut la maîtrise non-violente des éléments violents du pays. Les Non-Coopérateurs non-violents ne peuvent réussir que s'ils parviennent à maîtriser les hommes sans aveu de l'Inde, ou en d'autres termes lorsque ces derniers auront appris, soit par religion, soit par patriotisme, à s'abstenir de leurs violences, pendant la campagne de Non-Coopération, tout au moins. La tragédie de Chauri-Chaura fut donc pour nous un réveil absolu. Mais, me murmurait la voix de Satan, ton manifeste au Vice-Roi, ta réponse à sa lettre? Ce fut la coupe d'humiliation la plus amère. «C'est assurément une lâcheté de s'abstenir au lendemain de menaces pompeuses adressées au Gouvernement et de promesses faites au peuple de Bardoli». Satan m'invitait ainsi à renier la Vérité et par conséquent la religion, à renier Dieu lui-même. J'exposai au Comité d'Action et à d'autres de mes camarades qui se trouvaient près de moi mes doutes et mes difficultés. Tous ne furent pas d'accord avec moi au début; il est plus que probable qu'à l'heure actuelle il en est encore qui ne le sont pas. Mais il est rare qu'un homme ait le bonheur de rencontrer autour de lui des collègues et des camarades si pleins d'égards et d'indulgence. Ils comprirent mes difficultés et écoutèrent patiemment mes raisons. Le public connaît les décisions prises par le Comité d'Action. Au point de vue politique, renverser brusquement tout le programme agressif peut paraître absurde et déraisonnable, mais il n'est point douteux qu'au point de vue religieux c'est un acte logique et je me permets d'assurer à ceux qui n'en sont pas certains que le pays a gagné à mon humiliation et à la confession que j'ai faite de mon erreur. La seule vertu à laquelle je prétende, c'est la Vérité et la Non-Violence. Je ne prétends à aucun pouvoir surhumain. Je possède la même chair corruptible que le plus faible de mes semblables et suis par conséquent aussi porté qu'eux à me tromper. Mes services ont bien des limitations, mais Dieu les a bénis malgré leurs imperfections. La confession des fautes, c'est le coup de balai qui enlève la saleté et laisse la surface plus nette qu'auparavant. Je me sens plus fort de m'être confessé. La cause doit gagner par son recul même. Un homme ne parvient jamais à son but s'il persiste à s'écarter de la bonne route. On a déclaré que Chauri-Chaura ne pouvait avoir d'influence sur Bardoli. Il n'y aurait de danger, assure-t-on, que si Bardoli se laissait influencer par Chauri-Chaura et se trouvait lui-même entraîné à la violence. Et de cela je n'ai pas la moindre crainte. Le peuple de Bardoli est à mon avis le plus pacifique de l'Inde; seulement, Bardoli n'est qu'un point minuscule sur la carte de l'Inde. Ses efforts ne peuvent réussir que s'il a la coopération parfaite des autres parties du territoire. La Désobéissance de Bardoli ne sera civile que si les autres régions de l'Inde demeurent non-violentes. De même qu'il suffit d'un grain d'arsenic pour empoisonner une jarre de lait et le rendre impropre à la consommation, le poison mortel de Chauri-Chaura suffit à rendre inacceptable l'attitude civile même de Bardoli. Cette tragédie est, après tout, le symptôme d'un mal qui s'aggrave. Je n'ai jamais supposé que là où il y avait répression il y eût absence totale de violence mentale ou physique. Seulement j'avais cru, comme je le crois toujours et les pages de la _Jeune Inde_ le prouvent abondamment, que dans les endroits où elle a lieu, la répression n'est pas proportionnée au peu d'importance de la violence populaire... La Désobéissance civile ne doit comporter aucune excitation. Elle est une préparation à la souffrance muette. Son effet est merveilleux, quoique imperceptible et doux... La tragédie de Chauri-Chaura est réellement le poteau indicateur sur notre route qui nous montre le chemin dangereux dans lequel l'Inde pourrait s'engager, si de sérieuses précautions n'étaient pas prises. Si nous ne voulons pas que la violence naisse de la non-violence, il est évident qu'il nous faut revenir rapidement sur nos pas, rétablir une atmosphère de calme, réorganiser notre programme et ne pas songer à commencer la Désobéissance Civile en masse, avant d'être certains que la paix sera maintenue en dépit de toutes les provocations du gouvernement. Il faut que nous soyons assurés qu'aucune partie du pays ne commencera sans autorisation la Désobéissance Civile en masse. L'organisation du Congrès est loin d'être parfaite et ses instructions sont exécutées avec négligence. Nous n'avons pas organisé de Comités dans chaque village; et là où nous l'avons fait, ils ne se conforment pas toujours à nos instructions. Nous n'avons guère plus de dix millions d'adhérents sur nos listes, nous sommes au 15 février, et beaucoup n'ont pas encore payé leurs quatre annas de souscription pour l'année courante. L'enrôlement des _volontaires_ se fait avec indifférence. Ils ne remplissent pas toutes les conditions de leur engagement. Ils ne portent même pas de _khaddar_ tissé et filé à la main. Tous les volontaires hindous ne se sont pas débarrassés du péché d'intouchabilité, tous ne sont pas exempts de violence. Ce n'est pas leur emprisonnement qui nous donnera le _Swaraj_, ou qui servira la cause sacrée du Califat, ou qui nous autorisera à refuser de payer des serviteurs infidèles. Certains d'entre nous commettent des fautes sans le faire exprès, mais il en est qui pèchent volontairement. Ils s'enrôlent comme volontaires, sachant parfaitement qu'ils n'ont pas l'intention de demeurer non-violents et qu'ils ne le demeureront pas. Nous manquons donc de franchise, tout autant que le gouvernement que nous accusons de mensonge. Comment oserions-nous pénétrer dans le royaume de la liberté, en ayant sur les lèvres seulement un hommage à la vérité et à la non-violence? Si nous ne voulons pas reculer davantage, il est indispensable à notre progrès même d'apaiser l'excitation et de suspendre la Désobéissance Civile en masse. J'espère que cette suspension ne désappointera pas ceux et celles qui font partie du Congrès, mais qu'au contraire ils se sentiront allégés du fardeau de la fausseté et du péché national. Que l'adversaire se fasse gloire de notre humiliation et de notre soi-disant défaite! Il vaut mieux qu'on nous accuse de lâcheté et de faiblesse que de renier notre serment et de trahir Dieu. Mieux vaut mille fois paraître manquer de sincérité envers le monde que de manquer de sincérité envers nous-mêmes. En ce qui me concerne personnellement, suspendre la Désobéissance Civile n'est pas une pénitence suffisante pour me punir d'avoir été l'instrument même involontaire de la violence brutale du peuple, à Chauri-Chaura. Je dois subir une purification personnelle, devenir un meilleur instrument plus capable d'enregistrer les moindres variations de l'atmosphère morale qui m'entoure. Mes prières doivent acquérir une sincérité et une humilité plus profondes. Rien n'est pour moi plus purifiant et plus fortifiant qu'un jeûne accompagné de la coopération mentale nécessaire. Je sais que l'attitude mentale est tout. De même qu'une prière peut n'être simplement qu'une intonation machinale comme celle de l'oiseau, un jeûne peut n'être autre chose qu'une torture machinale de la chair. Pour le but que je me propose, un procédé machinal de ce genre n'a aucune valeur. Un chant machinal peut servir à modeler la voix, un jeûne machinal peut purifier le corps. Ni l'un ni l'autre ne toucheront l'âme. Mais le jeûne entrepris pour arriver à une expression de soi plus complète, pour atteindre à la suprématie de l'esprit sur la chair, est un des plus puissants facteurs de notre évolution. Après avoir mûrement réfléchi, je m'impose donc un jeûne de cinq jours consécutifs... C'est le moins que je puisse faire. Je n'ai pas perdu de vue le Comité du Congrès de toute l'Inde qui approche. Je sais le chagrin que ces jours de jeûne vont causer à mes nombreux amis, mais je ne puis remettre ma pénitence ni la raccourcir. Je supplie mes collaborateurs de ne pas m'imiter. Ils n'auraient pas mes raisons, ils n'ont pas été les créateurs de la Désobéissance Civile. Je me trouve dans la situation du chirurgien maladroit, il me faut ou abdiquer ou acquérir un talent supérieur. Alors qu'une pénitence personnelle est non seulement nécessaire mais obligatoire pour moi, la maîtrise de soi prescrite par le Comité d'Action est assurément une pénitence suffisante pour tous les autres. Elle n'est point aisée et si elle est sincère peut porter les meilleurs fruits..... Tout jeûne et toute pénitence doivent autant que possible être tenus secrets. Mais mon jeûne étant à la fois une pénitence et un châtiment doivent être publics. C'est une pénitence pour moi et un châtiment pour ceux que j'essaye de servir, pour ceux pour qui j'aime vivre, et pour qui je serais heureux de mourir. Ils ont péché contre les lois du Congrès, bien qu'ils en fussent des partisans sinon des adhérents. Ils massacrèrent probablement les agents avec mon nom sur les lèvres. La seule façon de châtier lorsqu'on aime est de souffrir. Je ne peux souhaiter qu'on les arrête, mais je tiens à ce qu'ils sachent que je souffrirai parce qu'ils ont péché contre la doctrine du Congrès. Je conseille à ceux qui se sentent coupables et qui se repentent de se livrer au gouvernement et d'avouer leur faute afin d'en subir le châtiment... Que les meurtriers acceptent ou non mon conseil, je tiens à ce qu'ils sachent qu'ils ont sérieusement compromis les opérations du _Swaraj_, et qu'en faisant ajourner le mouvement de Bardoli ils ont nui à la cause même qu'ils voulaient probablement servir... Je suis prêt à souffrir n'importe quelle humiliation, n'importe quelle torture, un ostracisme absolu et la mort même, pour empêcher ce mouvement de devenir violence ou précurseur de violence.... _16 février 1922_ COMITÉ DU CONGRÈS DE TOUTE L'INDE La session du Comité de Toute l'Inde qui vient d'avoir lieu a été à certains égards plus remarquable que le Congrès. Il y a tant de courants cachés, de violence consciente et inconsciente, que j'ai prié véritablement et littéralement pour une défaite désastreuse. J'ai toujours fait partie d'une minorité. Le lecteur ignore que dans l'Afrique du Sud j'ai débuté avec l'unanimité presque complète et suis descendu à une minorité de 64 et même de 16, puis je suis remonté à une énorme majorité. Le travail le plus important et le meilleur a été fait dans le désert de la minorité. Je sais que le Gouvernement craint plus que tout cette énorme majorité que j'ai l'air de dominer. Il ignore que je la crains autant que lui. Je suis véritablement écœuré de cette adoration de la multitude qui ne réfléchit pas. Je serais plus sûr du terrain si elle crachait sur moi. Je ne serais pas obligé de confesser mes erreurs gigantesques et autres, ni forcé de reculer ni de réorganiser. Mais cela ne devait pas être. Un ami m'a mis en garde contre le danger d'exploiter ma dictature. Il ignorait que jamais je ne m'en suis servi, ne fût-ce que pour la seule raison que l'occasion ne s'en est pas encore présentée. La «Dictature» me servira seulement lorsque le gouvernement aura empêché les rouages du Congrès de fonctionner. Loin d'avoir exploité ma _dictature_, je me demande si je ne me laisse pas moi-même exploiter. J'avoue que j'en ai la terreur. Ma propre sécurité consiste dans mon impudence. J'ai prévenu mes amis du Comité que je suis incorrigible. Chaque fois que le peuple commettra des erreurs, je continuerai à les confesser. Le seul tyran que j'accepte ici-bas, c'est «la petite voix silencieuse». Et même si je devais envisager la minorité d'un seul, j'aurais je crois le courage d'être cette minorité désespérée. Voilà la seule position vraie pour moi. Mais aujourd'hui, je suis devenu plus triste et, je l'espère, plus sage. Je me rends compte que notre Non-Violence est à fleur de peau. Nous brûlons d'indignation. Le gouvernement entretient le feu par ses actes insensés. Il semblerait presque qu'il désire voir ce pays couvert de meurtres, de pillages, de rapines, afin de pouvoir prétendre que lui seul est capable d'y mettre fin. Cette Non-Violence me semble due uniquement à notre impuissance. Il semble presque que nous nourrissions le désir de nous venger à la première occasion. Est-ce qu'une Non-Violence volontaire peut naître de ce qui me paraît la Non-Violence forcée des faibles? Est-ce que je ne tente pas une expérience vaine? Qu'arrivera-t-il, le jour où éclatera la fureur, si personne, homme, femme, ou enfant n'est en sécurité et si la main de chacun est levée contre son prochain? A quoi servira-t-il que je jeûne à en mourir, si une telle catastrophe doit se produire? Y a-t-il une alternative? Ne rien faire, prétendre que ce que je sais être mal est bien? Dire qu'une coopération sincère naîtra d'une coopération fausse et forcée, cela revient à dire que la lumière naîtra des ténèbres. Coopérer avec le gouvernement est tout autant une faiblesse et une faute qu'une alliance avec la violence en suspens. La difficulté est presque insurmontable. Aussi, avec le sentiment croissant que cette Non-Violence est superficielle je ne puis faire autrement que me tromper sans cesse et revenir en arrière comme un homme qui s'avance dans une forêt vierge et toujours doit s'arrêter, revenir sur ses pas, qui trébuche, se blesse et saigne. Je m'attendais à une certaine somme d'abattement, de désappointement et de ressentiment; mais je n'étais nullement préparé à une violente tempête d'opposition. Il me parut évident que les travailleurs pour la cause n'étaient point d'humeur à entreprendre un travail constructif solide. Le programme n'avait rien de séduisant. Ils ne restaient point associés pour des réformes sociales. Ils ne pouvaient arracher le pouvoir au gouvernement par un travail de réforme aussi routinier. Ils voulaient frapper des coups «non-violents»! Que tout ceci semblait manquer de réalité! Ils ne voulaient pas se donner la peine de réfléchir que, même s'ils parvenaient à vaincre le Gouvernement par un étalage enfantin de fureur, il leur serait impossible de gouverner le pays, une seule journée, sans organisation et méthode constructives, sérieuses et laborieuses. Il ne faut pas, ainsi qu'eût dit Mohamed Ali, se faire emprisonner «pour une fausse raison». N'importe quel emprisonnement ne nous donnera pas le _Swaraj_. N'importe quelle désobéissance n'allumera pas en nous l'esprit d'obéissance et de discipline. Les prisons pour le criminel endurci ne sont pas la porte qui mène à la liberté. Elles ne sont un temple de liberté que pour ceux qui personnifient l'innocence. L'exécution de Socrate fit, pour nous, de l'immortalité une réalité vivante; il n'en est pas de même de l'exécution d'innombrables criminels. Rien ne nous porte à croire que nous pourrons dérober le _Swaraj_ par l'emprisonnement de milliers d'hommes qui se prétendront non-violents, mais dans le cœur desquels bouillonnera la haine, le mauvais vouloir et la violence. Ce serait tout différent si nous nous battions avec des armes, si nous donnions des coups et si nous en recevions. Mais ce n'est pas notre lutte actuelle. Soyons sincères, si nous voulons obtenir le _Swaraj_ par la force, abandonnons la Non-Violence et employons toute la force dont nous sommes capables! Ce serait une attitude raisonnable, vraie et franche à laquelle le monde est habitué depuis des siècles. Nul ne pourrait alors proférer contre nous cette horrible accusation d'hypocrisie. Mais la majorité ne veut pas m'écouter. Malgré tous mes avertissements et mes pressantes objurgations de rejeter la résolution si elle ne croyait pas la non-violence indispensable pour atteindre notre but, elle l'a adoptée sans y rien changer. Je lui demanderai donc de reconnaître sa part de responsabilité. Elle est tenue maintenant à ne pas se précipiter dans la Désobéissance Civile et à faire d'abord œuvre constructive. Je la supplierai de ne pas prêter l'oreille aux clameurs de ceux qui veulent une action immédiate. L'action immédiate ne consiste pas à se faire emprisonner, ni même à s'efforcer d'obtenir la liberté de parole, de presse et d'association, mais à se purifier soi-même, à s'interroger et à s'organiser tranquillement. Si nous ne prenons pas garde, nous courons le risque de nous noyer dans un fleuve dont nous ignorons la profondeur. Il est inutile de songer aux prisonniers. En apprenant ce qui s'était passé à Chauri-Chaura, je les ai sacrifiés comme première pénitence. Ils sont allés en prison, pour que la force du peuple leur rende la liberté. On espérait que le premier acte du Parlement du _Swaraj_ serait d'ouvrir la porte des prisons. Dieu en avait décidé autrement. Nous qui sommes restés libres, avons essayé sans y parvenir. Les prisonniers ont tout intérêt à présent à y rester jusqu'à la fin de leur peine. Ceux qui y sont entrés sous de faux prétextes, par suite de quelque erreur ou parce qu'ils comprenaient mal le mouvement, pourront en sortir en faisant des excuses, ou en adressant des pétitions. Le mouvement n'en sera que plus fort, d'avoir été épuré. Les cœurs les plus solides se réjouiront de l'occasion inattendue de souffrir davantage. Depuis des années, des milliers de Russes «pourrissent» dans les prisons de la Russie et cependant le malheureux peuple n'est pas encore libre. La liberté est une coquette des plus difficiles à conquérir et à satisfaire. Nous avons montré que nous savions souffrir, mais nous n'avons pas encore souffert suffisamment. Si le peuple en général demeure passivement non-violent, et si quelques-uns sont non-violents, d'intention, de parole et d'action, activement, sincèrement et en connaissance de cause, nous atteindrons le but dans le plus bref délai et avec le moins de souffrances possibles. Si nous envoyons en prison des hommes qui entretiennent dans leur cœur des sentiments de violence, nous remettons indéfiniment le résultat que nous avons en vue. Le devoir de ceux qui font partie de la majorité est donc, dans leurs sphères respectives, d'affronter les sarcasmes, les insultes, de voir, s'il le faut diminuer leurs rangs, mais de poursuivre leur but avec détermination, sans dévier d'une ligne. Les autorités, prenant la suspension de notre mouvement pour de la faiblesse, auront peut-être recours à une répression plus grande encore. Nous devons la supporter, nous devons même abandonner la Désobéissance Civile défensive et concentrer toute notre énergie sur la réforme économique et sociale, insipide mais fortifiante. Nous devons plier les genoux et assurer aux Modérés qu'ils n'ont rien à craindre de nous. Nous devons donner aux Zamindars l'assurance que nous n'avons contre eux aucun sentiment hostile. L'Anglais est généralement hautain; il ne nous comprend pas; il se considère un être supérieur. Il se croit au monde pour nous faire obéir. Il compte sur ses canons et sur ses forts pour se protéger. Il nous méprise. Il veut nous forcer à coopérer avec lui, c'est-à-dire à être ses esclaves. Il faut le vaincre lui aussi, non en pliant le genou devant lui, mais en nous tenant à distance, sans le haïr cependant et sans lui faire de mal. Le molester serait lâche. Si nous refusons tout simplement de nous considérer comme ses esclaves et de lui rendre hommage, nous aurons fait notre devoir. Une souris ne peut qu'éviter le chat. Elle ne peut négocier avec lui, tant qu'il n'a pas limé ses griffes et ses dents. Mais en même temps, nous devons montrer tout notre respect aux quelques Anglais qui cherchent à se guérir et à guérir leurs compatriotes de la maladie de l'orgueil de race. La minorité a des idéaux différents. Elle ne croit pas au programme. Ne serait-il pas logique et patriotique de sa part de former un nouveau parti et une organisation nouvelle? Elle pourrait alors instruire vraiment le pays. Ceux qui ne croient pas à la doctrine du Congrès doivent assurément le quitter. Il faut que même une organisation nationale ait une croyance. Quelqu'un qui ne croirait pas au _Swaraj_, par exemple, n'est pas à sa place au Congrès. Je prétends également que celui qui ne croit pas aux «moyens pacifiques et légitimes» n'y est pas davantage. Un membre du Congrès peut ne pas croire à la Non-Coopération et y demeurer cependant, mais il ne peut conserver son titre de membre du Congrès, s'il croit à la violence et au mensonge. J'ai donc été profondément blessé de l'opposition qui fut faite à ma proposition au sujet de la croyance, et à ma paraphrase des deux adjectifs «pacifiques et légitimes» que j'avais expliqués par «non-violents et sincères» respectivement. J'avais mes raisons pour cette paraphrase. Afin d'éviter une discussion pénible, j'ai accepté de la supprimer, mais j'ai eu l'impression que la vérité recevait un coup mortel. Je suis persuadé que ceux qui ont soulevé l'objection sont d'aussi bons patriotes que je crois l'être, ils désirent aussi ardemment le _Swaraj_ que tout autre membre du Congrès. Seulement, je considère que l'esprit patriotique demande qu'ils adhèrent strictement et loyalement à la Non-Violence et à la Vérité; et s'ils n'y croient pas, ils doivent cesser d'appartenir au Congrès. N'y a-t-il point une saine économie pour la nation à ce que tous les idéaux soient bien définis et à travailler indépendamment les uns des autres? le parti le plus populaire remportera la victoire. Si nous voulons développer le véritable esprit démocratique, ce n'est pas par l'obstruction que nous y parviendrons, mais par l'abstention. Cette session du Comité du Congrès de toute l'Inde a démontré fortement que c'est _nous_ qui retardons les progrès du _Swaraj_, et non pas le gouvernement. Chaque faute du gouvernement aide notre cause. Chaque négligence de notre part lui fait tort. _2 mars 1922._ SI L'ON M'ARRÊTE Le bruit court à nouveau que mon arrestation est imminente. Quelques fonctionnaires prétendent, paraît-il, que ce fut une erreur de ne pas m'arrêter à l'époque où on l'avait décidé, c'est-à-dire le 11 ou 12 février, et que la décision prise au sujet de Bardoli n'aurait pas dû influencer le programme du gouvernement. On rapporte également que le gouvernement ne peut vaincre l'agitation croissante qui réclame à Londres mon arrestation et ma déportation. Je ne vois pas moi-même comment le gouvernement pourrait faire autrement que de m'arrêter, s'il veut que la Désobéissance Civile individuelle ou en masse cesse complètement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dans ce cas, il ne faut pas qu'il y ait de _Hartal_, de démonstrations bruyantes ou de processions. Je considérerais un calme parfait comme une haute marque d'estime de la part de mes compatriotes. Ce qui me ferait grand plaisir par exemple, ce serait de voir l'œuvre constructive du Congrès se poursuivre avec la régularité d'une horloge et la rapidité de l'express du Pendjab. J'aimerais que ceux qui jusqu'à présent ne l'ont point fait, renoncent volontairement à leurs tissus étrangers et en fassent un feu de joie. Qu'ils remplissent tout le programme constructif élaboré à Bardoli, et non seulement ils obtiendront ma liberté et celle d'autres prisonniers, mais ils inaugureront le _Swaraj_ et assureront la réparation des injustices faites au Califat et au Pendjab. Qu'ils se souviennent que les quatre piliers fondamentaux du _Swaraj_ sont: la Non-Violence, l'Union Hindoue-Musulmane-Sikh-Parsi-Chrétienne-Israélite, la suppression totale de l'Intouchabilité, et la fabrication du khaddar filé et tissé à la main pour supplanter complètement le tissu étranger. J'ai idée que ce ne serait pas un mal pour le peuple si on m'enlevait à lui. Tout d'abord la superstition que je suis doué d'un pouvoir surnaturel s'effondrerait; l'erreur de croire que mon influence seule a fait accepter le programme de Non-Coopération serait démontrée; en poursuivant notre activité malgré le départ d'un des auteurs du programme nous prouverions que nous sommes capables d'avoir le _Swaraj_. Enfin, et égoïstement, cette circonstance me procurerait un peu de calme et de repos physique, que je crois avoir mérités. _9 mars 1922._ ARRESTATION DE GANDHI ET CE QUI SUIVIT (résumé) Ce qui était prévu depuis longtemps est arrivé. Le sacrifice ardemment souhaité par Gandhi est consommé. Il se sent libre, à présent que le gouvernement sous lequel il lui était devenu intolérable de vivre l'a mis en prison. Le bruit de son arrestation imminente courut dès le 8. Il partit néanmoins pour Ajmere, sur une invitation pressante de M. Chhotani; et la rumeur circula qu'il se pourrait qu'on l'arrêtât en route. Il revint sain et sauf à l'Ashram le 10 et s'y montra plein d'entrain. Ces bruits furent reçus à l'Ashram avec le plus grand calme. On était habitué à ces sortes de séparations. La routine journalière n'en fut pas troublée. Le soir pourtant, à l'heure de la prière, il se fit un profond silence, tandis que d'un pas rapide et angoissé les habitants de l'Ashram arrivaient pour assister à ce qui serait peut-être pour longtemps la dernière prière de leur _Bapu_. Il était d'une gaieté inusitée, il joua avec les enfants et rivalisa d'entrain avec eux, il travailla ensuite comme à l'ordinaire et ne cessa de voir des amis qui venaient aux nouvelles. A dix heures il fit ses ablutions et se disposa à aller se reposer. Tous ses amis étaient partis; Banker qui était venu avec M. Shvaib pour confirmer la rumeur s'était éloigné également. Quelques minutes plus tard, M. Shvaib revenait avec Anasuyabai annoncer que M. Banker venait d'être arrêté et qu'on allait procéder à l'arrestation de Gandhi. La nouvelle s'étant répandue, tous les habitants de l'Ashram: hommes, femmes, enfants accoururent pour recevoir sa bénédiction. Son hymne préféré en Gujerati fut chanté en chœur, puis il eut un mot pour chacun, les encourageant tous par sa joie et son animation et il se disposa à aller lui-même au devant de la police. Maulana Hasrat Mohani qui l'avait quitté à Ahmedabad en revenant d'Ajmere arriva à l'Ashram juste à temps pour le voir avant son arrestation. Ils s'embrassèrent et s'assurèrent de leur mutuelle estime et de leur respect réciproque. Le Maulana était très affecté, il promit à Gandhi de consacrer toute son énergie à la cause de la Non-Coopération et de la Non-Violence. Gandhi et M. Banker furent alors conduits à la prison de Sabarmati, où Madame Gandhi et cinq ou six autres personnes furent autorisées à les accompagner..... Le lendemain, on les conduisit devant le juge d'instruction M. Allan Brown I. C. S. La nouvelle avait été tenue secrète; néanmoins un grand nombre de spectateurs avaient obtenu l'autorisation d'assister à l'interrogatoire. Cinq témoins furent interrogés pour l'accusation, au nom du Gouvernement: M. Healy, Surveillant Général de la Police du District, le greffier du tribunal de Bombay, M. Dinshaw Gharda, M. Chatfield, magistrat d'Ahmedabad, un sous-inspecteur de la police et un détective de la police secrète. Ils eurent à répondre à deux questions. Lecture fut ensuite donnée d'articles de la _Jeune Inde_ afin de prouver qui en était l'auteur et leur but. Plusieurs heures furent perdues sur ces deux questions fort simples, afin de ne pas manquer aux formalités. Il semblait absurde de passer tant de temps sur un fait évident. Il y avait dans toute l'affaire quelque chose de théâtral et d'artificiel: la condescendance du Magistrat même lorsqu'il s'adressait à des amis des collègues ou des supérieurs le respect témoigné au Président du tribunal, quelque soit la personnalité qui en occupe le siège: coutumes traditionnelles peut-être, qui deviennent naturelles à ceux qui les pratiquent, mais qui, bien que revêtues de splendeur, paraissent étranges et déplacées à celui qui les observe pour la première fois. _15 mars 1922_ LE GRAND PROCÈS La «Couronne» contre M. K. Gandhi et S. G. Banker. Le Procès de Gandhi et de Banker commença à la Circuit House de Shahi Bag le samedi 18 mars à midi devant M. C. S. Broomsfield juge du District et Sessions d'Ahmedabad. Sir J. T. Strangman et Rao Bahadur Girdharlal dirigeaient l'accusation. Les accusés n'avaient point d'avocat. A midi, le juge ouvrit la séance, en disant qu'une légère erreur dans l'exposé des faits reprochés aux accusés l'obligeait d'abord à rectifier cet exposé. Après quoi le greffier du tribunal donna lecture de l'acte d'accusation, le délit consistant dans la publication de trois articles parus dans la _Jeune Inde_ du 22 Septembre, du 15 décembre 1921 et du 23 février 1922. Lecture fut ensuite donnée des articles en question dans l'ordre suivant: _Corruption du Loyalisme; une Enigme et sa Solution; et Secouant la crinière_[92]. Le juge expliqua brièvement les raisons de la mise en accusation. Il demanda à Gandhi s'il reconnaissait avoir commis les délits qu'on lui reprochait, ou s'il désirait plaider sa cause. Gandhi déclara qu'il se reconnaissait coupable et ajouta qu'il avait remarqué que le nom du Roi, ainsi qu'il convenait, n'avait pas été mentionné dans l'acte d'accusation. ..... Sir Strangman prit alors la parole au nom de la Couronne. Il montra que les articles incriminés n'étaient pas isolés. Ils faisaient partie d'une campagne organisée... Après en avoir lu certains passages pour en démontrer le caractère séditieux, Sir Strangman poursuivit: «L'accusé est un homme qui possède une grande culture et d'après ce qu'il écrit, il est évidemment un chef. Le mal qu'il peut faire est considérable. Sans doute dans ses articles il a insisté sur la Non-Violence comme base de la campagne et de la doctrine. Mais à quoi peut servir de prêcher la Non-violence s'il prêche la désaffection envers le gouvernement ou pousse ouvertement les autres à le renverser? Il semble que Chauri-Chaura, Madras, répondent à cette question. Ce sont des événements dont le tribunal est prié de tenir compte en prononçant la sentence. La Cour devrait considérer ces circonstances qui méritent un châtiment sévère. Quant au second accusé, son offense est moindre, quoique grave. Il s'occupe de la publication et n'écrit pas. L'accusé étant riche, Sir Strangman demande à la Cour de lui imposer une amende importante outre la peine que l'on jugera bon de lui infliger. Il s'appuie sur le paragraphe III de la loi sur la Presse qui traite des amendes, et déclare que 1000 à 10000 roupies sont exigées dans bien des cas.» Le tribunal s'adressa alors à M. Gandhi et lui demanda s'il avait quelque déclaration à faire, se rapportant à la sentence. M. Gandhi répondit qu'en effet il aurait une déclaration à faire. Le Tribunal lui ayant demandé s'il pouvait la remettre par écrit, afin de la joindre au dossier, Gandhi répondit qu'il la remettrait après l'avoir lue. «Avant de lire cette déclaration, dit-il, je tiens à affirmer que j'approuve entièrement les remarques de l'Avocat général au sujet de mon humble personne. Je considère qu'il a été parfaitement juste à mon égard dans toutes les déclarations qu'il a faites; elles sont absolument exactes, et je n'ai pas le moindre désir de cacher à la cour que prêcher la désaffection vis-à-vis du gouvernement est presque devenu une passion chez moi. L'Avocat Général a tout à fait raison également, lorsqu'il dit que j'ai prêché cette désaffection bien avant de m'occuper de la _Jeune Inde_, et, dans la déclaration que je vais lire, ce sera mon pénible devoir d'admettre devant la Cour que j'ai commencé bien avant l'époque dont a parlé l'Avocat Général. C'est pour moi un devoir extrêmement pénible, mais qu'il me faut remplir, sachant la responsabilité qui pèse sur ma tête et voulant endosser tout le blâme que le savant Avocat m'a jeté, à propos des incidents de Chauri-Chaura et de Madras et de Bombay. Quand j'y réfléchis profondément et que nuit après nuit j'y songe, je ne puis me désassocier des crimes diaboliques de Chauri-Chaura ou des horreurs de Bombay. L'Avocat Général a raison, lorsqu'il dit qu'homme responsable, homme ayant reçu une part raisonnable d'éducation et possédant une bonne part d'expérience, j'aurais dû savoir les conséquences de chacun de mes actes. Je savais que je jouais avec le feu, j'en ai couru le risque. Si j'étais mis en liberté je recommencerais. J'ai senti ce matin que je manquerais à mon devoir, si je ne disais pas ce que je viens de dire. J'ai voulu éviter la violence, je veux éviter la violence. La Non-Violence est le premier article de ma foi et le dernier; mais il m'a fallu choisir.--Je devais ou me soumettre à un système de gouvernement qui faisait selon moi un mal irréparable à mon pays,--ou courir le risque de voir se déchaîner la fureur de mon peuple lorsque je lui dirais la vérité. Je sais que mon peuple a été parfois pris de folie. J'en suis extrêmement affligé, et je suis ici pour me soumettre non à une peine légère, mais au châtiment le plus sévère. Je ne demande pas miséricorde, je ne plaide aucune circonstance atténuante. Je suis ici pour réclamer et pour accepter joyeusement la peine la plus sévère qui puisse être infligée pour ce qui est selon la loi un crime délibéré et ce qui me paraît à moi le premier devoir d'un citoyen. La seule chose que vous puissiez faire, Juge, c'est de démissionner ou de m'infliger la peine la plus sévère, si vous croyez que le système et la loi que vous administrez est bonne pour le peuple. Je ne compte pas sur ce genre de conversion; mais peut-être lorsque j'aurai lu ma déposition, aurez-vous entrevu ce qui gronde dans ma poitrine, ce qui m'a fait courir le plus grand risque qu'il soit possible à un homme sensé de courir. [92] _Corruption du Loyalisme._ «Son Excellence le Gouverneur de Bombay a prévenu le public il y a quelque temps qu'il «allait agir», qu'il ne tolèrerait pas certains discours. Il ne laissait subsister aucun doute dans l'allusion qu'il fit aux frères Ali et autres sur ce qu'il entendait par là. Les frères Ali seront accusés d'avoir corrompu le loyalisme du cipaye et d'avoir tenu des propos séditieux. Je dois avouer que je ne m'attendais pas à une preuve d'ignorance aussi grande de la part du Gouverneur de Bombay. Il est évident que pendant les douze derniers mois il n'a pas suivi l'histoire de l'Inde. Il ignore évidemment que le Congrès National commença à corrompre le loyalisme du cipaye en Septembre l'année dernière, que le Comité Central pour le Califat commença encore plus tôt, car je tiens à réclamer l'honneur ou l'horreur d'avoir suggéré le droit de l'Inde à dire ouvertement au cipaye et à tous ceux qui sont au service du Gouvernement, qu'ils participent au mal accompli par ce gouvernement. La Conférence de Karachi ne fit que répéter dans la langue de l'Islam la déclaration du Congrès; mais au nom de l'Hindouisme et au nom du Nationalisme, je n'ai aucune hésitation à déclarer qu'il est mal de la part de n'importe qui, soldat ou civil, de servir un gouvernement déloyal envers les Musulmans de l'Inde et coupable d'actes inhumains au Pendjab. Je l'ai répété du haut de mainte estrade devant les cipayes, et si je ne leur ai pas demandé d'abandonner leur métier, ce n'est certainement pas que le désir m'en ait manqué mais parce qu'il m'était impossible de les aider à vivre. Je n'ai pas hésité à dire au cipaye que s'il pouvait quitter le service et vivre sans le secours du Congrès ou du Califat, il devrait le faire immédiatement. Je puis assurer que dès que le rouet aura trouvé sa place dans chaque intérieur, dès que les Indiens auront commencé à se rendre compte que tisser peut procurer à n'importe qui et à n'importe quel moment un moyen d'existence honorable, je n'hésiterai pas à demander individuellement à chaque cipaye (même si l'on devait me fusiller) de quitter l'armée et de se mettre à filer. Car n'a-t-on pas habitué le cipaye à tenir ses semblables sous le joug, ne s'est-on pas servi de lui pour tuer les innocents du Jallianwala Bagh, ne s'est-on pas servi de lui pour chasser des hommes, des femmes et des enfants innocents pendant cette horrible nuit à Chandpur, ne s'est-on pas servi de lui pour forcer les fiers Arabes de la Mésopotamie à se soumettre, ne s'est-on pas servi de lui pour écraser les Egyptiens? Comment un seul Indien ayant en lui une étincelle d'humanité et un seul Musulman fier de sa religion pourraient-ils avoir d'autres sentiments que ceux des frères Ali? On s'est beaucoup plus servi du cipaye comme assassin rétribué que comme soldat pour défendre la liberté et l'honneur des faibles ou des êtres sans défense... Nous ne demandons pas de quartier, nous n'en attendons pas de la part du gouvernement. Nous n'avons pas demandé qu'on nous promette d'être exemptés de la prison, tant que nous serions non-violents. Nous avons à continuer d'avancer. Nous devons du haut de mille estrades répéter les paroles des frères Ali au sujet des cipayes, et ouvertement et systématiquement continuer à répandre la désaffection, jusqu'à ce qu'il plaise au Gouvernement de nous arrêter. Et nous agirons ainsi, non par vengeance haineuse, mais parce que c'est notre _Dharma_. _Une Enigme et sa solution._ Lord Reading est intrigué et perplexe. Son Excellence, répondant à des discours de l'Association Anglo-Indienne et de la Chambre de Commerce du Bengale et de celle de Calcutta, a dit: «J'avoue que lorsque je considère l'activité d'un certain groupe de la communauté, je reste, (et cela malgré les efforts que je fais pour comprendre depuis que je suis dans l'Inde,) intrigué et perplexe. Je me demande à quoi peut servir de braver le gouvernement, afin de le forcer à vous arrêter.» Nous voulons qu'on nous arrête, parce que ce qu'il est habituel d'appeler liberté n'est que de l'esclavage. Nous jetons un défi au pouvoir du gouvernement, parce que nous considérons son activité comme absolument malfaisante. Nous voulons renverser le gouvernement, nous voulons l'obliger à se soumettre à la volonté du peuple. Nous voulons démontrer que le gouvernement est là pour servir le peuple, et non le peuple pour servir le gouvernement. La liberté sous le gouvernement est devenue intolérable, car le prix réclamé pour la conserver est absolument déraisonnable. Que nous soyons seul ou plusieurs, nous devons refuser une liberté qui nous condamne aux dépens de notre respect de nous-mêmes, et des convictions qui nous sont si chères. Il faut que Lord Reading comprenne clairement que les Non-Coopérateurs sont en guerre contre le gouvernement. Ils se sont révoltés contre lui, parce que celui-ci a manqué à la parole donnée aux Musulmans, qu'il a humilié le Pendjab et qu'il cherche à imposer sa volonté au peuple et refuse de réparer les injustices dont le Pendjab a souffert. Il y avait deux moyens d'agir: une rébellion armée ou une révolte pacifique. Les Non-Coopérateurs ont préféré, certains par faiblesse, d'autres parce qu'ils se sentent forts, la méthode pacifique, c'est-à-dire la souffrance volontaire. Lord Reading qui a été élevé dans l'atmosphère des tribunaux peut difficilement apprécier la résistance pacifique à l'autorité. Son Excellence aura appris avant la fin du conflit qu'il existe un tribunal bien supérieur aux tribunaux judiciaires: c'est le tribunal de notre conscience. Il surpasse tous les autres. Lord Reading peut, s'il le désire, considérer tous ceux qui souffrent, comme des fous qui ignorent leur intérêt. Il a donc le droit de les mettre à l'abri du mal. C'est un arrangement qui convient admirablement aux fous, et si celui-ci plaît au gouvernement, une position idéale. Il aura sujet de se plaindre, si après avoir cherché à se faire mettre en prison, les Non-Coopérateurs ne sont pas contents et se plaignent, s'ils grognent et glapissent, afin d'obtenir des faveurs, comme dit Lalaji. La force du Non-Coopérateur consiste à aller en prison sans se plaindre. Il perd sa cause si, après avoir cherché à se faire emprisonner, il se plaint dès que la prison lui ouvre les bras. Les menaces de Son Excellence manquent de dignité. Il y a conflit entre le règne de la violence et l'opinion publique. Ceux qui la représentent sont résolus à subir n'importe quelle violence plutôt que de renoncer à leur opinion. _Secouant la crinière._ «Comment pourra-t-il y avoir entente tant que le lion britannique continue à brandir à notre face ses griffes souillées de sang? Lord Birkenhead nous rappelle que l'Angleterre n'a rien perdu de ses muscles solides, Mr. Montague nous déclare de la façon la plus catégorique que les Anglais appartiennent à la nation la plus résolue de la terre et qu'ils ne supporteront pas d'obstacles à leurs desseins. Permettez-moi de citer textuellement le texte du télégramme de Reuter: «Si l'existence de Notre Empire se trouvait menacée, si le Gouvernement Britannique se trouvait empêché d'accomplir ses fonctions, si certaines demandes lui étaient adressées avec la fausse conviction que nous avons l'intention de quitter _l'Inde_, l'Inde ne réussirait point, par sa provocation au peuple le plus résolu du monde car celui-ci répondrait à cette provocation avec toute la vigueur et la détermination dont il dispose». Lord Birkenhead et Mr. Montague semblent ignorer l'un et l'autre que l'Inde est prête à tenir tête à tous les muscles solides que l'on pourrait envoyer au-delà des mers, et que son défi fut lancé à Calcutta en 1920, lorsque l'Inde déclara ne pouvoir se contenter de moins que du _Swaraj_ et de la réparation complète des torts faits au Pendjab et au Califat. Il s'agit en effet de l'existence de l'Empire, et si ceux qui en ont la responsabilité n'acceptent point sa transformation pacifique en véritable fédération de nations, possédant chacune des droits égaux et la possibilité de se détacher si elles le désirent d'une association amicale et honorable, toute la détermination et toute la vigueur «du peuple le plus résolu du monde» et tous les «muscles solides» seront en vain employés pour briser l'esprit qui a pris naissance et qui ne saurait ni plier ni se briser. Il est exact que nous ne possédons pas de «muscles solides». Les misérables millions d'Indiens qui se nourrissent de riz semblent résolus à accomplir leur destinée sans autre tutelle et sans armes. Selon le mot de Lockamanya, «c'est leur droit de naissance», et ils y parviendront, malgré tous les muscles solides, malgré toute la vigueur et la détermination avec laquelle on peut les gouverner. L'Inde ne peut pas et ne veut pas répondre à cette insolence par l'insolence. Mais si elle demeure fidèle à son serment, la prière qu'elle adresse à Dieu pour qu'il la délivre ne sera pas vaine. Aucun Empire grisé du vin rouge du pouvoir ou du pillage des races plus faibles n'a jamais duré longtemps, et l'Empire britannique qui est fondé sur l'exploitation systématique des races physiquement plus faibles et sur une démonstration continuelle de force brutale, ne peut durer si un Dieu juste est le maître de l'univers. Ces soi-disant représentants de la nation Britannique semblent bien peu se rendre compte que l'Inde a déjà exposé aux «muscles solides» un grand nombre de ses hommes les plus nobles. Si Chauri-Chaura n'avait pas interrompu le cours régulier du sacrifice national, il y aurait eu des offrandes plus délectables encore faites au lion. Mais Dieu en avait décidé autrement. Rien n'empêche cependant tous les représentants de Downing Street et de Whitehall de faire ce qui leur plaît. J'ai conscience d'avoir écrit avec un peu d'emportement, au sujet de la menace qui nous vient d'outre-mer; mais il est temps que le peuple Britannique se rende compte que la lutte commencée en 1920 continuera jusqu'au bout, qu'elle dure un mois, un an, plusieurs mois ou plusieurs années, et même si les représentants de la Grande-Bretagne recouraient aux orgies innommables de l'époque de la «Rébellion». J'espère simplement et je prie Dieu qu'il rendra l'Inde assez forte et assez humble pour pouvoir demeurer non-violente jusqu'au bout. Il est impossible à présent d'accepter les défis insolents qui nous sont adressés par dépêche. DÉCLARATION M. Gandhi lut alors une déclaration écrite: «Je dois peut-être au public de l'Inde et au public de l'Angleterre à qui ce procès a pour but de donner satisfaction, de leur faire connaître pourquoi, de loyaliste et de coopérateur fervent, je suis devenu désaffectionné et Non-coopérateur intransigeant. Je devrais dire également à la Cour pourquoi je me reconnais coupable d'avoir encouragé la désaffection envers un Gouvernement établi dans l'Inde par la loi. Mon activité publique commença en 1893 dans l'Afrique du Sud, à un moment critique. Les premiers rapports que j'eus avec les autorités britanniques de ce pays ne furent point agréables. Je découvris que je n'avais comme homme et comme Indien aucun droit; ou plus exactement je découvris que je n'avais aucun droit, parce que j'étais Indien. Cela ne me dérouta point. Je me dis que cette façon de traiter les Indiens était une excroissance d'un système de gouvernement bon en soi. Je lui donnai donc ma coopération loyale et volontaire, le critiquant sans me gêner lorsque je considérais qu'il se trompait, mais sans jamais souhaiter sa destruction. Aussi lorsqu'en 1899 l'existence de l'Empire fut menacée par la guerre des Boers, je lui offris mes services, je formai un corps de brancardiers volontaires et pris part à divers engagements qui eurent lieu pour sauver Ladysmith. En 1906, à l'époque de la révolte des Zoulous, je formai un corps d'infirmiers et servis jusqu'à la fin de la révolte. Je reçus chaque fois la croix et fus cité à l'ordre du jour. Pour mes services dans l'Afrique du Sud, Lord Hardinge me remit la médaille d'or _Kaiser-Hind_. Lorsqu'en 1914 la guerre éclata entre l'Angleterre et l'Allemagne, je formai un corps d'ambulanciers volontaires composé des Indiens qui se trouvaient à Londres, étudiants pour la plupart. Son utilité fut reconnue par les autorités. Enfin, lorsqu'en 1918 à la Conférence de la guerre qui eut lieu à Delhi, Lord Chelmsford fit un pressant appel pour l'enrôlement de la jeunesse, je me donnai tant de mal pour former un corps sanitaire à Khedda que je compromis sérieusement ma santé. Ce corps allait être formé lorsque les hostilités prirent fin. Dans tous ces efforts, j'étais poussé par la conviction que des services de ce genre me permettraient d'obtenir pour mes compatriotes un rang égal à celui des autres parties de l'Empire. Le premier choc me vint sous forme de l'acte Rowlatt, qui est fait pour voler au peuple sa véritable liberté. Je compris qu'il me fallait mener contre cette loi une agitation vigoureuse. Puis, ce furent les horreurs du Pendjab, qui commencèrent par le massacre du Jallianwala Bagh et arrivèrent à leur point culminant, lorsque l'on donna ordre de faire ramper les gens sur le ventre, de les fouetter publiquement, et autres humiliations indescriptibles; je découvris que la promesse faite par le premier Ministre aux Musulmans de l'Inde, au sujet de l'intégrité de la Turquie et des lieux saints de l'Islam ne serait point tenue. Et malgré ces présages, malgré les conseils de mes amis qui m'avaient mis en garde au Congrès d'Amritsar en 1919, je soutins la Coopération et l'application des Réformes Montague-Chelmsford, parce que j'espérais que le Premier Ministre tiendrait sa promesse aux Musulmans, que l'on panserait la blessure faite au Pendjab, et que les Réformes, si peu adéquates et satisfaisantes qu'elles fussent, seraient le début d'une ère d'espérance pour l'Inde. Mais tout l'espoir que j'avais nourri s'effondra; la promesse faite au Califat ne fut pas tenue, le crime commis au Pendjab fut blanchi, et la plupart des coupables non seulement ne furent pas punis, mais restèrent au service du Gouvernement et continuèrent à émarger au Budget de l'Inde, certains même obtenant de l'avancement. Je me rendis compte également que les Réformes n'indiquaient pas le début d'une transformation dans les sentiments du Gouvernement à notre égard, mais une méthode pour épuiser l'Inde et lui prendre toutes ses richesses et pour prolonger sa servitude. J'en arrivai à contre-cœur à la conclusion que notre association avec la Grande-Bretagne avait, au point de vue politique et économique, rendu l'Inde plus impuissante que jamais. Une Inde désarmée est incapable de pouvoir se défendre contre un agresseur si elle voulait se battre avec lui. C'est au point que certains de nos hommes les plus capables considèrent qu'il faudra à l'Inde plusieurs générations, avant de pouvoir devenir un Dominion. Elle est si pauvre qu'elle ne peut guère résister aux famines. Avant la venue des Anglais, l'Inde tissait et filait suffisamment dans ses millions de chaumières, pour ajouter aux maigres ressources de l'agriculture ce qui lui était nécessaire. Cette industrie villageoise si vitale pour l'existence de l'Inde fut ruinée par des procédés inhumains et cruels décrits par des Anglais qui en ont été témoins. Les habitants des villes ne savent guère comment les masses de l'Inde à demi mourantes de faim tombent dans l'épuisement, ils ne savent guère que leur méprisable confort provient du courtage qu'ils reçoivent de l'exploiteur étranger et que ce courtage et ces bénéfices, on l'a arraché aux masses. Ils ne se rendent pas compte que le Gouvernement établi par la loi dans l'Inde n'existe que pour cette exploitation de la masse. Nul sophisme, nul arrangement de chiffres, ne peut faire disparaître le témoignage évident des squelettes que l'on voit dans un grand nombre de villages. En tout cas, je suis certain que l'Angleterre et les habitants des villes de l'Inde, s'il y a un Dieu au-dessus de nous, auront à répondre devant lui de ce crime envers l'humanité et envers l'histoire. Même la Loi dans ce pays est mise au service de l'exploiteur étranger. Mon étude impartiale des procès jugés par la Loi Martiale du Pendjab m'a convaincu que 95 pour 100 des condamnations n'auraient pas dû avoir lieu; l'expérience que j'ai des procès politiques m'a amené à cette conclusion que neuf sur dix des hommes condamnés étaient absolument innocents. Leur crime, c'était d'aimer leur pays. Dans 99 cas sur 100 dans les tribunaux de l'Inde, justice n'est pas rendue aux Indiens, alors qu'elle l'est aux Anglais. Je n'exagère pas. C'est l'expérience de tout Indien ayant eu quelques rapports avec ce genre de cause. Selon moi, l'administration de la loi, consciemment ou inconsciemment, s'est prostituée au service de l'exploiteur. Le plus grand malheur, c'est que les Anglais et leurs associés Indiens qui administrent le pays ignorent qu'ils commettent le crime dont je viens de parler. J'en ai la conviction, nombre de fonctionnaires Anglais dans l'Inde croient de bonne foi que le Gouvernement qu'ils représentent est un des meilleurs qui existent et que l'Inde progresse sûrement, si elle progresse lentement. Ils ignorent qu'un système subtil, mais efficace de terrorisme et un déploiement organisé de forces d'une part, et la privation de tout moyen de défense d'autre part ont émasculé le peuple et l'ont conduit à la dissimulation. Cette habitude épouvantable a contribué à l'ignorance et à l'illusion des administrateurs. Le paragraphe 124 du Code Pénal d'après lequel j'ai le bonheur d'être accusé est au premier rang de ceux qui tendent à supprimer la liberté du citoyen. La loi ne peut donner ou régler l'affection. Si l'on n'a pas d'affection pour un homme ou pour un système, on doit être libre d'exprimer sa désaffection dans toute sa force, du moment qu'on n'a pas l'intention de se montrer violent ou d'inciter à la violence. Mais d'après le paragraphe sur lequel vous vous appuyez pour nous poursuivre, M. Banker et moi, le seul fait d'exprimer désaffection est un crime. J'ai étudié certaines causes qui ont été jugées d'après ce même paragraphe, et je sais qu'il a fait condamner quelques-uns des Indiens les plus populaires de l'Inde. Je considère par conséquent comme un privilège d'être accusé de même. J'ai essayé d'exprimer le plus brièvement possible les raisons de ma désaffection. Je n'ai aucun grief personnel contre un seul administrateur, j'ai donc encore moins de désaffection envers la personne du Roi. Mais je considère que c'est une vertu d'avoir de la désaffection pour un Gouvernement qui a fait plus de mal à l'Inde dans l'ensemble que n'importe quel autre système antérieur. L'Inde n'a jamais été aussi peu virile que depuis qu'elle est gouvernée par l'Angleterre. Avec de tels sentiments, je considère comme un crime d'aimer un pareil système. Et je considère comme un privilège précieux d'avoir pu écrire ce que j'ai écrit dans les divers articles qui me sont reprochés. Je suis d'ailleurs convaincu d'avoir rendu service à l'Inde et à l'Angleterre, en leur montrant comment la Non-Coopération pouvait les faire sortir de l'existence contre nature menée par toutes deux. A mon humble avis, la Non-Coopération avec le mal est un devoir tout autant que la Coopération avec le bien. Seulement, autrefois la Non-Coopération consistait délibérément à user de violence envers celui qui faisait le mal. J'ai voulu montrer à mes compatriotes que la Non-Coopération violente ne faisait qu'augmenter le mal et, le mal ne se maintenant que par la violence, qu'il fallait si nous ne voulions pas encourager le mal, nous abstenir de toute violence. La Non-Violence demande qu'on se soumette volontairement à la peine encourue pour ne pas avoir coopéré avec le mal. Je suis donc ici prêt à me soumettre d'un cœur joyeux au châtiment le plus sévère qui puisse m'être infligé pour ce qui est selon la loi un crime délibéré et qui me paraît à moi le premier devoir du citoyen. Juge, vous n'avez pas le choix, il vous faut démissionner et cesser ainsi de vous associer au mal si vous considérez que la loi que vous êtes chargé d'administrer est mauvaise et qu'en réalité je suis innocent, ou m'infliger la peine la plus sévère si vous croyez que le système et la loi que vous devez appliquer sont bons pour le peuple et que mon activité par conséquent est pernicieuse pour le bien public.» Banker:--«Je tiens seulement à dire que j'ai eu le privilège d'imprimer les articles incriminés; et que je me reconnais coupable. Je n'ai aucune remarque à faire au sujet de la sentence.» JUGEMENT Voici le texte entier du jugement: «Monsieur Gandhi, vous avez rendu ma tâche aisée, en vous reconnaissant coupable. Néanmoins, ce qui reste à faire, c'est-à-dire la détermination d'une juste sentence, est peut-être la tâche la plus difficile qu'un juge de ce pays ait eue à remplir. La loi n'a pas égard aux individus: pourtant, il m'est impossible d'ignorer que vous faites partie d'une catégorie de personnes différentes de celle que j'ai et que j'aurai probablement à juger. Il est impossible d'ignorer qu'aux yeux de millions de vos compatriotes vous êtes un grand patriote et un grand chef. Même ceux qui ne partagent point vos opinions politiques vous considèrent comme un homme de haut idéal, de vie noble et même sainte. Je n'ai à vous juger que sur un point; mon devoir n'est pas de vous juger ou de vous critiquer pour d'autres, et je ne me le permettrai pas. Mon devoir est de vous juger seulement comme homme sujet de la loi, qui de son propre aveu a désobéi à la loi et commis ce qui est pour tout homme un grave délit envers l'Etat. Je n'oublie pas que vous avez constamment prêché contre la violence, et je suis tout disposé à croire qu'en mainte circonstance vous avez fait beaucoup pour empêcher la violence. Mais si je considère la nature de votre enseignement politique et le tempérament de ceux auxquels il s'adressait, ce qui dépasse ma compréhension c'est que vous ayez pu croire que la violence n'en serait pas l'inévitable conséquence. Il est probablement peu de personnes dans l'Inde qui ne regrettent sincèrement que vous ayez rendu impossible à un gouvernement de vous laisser en liberté. Mais c'est ainsi. J'essaie de mettre en balance ce qui vous est dû et ce qui semble nécessaire aux intérêts du public, et je me propose de vous condamner en m'appuyant sur le précédent d'une cause qui ressemble beaucoup à la vôtre et qui fut jugée d'après le même paragraphe, il y a une douzaine d'années. Je veux dire celle de Bal Gangadhar Tilak. Il fut condamné à six années de prison. Vous ne me jugerez pas déraisonnable, je pense, si je vous classe avec Mr. Tilak, en un mot si je vous condamne à deux années de prison pour chacune des accusations, soit à six années en tout, ainsi que je considère que c'est mon devoir de le faire. Je désire ajouter que si, par suite des événements, il était possible de réduire cette peine, personne n'en sera plus heureux que moi.» Le juge s'adressa alors à Banker, qu'il condamna à un an de prison et à une amende de 1000 roupies, ou à défaut à six mois de prison supplémentaires. GANDHI SUR LE JUGEMENT Gandhi demande la parole: «Puisque vous m'avez fait l'honneur de rappeler le procès de feu Lockmanya Bal Gangadhar Tilak, permettez-moi de dire que je considère comme un privilège et comme un honneur dont je suis fier, de voir mon nom associé au sien. La sentence en elle-même est aussi légère qu'il est possible à un juge de la rendre et je dois ajouter que je ne pouvais m'attendre à plus de courtoisie.» Les amis de Gandhi s'empressèrent alors autour de lui; lorsque le juge fut sorti, ils tombèrent à ses pieds en sanglotant. Gandhi ne cessa de sourire, d'être calme et d'encourager ceux qui venaient lui dire adieu. Banker souriait aussi et prenait la chose gaîment. Lorsqu'il eut pris congé de tous ses amis, Gandhi quitta le tribunal, et fut conduit à la prison de Sabarmati. _23 mars 1922_ MESSAGE DE MADAME GANDHI Chers Compatriotes et Chères Compatriotes, Mon mari a été condamné aujourd'hui à six années de prison. Je ne saurais nier qu'une peine aussi sévère ne m'ait été très dure. Je me suis consolée cependant, en me disant qu'il n'est pas au-delà de notre pouvoir de réduire cette peine et par nos efforts de le délivrer avant la fin. Je ne doute pas que si l'Inde se réveille et se met sérieusement au programme constructif du Congrès, non seulement nous parviendrons à obtenir sa liberté, mais aussi à résoudre d'une façon satisfaisante les trois questions pour lesquelles nous avons lutté et souffert depuis dix-huit mois. Le remède est donc entre nos mains. Si nous échouons, ce sera notre faute. Je fais donc appel à tous les hommes et à toutes les femmes ayant de la sympathie pour mon mari, et je leur demande de concentrer tous leurs efforts sur le programme constructif, afin qu'il réussisse entièrement. Parmi les diverses questions au programme, il insista particulièrement sur le rouet et sur le _Khaddar_. Notre succès dans ces deux questions résoudra non seulement le problème économique pour les masses, mais nous affranchira également de l'esclavage politique. La première réponse de l'Inde à la condamnation de M. Gandhi doit donc être: 1º Que tout homme et toute femme cesse d'employer le tissu étranger, adopte le _Khaddar_ et persuade aux autres d'en faire autant; 2º Que toute femme considère comme son devoir religieux de filer chaque jour et persuade aux autres de faire de même; 3º Que tout marchand cesse d'acheter et de vendre des pièces de tissu étranger. Kasturibai GANDHI. TABLE DES MATIÈRES Pages INTRODUCTION, par ROMAIN ROLLAND. V L'Aurore du _Satyâgraha_ sur l'Inde. 1 Le Mouvement du Satyâgraha. 5 Pour le Califat. 12 La Proclamation royale. 18 Le Swaraj par le Swadeshi. 21 L'Union Hindoue-Musulmane. 25 Les Appels d'Amritsar. 29 La Non-Violence. 32 Le 6 Avril et le 13. 40 Rapport non-officiel sur le Pendjab. 44 La Cause des Langues indigènes. 46 Aux membres de la «Ligue pour le Home Rule de l'Inde». 53 Les Emplois du Khaddar. 55 Ni Saint ni Homme politique. 59 Comment organiser la Non-Coopération. 67 La Loi de la Souffrance. 69 Devoir des Habitants du Pendjab. 74 Le Comité de Non-Coopération. 78 Programme de Non-Coopération. 86 La Loi des Majorités. 88 Boycottage des Conseils. 91 Le Premier Août. 94 La Non-Coopération. 97 Le Congrès et la Non-Coopération. 100 La Doctrine de l'Epée. 104 Programme de Non-Coopération. 110 Sources religieuses à l'appui de la Non-Coopération. 115 Caractère intime de la Non-Coopération. 118 Démocratie contre «Mobocratie». 121 Trois Cris nationaux. 130 La Hantise des Écoles et des Collèges universitaires. 132 La Hantise des Tribunaux. 134 A tout Anglais habitant l'Inde. 138 Si je suis arrêté. 143 L'Université Nationale de Gujerat. 147 Le Système des Castes. 149 Le Congrès National. 156 Nécessité d'être humbles. 158 Le péché d'Intouchabilité. 160 Hind Swaraj. 163 A son Altesse Royale le Duc de Connaught. 169 Boycottage social. 173 Mon Inconséquence. 176 Instructions aux paysans des Provinces-Unies. 181 Humanité contre Patriotisme. 183 Le Satyâgraha, la Désobéissance civile, la Résistance passive. 185 Aux Parsis. 188 Semaine du Satyâgraha. 191 La Constitution du Congrès. 194 Le Drapeau national. 198 Les Brumes. 203 L'Éducation anglaise. 209 Les Classes «supprimées». 213 L'Intouchabilité disparaît. 222 L'Union Hindoue-Musulmane. 225 Que les Hindous prennent garde. 228 L'Inquiétude du poète. 231 Culture anglaise. 236 Au Parti Modéré. 239 La Question Turque. 244 Le Comité d'Action et son rôle. 246 Comment boycotter les tissus étrangers. 250 A tout Anglais habitant l'Inde. 251 Profession de Foi. 256 La Position des Femmes. 260 L'Education Nationale. 263 Ethique de la Destruction. 267 Nos Sœurs tombées. 275 L'Hindouisme. 279 Salaires et Valeurs. 288 La Grande Sentinelle. 301 La Peur de la Mort. 308 Honorez le Prince. 312 Point de vue moral. 316 La Question de Suprême Importance. 319 Introspection. 323 Le Rôle des Femmes. 326 L'Indépendance. 328 Lettre de M. Gandhi au Vice-Roi. 330 La Seule Solution possible. 334 Trop sacré pour être publié. 336 Le Crime de Chauri-Chaura. 339 Comité du Congrès de toute l'Inde. 347 Si l'on m'arrête. 355 Arrestation de Gandhi et ce qui suivit. 357 Le Grand Procès. 359 Déclaration. 368 Jugement. 374 Gandhi sur le Jugement. 376 Message de Madame Gandhi. 377 Imprimerie Générale de Châtillon-sur-Seine,--EUVRARD-PICHAT. A LA MÊME LIBRAIRIE ANDERSEN.--_Contes._ (traduction LEYSSAC). G. APOLLINAIRE.--_L'Hérésiarque._ BARBEY D'AUREVILLY.--_Polémiques d'hier._ --_Dernières Polémiques._ E. BARRETT-BROWNING.--_Aurora Leigh._ --_Poèmes et Poésies._ BJŒRNSTJERNE-BJŒRNSON.--_Au delà des Forces._ --_Un Gant._ _Le Nouveau Système._ LÉON BLOY.--_Belluaires et Porchers._ --_Propos d'un Entrepreneur de démolitions._ --_Le Sang du Pauvre._ --_Résurrection de Villiers de l'Isle Adam._ --_Lettres à sa Fiancée._ ELÉMIR BOURGES.--_La Nef._ Édition complète (sur vélin lafuma). 66 fr. --_Le Crépuscule des Dieux._ BRIEUX, de l'académie française. --_Théâtre complet._ Le vol. 9 fr. JACQUES CHARDONNE.--_L'Épithalame._ Roman, 2 vol. CHTCHÉDRINE.--_Les Messieurs Golovleff._ MARGUERITE COMERT.--_Mes Images._ ABEL FAURE.--_L'Individu et l'Esprit d'autorité._ --_L'Individu et les Diplômes._ PAUL GÉRALDY.--_Toi et Moi._ Poèmes. --_Aimer._ ÉMILE GUILLAUMIN.--_La Vie d'un Simple._ (Journal d'un Fermier). LÉON HENNIQUE.--_Un Caractère._ --_Pœuf._ IBSEN.--_Le Canard Sauvage._ --_Solness le Constructeur._ --_La Dame de la Mer._ _Un Ennemi du Peuple_, 1 vol. SELMA LAGERLÖF.--_La Légende de Gosta Berling._ --_Jérusalem en Dalécarlie._ --_Jérusalem en Terre Sainte._ J.-H. ROSNY.--_Le Bilatéral._ --_L'Immolation._ RUDYARD KIPLING.--_Lettres de Marque._ --_Au Hasard de la Vie._ --_La Cité de l'Épouvantable Nuit._ --_Parmi les Cheminots de l'Inde._ _Une Vraie Flotte_, 1 vol. --_Nouveaux Contes des Collines._ --_Trois Troupiers._ --_Brugglesmith._ --_Chez les Américains._ KROPOTKINE.--_Autour d'une Vie._ Mémoires, 2 vol. --_La Grande Révolution._ --_Champs--Usines--Ateliers._ --_La Conquête du Pain._ JEAN LORRAIN.--_Les Lépillier._ --_Très Russe._ --_Modernités._ PIERRE MILLE.--_Paraboles et Diversions._ MARLOWE.--_Théâtre._ 2 vol. T. DE QUINCEY.--_Les Confessions d'un Mangeur d'Opium._ --_Souvenirs autobiographiques du Mangeur d'Opium._ SHELLEY.--_Œuvres Poétiques._ 3 vol. --_Œuvres en Prose._ STEVENSON.--_Enlevé!_ STRINDBERG.--_La Danse de la Mort._ SWINBURNE.--_Chants d'avant l'Aube._ A. SCHNITZLER.--_Anatole._ --_La Ronde._ TOURGUENIEFF.--_Dimitri Roudine._ PIERRE VEBER.--_Les Belles Histoires._ OSCAR WILDE.--_Intentions._ --_Le Crime de Lord Arthur Savile._ --_Le Portrait de Dorian Gray._ --_La Maison de la Courtisane._ --_Une Maison de Grenade._ --_Théâtre._ 3 vol. ST. E. WHITE.--_Terre de Silence._ TOLSTOÏ.--_Œuvres Complètes._ Traduction littérale et intégrale sur les Manuscrits originaux. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76145 ***