On peut cliquer sur les figures pour les agrandir.
LE SAHARA
E.-F. Gautier. — Madagascar : Essai de géographie physique. (Challamel, 1902.)
E.-F. Gautier et H. Froidevaux. — Un manuscrit arabico-malgache sur les campagnes de La Case dans l’Imoro. Notices et extraits des manuscrits. (Imprimerie nationale, 1907.)
E.-F. Gautier. — Missions au Sahara algérien. (Armand Colin, 1908.)
— La Conquête du Sahara. Essai de psychologie politique. (Armand Colin, 1910.)
E.-F. Gautier et Edm. Doutté. — Répartition de la langue berbère en Algérie. (Alger, Jourdan, 1910.)
E.-F. Gautier. — L’Algérie et la Métropole. (Payot, Paris, 1920.)
— Structure de l’Algérie. (Société d’éditions géographiques, 1922.)
— Le Moyen Atlas (réunion d’articles de la Revue Hespéris). (Larose, 1925.)
— L’Islamisation de l’Afrique du Nord. Les siècles obscurs du Maghreb. (Payot, Paris, 1927.)
Sous presse : Aménagement du Sahara. Publication de l’Académie des Sciences coloniales.
BIBLIOTHÈQUE SCIENTIFIQUE
E.-F. GAUTIER
PROFESSEUR A L’UNIVERSITÉ
D’ALGER
Avec 10 figures et 26 illustrations hors texte
PAYOT,
PARIS
106, BOULEVARD St-GERMAIN
1928
Tous droits réserves.
Tous droits de traduction, de
reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
Copyright 1928, by Payot, Paris.
GENÉRALITES SUR LE SAHARA, SA STRUCTURE, SON CLIMAT, SES LIMITES
Le Sahara, ou grand désert, comme disent les atlas, est probablement en effet le premier désert du globe au double point de vue des dimensions et de l’aridité. Il embrasse toute la moitié nord du continent africain.
Si on met à part le désert américain des Etats-Unis, le Sahara semble bien être aussi un des déserts les mieux connus, ou du moins les moins inconnus à la surface de la planète.
La lumière s’est faite très tard. Au commencement du XIXe siècle, le Sahara est aussi parfaitement inconnu que le reste de l’Afrique. Les questions des sources du Nil, de Tombouctou, du lac Tchad, sont restées, pendant des décades, au programme de l’exploration. Quelques-unes des gloires les plus éclatantes de l’exploration au XIXe siècle ont été édifiées au Sahara. Caillé, le premier européen qui a vu Tombouctou ; Speke et Grant, qui ont découvert les sources du Nil ; ne sont plus que des noms. Mais il[10] ne manque pas de voyageurs anciens, appartenant à ce qu’on peut appeler la période héroïque, dont les livres sont encore une source d’informations.
Cela est vrai en particulier de Barth, de Rohlfs, de Nachtigall, de Duveyrier, de Foucauld.
Aux environs de 1880, l’exploration du Sahara entre dans une période nouvelle. A l’ouest, la France établit, par étapes successives, sa domination militaire sur le Sahara au sud de l’Algérie.
La période s’ouvre par les explorations Flatters et Foureau-Lamy. Puis, à partir de 1900, autour de Laperrine se groupent un nombre considérable d’officiers, de voyageurs, de géologues et de géographes, dont les itinéraires s’entrecroisent, se rejoignent et se complètent, et dont les études jettent une vive lumière sur la presque totalité du Sahara Occidental. Le service géographique de l’armée, quoique absorbé par l’Algérie, la Tunisie, et le Maroc, consacre au Sahara une activité croissante.
Vers la même époque, l’Angleterre s’est établie en Égypte. Le Geological Survey a publié sur le Sahara Oriental, et en particulier sur les oasis du désert libyque, des cartes et des monographies précieuses.
Le Sahara Central est la partie la moins étudiée. L’Italie, qui en a le contrôle, n’est entrée en scène que très tardivement, à la veille de la grande guerre ; elle n’a pas eu le temps, et encore bien moins, à cause de la guerre, le loisir d’organiser l’enquête scientifique. Elle l’a amorcée pourtant. D’autre part,[11] c’est justement sur ce Sahara Central que nous avons les livres de Barth, de Nachtigall, de Duveyrier. Les deux missions Tilho, parties du Soudan français, ont définitivement élucidé la question du Tchad ; et la seconde nous a documentés sur le Tibesti. Sur la mystérieuse Koufra des renseignements, qui complètent ceux de Rohlfs, viennent de nous être apportés par plusieurs voyageurs, Lapierre, miss Rosita Forbes, Hassanein Bey.
Le Sahara désormais est peut-être mieux connu que le désert australien et que les déserts asiatiques.
Il est certainement possible, en tout cas, d’en essayer un tableau d’ensemble.
Causes générales. — On sait que la distribution des déserts à la surface de la planète est un phénomène exclusivement climatique.
En présence de ces grandes plaines, saupoudrées de sel et semées de dunes, dont certaines parties sont déprimées au-dessous du niveau de la mer, une première impression, qui persista longtemps dans l’imagination des hommes, fut qu’on avait affaire à un fond de mer desséché. C’est un simple préjugé populaire.
Un désert est une surface continentale comme toutes les autres ; son passé géologique ne fournit aucune explication de son aridité. Il est aride, parce qu’il n’y pleut pas assez, parce qu’il y a déséquilibre entre la quantité d’eau qui lui tombe du ciel et celle qu’il perd par évaporation.
[12]On sait que le climat à la surface de la planète est en première ligne fonction de la latitude.
Les zones arides s’intercalent entre les zones tempérée et tropicale à la surface des continents ; cela correspond sur les océans avec les zones de haute pression qui séparent les zones de pression plus basse des vents d’ouest et des alizés. Cela est constant. Ça s’applique aux déserts américains du Nord et du Sud, au Kalahari, au désert australien, et même en petit à la zone sub-désertique de Madagascar.
Jetez un regard sur la carte des isobares de l’Océan Atlantique. Vous y trouverez dans le prolongement exact du Sahara le maximum des Açores. C’est une zone de hautes pressions barométriques qui barrent l’Atlantique (770 mm.).
Au nord, l’Atlantique septentrional est parcouru toute l’année par les dépressions tourbillonnantes qui nous viennent d’Amérique ou d’Europe. Un petit nombre d’entre elles peuvent atteindre l’Afrique en hiver, dans la saison où le maximum des Açores est le plus méridional.
Au sud de ce maximum, les pluies tropicales suivent le soleil sous forme d’orages violents qui éclatent dans l’après-midi. On les retrouve au Sénégal où nous leur donnons le nom de tornades. Elles ne vont guère plus loin vers le nord.
Entre le domaine des dépressions atlantiques et celui des pluies tropicales, s’étend sur le continent le Sahara et sur l’océan le maximum des Açores. Dans l’état actuel de nos connaissances météorologiques,[13] il est impossible même d’imaginer quelle peut être l’allure des isobares au Sahara. Mais le lien est évident entre le désert et la ceinture des hautes pressions océaniques ; il est trop constant pour qu’il y ait coïncidence fortuite.
La latitude pourtant n’est pas le seul facteur d’un climat. Son influence est, suivant les cas, renforcée ou atténuée par celle qu’exercent la forme et l’altitude des terres émergées.
Le Sahara a ses montagnes, mais rien qui puisse se comparer à l’Himalaya et au Thibet, ni aux montagnes Rocheuses ou aux Andes. Dans l’ensemble, il n’y a pas de barrière montagneuse continue, les plaines basses ou d’altitude très médiocre dominent. Cela est de grande conséquence aux points de vue barométrique et thermométrique.
D’autre part, dans les deux Amériques, comme dans l’Afrique du Sud, la côte du continent court nord-sud, à angle droit avec la latitude ; et dans les Amériques, la côte est longée tout près par de puissantes chaînes de même direction. La côte nord africaine, le long de la Méditerranée, court au contraire dans le sens de la latitude, elle prolonge à peu près en ligne droite sur 4.000 kilomètres la limite nord du maximum barométrique océanique. Ceci aussi est de grande conséquence.
En Asie, les plus hautes et les plus massives chaînes du globe, en Amérique et en Afrique australe, la direction générale du continent contrarient l’influence de la latitude. Au Sahara, au contraire, l’altitude[14] du sol et la direction de la côte tendent à exagérer cette influence. Et voilà sans doute d’une façon très générale pourquoi le Sahara bat tous les records de déserts planétaires.
Géologie. — La structure géologique du Sahara, si on se contente de la décrire dans les grandes lignes, est très simple.
Au nord-ouest et à la bordure, l’Atlas est une chaîne plissée, jeune, comparable aux Alpes, et qui fait d’ailleurs partie du système alpin. Mais quoiqu’elle soit steppienne, voire désertique sur son versant sud, elle sert de cadre au Sahara plutôt qu’elle n’en fait partie.
Le Sahara, proprement dit, dans tout le reste de son étendue, est le contraire d’une jeune chaîne plissée ; un équivalent du plateau central français, à la rigueur, et non pas des Alpes ou des Pyrénées. Il serait plus justement comparable aux plateformes russe, sibérienne ou canadienne ; ce que les géologues appellent un « bouclier » ; un bloc de la croûte terrestre resté rigide depuis des âges immenses. Dans certaines parties, et en particulier dans le Sahara algérien, on retrouve les traces de très vieilles chaînes plissées, contemporaines ou ancêtres de celle qu’on appelle en Europe hercynienne dans notre massif central français ou dans le massif schisteux rhénan. Mais ici, comme là, la vieille chaîne usée, arasée jusqu’aux racines de ses plis, a disparu depuis[15] longtemps en temps que chaîne ; il n’en reste plus que les cicatrices, ce que les géologues appellent une pénéplaine, c’est-à-dire en langage commun des plateaux. Dans le reste du Sahara, les calcaires carbonifériens, les grès dévoniens, et même les grès siluriens, se présentent au contraire en lits à peu près horizontaux, sur des espaces immenses. A la surface de la planète, il est rare de trouver des sédiments aussi anciens en assises horizontales, tels qu’ils se sont déposés. On ne les signale qu’à la surface des autres « boucliers » planétaires ; le bouclier russe par exemple, ou canadien.
Ces vieilles roches primaires sont le soubassement de tout au Sahara. Mais sur des étendues immenses, la moitié du Sahara peut-être, ce soubassement disparaît sous un placage de roches plus récentes ; les calcaires crétacés du Sud algérien et tunisien, de Tripolitaine, de Cyrénaïque ; les grès nubiens du désert libyque, crétacés eux aussi ; les calcaires miocènes de la Marmarique. En bien des points, au Sahara algérien et tunisien en particulier, on devine sous ce placage les fibres de la vieille pénéplaine, comme on devine le squelette sous la peau qui l’habille. Et ces grès ou ces calcaires, secondaires ou tertiaires, couvrent de leur uniformité d’énormes espaces, précisément parce qu’ils sont un placage horizontal.
Au travers de ce complexe, des roches éruptives récentes se sont fait jour en grande abondance. Les massifs montagneux les plus saillants du Sahara sont[16] volcaniques, le Tibesti, l’Aïr, le Hoggar. Tout ce qui fait saillie brusque sur la plateforme désertique, a bien des chances d’être volcanique.
Orographie. — L’abondance des volcans est à soi seule un témoignage que le bouclier saharien est parcouru par des lignes de fractures qui ont rejoué récemment et qui, probablement, rejouent encore. Le désert a beau être une plateforme, où les plateaux et les plaines sont de beaucoup les formes dominantes, les différences d’altitude sont dans l’ensemble très considérables. Dans le Sud tunisien, sur la frontière de l’Égypte et de la Tripolitaine, des coins assez étendus sont au-dessous du niveau de la mer de plusieurs dizaines de mètres. D’autre part, l’Émi Koussi dans le Tibesti, le mont Ilaman dans le Hoggar, ont respectivement 3.300 et 3.000 mètres.
Il est vrai que ce sont des volcans ; mais en bien des points, des blocs de la pénéplaine, soulevés le long des failles, ont été rajeunis par l’érosion et font figure de falaises escarpées, de chaînes ou de tronçons de chaînes.
Ce relief du Sahara, qui paraît confus au premier abord, s’ordonne, au contraire, d’après une loi très évidente et très simple.
La traînée des volcans à travers tout le Sahara Central s’aligne grossièrement, mais nettement, dans une direction est-ouest, entre le Tibesti et In Zize, en passant par l’Aïr et le Hoggar. C’est la direction de l’Atlas ; c’est celle de la côte sud méditerranéenne[17] sur toute son étendue ; c’est celle que suit un grand système de dépressions articulant presque tout le Sahara Septentrional, puisqu’il se laisse suivre, à peu près sans interruption, depuis le Caire jusqu’à In Salah, dans l’extrême Sud algérien. Ce chapelet de dépressions est festonné presque partout de falaises à regard sud ; celles qui limitent au sud la Marmarique et la Cyrénaïque ; la Hamada el Homra en Tripolitaine ; directement continuée en territoire algérien par le Tinr’ert, et les falaises terminales du Tadmaït. Les oasis célèbres de Siouah (Jupiter Ammon), de Djeraboub, d’Aoudjila, et beaucoup plus loin après une interruption, celles du Tidikelt s’alignent au pied de ces falaises, dans la même direction générale est-ouest ; celle de la latitude.
Cliché Gautier
Pl. I. — L’antilope adax du Sahara Algérien.
A pratiquement disparu de l’erg er-Raoui, à la suite d’une chasse unique, qui fut un massacre.
Cliché Gautier
Pl. II. — Le “ Reg ”, en un point du reg immense entre Ouallen et Tessalit.
(Route des autos Gradis-Estienne).
Une autre direction d’égale importance fait un angle à peu près droit avec la première ; elle est vaguement nord-sud, à peu près orientée comme la longitude, sub-méridienne. C’est celle de l’effondrement de la mer Rouge, de la chaîne Arabique, et de la vallée du Nil depuis Khartoum. Les géologues ont retrouvé la direction sub-méridienne dans deux grandes failles parallèles, qui articulent la Tripolitaine, et dont le prolongement a un lien avec l’encoche de la Grande Syrte. Dans le Sud algérien enfin, l’importance de la direction sub-méridienne est prédominante.
Ce quadrillage des deux directions à peu près orthogonales nord-sud et est-ouest, se retrouve dans[18] la carte bathymétrique de la Méditerranée, et même dans le dessin de ses côtes.
Tout se passe comme si, dans cette portion étendue de la croûte planétaire, il y avait eu quelque chose comme une tendance à « la torsion du géoïde ». Le relief du Sahara tout entier, considéré d’une façon très générale, doit à cette circonstance une simplicité grandiose de dessin.
Le climat. — La caractéristique essentielle du Sahara étant son climat, il faudrait évidemment en donner une description longue et détaillée. Malheureusement, la base d’une étude scientifique fait défaut. Il faut se résigner à faire du climat une étude un peu littéraire, insuffisamment appuyée sur des chiffres précis, rangés en tableaux ou en diagrammes.
En latitude, le Sahara s’étend à peu près entre 29 et 16 de latitude nord, c’est-à-dire qu’il est traversé tout du long, en son milieu, par le tropique ; malgré la présence de points isolés dépassant un peu 3.000 mètres, il est dans son ensemble de climat assez uniforme. On ne connaît pas de différence essentielle, d’origine atmosphérique, entre le désert égyptien par exemple et la zone désertique française.
La sécheresse de l’air peut être considérée comme le phénomène fondamental. Pour donner des chiffres qui donnent un point d’appui à l’imagination, on peut emprunter ceux de Tamanr’asset en 1910. Tamanr’asset est au cœur du Sahara français, au[19] Hoggar, à 1.400 mètres d’altitude, loin de toute oasis étendue où le ruissellement de l’irrigation pourrait influencer l’hygromètre. L’humidité relative oscille de mois en mois entre 4 et 21 pour cent. La teneur du mètre cube d’air, en grammes de vapeur d’eau, entre 1,0 et 3,6.
Dans une atmosphère pareille, qu’on imagine la puissance de l’évaporation, d’autant que le Sahara est un des points du globe où le thermomètre monte le plus haut. Le maximum est vers 50°, plutôt un peu au-dessous.
Naturellement, les températures sont extrêmes. Sur les hauts plateaux algériens, aux altitudes de 12 à 1300 mètres, on cite des cas où des individus isolés, voire de petites troupes égarées, sont morts dans une tempête de neige. Il faut pourtant mettre au point ces anecdotes, encore bien qu’elles ne soient pas des légendes. Le désert africain n’est pas le désert sibérien ; les tempêtes de neige n’y sont redoutables que par l’effet de surprise, parce qu’elles sont prodigieusement rares. D’ailleurs, les hauts plateaux algériens ne sont pas exactement le Sahara. Au cœur même du désert pourtant, la neige et la glace ne sont pas tout à fait inconnues. La neige a été signalée sur les sommets extrêmes du Hoggar, où elle fond d’ailleurs en 24 heures. Les matins d’hiver, dans le Sahara Septentrional, quand par hasard on rencontre une flaque d’eau au voisinage d’une oasis, il n’est pas très rare qu’elle soit recouverte d’une pellicule de glace, craquant sous le pied[20] du cheval. Tamanr’asset, en 1910, a eu 14 jours de gelée, avec des minimums absolus de − 7 et − 2 en janvier et février. Les stations d’Adrar et d’In Salah, à 4 ou 5° seulement au nord du Tropique et à une altitude de 300 mètres seulement, ont encore, respectivement, 17 et 9 jours de gelée par an, le minimum absolu ne descendant pas au-dessous de − 3. Ces coups de froid, presque rigoureux, ont une importance pratique pour la diffusion de certaines espèces de dattes, qui sont justement les plus marchandes ; ils en ont aussi pour la diffusion de l’espèce humaine ; le Sahara est l’habitat d’une race blanche.
Le vent participe à la violence du climat. Il ne faut pas prendre à la lettre les exagérations populaires, particulièrement échevelées en pays oriental. Les caravanes anéanties par le simoun sont du domaine de la légende. Mais la violence du vent est certainement un des traits les plus caractéristiques du désert, sans doute parce qu’aucun manteau de végétation n’en ralentit l’élan. Le vent est la vie du désert, d’autant qu’il est souvent chargé de sables ou de poussières. Les Touaregs, tout musulmans qu’ils se prétendent, ont horreur des ablutions ; il y a là comme un tabou, survivance inavouée de l’animisme ; la rareté de l’eau y est pour quelque chose ; peut-être aussi la crainte, vérifiée par l’expérience, de surexciter ou de ralentir le fonctionnement des glandes sudoripares ; mais on conçoit très bien que pour un corps humain, exposé à peu près[21] nu à l’air du désert pendant toute une vie, les soins de propreté soient superfétatoires : le vent éternel chargé de sable récure une peau humaine et la tient aussi nette que les dalles de roc nu à la surface des plateaux.
L’imagination de l’indigène a joué au sujet des vents désertiques. Les petits tourbillons de poussière, se déplaçant sur le sol, qui ne sont tout à fait inconnus en aucun pays, mais qui sont au désert d’observation quotidienne, sont des « djinns valseurs ». Le vent désertique par excellence, le vent brûlant, a dans toutes les parties du Sahara, un nom qui n’est pas toujours le même ; sirocco en Algérie, cheheli au Sahara proprement dit, ce qui signifie vent du sud, quoiqu’il puisse souffler de directions assez aberrantes du sud franc ; en Egypte c’est le khamsin (le vent de « cinquante jours d’affilée »), qui souffle du sud-ouest ; c’est le même qu’ailleurs on appelle harmattan, simoun. Un personnage trop remarquable pour ne pas fixer l’attention de l’homme en quelque partie du désert que ce soit. Sous ces noms divers, quand on connaîtra mieux les détails du climat, on pourra, sans doute, retrouver des personnalités éoliennes plus ou moins nuancées. Le khamsin, par exemple, qui est supposé souffler sans discontinuer pendant cinquante jours, ne semble pas avoir d’équivalent exact dans le Sahara Occidental, du moins au point de vue de la constance. Pourtant khamsin, sirocco, simoun, sont de proches parents, des variétés locales d’un même vent. Il est bien possible[22] que ce soit un vent descendant, et à ce titre un cousin éloigné du foehn alpestre. En tout cas, il souffle par rafales et tourbillons ; il est particulièrement chargé de sable et de poussière ; il semble lié à « certaines manifestations magnétiques ou électriques, assez mal définies jusqu’ici ; il exerce une action déprimante sur l’homme et les animaux » ; il a comme une odeur propre ; en tout cas, il cause aux muqueuses une sensation sui generis, à laquelle on reconnaît son moindre souffle. Essentiellement, il a une ardeur sèche, qui peut avoir sur l’organisme humain, dans certains cas extrêmement rares, cités à titre de curiosités, un effet toxique. « Pour une vitesse trop grande d’un vent sec et chaud, les glandes sudoripares n’ont pas une activité suffisante, la température de la peau, puis du corps, s’élève peu à peu au niveau de celle de l’air, c’est le coup de chaleur mortel ».
On peut soupçonner que la direction des vents au désert est influencée par une cause qui n’intervient pas ailleurs. Les grands amas de dunes ne réagissent pas à l’ensoleillement de la même façon que le reste du sol. A la surface des dunes « les grains du sable mobile ne se touchent que par des portions restreintes de leur périphérie, il y a entre eux de l’air emprisonné qui forme matelas à la chaleur. L’échauffement reste localisé à la surface qui devient brûlante ».
C’est dans le sol de la dune que des températures de 70° centigrades ont été observées. Au combat de[23] Metarfa qui fut livré dans la dune, des fantassins indigènes, incapables de garder la position du tireur couché, se tenaient debout, malgré les ordres et se faisaient tuer. Dans les dunes du Gourara, en été, on admet qu’un homme bien chaussé, s’il fait lever une gazelle, n’a qu’à la suivre à la trace, d’abri en abri, pour la forcer assez rapidement. Le refroidissement nocturne et hivernal fait pendant à l’échauffement diurne et estival. Dans l’erg er Raoui, au puits de Tinoraj, le 25 février, à 6 heures du matin, l’eau contenue dans une cuvette à demi enfoncée dans le sol, était gelée en bloc, un gobelet de fer-blanc, pris dans la glace, y était si solidement fixé qu’on pouvait avec l’anse du gobelet, soulever la cuvette. Le thermomètre marquait cependant + 10°.
Ce refroidissement nocturne est très brusque, presqu’instantané, dès que le soleil se couche. Les nuits d’été dans la dune sont d’une fraîcheur délicieuse. Au contraire, lorsque, après une journée étouffante, on campe au pied d’une muraille rocheuse, la pierre surchauffée continue à exhaler de la chaleur pendant les premières heures de la nuit et les rend pénibles.
Toutes proportions gardées, surfaces sablonneuses et surfaces rocheuses se comportent un peu au Sahara comme, à la surface de la planète, les surfaces continentales et océaniques. Les unes sont, par rapport à la chaleur, des corps bien meilleurs conducteurs que les autres. Si l’on songe aux dimensions énormes qu’atteignent les grands amas de dunes, il[26] n’est pas absurde de supposer qu’il puisse y avoir une répercussion sur la distribution des pressions barométriques et, par conséquent, sur la direction des vents. Le khamsin égyptien, à en juger par sa direction, paraît avoir son origine dans le grand erg du désert libyque.
Ce qui importe par-dessus tout dans le climat désertique, c’est la pluie, puisque c’est son insuffisance qui crée le désert. Il n’y a pas sur la planète de coin où il ne pleuve peu ou prou : le Sahara reçoit des pluies ; la difficulté est d’en déterminer les modalités et les quantités. Là aussi, les données des stations météorologiques sont insuffisantes.
A consulter les données des stations météorologiques du Sahara français, la quantité de pluies tombées annuellement oscillerait autour de 100 millimètres, plutôt inférieure à ce chiffre. Pourtant, Tamanr’asset, en 1910, donne exactement 0 à tous les mois de l’année. D’autre part, dans ce même Tamanr’asset voici ce qu’on observa le 15 janvier 1922 : « à 20 heures, un ouragan suivi d’une pluie torrentielle, s’abat sur la région. Les toits des maisons s’écroulent presque tous et la population indigène se réfugie dans le bordj et dans le fortin. Les eaux emportent les maisonnettes et les jardins qui bordent l’oued. Le 16, la pluie continue à tomber, l’oued déborde et l’eau passe avec la vitesse d’un cheval au galop. A 17 heures, le mur extérieur du fortin s’écroule, ensevelissant 22 personnes ; sous la pluie glaciale, on dégage les victimes, il y a huit[27] morts et huit blessés. Le 17, la pluie tombe moins fort, l’oued baisse et le temps s’éclaircit ; on aperçoit de la neige sur les sommets voisins. »
Voilà qui est en accord avec les impressions de tous ceux qui vivent au Sahara. Dans un séjour de dix-huit mois effectifs au Sahara français, je n’ai pas vu tomber une seule pluie sérieuse. En revanche, il n’y a pas d’oasis où on ne garde le souvenir précis du dernier gros orage et des dégâts qu’il a causés. La plupart des maisonnettes et des murs de clôture ne sont pas seulement en boue durcie, mais bien souvent en boue salée. Elles fondent et croulent sous le déluge. Cela n’a pas d’importance, le désastre est aisément réparable. On s’y résigne joyeusement parce que les rares grandes pluies dévastatrices sont les seules qui comptent pratiquement ; elles seules alimentent les nappes souterraines et ont une importance agricole. Les petites ondées retournent instantanément, par évaporation, au ciel d’où elles viennent. Les Mzabites ont menacé un jour d’émigrer parce que dans la zone de leurs oasis il n’était pas tombé, depuis douze ans, une véritable pluie.
Le régime des pluies est le même dans le Sahara Oriental. Au Caire, entre 1890 et 1919, on n’a enregistré que 18 chutes de pluie supérieures à 10 millimètres ; elles ont été tout à fait absentes pendant 17 années sur 30, en particulier pendant toute la série d’années entre 1909 et 1916. En revanche, le 17 janvier 1919, le pluviomètre de l’Ezbékieh a enregistré, tout d’un coup, 43 millimètres. On allait en bateau[28] dans les rues du Caire ; des tramways furent enlisés dans la boue jusqu’à leurs fenêtres, « dans le quartier de Manchiet el Sadr, les maisons en briques crues fondaient comme un morceau de sucre ».
En somme, le Sahara est une région qui n’a pas de saison des pluies régulières, annuelles et générales. Toutes ses pluies abondantes, utiles, il les doit au passage d’ouragans, dont la date est parfaitement irrégulière et l’effet plus ou moins local.
La vie des plantes et des animaux. — En l’absence de données météorologiques tout à fait précises, la flore et la faune du Sahara donnent sur le climat et sur les limites du désert des indications précieuses.
Le Sahara a une flore particulière, quoiqu’il y ait une tendance à différenciation du nord au sud, entre Sahara méditerranéen et soudanais.
Toutes les plantes sahariennes ont, en commun, leur ingéniosité à se défendre contre la sécheresse. Rasant la terre à l’abri du vent ; dépourvues de feuilles ou pourvues de feuilles minuscules, épineuses ; ramassant leur chlorophylle dans des rameaux charnus, dont chacun est un petit réservoir de liquide ; munies de racines d’un développement incroyable, qui vont chercher la nappe aquifère à une grande profondeur. Un débutant en voyages sahariens est facilement surpris de voir son guide s’arrêter brusquement pour faire le café, en un point aussi exactement désolé que les solitudes environnantes,[29] où l’œil ne distingue pas à la surface du sol un gramme de combustible. A la surface du sol, on ne voit rien en effet, sauf pourtant un moignon minuscule de tige morte, pas plus long et pas plus gros que le petit doigt. L’initié sait qu’il y a là-dessous un énorme paquet de racines qui feront un feu très suffisant.
Chacune de ces plantes héroïques ne peut lutter contre la mort, que si elle a, pour le déploiement de ses racines, un espace considérable. Elle est isolée. Dans les coins les plus luxuriants, rien qui ressemble à un tapis végétal ; chaque touffe est à cinquante mètres peut-être de la plus proche ; de l’une à l’autre paître est un exercice extrêmement ambulatoire. Ces coins là sont pourtant les pâturages, quelque chose d’infiniment précieux, la vie du désert. Ils sont très épars. Entre deux pâturages, la caravane chemine, non seulement des heures, mais éventuellement des jours. On les trouve seulement dans les cuvettes rares et distantes, où des circonstances favorables maintiennent par exception une nappe d’eau souterraine, à une distance raisonnable de la surface.
D’autre part, cependant, des surfaces ordinairement arides, parfaitement dépourvues de nappes superficielles, sont susceptibles de devenir, après un orage, un pâturage d’espèce particulière, auquel les Arabes donnent un nom à part : pâturage d’âcheb. L’« âcheb » n’est pas une plante déterminée, c’est une catégorie de végétaux, qui ont pour[30] lutter contre la sécheresse leur tactique propre. Ils durent par leurs graines, dont on sait la résistance à la sécheresse de durée presque indéfinie. Qu’il tombe une pluie sérieuse, la graine d’âcheb l’utilise avec une énergie admirable. En un nombre de jours étonnamment restreint, elle germe, pousse sa tige, épanouit ses fleurs, et forme les graines nouvelles. Elle sait qu’elle n’a pas de temps à perdre, et elle est organisée pour tirer un parti intégral de l’aubaine exceptionnelle. Puis, l’âcheb meurt après une existence brève, mais la graine nouvelle, charriée au vent, recouverte de sable, coincée sous une pierre, ou dans une anfractuosité de rocher, attendra dix ans, s’il le faut, le prochain orage. Ces végétaux, où tout est sacrifié à la reproduction, sont des bouquets de fleurs. Ces bouquets sont le pâturage, et il est absurde de les voir engloutis par la gueule immonde des chameaux, qui en sont très friands.
A propos de vie végétale au Sahara, il faut bien insister sur les plantes. Mais ce qu’il y a de plus caractéristique, c’est leur absence totale dans la très grande majorité des cas. Il est impossible de rendre avec des mots l’impression grandiose et écrasante du néant absolu, pendant des jours et des jours de marche.
Le mot désert, à la surface de la planète, n’a pas une acception rigoureusement fixe. Les déserts de l’Amérique du Nord, celui du Kalahari, seraient mieux nommés des steppes. Au Sahara, il faut distinguer[31] le désert, proprement dit, des steppes qui l’entourent.
Au nord, le Sahara va, en certains points, jusqu’à la côte méditerranéenne, dans le sud de la Tunisie, dans les Syrtes, en Marmarique. Mais ailleurs, en particulier dans l’Atlas et en Cyrénaïque, où l’altitude atténue les influences désertiques, apparaissent des steppes, dont les hauts plateaux algériens sont le type le plus développé.
A cette steppe septentrionale correspond au sud du Sahara la steppe méridionale qui est le Soudan. Ce sont des steppes et, par conséquent, des régions semi-désertiques ; en bien d’autres points de la planète, on donne certainement le nom de déserts à des zones qui ne sont pas plus arides. Mais ici, entre les hauts plateaux algériens et le Soudan d’une part, et le Sahara proprement dit de l’autre, la différence est extrêmement sensible.
Steppes du nord et du sud ont des flores différentes. Mais au Soudan, comme en Algérie, la végétation n’est jamais tout à fait absente, il n’y a, nulle part, d’immenses étendues mortes. Les steppes, à la surface de la planète, ont été, ou sont encore, les réserves des grandes chasses, grands troupeaux d’antilopes, d’herbivores, gros pachydermes, grands fauves. Qu’on songe aux légendaires troupeaux de bisons dans le Far West américain. Au Kalahari, certaines formes actuelles du relief, des mares creusées comme à l’emporte-pièce dans le calvaire, ne peuvent s’expliquer, au dire de Passarge, que par[32] le piétinement des hordes de ruminants qui venaient y boire, avant leur destruction par les rifles européens. Le Soudan et les steppes de l’Afrique Orientales, avec leurs éléphants, rhinocéros, hippopotames, girafes, lions en troupeaux, sont encore, aujourd’hui, le pays par excellence des grandes chasses. Les hauts plateaux algériens l’ont été ; Carthage y chassait l’éléphant ; ils ont approvisionné de bêtes les cirques de Rome ; les Français, en 1830, y ont trouvé, avec le lion et l’autruche, un pullulement de faunes, dont les « Chasses » de Margueritte nous laissent l’image.
Tout cela est steppien et non pas du tout désertique. On a souvent et justement plaisanté l’exprèssion courante « le lion du désert ». Il n’y a pas de lion au désert, parce qu’il mourrait de faim et de soif. Plusieurs des animaux qu’on y rencontre y sont simplement des passants, qui le franchissent, sans y séjourner, grâce à des jambes admirables ou à des ailes puissantes. Ainsi l’autruche, qui a tout à fait disparu du Sahara algérien, à partir du moment où les hauts plateaux algériens francisés lui sont devenus inhabitables. Ainsi encore la sauterelle, qui aborde l’Algérie par le sud, venant du Sahara, mais qui vient en réalité d’au-delà, de la steppe soudanaise.
Le Sahara proprement dit a pourtant sa vie animale. Qu’il s’agisse de faune ou de flore, la vie se défend contre la mort avec une ténacité et une ingéniosité admirables. On trouve, dans certains coins,[33] quelques espèces de grandes antilopes, représentées par un petit nombre d’individus. Dans l’erg er Raoui, à l’W. de la Saoura, l’antilope adax a disparu depuis un certain jour où un peloton de méharistes, avec la rage destructrice de l’homme civilisé, en a anéanti, d’un seul coup, un troupeau d’une vingtaine. L’organisme de ces antilopes est certainement adapté à leur milieu. L’adax a dans ses viscères abdominaux une outre naturelle qui lui sert, comme au chameau, à accumuler d’énormes réserves d’eau. Le chasseur indigène qui les suit et les guette depuis des jours, à travers des solitudes mortes, et mortellement dangereuses, connaît très bien cette particularité anatomique. Il sait que s’il abat la bête il trouvera dans ses entrailles une provision d’eau verdâtre, à la rigueur potable.
Cliché Désiré
Pl. III. — Le pic Ilaman, sommet du Hoggar.
Le climat désertique donne des aiguilles alpestres.
Cliché Désiré
Pl. IV. — Le trident de la Koudia (Hoggar).
Vue prise du monastère du P. de Foucauld sur l’Açekçem. Hérissement d’aiguilles sur un soubassement médiocrement accidenté.
Des animaux plus humbles, comme la petite gazelle, voire le lièvre, se rencontrent dans les meilleurs pâturages ; il semble qu’ils aient la faculté de passer de longues semaines sans boire, à condition de brouter des plantes succulentes. Au puits d’Ouallen on a vu une galerie d’accès creusée en terrain meuble par les chacals jusqu’au niveau de l’eau. Quelques reptiles doivent se tirer d’affaire par de longs engourdissements, enfouis dans le sol à une profondeur plus ou moins grande. De gros lézards aux vives couleurs, par exemple. Des scarabées abondent en certains points sur les chemins de caravanes, attirés par les bouses des chameaux ; on les a soupçonnés d’être organisés pour fabriquer leur[34] eau eux-mêmes, avec les gaz atmosphériques. La mouche est le fléau du Sahara, une mouche pullulante et languissante, qu’on avale en respirant, et qu’on écrase sur la figure en voulant la chasser. Mais elle est liée à l’oasis et, dans le désert proprement dit, elle voyage à dos d’homme ou de chameau.
La puce n’existe pas. La vie microbienne est très ralentie. Le paludisme est concentré dans les oasis, il est tout à fait inconnu dès qu’on en sort. Les grands traumatismes du corps humain se guérissent au Sahara sans antiseptie sérieuse, avec une facilité surprenante. Rohlfs, laissé pour mort dans la région de la Saoura, s’est rétabli sans soins médicaux, à la grâce de Dieu. On pourrait citer bien d’autres exemples, moins illustres.
D’une façon générale, une caractéristique du Sahara c’est d’être relativement azoïque. Par voie de conséquence, et dans la même mesure relative, c’est, au sens propre du mot, au point de vue humain, un désert. Les steppes nourrissent une humanité spéciale de grandes tribus nomades, qui paissent des chevaux, des bœufs, des moutons. Ces grandes tribus migratrices et guerrières, fondatrices d’empires, qui ont joué un si grand rôle historique au Maghreb et au Soudan, sont steppiennes. On verra dans quelle faible mesure des lambeaux d’humanité se cramponnent à des coins du Sahara ; les nomades, proprement sahariens, sont tous des pâtres exclusifs de chameaux, et ils ont pour caractère[35] commun l’insignifiance numérique ; même dans les cas très rares, où leur énergie qui est extrême, et des circonstances favorables, leur ont permis, à eux aussi, de jouer un rôle historique.
Mais le rôle historique du Sahara, pris dans son ensemble, c’est son azoïsme qui le lui confère. Il a arrêté les explorations des anciens aussi nettement que l’Atlantique. L’Égypte n’a jamais connu les sources du Nil. L’Empire Romain n’a jamais connu le Soudan. En d’autres coins de la planète, ceux où les grands déserts courent nord-sud, sur un seul côté du continent, en Amérique du Nord par exemple, ou dans l’Afrique du Sud, les races nègre et blanche vivent entremêlées. Sur toute son étendue, le Sahara est une cloison pratiquement étanche entre nègres et blancs. Le Maghreb est blanc, le Soudan est noir, sans contestation, on peut dire pratiquement sans transition, comme aussi sans relations autres que des infiltrations goutte à goutte.
C’est cette bande azoïque qui est le Sahara propre et le sujet de ce livre. Le Maghreb et le Soudan sont autre chose, des pays à part ; on ne s’interdit pas d’y chercher des éclaircissements, mais ce sont d’autres mondes, qui ne rentrent pas dans notre sujet.
Pour suppléer à la petitesse et au caractère schématique de la carte générale jointe à ce volume, il pourra être utile de consulter n’importe quel bon Atlas.
A propos de ce chapitre voir :
Walther (J.). Das Gesetz der Wustenbildung. Berlin, 1900.
Rolland. Sur les grandes dunes du Sahara. Bull. Soc. géol. Fr. X, 1882.
Schirmer (H.). Le Sahara. Paris, 1893.
E.-F. Gautier et Lasserre. Dans : Les Territoires du sud de l’Algérie. Alger, 1922.
André Berthelot. L’Afrique Saharienne et Soudanaise : ce qu’en ont connu les Romains.
LA VIE PHYSIQUE ACTUELLE ET PASSÉE AU SAHARA
LOIS FONDAMENTALES DU MODELÉ DÉSERTIQUE
Nos yeux, notre imagination, nos concepts géographiques, notre vocabulaire, ont été formés sous nos climats tempérés, dans nos pays normalement draînés. Les paysages du désert sont un monde à part, aussi différent de nos paysages familiers que peuvent l’être ceux de la zone polaire. On ne peut pas décrire le Sahara sans donner une idée générale des lois qui régissent le modelé désertique.
Les bassins fermés. — Un grand fait domine tout le reste, la prédominance des bassins fermés, où les pentes générales, au lieu d’incliner vers la mer, convergent vers le fond d’une cuvette. A part des torrents côtiers insignifiants, le Sahara n’a qu’un grand fleuve, le Nil, courant des montagnes à la mer. Dans son ensemble, c’est un enchevêtrement de cuvettes fermées. Quelques-unes ont leur centre déprimé au-dessous du niveau de la mer : aux confins de l’Égypte et de la Tripolitaine, la fameuse oasis de[40] Siouah (Jupiter Ammon des anciens) est à − 20 ; dans le Sud Constantinois, les grands chotts (le Melr’ir) sont à − 30. Ce trait de structure se retrouve dans tous les déserts.
Pour en rendre compte, on a parfois exagéré l’influence de l’érosion éolienne. Le vent est au désert presque le seul élément de vie, de mouvement, dans le domaine de la mort et de l’immobilité. Un voyage au désert est une lutte de tous les instants contre le vent, chargé de sable, et dans les moments de crise, une lutte physiquement pénible ; dans les détails du modelé, l’œil rencontre, à chaque instant, les cicatrices évidentes de l’érosion éolienne. La première impression du voyageur est qu’il a pénétré dans un domaine où le vent règne sans partage. A l’époque où le canal de Suez était en projet, les adversaires de ce projet objectaient le vent du désert, charriant des torrents de sable, qui ne manquerait pas de combler le canal. Expérience faite, la Compagnie consacre annuellement au dragage une portion insignifiante de son budget. On saisit ici, sur le fait, l’impuissance de notre imagination à mesurer les effets réels du vent.
Il ne faut pas perdre de vue ceci : il n’y a pas de région planétaire, même au Sahara, où la pluie ne tombe jamais. Sur un sol dépourvu de végétation, où les températures extrêmes font éclater en esquilles les surfaces rocheuses, et réduisent en poussière les surfaces argileuses, des orages rares, mais extrêmement violents, exercent des ravages érosifs extraordinaires.[41] D’une façon générale, l’eau courante, chargée de déblais, est nécessairement un outil d’érosion plus puissant qu’un courant aérien, si chargé de sable qu’il soit. Et, par surcroît, un torrent, guidé par le thalweg, concentre son action le long d’une ligne. Tandis que le vent éparpille la sienne sur des plans très étendus.
L’érosion fluviale et l’érosion éolienne collaborent au modelé désertique, dans une proportion qui n’est pas toujours aisée à déterminer dans le détail des cas particuliers et dans l’état actuel de nos connaissances. On a voulu, quelquefois, attribuer les cuvettes de la topographie désertique à l’influence prédominante de l’érosion éolienne. Il est bien possible que, dans certains cas, une cuvette déterminée doive son origine à la déflation, accusant en creux un affleurement de roche tendre ; mais comme explication générale et unique, l’explication éolienne est certainement insuffisante.
Sur toute la surface de la planète, les mouvements orogéniques de la croûte terrestre tendent à créer des cuvettes topographiques. Mais, dans les régions normalement draînées, le travail incessant des rivières comble les cuvettes par colmatage, en écrète les bords par érosion, et maintient ainsi la pente générale des montagnes à la mer. Dans les pays où il pleut, l’érosion fluviale rétablit la pente plus vite que les déformations orogéniques ne la détruisent. Dans un désert, l’équilibre est rompu dans le sens inverse : l’érosion des rivières, alimentées[42] par des pluies insuffisantes, reste en retard sur l’action orogénique. Et cependant, il n’y a pas une seule cuvette désertique peut-être où l’effet de l’érosion éolienne puisse être considéré comme insignifiant. Le point le plus bas d’un bassin fermé est naturellement le lieu où s’accumulent les alluvions ; sur ces sables et ces terrains meubles, le vent du désert exerce toute sa puissance ; il s’oppose au colmatage, il le ralentit, ou il le détruit. Et il maintient ainsi, ou même il approfondit la cuvette, s’il n’a pas contribué à la former.
Ainsi donc, sans vouloir rendre compte des bassins fermés désertiques par déduction mathématique d’un principe unique, et en faisant, aussi large qu’on voudra, la part importante du vent, une autre part importante et dans beaucoup de cas décisive revient à l’érosion fluviale qui agit, ici, négativement, par son insuffisance.
Les lois de l’érosion fluviale au désert. — L’érosion fluviale, en pays désertique, n’obéit pas aux mêmes lois qu’en pays normalement draîné. La situation est modifiée profondément suivant qu’un cours d’eau a pour déversoir la mer, dont la capacité de réception est pratiquement illimitée, ou une cuvette continentale. Dans le premier cas, les alluvions, les sables, les cailloux, qu’un cours d’eau charrie sans trêve, après des remaniements plus ou moins nombreux, après un temps plus ou moins long, finissent invariablement par aboutir à la mer.
[43]Mais lorsqu’un oued désertique se termine par une zone d’épandage, les alluvions qu’il charrie restent dans la cuvette, elles s’y fixent, elles s’y entassent, elles s’y stratifient ; elles n’ont pas quitté le continent, elles ont simplement changé de place à sa surface.
Ce n’est pas tout ; pour un fleuve normal, la mer est un niveau de base pratiquement immuable, il y débouche par une embouchure qui reste fixe. Un oued de bassin fermé a pour niveau de base l’accumulation terminale de ses propres alluvions, dont il ne cesse d’exhausser lui-même le niveau. La zone d’épandage, qui lui sert d’embouchure, est par conséquent d’une incertitude et d’une instabilité éternelles. Toute issue terminale tend naturellement à s’obstruer, du fait même qu’elle est une issue terminale, par l’accumulation des alluvions et l’exhaussement de leur niveau. Toute zone d’épandage est un delta provisoire ; l’oued est acculé sans trêve à la recherche de voies nouvelles. La surface d’alluvionnement s’étend donc indéfiniment, toute la surface de la cuvette se tapisse d’alluvions : la plaine, à perte de vue, qui paraît, à l’œil, unie comme la mer, est une caractéristique du paysage désertique : au Sahara, les Arabes lui ont donné un nom, ils l’appellent le reg au Sahara Occidental, et le serir au Sahara Oriental.
Ce n’est pas seulement le régime et le champ de colmatage qui est très particulier en pays désertique ; c’est aussi l’érosion proprement dite. Un continent[44] normalement draîné est disséqué tout entier, du centre à la périphérie, par de grands fleuves puissants, qui ont tout le même niveau de base, la mer. Toutes les rivières tendent à approfondir leur lit, jusqu’à ce terme idéal de la côte 0, dans l’étendue tout entière de leur bassin. Elles ont une puissance d’éventration du sol et de pénéplanation générale, que les oueds sont bien loin d’avoir, dans les étendues continentales cloisonnées en bassins fermés. Là, tous les fonds de cuvette, à des altitudes variées et parfois considérables, sur des surfaces énormes, sont protégés contre l’érosion fluviale, par le placage des regs. Dans un désert aussi aride que le Sahara actuel, un très grand nombre de rivières sont des torrents intermittents et courts, dont la zone d’épandage commence immédiatement au sortir des montagnes natales. Tout le pied de la montagne, sur sa périphérie entière, est protégé contre l’érosion par la ceinture continue des cônes de déjection, prolongée par le reg jusqu’au bout de l’horizon, indéfiniment.
La montagne elle-même, cependant, est attaquée par l’érosion avec une énergie que toutes les influences climatiques viennent accroître. Sur ses flancs, que la végétation ne maintient pas, les roches nues dans l’atmosphère desséchée, exposées à des variations thermométriques énormes et brusques, éclatent en esquilles ou se dissolvent en poussière sans consistance ; elle s’écroulent en pans de murailles sous le choc des orages et par l’affouillement des crues torrentielles. Sous nos climats, l’érosion[45] glaciaire seule obtient des effets pareils sur les crêtes des Alpes. On rencontre souvent, au Sahara, des formes qui rappellent celles des aiguilles alpestres. Ces aiguilles rocheuses du Sahara sont d’ascension aussi difficile que les alpestres. Le mont Ilaman, sommet le plus élevé du Hoggar, est une aiguille de ce genre, d’aspect impressionnant. Au nord du Hoggar, se dresse la fameuse Garet el Djenoun, la montagne des Djinns ; les indigènes l’appellent ainsi parce que le sommet n’en a jamais été foulé par un pied humain ; il leur semble réservé aux Djinns, aux purs esprits. Ces chicots, abrupts et déchiquetés, frappent d’autant plus l’imagination, qu’on les voit sortir du reg indéfiniment plat, sans transition aucune, un peu comme les Cyclades de la mer Égée. Pour rendre cet aspect du paysage si étrange aux yeux européens, les géologues algériens ont multiplié les comparaisons. L’un évoque la proue d’un bateau, jaillissant au-dessus de la mer. L’autre, à propos des tronçons à demi enfouis d’une chaîne, parle de chenilles processionnaires traversant une route à la queue leu-leu. C’est exactement ainsi que le volcan démantelé d’In Ziza fait un contraste absurde et soudain avec l’immensité du reg environnant. Les montagnes de l’Aïr semblent posées sur la plaine comme des pains de sucre debout sur une table. C’est un des aspects les plus particuliers du modelé désertique.
Toute érosion, en usant les reliefs d’un continent, tend à aboutir à une pénéplaine. Il est probable que[46] l’érosion désertique tend à une pénéplaine d’un modelé très particulier. Le trait caractéristique en serait justement la persistance de ces chicots abrupts et isolés de roche nue, semés comme au hasard sur une plate-forme plus ou moins uniforme. L’érosion fluviale, telle qu’elle joue en climat désertique, semble bien être un facteur essentiel de ce modelé.
Érosion éolienne. — Si considérable que reste la part de l’érosion fluviale en pays désertique, celle de l’érosion éolienne est naturellement immense. Elle saute aux yeux dans une foule de menus détails extérieurs du modelé. Cailloux guillochés, piliers isolés amincis à la base, roches percées, murailles rocheuses criblées d’alvéoles et sculptées en formes fantastiques, assises plus ou moins profondes de gravier à peu près pur de tout mélange, qui recouvrent le reg ou le serir sur d’immenses étendues et lui font un sol d’allée de jardin. Les moindres différences dans la compacité de la roche, les interstices entre les cailloux roulés, ont offert une prise au vent, qui s’est insinué et a creusé.
Un aspect très particulier du sol au désert, est ce que les nomades sahariens appellent la « hammada ». C’est une table de roche nue, comme époussetée et vernissée, grossièrement semblable à un dessus de cheminée, indéfiniment étendu aux limites de l’horizon et bien au-delà. Dans le Sahara algérien et tripolitain, on chemine sur les hammadas pendant des jours consécutifs. Ce sont les grands plateaux calcaires[47] ou gréseux dont l’assise rocheuse supérieure a été mise à nu, dépouillée de sol meuble, par le coup de balai éternel du vent.
Ce sont là des actions superficielles du vent, elles intéressent l’épiderme du désert, quoiqu’assurément, dans le courant des âges, elles doivent avoir des effets d’une profondeur incalculable. Pourtant, au premier coup d’œil, le domaine éolien par excellence c’est la dune ; ou plutôt l’erg. Les Sahariens donnent le nom d’erg aux grands amas de dunes, qui couvrent des superficies immenses. L’erg libyque, le plus grand probablement des ergs planétaires, est grand comme la France. Les deux grands ergs du Sahara algérien, l’occidental et l’oriental, les mieux connus apparemment, ou, en tout cas, les plus étudiés, ont chacun, respectivement, 300 kilomètres à peu près de grand diamètre, sur 150 de largeur. Ces mers de sable, aux vagues puissantes et confuses, sont évidemment livrées au vent ; l’érosion fluviale n’a sur elles aucune action directe ; et pourtant, même dans ce cas relativement si net, les effets indirects de l’érosion fluviale sont de grande importance.
On a voulu, quelquefois, expliquer par l’érosion éolienne toute seule, l’existence même de tout ce sable, dont les énormes amas confondent l’imagination. On l’a imaginé détaché, grain à grain, par corrasion de la roche en place, et particulièrement des assises gréseuses. Ces effets de la corrasion sont une réalité évidente ; cependant, la corrasion rencontre[48] des obstacles qui ralentissent ses effets. La roche dure, au Sahara, est souvent couverte d’une patine désertique, qui a beaucoup frappé les observateurs, et qui a été scientifiquement étudiée (en particulier par Walther en Égypte). C’est un exsudat de la roche poreuse ; une croûte de substances chimiques, amenées à la surface par capillarité et fixées par l’évaporation ; l’oxyde de fer la colore en rouge sombre ou en noir ; là où elle est éclatée, le cœur plus clair de la roche contraste vivement avec elle. C’est elle qui donne leur éclat vernissé, non seulement aux roches isolées, mais à toute l’étendue immense des hammadas. C’est cette patine sombre qui a valu son nom au grand plateau tripolitain Hammada Homra, la Hammada Rouge. Cette croûte est très dure, et elle constitue un obstacle à la corrasion dont il n’est pas impossible de mesurer la résistance. Dans le Sahara algérien, on trouve sur les grès un assez grand nombre de vieilles gravures ; quelques-unes sont datées approximativement par leur sujet même, celles par exemple qui représentent Ammon Ra, le dieu de Thèbes. Ces gravures, sur des parois de roche nue, exposées à toute la violence du vent, depuis plusieurs milliers d’années, semblent aussi fraîches que le premier jour. On sait bien, d’ailleurs, que le climat désertique conserve indéfiniment les plus fins bas-reliefs de pierre ; l’architecture et la sculpture égyptiennes nous l’ont appris ; l’obélisque de Louqçor, en cinquante ans sur la place de la Concorde, s’est plus détérioré qu’en cinquante siècles sur les bords du Nil.
Cliché Gautier
Pl. V. — Au désert libyque ; région de Kharga (ou Khargeh).
Pénéplaine désertique. “ Paysage d’archipel ” de Siegfried Passarge.
Cliché Gautier
Pl. VI. — Les premiers chicots de l’Adrar des Ifor’ass surgissant brusquement du reg, quand on vient du nord.
Piste d’autos entre Silet et Tin Zaouaten.
[49]Ces mêmes roches dures, qui offrent au vent une si longue résistance, il faut songer avec quelle rapidité les orages sahariens les effritent, en croulent les esquilles et les pans, pour en rouler et en moudre les débris dans le lit du torrent. Les immenses cuvettes sahariennes, qui sont des zones d’épandage, sont tapissées sur des épaisseurs inévaluables de sable meuble, dont l’origine fluviale n’est pas douteuse. Or, les cuvettes alluvionnaires sont le lieu d’élection des grandes dunes. Les ergs, en règle générale, se sont formés sur les zones d’épandage. Il est impossible de se soustraire à l’idée qu’il y a un lien probable de cause à effet, dans une certaine mesure. Tout se passe comme si c’était l’érosion fluviale qui a fourni à la dune, au moins pour une part importante, sa matière constituante, le sable meuble et libre.
On observe souvent, au Sahara, une différence de couleur entre les dunes ; il en est de blanches ; et les autres dorées. Ces dernières sont les grandes dunes, puissantes et anciennes, exposées à l’action éolienne depuis des âges ; chaque grain, au contact de l’air, a eu le temps de s’oxyder, de se roussir. Les blanches sont, généralement, les petites vagues de sable périphériques ; une hypothèse naturelle est qu’elles viennent de naître ; leurs grains n’ont pas encore pris la patine ; elles conservent la couleur du sable alluvionnaire.
Les alluvions, pourtant, ne fournissent que du sable plus ou moins mélangé de limon. Mais les[50] dunes sont du sable pur, résultat d’un vannage éolien éternel, dont les effets s’observent directement dans l’atmosphère. Dans le Sahara français, surtout dans sa partie méridionale, au voisinage des steppes soudanaises, parcourues par des fleuves tropicaux, on observe des coups de vent qui s’accompagnent d’un obscurcissement de l’atmosphère, allant jusqu’à l’opacité noire, la nuit en plein jour. Chudeau a dessiné ces orages de suie, qu’on voit venir de loin, au bout de l’horizon, panachés de crêtes et de champignons tourbillonnaires. La mission Tilho a observé des phénomènes analogues au nord-est du Tchad.
Le khamsin égyptien est aussi un vent opaque, dont les éléments sont empruntés, sans doute, aux laisses limoneuses du Nil. Dans le Sahara tout entier, à n’importe quel jour de l’année, il suffit de prendre un angle horaire pour constater que l’atmosphère est très médiocrement transparente. Par le ciel le plus pur, pour viser le soleil au sextant ou au théodolite, les verres de couleur foncée ne sont pas utilisables ; il faut employer les plus légèrement teintés. C’est qu’au désert apparemment l’air est éternellement chargé de poussières en suspension. Les montres de poche portent le même témoignage. Celles dont la fermeture n’est pas hermétique s’arrêtent au bout de huit jours, encrassées. La quantité de poussières ainsi flottantes à toutes les hauteurs de l’atmosphère doit être énorme. Elles sont si ténues et si légères, qu’elles ne peuvent pas tomber[51] d’elles-mêmes ; elles demeurent en suspension éternelle, jusqu’au jour où les courants aériens les entraînent hors de la zone désertique, dans les régions à pluies normales. Et là, enfin, le lavage périodique de l’atmosphère par la pluie, les ramène au sol. Dans nos régions tempérées, et d’ailleurs dans toute la partie septentrionale du vieux et du nouveau monde, l’attention a été attirée depuis longtemps sur une formation très particulière et bien connue, le loess. Elle est grossièrement distribuée sur le pourtour des zones désertiques ; les géologues admettent, aujourd’hui, qu’elle a été produite au cours des âges par l’accumulation des poussières désertiques. Le vannage est peut-être la plus originale et la plus puissante parmi les modalités de l’érosion éolienne. C’est tout naturel, puisque le vent, ici, est aux prises avec les éléments les plus ténus, ceux qui lui offrent la moindre résistance. C’est ainsi que, dans les océans, les éléments vaseux sont entraînés loin des côtes et déposés au large sur les grands fonds.
Sur le sable des dunes, ainsi trié, le vent exerce une action de remaniement et de transfert, qui est plus apparente au premier coup d’œil, et qui a été souvent étudiée. Cela ne signifie pas qu’elle soit encore définitivement connue. Il est certain que la dune, par rapport au vent, tend à prendre une forme dissymétrique, une pente longue et douce dans sa partie directement exposée au vent, abrupte au contraire, en muraille croulante, sur la face abritée.[52] Les théoriciens de la dune vont souvent plus loin ; ils croient avoir dégagé la forme élémentaire, dont les lignes de dunes seraient un chapelet et les ergs une marqueterie. Ce serait la dune en croissant, qu’on appelle, au Turkestan et en Mongolie, la barkhane. Il faut noter qu’au Sahara la barkhane typique est très rare. Signe caractéristique, dans le vocabulaire des indigènes sahariens, si touffu et si nuancé, il n’existe aucune expression correspondant à barkhane. Chudeau en signale pourtant en Maurétanie, non loin de l’Océan Atlantique. Nachtigall en a dessiné de très nettes au nord du Tchad. Il faut fouiller attentivement la bibliographie saharienne pour y trouver trace de la barkhane. Sa théorie ne serait jamais née à la suite d’observations faites au Sahara. Il semble que la barkhane soit une petite dune en progression éternelle sur une surface unie. Ce serait le groupement élémentaire du sable en mouvement lorsqu’il se groupe de lui-même. Au Sahara, peut-être à cause de l’extrême sécheresse atmosphérique, le sable en mouvement tend à conserver une sorte d’indépendance individuelle des grains. La dune apparaît surtout en masses énormes et localisées dans les grands ergs, qui ne sont pas en progression sensible ; et peut-être ne faudrait-il pas se hâter de voir dans la barkhane la forme élémentaire des ergs.
Le vocabulaire indigène permet d’analyser les formes du modelé dans l’erg saharien. Les sifs, ce qui signifie les « sabres », sont de longues arêtes, à[53] peine incurvées en forme de yatagans, à crête tranchante, presqu’infranchissables sur leur paroi ébouleuse. C’est évidemment ce qui aurait un rapport assez lointain avec la barkhane. Les oghourds sont les massifs puissants et pitonnants, beaucoup plus élevés que tout le reste, du sommet desquels on voit l’erg étendu à ses pieds. Les feidjs ou gassi, littéralement les « cols », les « sols fermes », sont de très longs couloirs libres de sable, qui, dans certains cas, traversent l’erg entier de bout en bout, ou qui du moins se relaient et facilitent extrêmement la traversée.
Les sifs, les oghourds, les gassi, sont des éléments parfaitement fixes de la topographie, dans les limites de l’expérience humaine. Les guides indigènes s’y reconnaissent immédiatement sans hésitation. Les officiers français de méharistes qui sont en contact intime avec les ergs du Sahara algérien, depuis près d’un demi-siècle, n’ont pas noté de changement. Le poste de Taghit est au pied d’un oghourd, et depuis vingt ans, la distance entre la muraille du poste et la frange terminale de l’Oghourd, qui est d’une dizaine de mètres peut-être, n’a pas changé sensiblement. D’ailleurs la palmeraie de Taghit, vieille de plusieurs siècles, n’est pas gênée le moins du monde par le voisinage immédiat de l’erg ; les indigènes n’ont même pas l’idée que ce voisinage puisse être dangereux. Il est vrai que Taghit est protégé par la masse même de l’Oghourd. D’autres palmeraies, en terrain plus ouvert, sont menacées d’ensablement ;[54] mais cette menace ne les effraie pas ; elles savent se protéger par des moyens traditionnels, et par exemple par des haies de palmes fichées en terre, qui sont une défense efficace. Il n’y a pas d’exemple d’une palmeraie détruite par la progression de la dune.
On n’a jamais essayé, ni au Sahara, ni ailleurs, de dresser la carte topographique d’un erg. Une bonne carte d’erg, lorsqu’elle existera, aidera puissamment à dégager les lois qui président à la formation des dunes. D’ores et déjà, on peut certainement indiquer la cause générale qui impose à l’erg sa stabilité. Pour donner à une dune l’occasion de naître, il faut un obstacle qui arrête le sable, la dune est sous la dépendance du modelé sous-jacent. Les gassi sont, invariablement, des plaines sans relief, et c’est pour cela qu’ils sont libres de sable. Les oghourds ont apparemment un squelette rocheux. Un erg est un manteau de sable qui cache un relief profond, gravé dans la roche. Si nous avions une bonne carte d’erg, nous verrions ce relief transparaître plus ou moins à travers l’empâtement du sable. C’est lui qui fixe la dune. Naturellement, ce relief sous-jacent est, dans une large mesure, un relief d’érosion fluviale. Nous retrouvons ici, comme partout au désert, la collaboration étroite des érosions fluviale et éolienne.
Il est bien entendu, cependant, que c’est la dune elle-même qui est fixe, et non pas les grains de sable qui la composent. Quand le vent souffle en tempête, ce qui est fréquent, la dune qui fume devient un[55] spectacle magnifique, elle s’auréole de panaches, une brume de sable efface l’horizon. La dune garde sa place et ses lignes générales, parce que de nouveaux grains de sable ont pris, dans le même cadre, la place de ceux qui y ont été enlevés. Dans les oasis du Bas Touat, l’ensablement contre lequel on lutte prend la forme de vagues de sable en mouvement, qui traversent la palmeraie d’est en ouest, entrant par un bout et s’écoulant par l’autre. Une bonne part de ce sable mobile, éternellement charrié, doit arriver aux limites du désert, à l’Océan ou à la Méditerranée. C’est le pendant des poussières argileuses qui vont au loin constituer le loess.
L’erg lui-même, si stable qu’il soit, ne l’est que dans les limites de la mémoire et de l’observation humaine. Si on l’envisage à la mesure chronologique des géologues, tout erg tend à se déplacer en bloc, dans la direction du vent dominant.
Sur ce remplissage alluvionnaire, qui tapisse les bassins fermés, la déflation exerce donc à la longue une action considérable. On verra plus loin, cependant, combien grande est la persistance à travers les âges géologiques de ces atterrissements. C’est que, par son processus même, l’érosion éolienne se fait obstacle à elle-même. Nous avons déjà vu comment la face des grès se cuirasse d’une patine dure. Pareil processus met à l’abri dans bien des cas sur d’immenses étendues les atterrissements meubles.
A leur surface balayée par un vent sec et vif, quand il y a une nappe d’eau en profondeur, la capillarité[56] activée par une évaporation intense, amène le dépôt d’une croûte calcaire, qui atteint plusieurs mètres de profondeur et une grande dureté. C’est la croûte calcaire des géologues algériens, le « caliche » des géologues américains. Cette croûte est très développée dans le Sahara français, sur les pentes de l’Atlas oranais, où toutes les conditions se trouvent réunies pour expliquer sa présence. Les cônes de déjection de l’Atlas s’y trouvent confluer en une masse puissante de dépôts meubles dans les profondeurs de laquelle l’eau n’a pas pu faire défaut depuis que l’Atlas existe. Elle est recouverte tout entière par la hammada sub-atlique, une croûte mince et dure, sous laquelle les atterrissements demeurent scellés, soustraits à la déflation ; sauf sur les points où le jeu d’une faille, et plus fréquemment l’érosion d’un oued, a rompu la continuité du bouclier protecteur.
Au cœur du Sahara français, sur le reg qui en recouvre peut-être la moitié, toute croûte protectrice fait défaut. Mais un autre phénomène intervient. La déflation a éparpillé au loin toutes les particules légères des couches superficielles, argile et même sable, elle a laissé le gravier en place, ce gravier même qui donne au reg son facies caractéristique. Pour tout ce qui est scellé au-dessous d’elle, cette couche de gravier constitue un obstacle à la déflation dont la puissance s’accroît avec la profondeur, c’est-à-dire avec le temps.
Ceci nous amène à une question qui a été souvent[57] posée. De quel laps de temps le climat désertique a-t-il disposé pour imposer son modelé au Sahara ?
Passarge. Die Kalahari. Berlin, 1904. — Passarge. Rumpfläche und Inselberge Z. D. G. G. LVI, 1904. — De Martonne. Traité de Géographie physique. Paris, 1909, chapitre X.
E.-F. Gautier. Sahara Algérien (Mission au Sahara, T. I). Paris, 1908.
LE PASSÉ
Ancienneté du Sahara. — Sur l’ancienneté du Sahara, on a maintenant beaucoup de données précises et concluantes. Ce sont d’abord des données géologiques sur la nature et l’âge reculé des atterrissements de bassins fermés. Au cœur du Sahara, encore si mal connu, on ne sait rien sur les dépôts de colmatage que le reg recouvre. Mais dans le nord du Sahara français et les steppes algériennes, le service géologique algérien a beaucoup travaillé.
Sur les pentes sud de l’Atlas saharien, sur les hauts plateaux algériens, et même dans le Tell constantinois, le pays est encroûté par des dépôts continentaux d’atterrissement dont l’âge est établi par des fossiles. Ils s’étagent authentiquement, en s’empilant les uns sur les autres, depuis l’oligocène jusqu’au quaternaire. Leur disposition même, leur étalement sur des superficies énormes, et d’ailleurs leur composition, les dépôts chimiques qu’ils enferment, sels, gypse, tout atteste que ces atterrissements ont été formés dans des cuvettes fermées et[60] sous un climat steppien ou désertique. C’est encore plus accusé au trias. L’Algérie triasique était couverte de cuvettes fermées, de lagunes où le sel et le gypse se sont déposés en masses d’une puissance extraordinaire.
D’autre part, toute l’Afrique Septentrionale, de la Mer Rouge à l’Océan Atlantique, est recouverte, sur une portion importante de sa superficie, par un grès de facies uniforme et très particulier. Il est de grain assez fin, de couleur rougeâtre plus ou moins foncée ; on y trouve fréquemment des concrétions sphéroïdales, qui l’ont fait appeler en Algérie grès à sphéroïdes ; des sphéroïdes provenant du grès nubien en Egypte et rapportés dans un laboratoire d’Alger sont indiscernables d’autres sphéroïdes provenant de l’Atlas saharien. La seule diffusion d’une formation aussi régulièrement uniforme sur une surface aussi grande serait curieuse. Mais voici mieux. Ces grès rouges sont une formation continentale ; on y rencontre des bois et parfois des arbres silicifiés. Pourtant, en certains points très localisés, des fossiles marins apparaissent parfaitement déterminables. On s’aperçoit alors que ces grès de facies constant appartiennent aux étages géologiques les plus divers et les plus éloignés. Les grès nubiens sont crétacés, au voisinage de l’étage albien, comme aussi, ceux de l’Algérie ; ceux du Sahara sont éodévoniens et siluriens. Il y a là un problème dont il semble bien que le géologue Fourtau ait indiqué la solution. Ces grès se ressemblent[61] parce qu’ils ont la même origine, malgré leur âge divers. Ils sont tous des ergs désertiques solidifiés, pétrifiés. A un âge aussi reculé que le silurien, le Sahara aurait donc été déjà un désert. Et notez que, au Kalahari, dans l’Amérique du Nord, les géologues aboutissent aux mêmes conclusions sur l’ancienneté du désert.
Après tout, la distribution des déserts à la surface de la planète est pour une bonne part fonction de la latitude ; si le pôle n’a pas changé de place, ce que nous ignorons, il serait tout naturel de supposer a priori que les grands déserts planétaires, à travers toute la durée des âges, aient dû se trouver à peu près aux points où nous les voyons. Cette supposition en tout cas semblerait vérifiée expérimentalement en ce qui concerne trois des plus grands déserts planétaires, et les seuls qui soient assez bien connus géologiquement.
Parmi tous les éléments de la vie physique du globe, le climat est pourtant celui qui, à première vue, paraît le plus instable. L’imagination se cabre à l’idée d’un climat qui persiste sur un point déterminé du globe, depuis le crétacé, depuis le silurien, depuis toujours. Naturellement cette stabilité est très relative ; entre certaines limites, il y a eu des oscillations énormes.
Les oueds fossiles du Sahara. — L’oscillation dont les traces sont les plus apparentes concerne la période qui précède immédiatement la nôtre, celle[62] que les géologues appellent quaternaire ; elle porte aussi chez nous un surnom populaire, celui de période glaciaire. Dans l’Afrique Septentrionale, la latitude est trop basse pour que les glaciers aient pu se développer. Mais en Afrique comme chez nous le climat quaternaire a été beaucoup plus humide que l’actuel. Ici comme là les fleuves actuels sont des nains perdus dans des vallées qui ne sont plus à leur taille parce qu’elles ont été creusées par des ancêtres gigantesques.
Les meilleurs exemples se trouvent dans le Sahara français, tout ce qui s’étend entre l’Atlas saharien d’Algérie et le coude du Niger. On y trouve, profondément gravées sur le sol, des vallées de grands oueds quaternaires, à peu près morts aujourd’hui, mais dont les réseaux sont encore aisément reconnaissables.
Le centre principal de dirimation est le massif du Hoggar. De là divergent vers tous les points de l’horizon de grands fleuves réduits à l’état de squelettes. Vers le sud, le Tafassasset se laisse suivre jusqu’au Niger ; vers le nord, l’Igharghar a laissé sa trace plus ou moins nette jusqu’à la cuvette des grands chotts, c’est-à-dire jusqu’au pied de l’Atlas tunisien.
L’Atlas est pour les oueds quaternaires un autre lieu de sources ; tout particulièrement le Haut Atlas marocain. Parmi ces oueds de l’Atlas, l’oued Saoura est le plus important, au moins dans l’état de nos connaissances. C’est un grand réseau encore très[63] net : on suit aisément la convergence des artères jusqu’aux cuvettes du Gourara et du Touat.
Dans toute cette immense région dont le Hoggar est le centre, il n’y a pratiquement pas un seul point dont on ne puisse dire avec précision à quel bassin quaternaire il appartient.
Fig. 3. — Clarias Lazera (Cat-fish).
Se retrouve jusqu’à Biskra. Faune résiduelle de l’Igharghar. D’après Duveyrier, Les Touaregs du Nord.
Que ces vallées mortes aient ruisselé à une époque voisine de nous, la fraîcheur de leurs formes n’est pas seule à l’attester. On connaît depuis longtemps à Biskra et dans les oasis de l’Oued R’ir, c’est-à-dire dans la cuvette terminale de l’Igharghar quaternaire, de petits poissons tropicaux, les chromys ; ils pullulent aujourd’hui dans les trous d’eau, dans les canaux d’irrigation des palmeraies ; on les a vus jaillir des puits avec les eaux artésiennes ; ils se réfugient donc où ils peuvent, jusque dans les nappes souterraines. Tout récemment, dans cette même région, on a trouvé un poisson beaucoup plus gros ; le clarias lazera, un silure qui a un nom populaire[64] en anglais : cat-fish. Dans le vieux monde, c’est un poisson tropical. Il pullule en Egypte parce qu’il a suivi le Nil, mais c’est un intrus dans le monde méditerranéen. Dans le Sahara algérien on le connaît tout le long de l’Igharghar de la zone d’épandage à la source, dans des trous d’eau au fond desquels ce poisson de vase survit encore d’une existence précaire. Dans cette même région de Biskra, un compagnon du cat-fish et des chromys, beaucoup plus célèbre qu’eux, est l’aspic de Cléopâtre, le serpent des charmeurs. C’est le cobra hindou ; lui aussi est un immigré des tropiques, et sa présence dans le Sud algérien est inexplicable si on ne fait pas intervenir l’Igharghar quaternaire. Le cas le plus net est celui du crocodile. On l’a réellement trouvé dans des trous d’eau de l’oued Mihero, une artère du réseau de l’Igharghar. C’était peut-être le dernier survivant ; il faut se représenter le miracle biologique d’un pareil animal dans un pareil lieu ; mais c’est une réalité indéniable. Tout cela nous reporte à une époque où l’oued Igharghar et l’oued Tafassasset, se touchant par leurs sources, établissaient une communication d’eau vive entre les tropiques et le monde méditerranéen. Et cette époque ne peut pas être reportée très loin dans le passé puisque si les fleuves sont morts certains éléments de leur faune ont survécu.
Ce pont de vie animale et sans doute aussi de végétation entre les tropiques et l’Atlas, à une époque aussi rapprochée de nous, a un rapport évident[65] avec un fait historique bien connu. L’Atlas quaternaire avait une faune qu’un paléontologiste a appelé : faune du Zambèse. Le dernier survivant de cette faune a été l’éléphant carthaginois, qui n’a été détruit que par les chasseurs d’ivoire romains, en pleine lumière historique.
Cliché d’aviation
Pl. VII. — Autour de la gara Krima (Sud d’Ouargla). Les vagues des petites dunes.
Photo d’aviation
Pl. VIII. — Dunes survolées, Région d’El Oued.
Il s’agit de dunes médiocres et jeunes. Un grand erg ancien aurait un modelé plus confus, évoquant moins régulièrement les vagues de la mer. Voir Pl. X.
Ici, il faut se défendre contre une illusion d’optique. Attestée par ces faits biologiques frappants, la libre communication entre le Soudan et la Méditerranée pourrait nous sembler toute voisine dans le temps, à la mesure humaine et historique du temps. Il faut rappeler que l’éléphant carthaginois qui est bien connu par le témoignage des historiens anciens, était un animal plus petit de taille et beaucoup moins puissant que l’éléphant asiatique, c’est-à-dire hindou, des Seleucus et des Antiochus. Il n’était pas question qu’il pût en soutenir le choc un jour de bataille. Or, l’éléphant hindou est lui-même moins puissant que son congénère d’Afrique tropicale. L’éléphant carthaginois était donc devenu une espèce distincte, tendant au nanisme, dégénérée, comme il est naturel chez un animal appartenant à une faune résiduelle. Pour qu’une espèce animale puisse s’individualiser ainsi, il faut la collaboration d’un temps qui excède infiniment les limites de la mémoire humaine ; encore qu’il puisse être court en chronologie géologique.
La conservation remarquable de ces réseaux fluviaux quaternaires, la profondeur, la longueur, la multiplicité des chenaux, a donné lieu à une autre[66] illusion d’optique. On s’est quelquefois représenté le Sahara quaternaire comme un pays arrosé de pluies surabondantes, normalement draîné, le contraire d’un désert. Or la cuvette terminale de l’Igharghar, c’est-à-dire la région des grands chotts au sud-est de Biskra, a été beaucoup étudiée ; d’autant qu’on a longtemps rêvé de transformer cette cuvette partiellement déprimée au-dessous de la cote zéro, en y créant une « mer intérieure ». Elle est séparée aujourd’hui de la Méditerranée toute voisine par le seuil de Gabès, et sur ce seuil, malgré tous leurs efforts, les géologues n’ont jamais trouvé la moindre trace d’une jonction fluviale ancienne entre la cuvette et la mer. Le modelé même de la cuvette tout entière est un modelé de bassin fermé. Elle est tapissée, sur toute son étendue immense, d’un manteau puissant d’atterrissements. Nulle part sur son pourtour, on n’observe de lignes de falaises, comme il s’en sculpte nécessairement sur les rives d’un lac à niveau fixe de pays normalement draîné. On sait en effet, ne fût-ce que par l’exemple du Tchad, qu’un lac de steppe, zone d’épandage terminale d’un fleuve, n’a pas de rives définitives. Tout concorde donc. L’Igharghar, même au temps où les crocodiles étaient à l’aise dans ses eaux vives, se terminait dans une zone d’épandage ; il n’a jamais eu la force de franchir le seuil pourtant léger qui séparait sa cuvette terminale de la mer.
C’est donc un point acquis ; à l’époque géologique immédiatement antérieure à la nôtre, au quaternaire,[67] il y eut au Sahara, comme en Europe, une vive oscillation de climat dans le sens de l’humidité. De grands fleuves sillonnèrent le Sahara sans avoir pourtant la force d’arriver à la mer. La steppe se substitua au désert, et ouvrit à la faune tropicale le chemin de la Méditerranée.
Le désert libyque. — Il est certain pourtant que cette steppe quaternaire ne s’est pas étendue à la totalité du Sahara. Le désert libyque, au moins dans sa partie orientale, est aussi bien connu que le Sahara algérien. Le Geological Survey du Caire y a fait une besogne admirable, même au point de vue topographique. Tout réseau fossile d’oueds quaternaires fait complètement défaut sur la rive gauche du Nil jusqu’à la lisière de l’erg libyque. Il y a des falaises d’érosion ; une grande falaise rectiligne court le long de la Méditerranée entre la racine du delta et l’oasis de Siouah, séparant la Marmarique du désert libyque proprement dit. Une auréole de falaises, plus ou moins irrégulière et plus ou moins discontinue, dessine le pourtour de chacun des groupes d’oasis libyques, Kharga, Dakhla, Farafra, Baharia. Un coup d’œil sur la carte permet d’embrasser le dessin général de ces falaises à la surface du désert libyque. Son incohérence est évidente ; il est impossible de les ramener par l’imagination à l’érosion fluviale d’oueds quaternaires.
D’autre part, dans le Sahara algérien, où l’étendue des regs est si remarquable, l’origine de ces plaines[68] immenses n’a rien de mystérieux ; elles sont manifestement l’œuvre de ces mêmes grands oueds fossiles colmatant leurs zones d’épandage dans leur cours inférieur, dans le même temps où ils creusaient leurs canyons dans leur cours supérieur. Dans le désert libyque égyptien, le reg ou serir ne ressemble pas exactement à ce qu’on appelle de ce nom dans le reste du Sahara ; c’est une formation d’origine analogue, mais de facies bien différent.
Le reg est une immense allée de jardin, terrain de choix pour la marche, la chevauchée ou le roulage. Le serir égyptien est, à la surface du sol, un manteau plus ou moins épais de cailloux roulés, assez gros, en équilibre instable les uns sur les autres. Sur un pareil sol, la marche est un supplice à chaque pas pour l’homme et sa monture ; pendant la campagne de 1916-1917, les automobilistes anglais l’ont proclamé la mort aux pneus. Reg et serir sont pourtant bien, en définitive, des formations très analogues : une couche de cailloux roulés, laissés en place par la déflation. Une question d’âge intervient certainement. Le reg est tout jeune géologiquement, il est classé dans le quaternaire. Le serir égyptien est pliocène ; certains géologues ont été jusqu’à le supposer oligocène. Il a l’apparence d’une formation beaucoup plus usée ; la déflation a disposé d’un temps infiniment plus long pour la décaper, pour la dissoudre et la disloquer profondément. Le serir égyptien est du très vieux reg, préquaternaire.
Il est donc bien certain que le modelé du désert[69] libyque égyptien fait avec celui du Sahara algérien un contraste extraordinaire. La steppe quaternaire a laissé sur la face de celui-ci les traces les plus apparentes ; elle n’en a laissé aucune sur la face de celui-là.
Faut-il croire que l’époque quaternaire ait été particulièrement humide dans la zone occidentale ? Mais sur la rive droite du Nil la chaîne arabique est sculptée de vallées sèches, œuvre évidente d’une érosion fluviale récente.
Ce qu’on peut dire peut-être, c’est que les pluies quaternaires ont laissé des traces fraîches dans toutes les parties hautes du Sahara, dans l’Atlas saharien, au Hoggar, dans la chaîne arabique, au Tibesti. Mais le climat steppien, à coup sûr, n’a pas fait sentir ses conséquences dans la totalité du Sahara. Des régions sahariennes immenses, à en juger par leur modelé, sont demeurées, pendant le quaternaire, hors du domaine de l’érosion fluviale.
Parmi ces déserts qui se sont succédé sur la moitié nord du continent africain depuis le silurien, il n’est donc pas impossible d’en imaginer avec une certaine précision au moins un, le pénultième, le Sahara quaternaire ; une individualité bien différente du Sahara actuel. Ici comme partout, bien entendu, le présent est sous l’étroite dépendance du passé. Le Sahara quaternaire nous aide à comprendre l’actuel.
Gautier (E.-F.). Structure de l’Algérie. Paris, 1922.
Flamand (G.-B.-M.). Recherches sur le Haut pays de l’Oranie. Lyon, 1911.
Fourtau (R.). Sur le grès nubien (C. R. Ac. Sc.), 10 novembre 1902.
LES RIVIERES, LA CIRCULATION SUPERFICIELLE DES EAUX
Pas n’est besoin de dire longuement que la vie au Sahara est sous la dépendance de l’eau. Et par conséquent les rivières vivantes, actuelles, sont d’une importance primordiale.
Les plus importantes de beaucoup sont naturellement celles qui prennent leurs sources hors du Sahara, dans des zones mieux arrosées. Le Sahara dans son ensemble est à une altitude relativement basse. Non seulement il est dominé au nord-ouest par la chaîne puissante de l’Atlas, mais il l’est au sud par le chapelet des énormes massifs de l’Afrique Centrale, Fouta-Djallon, Adamaoua, Abyssinie. Du sud comme du nord la pente générale du terrain achemine vers les dépressions du Sahara des pluies qui sont tombées hors et parfois très loin de la zone désertique. Il y a là une sorte d’escroquerie hydrographique, au détriment des régions voisines, qui améliore énormément l’habitabilité du Sahara.
La contribution de l’Afrique Centrale est de beaucoup[72] la plus importante. Non seulement ces montagnes de l’Afrique Centrale couvrent une superficie immense, mais encore elles appartiennent déjà, par leur latitude, à la zone franchement équatoriale. Le Niger, le Chari qui aboutit au Tchad, le Nil enfin, apportent au Sahara d’énormes quantités de pluies tropicales. Il reste à voir ce que le Sahara en fait.
Le Niger. — Le Niger appartient au Sahara par sa boucle, où se trouve Tombouctou. Descendu des montagnes du Fouta-Djallon, sur la côte du golfe de Guinée, le Niger tourne d’abord le dos à ce golfe et va droit au nord jusqu’à la zone saharienne. Là il change de direction cap pour cap, et il reprend celle du golfe de Guinée où il finit par se jeter. Le seul dessin de cette boucle sur la carte suggère l’idée de ce que les morphologistes appellent un coude de capture. Et cette hypothèse est pleinement confirmée par l’examen du terrain.
De part et d’autre de la boucle, le Haut et le Bas Niger sont deux fleuves originairement distincts, dont une capture récente a réuni les destinées, et qui conservent encore chacun une originalité bien marquée. Entre Djenné et Tombouctou, dans toute la moitié occidentale de la boucle, le Haut Niger est à bout de course ; il s’étale en lacis de marigots, en marais énormes ; la crue divague et quitte le lit du fleuve, pour aller, franchissant un faible seuil, remplir la cuvette voisine et ordinairement indépendante[73] du Faguibine. C’est une zone d’épandage désertique. Elle s’est étendue jadis beaucoup plus loin au nord et au nord-ouest. Dans cette direction s’étend le Djouf, une des régions les plus inaccessibles et les plus inconnues du Sahara. Il est donc impossible de préciser d’ores et déjà quelles ont pu être dans le passé les relations de cette grande cuvette du Djouf avec les divagations terminales du Haut Niger. Certains traits pourtant apparaissent nettement.
Il se trouve dans le Djouf des salines qui ont joué depuis des siècles un rôle important dans la vie économique du Soudan. Au moyen-âge, c’était Trarza ; depuis le début du XVIIe siècle, c’est Taoudéni, qui est bien connu. C’est un fond de chott où les assises de sel, régulières et puissantes, alternent avec les assises d’argile. L’altitude au-dessus du niveau de la mer est de 140 mètres, d’après Chudeau, contre 270 à Tombouctou. C’est une dénivellation d’une centaine de mètres pour une distance à vol d’oiseau de 600 kilomètres. Entre Tombouctou et Taoudéni s’étend une plaine désertique de relief à peu près nul, semée de petites dunes, et montrant sur de grands espaces des coquilles fraîches de mollusques nigériens d’eau stagnante. Ces mêmes mollusques se retrouvent d’ailleurs à Taoudéni. Il est certain que l’ancienne zone d’épandage du Niger s’est étendue au moins jusque-là. Encore maintenant l’eau de Taoudéni, qui est assez abondante pour gêner l’exploitation des salines, ne peut pas venir[74] d’ailleurs que du Niger, si loin qu’il soit, par infiltration souterraine. Cette zone d’épandage du Haut Niger, encore si nette, fait un contraste absurde et soudain avec l’allure du Bas Niger. On entre dans le nouveau domaine, sans transition, aux gorges de Bourem (plus exactement Tosaye). Elles entaillent peu profondément une arête transversale de vieilles roches primaires. En amont, c’est encore le Haut Niger aux vastes laisses d’inondation, au cours incertain. En aval, c’est le Bas Niger, l’eau court et se précipite, dans une vallée rapidement plus nette, et dans une direction toute différente, vers le Sud, vers l’Océan. Bourem est le point où le Bas Niger, avec ses eaux vives et sa puissance d’érosion a capturé, soutiré les eaux stagnantes de la zone d’épandage.
Ce n’est pas le seul point d’ailleurs dans le bassin du Niger où l’on signale une capture au bénéfice de l’Océan et au détriment de la zone d’épandage. La Volta noire, qui se jette dans le golfe de Guinée sur la frontière de l’Achanti et du Togo, accuse dans sa partie supérieure un coude de capture extrêmement aigu. La Haute Volta noire fut jadis un affluent du Haut Niger, capturé par le bas fleuve. Les marais de la zone d’épandage en ont été appauvris d’autant.
Le Chari et le Tchad. — Le Chari, dont le lac Tchad est la zone d’épandage, est un pendant assez exact du Niger. Il prend sa source dans la zone tropicale, et la moitié occidentale de son réseau s’alimente[75] dans les montagnes de l’Adamaoua. Lui aussi achemine donc vers le Sahara une masse de pluies tropicales. Il se termine aujourd’hui dans le Tchad. Ce lac est en réalité sa zone d’épandage. C’est une très grande étendue d’eau, sans profondeur, semée d’îles, passant en maint endroit au marais et dépourvue de rives précises. Des missions européennes l’ont revu à de longs intervalles et en ont dressé des cartes exactes, qui cependant ne concordent pas entre elles. En peu d’années, et même d’une année à l’autre, les dimensions et la forme du Tchad varient extraordinairement avec les quantités d’eau déversées annuellement par le Chari. Il est certain que le Tchad n’a pas d’effluent visible ; il semble la cuvette terminale où les eaux s’évaporent ; elles devraient donc laisser un résidu de sels, et le Tchad devrait être saumâtre ; or, il est d’eau douce et potable. Ce fait a frappé tous les voyageurs, et il a semblé à beaucoup ne pouvoir s’expliquer que par l’existence d’un effluent souterrain. Le Tchad reste d’eau douce parce qu’il n’est une cuvette terminale qu’en apparence, l’eau qui paraît y stagner le traverse en réalité ; elle est entraînée en nappe souterraine dans une direction inconnue. On a cherché quelle pouvait être cette direction et l’attention s’est fixée tout de suite sur le coin sud-est du lac. La cuvette du lac s’y prolonge par la grande vallée de Bahr-el-Gazal ; une vallée sèche, encombrée de dunes, de pente incertaine, et dont on n’a connu pendant longtemps que l’extrémité par laquelle elle[76] se rattache au Tchad. Etait-ce un effluent, desséché en surface et resté actif souterrainement dans les profondeurs du sol ? La question du Bahr-el-Gazal est restée à l’ordre du jour de l’exploration saharienne pendant un demi-siècle. Elle vient d’être tranchée définitivement par l’exploration Tilho. A 700 kilomètres à vol d’oiseau dans le nord-est du Tchad, il existe une cuvette immense en contre-bas du Tchad d’une centaine de mètres. Tilho l’appelle les Pays-Bas du Tchad. Ces Pays-Bas sont encadrés au nord et à l’est par les hauteurs puissantes du Tibesti et de l’Ennedi. Au sud et à l’ouest aucun obstacle ne les sépare du Tchad. Que des lacs, des marais extrêmement étendus y aient existé à une époque récente, c’est ce qui est attesté non seulement par le modelé et l’aspect du terrain, mais par une faune sub-fossile très abondante de mollusques et de poissons. Et ce sont les mollusques et les poissons du Tchad.
La zone d’épandage du Chari a donc reculé de 700 kilomètres, comme celle du Niger, et pour les mêmes raisons ; simplement parce qu’une zone d’épandage est essentiellement instable ; le fleuve se bouche le chemin à lui-même par l’accumulation de ses propres alluvions.
Ici, comme à propos du Niger, il faut faire la part des captures. Guidés par des informations indigènes, des explorateurs ont cherché une communication par eau, de grand intérêt pratique, entre la Bénoué et le Chari. Cette communication existe en effet[78] entre un affluent du Chari, le Logone, et un affluent de la Bénoué. Elle se produit temporairement en périodes de crues dans une région marécageuse, où la ligne de partage est incertaine. Assurément c’est une capture qui se prépare ; la Bénoué soutirera au Chari une partie de son réseau dans un avenir plus ou moins lointain. Dès que la concurrence vitale s’établit entre un organisme fluvial vigoureux, qui a la mer pour niveau de base, d’une part, et, d’autre part, un cours d’eau comme le Chari dont la puissance érosive est paralysée dans sa zone d’épandage, l’issue de la lutte n’est pas douteuse à la longue.
Quand on connaîtra mieux la région, on signalera sans doute de vieilles captures, déjà réalisées dans le passé au détriment du Chari, et qui contribueront à expliquer son recul.
Le Nil. — Avec le Chari et le Niger, le Nil fait un contraste absolu ; lui seul réussit à traverser toute la longueur du Sahara. Il amène à la Méditerranée les pluies tropicales du Victoria Nyanza. Il est intéressant d’analyser les conditions qui ont rendu possible ce triomphe sur le désert.
Tout le monde sait qu’il y a deux Nils : le Blanc et le Bleu, qui ont chacun une individualité bien précise. Ces deux épithètes, Blanc et Bleu, sont consacrées par l’usage ; mais ce sont des traductions assez inexactes de deux mots arabes originaux. Il serait moins littéral, mais plus conforme au sens, et préférable, de dire le Nil clair et le Nil trouble. Ces[79] appellations auraient un rapport bien plus direct avec l’individualité des deux fleuves profondément sentie par l’instinct populaire.
C’est le Nil Blanc qui serait un équivalent exact du Chari et du Niger. C’est le fleuve tropical par excellence ; par ses sources il pénètre au sud de l’équateur, il vient de l’hémisphère sud. Lui aussi à la rencontre du Sahara s’étale dans une zone d’épandage. Les marais du Nil Blanc sont connus depuis près de deux millénaires ; au temps de Néron, deux centurions romains, en mission d’exploration, ont pénétré jusque-là. C’est dans ces marais que la mission Marchand a failli s’enliser. On les trouve portés sur tous les atlas ; ils s’étalent sur une surface immense, entre les 28e et 30e degrés de longitude et les 6e et 10e degrés de latitude nord ; ils sont péniblement draînés par un grand nombre de rivières hésitantes, enchevêtrées, deltaïques, un lacis de marigots ; c’est la région immédiatement au sud de Fachoda.
La parenté semble évidente avec la région marécageuse de Tombouctou et avec le Tchad. Dans ces grandes plaines du Sahara Méridional, le fleuve tropical, quel qu’il soit, s’arrête invariablement, incertain de sa voie, comme refoulé par les influences désertiques. Ce refoulement n’a rien de mystérieux, il est en relation avec les mécanismes de l’érosion en zone d’épandage. Il est permis de supposer que le Nil Blanc finirait dans sa zone d’épandage, comme le Chari et le Nil. Et il est certain en tout cas qu’il[80] n’en sort pas tout seul, sans aide extérieure. Lui aussi a été capturé, mais, par bonne fortune, il l’a été par un puissant torrent méditerranéen, le Nil Bleu.
C’est le fleuve abyssin. Il s’alimente par ses sources dans cet immense massif d’Abyssinie, déjà tropical, où l’altitude des sommets atteint 4.000 mètres. L’Abyssinie n’est pas seulement un admirable château d’eau, par la raideur de ses pentes, elle donne au Nil, que nous appelons Bleu, sa puissance érosive attestée par les troubles qu’il charrie. C’est le limon d’Abyssinie qui donne au Nil d’Égypte sa couleur rouge sang, si souvent célébrée, pendant la crue. On sait que le commencement de la crue est annoncé au Caire par les eaux vertes, dépourvues de limon, charriant les débris végétaux dont le Nil Blanc s’est chargé dans sa zone marécageuse d’épandage. C’est à Berber que le Nil reçoit la dernière contribution des plateaux abyssins, l’Atbara, petit frère du Nil Bleu. Entre Berber et la Méditerranée, la vallée du Nil a 2.300 kilomètres de développement. On n’imagine pas naturellement que l’élan donné au fleuve par les pentes d’Abyssinie soit suffisant pour lui faire franchir une pareille distance.
Il faut considérer la forme de la vallée, très simple, en droite ligne dans son ensemble ; elle est parallèle au grand effondrement de la mer Rouge ; enfin, elle est dissymétrique ; le flanc droit ou oriental de la vallée est constitué par la chaîne arabique,[81] une longue arête pitonnante jusqu’à 1.800, voire 2.000 mètres ; sur le flanc gauche ou occidental, le grand plateau libyque s’étend, dépourvu de tout relief saillant, d’une altitude constamment inférieure à 500 mètres. Il est évident qu’une pareille vallée dans sa structure générale n’est pas le résultat de l’érosion ; le fleuve ne l’a pas ouverte, il l’a suivie. Il y avait là un long sillon de la croûte terrestre, une ride en relation avec les grands mouvements orogéniques qui ont effondré la mer Rouge ; les géologues égyptiens l’ont quelquefois appelé un fjord. On connaît ce grand système de cassures qui commence dans l’hémisphère sud avec le fossé des grands lacs équatoriaux, et qui se laisse suivre jusqu’à la mer Morte et à la Cœlé-Syrie, en passant par la mer Rouge. Le « fjord » du Nil appartient évidemment à ce système. Et d’ailleurs la vallée du Nil tout entière, puisqu’il prend sa source dans le fossé des grands lacs. Il n’a pas fallu moins qu’un des plus grands accidents de la croûte terrestre pour produire ce prodige d’un fleuve traversant victorieusement le désert de bout en bout.
Cliché Gautier
Pl. IX. — Le Niger aux hautes eaux. Région de Tombouctou.
Le papillotement au premier plan à gauche est causé par les palettes du bateau à vapeur. A droite, dans les laisses d’inondation, un peu indistinct, du bétail.
Photo d’aviation
Pl. X. — L’oued Saoura a Kerzaz, entre le grand Erg et les rochers nus de la chaine d’Ougarta.
La palmeraie est dans le lit de l’Oued.
Ce grand système de cassures, d’effondrements et de surrections, qui court du fossé des grands lacs africains à la Cœlé-Syrie, n’est pas un trait extrêmement ancien de la face terrestre, du moins à la façon dont les géologues comptent le temps. Il est jalonné de volcans, dont quelques-uns ont conservé leur appareil tout frais ; il en est même qui sont encore en activité. La vallée même du Nil a les caractères[82] des vallées jeunes ; en Egypte, elle est coupée de cataractes célèbres, montrant que le fleuve n’a pas eu le temps de régulariser son lit.
Un examen plus attentif de la vallée apporte peut-être quelques précisions relatives sur l’époque où le régime actuel s’est établi.
Aujourd’hui la chaîne arabique nous apparaît sculptée d’ouadis, de vallées mortes, qui paraissent un équivalent exact des oueds quaternaires dans le Sahara Central. Aucun de ces ouadis ne franchit la vallée du Nil avec laquelle ils confluent sur la rive droite. Et ils n’ont aucun équivalent sur la rive gauche. C’est donc la vallée du Nil qui a soustrait au désert libyque égyptien le bénéfice des érosions quaternaires. Par son influence négative, par la barrière qu’elle a opposée à la pénétration des torrents acheminant les pluies des montagnes, la vallée du Nil est responsable du désert libyque.
Ces ouadis lorsqu’ils vivaient, à l’époque pluvieuse, n’ont pas pu manquer de contribuer puissamment le long de la vallée au travail de l’érosion. Ils ont aidé le Nil à la sculpter. Et, en effet, la vallée nilotique d’érosion, telle que nous l’avons actuellement sous les yeux, s’explique insuffisamment par le travail du fleuve actuel, si puissant qu’il soit resté.
Lorsque nous cherchons à comprendre le Nil, nous sommes donc conduits une fois de plus à prendre en considération cette période relativement pluvieuse qui a précédé la nôtre. Dans une certaine[83] mesure, le Nil est lui aussi, un oued quaternaire, mais il a parmi les autres l’originalité unique d’avoir survécu.
L’oued Saoura. — Les eaux tropicales ne sont pas les seules qui viennent apporter de la vie au Sahara. Il faut ajouter, dans le nord-ouest, les fleuves qui prennent leur source dans l’Atlas, tout particulièrement dans l’Atlas marocain dont les sommets avoisinent 4.000 mètres. Ceux-là sont une catégorie bien distincte. Et d’abord ils sont beaucoup moins puissants. L’Atlas, même marocain, n’est pas un château d’eau comparable aux massifs tropicaux, battus par les pluies équatoriales : le versant sud de l’Atlas, qui seul est à considérer, est lui-même très mal dégagé des influences désertiques. Les fleuves qui en sortent ne sont, dans aucune partie de leurs cours, autre chose que des oueds.
D’autre part, le Sahara Septentrional au sud de l’Atlas, n’est pas comme les confins du Soudan une plaine aux pentes indécises. Entraînés sur des pentes assez marquées, les oueds de l’Atlas pénètrent encore aujourd’hui, par leurs crues, très loin à l’intérieur du désert ; et pourtant ils y restent. Bien mieux que les fleuves équatoriaux, ils offrent l’occasion d’analyser la vie d’un cours d’eau désertique, sa lutte contre les influences contraires, son agonie et sa mort. Le Sahara marocain, dans sa partie centrale, alimente deux grands oueds sahariens, dont il n’y a presque rien à dire. Nous savons encore si[84] peu de chose sur le Sahara marocain. Ce sont l’oued Draa et l’oued Tafilalelt. Nous savons qu’ils alimentent chacun une très belle oasis à l’orée du désert, et nous n’en savons pas beaucoup plus long.
Comme type d’oued venu de l’Atlas il faut prendre l’oued Saoura. Le réseau de la Saoura articule le Sahara algérien, qui est bien connu, semé de postes français depuis un quart de siècle.
Malgré le voile de l’erg, le dessin général du réseau ressort nettement jusqu’au Touat : on voit avec une netteté parfaite tout ce grand chevelu de chenaux converger vers le point le plus bas, le fond de la cuvette, occupé aujourd’hui par la sebkha du Gourara. C’est une sebkha très allongée, sinueuse, bordée de hautes falaises, qui attestent des érosions puissantes. Dans sa prolongation on suit facilement le lit principal jusqu’aux oasis du Haut Touat.
Au delà, l’incertitude commence. Au large du Touat la dépression dans laquelle a dû s’écouler la Saoura quaternaire est occupée par l’erg Ech-Chech, un erg très dur, très aride, encore très mal connu, qui garde son secret.
Tout le réseau supérieur de la Saoura garde sa netteté admirable parce que la vie des oueds n’est pas complètement éteinte. Les pluies telles quelles qui tombent, si médiocres soient-elles, trouvent du moins pour leur écoulement un modelé aménagé par l’érosion quaternaire. Les chenaux sont à sec la plus grande partie du temps, mais il arrive une fois l’an peut-être, ou plus rarement encore, mais enfin il[85] arrive invariablement un jour ou l’autre, qu’ils soient suivis tout d’un coup par une crue formidable, qui les balaie et les entretient. Les chefs de détachement conduisant des troupes françaises dans le Sahara algérien ont pour instructions de ne jamais camper,[86] sous aucun prétexe, dans le lit d’un oued, si mort soit-il. Un orage tombé très loin, qu’on ne voit ni n’entend, peut y déclancher un mascaret qui arrive inopiné, sans prévenir et qui emporte tout. Il est arrivé ainsi, à maintes reprises, que des voyageurs se soient noyés au Sahara.
Le cœur du réseau est naturellement le point où les chenaux se sont le plus mal conservés. C’est, en effet, le fond de la cuvette où le colmatage des oueds quaternaires a pris le pas sur l’érosion. L’établissement du climat désertique a livré ces masses d’alluvions meubles au vent qui les a vannées et transposées en dunes. Là se trouve aujourd’hui ce que les Algériens appellent le grand erg occidental, ou encore l’erg du Gourara, et qui serait mieux nommé peut-être l’erg de la Saoura ; car il représente évidemment la décomposition centrale du vieux réseau.
La masse de l’erg ferme aujourd’hui à tous les oueds de l’Atlas l’accès de leur terminus ancien, la sebkha du Gourara. Elle le ferme du moins aux crues massives, d’eau courante superficielle. Pourtant de Timmimoun, capitale du Gourara, qui surplombe la sebkha du haut de la falaise, la sebkha n’apparaît ordinairement que comme une plaine terne, d’un brun rougeâtre. Or, certains jours, inopinément, on voit cette plaine se couvrir de taches blanches scintillant au soleil. C’est qu’il y a eu un orage dans l’Atlas ; la crue progressant dans un des chenaux (oueds Namous, Rarbi, Seggeur) a été arrêtée par les dunes ; mais l’eau acheminée sous le sable a fini par[87] atteindre la sebkha, au bout d’une semaine environ à ce qu’on estime ; elle y fait monter le sel en surface par capillarité, attestant ainsi que le vieux réseau n’est pas encore tout à fait mort.
Dans tout ce réseau, le chenal aujourd’hui le plus régulièrement vivant de beaucoup est le plus occidental. C’est lui seul à proprement parler qui porte le nom d’oued Saoura, que nous avons étendu au réseau pour la commodité de l’exposition.
L’oued Saoura actuel est le seul chenal du réseau qui prenne sa source dans l’Atlas marocain par son artère principale, l’oued Guir. Le Haut Atlas marocain, beaucoup plus élevé que l’Atlas saharien d’Algérie, est un château d’eau bien plus important. La Saoura est balayée par de grandes crues au moins une fois et souvent plusieurs fois par an. Et elle est balayée d’un bout à l’autre : des montagnes jusqu’à la zone d’épandage dans la région du Touat. Grâce au chenal de la Saoura, les neiges et les pluies de l’Atlas acheminent leur influence bienfaisante droit au cœur du désert, jusqu’à une profondeur de cinq ou six cents kilomètres. Ce serait un phénomène unique dans tout le Sahara si le Nil n’existait pas.
A une échelle très humble, la Saoura est un petit Nil : de tous les oueds périphériques au Sahara, c’est certainement le seul qui puisse lui être comparé, de très loin naturellement, pour la puissance de pénétration de ses crues au cœur du désert.
La Saoura finit, bien entendu, dans une zone d’épandage et cette zone d’épandage est très bien[88] connue. L’oued y débouche après avoir franchi les gorges de Foum-el-Kheneg taillées dans une arête de grès dur, à l’extrémité méridionale de la chaîne d’Ougarta. Et là, brusquement, la crue ne sait plus où aller, le delta d’épandage commence. Par une branche méridionale, très mal tracée, les crues les plus fortes continuent à progresser droit au sud et elles atteignent les oasis du Haut Touat. Ce sont elles assurément qui ont empoissonné de barbeaux les canaux d’irrigation dans ces oasis. Le phénomène est très rare, mais il a été observé plusieurs fois depuis l’occupation française. La branche septentrionale du delta est suivie par toutes les crues habituelles, et elle aboutit à une grande cuvette fermée, la sebkha de Timmoudi : terminus des crues. La sebkha de Timmoudi a un aspect très original, très différent de celui qu’offrent la plupart des sebkhas et des chotts et qu’on vient de décrire à propos de la sebkha du Gourara. Dans celle de Timmoudi, le sel se dépose à peu près pur, en assise de sel gemme, comparable à la couche de glace à la surface d’un lac du nord. Les variations de température font éclater la couche de sel, épaisse de plusieurs centimètres, en grandes dalles irrégulières, qui arrivent à chevaucher les unes sur les autres, comme les blocs de glace polaire. C’est qu’ici la crue n’arrive pas comme dans la sebkha du Gourara par infiltration souterraine ; elle arrive directement, totale et massive, pour s’étaler et s’évaporer. Ainsi finit la Saoura, et sa fin nous documente sur la façon dont se sont formées dans le passé d’autres[90] salines en bancs puissants : celle de Taoudéni, par exemple.
Fig. 6. — Cours terminal de la Saoura.
Au point où la chaîne d’Ougarta, à son extrémité sud, s’ennoie sous les alluvions anciennes, la Saoura finit en zone d’épandage. Après avoir franchi les gorges de Foum el Kheneg, elle se divise en deux branches deltaïques. Celle de droite aboutit à un lac salé (Sebkha de Timmundi). Par celle de gauche, des crues très rares atteignent les oasis du Touat.
Une autre particularité de la Saoura actuelle est la dissymétrie très curieuse de son chenal. A peu près d’un bout à l’autre, sur 300 kilomètres, l’épaulement occidental de la vallée est constitué par des lignes de collines rocheuses, calcaires en amont d’Igli, gréseuses en aval ; calcaires et grès sont du roc nu, décharné, balayé, vernissé ; c’est le désert de pierres. La rive gauche, au contraire, l’orientale, est longée régulièrement par le rebord du grand erg. La Saoura est le fossé limite auquel s’arrête exactement l’erg du Gourara sur toute sa bordure occidentale. Il y a là un fait très curieux, sur lequel il faut arrêter un instant l’attention. Le chenal de la Saoura est très bien marqué, pourtant c’est un simple fossé, profond de quelques dizaines de mètres aux points où il l’est le plus, parfaitement à sec 340 jours par an. Est-il possible qu’un obstacle aussi médiocre ait mis à lui tout seul une borne définitive à la progression du grand erg, à travers les âges ? Quand on y regarde de plus près on s’aperçoit que l’explication est autre.
La Saoura actuelle est constituée, sous son nom de Saoura, à la petite oasis d’Igli, par la réunion de ses deux artères de tête principales : d’une part, le Guir, qui est de beaucoup le plus important, et qui vient du Haut Atlas ; d’autre part, la Zousfana, qui vient de l’Atlas saharien. C’est avec la Zousfana que le bord du grand erg vient en contact d’abord. Une fois établi, ce contact durera pratiquement sans[91] interruption jusqu’à Foum-el-Kheneg ; il s’établit nettement à la petite oasis de Taghit, qui est dans le lit de la Zousfana. Dans cette oasis l’examen des conditions topographiques révèle le phénomène qui s’est produit. Tout le long de l’oasis, comme en amont, la Zousfana coule, bien entendu pendant ses crues, dans un chenal quaternaire ; c’est une vieille vallée bordée de terrasses, qui a évidemment un passé ancien. Les conditions changent brusquement à l’extrémité aval de la palmeraie, au petit village de Zaouïa Tahtania. Là on voit très nettement la vallée quaternaire s’enfoncer sous l’erg, à peu près droit au sud, suivant ce qui semble bien être en somme la pente générale du terrain dans une direction qui devait acheminer l’oued quaternaire vers le point de convergence du réseau, la sebkha du Gourara. L’oued actuel, à Zaouïa Tahtania, abandonne le vieux chenal, que l’accumulation des dunes a rendu impraticable. La crue se fraie un chemin sur la droite vers l’oued Guir et vers Igli, se glissant comme elle peut entre le bord de l’erg et la falaise calcaire. Dans toute cette partie inférieure de son cours la Zousfana est un oued sans vallée, presque sans chenal, une simple échappatoire des crues. Celles qui franchissent cet obstacle, et qui ne sont pas les plus nombreuses, vont tomber, en chenal suspendu, dans le Guir, qui est lui, derechef, une vieille vallée quaternaire bien nette.
Nous saisissons ici sur le fait la poussée vers l’ouest du grand erg, obstruant et désorganisant le[92] réseau quaternaire, et refoulant sur son bord externe le chenal des crues.
Les rapports du grand erg et de la Saoura sont bien loin d’avoir été étudiés partout dans le détail. On pourrait indiquer pourtant entre Igli et Foum-el-Kheneg un certain nombre de points où une analyse attentive décèlerait des phénomènes analogues à ceux qu’on observe entre Zaouïa Tahtania et Igli.
En réalité, la Saoura actuelle ne coule pas dans un chenal quaternaire, mais bien dans des tronçons de chenaux anciens, raccordés bout à bout tant bien que mal par des chenaux de fortune. Elle est le résultat d’une série de captures imposées par l’obstruction des dunes.
Si donc la Saoura actuelle sert de limite occidentale au grand erg ce n’est pas qu’elle l’arrête à la façon d’un fossé ; c’est même exactement le contraire ; elle a été repoussée par l’assaut irrésistible des dunes jusqu’à la position où nous la voyons. Elle borde l’erg parce que celui-ci force les crues à le contourner.
Notez que cette poussée vers l’ouest des dunes est en rapport évident avec le régime actuel des vents. Dans tout ce secteur du Sahara, où les stations météorologiques ne font pas défaut, il est parfaitement établi que le vent dominant est le nord-est ou le nord-est-est apparenté avec les vents étésiens de la Méditerranée et avec l’alizé de la zone sub-tropicale.
Notez encore que l’étude même sommaire du terrain[94] sur la bordure opposée du grand erg révèle des phénomènes inverses et corrélatifs. Le fond de la cuvette, celui où l’amas des alluvions était le plus favorable à l’alimentation de la dune, c’est la sebkha du Gourara. Elle est parfaitement libre de dunes. Il semble bien qu’elle ait perdu une tranche importante de ses alluvions primitives sous l’action du vent : les falaises de Timmimoun sont déchaussées, nettoyées et avivées ; le fond même de la sebkha est comme récuré ; à travers le manteau troué des alluvions, en grandes plaques chauves, on voit saillir le fond de vieilles roches primaires. Sur cette face, le grand erg a toute l’apparence d’avoir reculé à travers les âges, dans la mesure où il avançait sur la face opposée.
L’erg est immuable dans les limites de la vie et de la mémoire humaine. Mais il n’en est plus de même si nous envisageons le même grand erg du point de vue d’où les géologues mesurent le temps. Nous voyons alors l’erg se déplacer dans toute sa masse sous la poussée des vents dominants. Depuis la fin du quaternaire, c’est-à-dire depuis la fin d’une période géologique toute proche de nous, il est évident que l’erg du Gourara a notablement bougé ; tout entier, en bloc, il tend à remonter les pentes de sa cuvette vers l’ouest, refoulant la Saoura.
L’Oued Igharghar. — Les massifs montagneux du Sahara lui-même, ceux qui se dressent, à des altitudes considérables, au cœur même du désert,[95] sont naturellement eux aussi des lieux de sources, pour de grands oueds quaternaires, qui survivent plus ou moins dans des oueds modernes. Le Tibesti semble bien être le plus élevé de ces massifs. La mission Tilho évalue l’altitude de l’Emi Koussi à 3.400 ou 3.500 mètres ; c’est environ 500 mètres de plus que l’Ilaman, point culminant du Hoggar. La carte Tilho nous montre le Tibesti sculpté de vallées bien nettes qui divergent en auréole dans toutes les directions ; ils ont des trous d’eau pérennes puisque Tilho en a rapporté un crocodile. Mais les destinées ultérieures de ces oueds sont bien mal connues dans les cuvettes inexplorées qui entourent le massif.
L’Aïr est d’altitude plus humble. Le plus haut sommet ne dépasse guère 1.700 mètres. C’est pourtant un centre hydrographique important d’où divergent des vallées d’oueds. L’Aïr est le plus anciennement connu des massifs sahariens ; il a été vu par Barth et souvent revu depuis ; on en a des cartes relativement bonnes. Parmi les oueds de l’Aïr, les soudanais, ceux dont les vallées se dirigent vers le Niger, sont à peu près connus dans leurs lignes générales. Mais sur la face orientale de l’Aïr, les oueds proprement sahariens sont tout à fait inconnus.
En revanche nous sommes assez bien renseignés sur le Hoggar et sur les oueds qui en descendent. Encore faut-il distinguer. L’oued Tafassasset, avec un réseau puissant, n’est autre que la tête, aujourd’hui presque complètement desséchée, du Bas[96] Niger. L’oued Tamanrasset allait, semble-t-il, à l’époque quaternaire, rejoindre le Niger dans la cuvette de Taoudéni. Mais le Tafassasset et le Tamanrasset ne sont connus que très en gros ; on les entrevoit. On voit nettement, au contraire, l’oued Igharghar. Son réseau tout entier, mais surtout la moitié septentrionale, la zone d’épandage, est en plein Sahara algérien, dans une région qui sort déjà de l’âge des explorations, pour entrer dans celui des levés topographiques. Il est possible d’analyser l’Igharghar comme nous avons analysé l’oued Saoura.
L’oued quaternaire, ancêtre de l’Igharghar, se laisse reconstituer intégralement, de la source à la zone d’épandage, au rebours de la Saoura quaternaire, dont la zone d’épandage est encore inconnue. On mesure cet oued considérable, qui avait sa source sous le tropique et sa cuvette terminale près de Biskra ; un millier de kilomètres de développement à vol d’oiseau ; quelque chose d’intermédiaire comme longueur entre le Danube et le Rhin. Sa pente générale était accusée, puisqu’il avait sa tête à plus de 2.000 mètres d’altitude, et le fond de sa cuvette terminale au-dessous du niveau de la mer. Son réseau d’affluents était très développé, touffu, et il se déchiffre aisément encore aujourd’hui dans ses lignes générales entre les frontières de la Tripolitaine et l’arête centrale du Tadmaït. C’est probablement le plus beau fossile actuellement connu d’oued saharien.
Cliché d’aviation
Pl. XI. — Le plateau des dayas, au sud de Laghouat.
Au premier plan, tout près, une daya ressort nettement.
On distingue le ruissellement convergent, qui atteste la dépression légère.
Cliché du P. Savignac
Pl. XII. — Les bois ajourés des villes saintes (Djedda, Yambo).
[97]L’Igharghar coulait du sud au nord, du cœur du désert à sa périphérie, exactement au rebours de la Saoura ; au lieu de venir de l’Atlas, il y allait. Les conséquences de ce fait sont considérables.
Par sa masse et son altitude, le Hoggar attire les orages ; il reçoit des pluies moins rares que le désert environnant ; mais il demeure désertique ; il s’en faut de tout qu’il soit un château d’eau comparable à l’Atlas. Aussi n’y a-t-il rien dans le haut Igharghar moderne qui puisse se comparer à ces crues de la Saoura, régulières et puissantes, qui se concentrent dans un seul chenal et le balaient à la façon d’un mascaret, de bout en bout, jusqu’à 500 kilomètres des sources. Il n’est pas question assurément qu’une crue, si puissante qu’elle soit, partie du Hoggar, puisse cheminer jusqu’aux grands chotts au pied de l’Atlas, le long d’un chenal dont la continuité est immensément rompue. Ce n’est pas seulement irréel, c’est inimaginable.
Même dans le haut Igharghar, celui du Hoggar, encore qu’il manque des séries systématiques d’observations, il semble bien qu’il n’y ait plus de vie commune du réseau aboutissant à l’artère centrale. Chaque artère du réseau semble donc avoir sa vie propre, mais qui doit être assez active. Assurément, il n’y a pas au Hoggar de ruisseaux, mais il y a sûrement des trous d’eau pérennes, puisqu’il y a des poissons et assez gros : les mares les plus importantes se trouvent apparemment dans les oueds entaillés dans les plateaux gréseux, parce que la[98] nappe souterraine trouve dans les grès des conditions meilleures pour son accumulation et sa protection. En tout cas, c’est dans un oued du plateau gréseux, le Mihero, qu’on a trouvé le crocodile du Hoggar. C’est d’ailleurs dans des mares analogues du Tibesti que la mission Tilho a trouvé le même crocodile. L’identité de cette faune résiduelle souligne celle des conditions générales au Tibesti et au Hoggar, aussi bien dans le passé que dans le présent. Elle nous aide à asseoir la conviction que l’Igharghar est représentatif de toute une catégorie.
C’est la zone d’épandage de l’Igharghar qui est particulièrement intéressante. Elle est au pied de l’Aurès le massif le plus puissant et le mieux arrosé de l’Atlas saharien. Par surcroît, l’oued Djedi qui longe le pied de l’Atlas achemine à cette zone d’épandage tous les orages qui tombent dans la moitié orientale de l’Atlas saharien depuis Laghouat. Les alluvions de la cuvette emprisonnent donc des nappes d’eau puissantes, qui jaillissent en puits artésiens. Là, dans les oasis de l’oued R’ir et du Djerid, poussent les meilleures dattes de tout le Maghreb. Ce coin d’une si grande importance humaine, et qui touche l’Algérie, est desservi par un chemin de fer ; on commence à en avoir des cartes topographiques. Le modelé en apparaît nettement. La zone d’épandage de l’Igharghar se trouve être en somme mieux connue encore que son cours supérieur.
Quand on jette un coup d’œil sur un dessin général de l’Igharghar, on voit se révéler à la fois la cohésion[99] ancienne du réseau et sa dissociation actuelle. Il est aisé d’imaginer, de reconstituer par la pensée l’oued quaternaire, mais il faut le reconstituer ; il y a des coins pourris, des traits effacés. C’est naturellement le cœur du réseau qui a souffert, les points[100] de confluence, c’est-à-dire les zones de colmatage. A leur détriment, s’est développé le grand erg, qui a tout rongé, et qui donne bien sur la carte l’impression de ce qu’il est, une maladie, une sorte d’éléphantiasis de l’oued quaternaire.
Ces rapports entre l’erg oriental et l’Igharghar sont exactement les mêmes que ceux qu’on a constatés entre l’erg occidental et la Saoura. Et le parallélisme se laisse poursuivre. L’erg de l’Igharghar est désaxé par rapport à la zone d’épandage ; le fond du bassin, autour de Touggourt et d’Ouargla, est à peu près libre de dunes ; toute la masse de l’erg est refoulée sur la pente orientale et sud-orientale de la cuvette, jusqu’aux portes de Radamès ; on a l’impression que là aussi l’erg s’est déplacé, et le sens de ce déplacement apparent est bien celui du vent dominant. Ici, en effet, sous l’influence des Syrtes, les vents d’hiver s’infléchissent et soufflent du nord-ouest, presque de l’ouest.
Le dessèchement du Sahara. — Quand on regarde, sur le terrain ou simplement sur la carte, le lacis extraordinairement développé des oueds morts, squelettes en décomposition qui font un contraste évident avec la pauvreté des oueds vivants, il est impossible de passer sous silence le problème du dessèchement. Les géographes l’ont souvent posé à propos de régions très diverses de la planète. L’Asie intérieure a plus particulièrement attiré l’attention parce qu’elle est le point d’origine des[101] grandes migrations qui ont à plusieurs reprises bouleversé la face de l’Europe ; grandes migrations de nomades jaunes, Huns, Mongols, Turcs ; longues poussées venues de loin qui, par répercussion, ont peut-être déclanché les migrations des tribus germaniques. A l’origine de ces crises humaines, peut-on imaginer une crise climatique de dessèchement dans l’Asie intérieure ? Au Kalahari, Passarge a accumulé les preuves impressionnantes de dessèchements récent, voire actuel.
La question se pose à propos du Sahara pris dans son ensemble.
Ce n’est pas une question géologique. Il n’y a pas lieu de se demander si le climat de la planète depuis le quaternaire a subi une grande oscillation très vive dans le sens de la sécheresse. Le fait est évident, parfaitement incontesté. La question n’existe qu’au point de vue historique. Il s’agit de savoir si le dessèchement continue sous nos yeux, s’il y a une progression que la courte mémoire de l’humanité puisse mesurer. Cette question est encore à résoudre. Nulle part il ne lui a été fait une réponse décisive.
En ce qui concerne le Sahara, il faut distinguer. Par sa face méditerranéenne, il est associé aux plus anciens souvenirs de l’humanité civilisée. Nulle part sur la planète l’histoire ne remonte aussi loin dans le passé qu’en Égypte. Le Maghreb est en pleine lumière historique depuis deux millénaires, depuis Carthage. Les historiens et les géographes de l’antiquité nous décrivent un Sahara à peu près tel que nous le[102] voyons. Leurs descriptions, il est vrai, n’ont pas une précision scientifique. Mais bien des monuments de l’antiquité fournissent des données d’une exactitude plus grande. La région des Terres Sialines, dans le Sud tunisien, a été depuis l’occupation française le théâtre d’une expérience intéressante. Il y a un demi-siècle c’était une steppe couverte de meules romaines, qui témoignaient de l’abondance des pressoirs à huile dans l’antiquité. Sur la foi de ces documents archéologiques, la direction tunisienne de l’agriculture, sous la direction de Paul Bourde, n’a pas hésité à entreprendre la captation des sources et la plantation d’oliviers. En peu d’années, elle est arrivée à reconstituer, intégralement à ce qu’il semble, les olivettes romaines. Un pareil fait semble incompatible avec une détérioration sensible du climat depuis l’époque romaine. « La plupart des sources qui alimentaient des centres Romains, dit Gsell, existent encore... Leur débit a-t-il diminué depuis une quinzaine de siècles ?... de rares constatations permettent de croire qu’en divers lieux ce débit ne s’est pas modifié. »
Les historiens et les archéologues ne sont donc pas arrivés à la constatation d’un seul fait positif permettant de conclure avec certitude que le climat ait changé dans ces pays méditerranéens où l’histoire est née.
Cette conclusion négative est la seule actuellement possible, en ce qui concerne le climat proprement dit, la pluviosité. Mais s’agit-il du dessèchement[103] matériel du sol dans le Sahara, la question change de face. Il est évident que la quantité absolue des eaux superficielles sahariennes va constamment en se raréfiant. Cela résulte de ce que nous avons dit. Des fleuves soudanais comme le Niger ou le Chari, refoulés par l’épaisseur croissante de leur zone d’épandage, victimes de captures au profit de l’Océan, ont cessé d’irriguer le Sahara Méridional à des époques qui peuvent très bien avoir été historiques, et qui, en tout cas, ne peuvent pas être reculées indéfiniment dans le passé.
Au centre même du Sahara, dans la région du Hoggar, le botaniste Lavauden croit retrouver des évidences de dessèchement récent : et des fouilles archéologiques au tombeau de Tin Hinan tendraient à faire soupçonner une aggravation du climat désertique depuis le haut moyen âge.
Le processus même de la destruction des réseaux d’oueds quaternaires amène nécessairement un dessèchement du sol, comme le montre une analyse sommaire de ce processus.
Cycles d’érosion désertique. — Ce grand canal naturel d’irrigation qu’est une vallée quaternaire achemine dans certains cas, aussi longtemps qu’il subsiste, jusqu’au cœur du Sahara, des pluies lointaines, tombées hors du domaine désertique.
Mais les pluies mêmes, telles quelles, qui tombent au désert, n’y ont pas le même effet utile suivant qu’elles trouvent ou ne trouvent pas, pour les recueillir,[104] un réseau préexistant de vallées creusées par l’érosion de fleuves disparus. Quand aucun réseau d’oueds n’organise le drainage, sur des roches de perméabilité variable, souvent lente ou nulle, l’énorme masse d’eau que déverse un orage se trouve livrée par la stagnation, le ruissellement fragmentaire, court et désordonné, à l’évaporation intense et presqu’instantanée. Un réseau d’oueds concentre cette masse d’eau, et l’entraîne à vive allure jusqu’aux cuvettes alluvionnaires ; elle en imbibe les terrains meubles, et elle constitue dans leurs profondeurs des réserves durables. Au Sahara Occidental, où le réseau quaternaire est particulièrement développé, toute la végétation est concentrée le long des oueds, dans le chapelet de leurs cuvettes. Les mots oued et pâturage sont interchangeables dans le langage des nomades, dont ils sont la résidence habituelle. En beaucoup de points où les berges sont insensibles, l’oued ne se reconnaît plus qu’à la traînée de verdure qui jalonne à la surface de la plaine le passage du chenal souterrain. Souvent on ne voit qu’une cuvette, une dépression vaguement circulaire, seule tapissée de verdure au milieu du néant qui l’entoure. Les Arabes du Sahara lui donnent le nom de daya ; ce sont évidemment les « vleys » que Passarge nous décrit dans le désert de Kalahari. Notez qu’une pareille formation suppose a priori, sans dénégation possible, une circulation souterraine. Si l’eau séjournait dans la cuvette, elle y déposerait assurément du sel ; nous[105] aurions un chott, une sebkha, ce qu’on appelle en Amérique ou en Australie « salt-pan ». L’eau ne peut demeurer douce, utilisable pour les plantes, que s’il y a écoulement. Le lac Tchad est une immense daya.
Au pied de l’Atlas saharien, à peu près sous le méridien d’Alger, et au sud immédiat de Laghouat, il existe une région qu’on appelle plateau des dayas. Les cuvettes de verdure mettent seules de la vie dans l’aridité absolue du désert environnant ; ce sont de très belles dayas où se pressent de gros arbres, invariablement des pistachiers ; elles sont exiguës, et très éloignées l’une de l’autre, mais au total il y en a un très grand nombre, en semis irrégulier. Cette région si particulière fut, il y a trois quarts de siècle encore, l’habitat favori des autruches, que la frénésie sportive européenne a bien entendu fait disparaître.
Il n’est pas difficile d’expliquer le plateau des dayas. Le sol est extrêmement perméable jusqu’à une grande profondeur, il est constitué par la réunion en une seule masse puissante des cônes de déjection issus de l’Atlas pendant une immense durée de temps géologique. Le plateau lui-même, si dépourvu d’inclinaison qu’il paraisse à l’œil est un dos de terrain très accusé entre les deux grandes dépressions qui se creusent à l’est et à l’ouest, et qui sont sillonnées et organisées hydrographiquement par les réseaux de l’Igharghar et de la Saoura. Dans ce plateau de sol meuble, à pente indécise,[106] l’appel des dépressions voisines a déterminé les dayas. Chacune d’elles est un entonnoir du drainage souterrain, l’équivalent de ce qu’on appelle en France un aven, dans les chaînes balkaniques une doline ou un polje ; l’entonnoir est obstrué par un colmatage à travers lequel l’eau filtre lentement dans la profondeur du sol ; mais la forme même de la cuvette est probablement en relation avec des cavernes souterraines qui ont déterminé un fléchissement dans la croûte superficielle. En tout cas le rapport est évident avec le drainage organisé par les vieux fleuves quaternaires.
Ce rapport est évident partout dans le désert de pierres. Mais même dans les grandes dunes il y a un lien certain entre la végétation et les chenaux quaternaires enfouis sous le sable.
L’épiderme de la dune désertique est de sable parfaitement nu, un tapis blanc ou doré, enregistrant en empreintes nettes et éphémères les fantaisies du vent et le passage d’un animal. Il en est ainsi malgré la perméabilité du sable qui assure un abri immédiat à la totalité des eaux d’orage. Ces masses d’eau emmagasinées n’ont un effet utile dans l’erg que si le drainage souterrain les concentre en des coins privilégiés, qui deviennent des pâturages. Sur la rive droite de la Saoura, il existe deux petits ergs distincts, dont l’un s’appelle El-Atchan, l’erg de la soif, et l’autre, Er-Raoui, l’erg humide. Ce dernier seul est semé de puits et de pâturages. C’est que l’erg de la soif, clos dans une enceinte d’arêtes[107] rocheuses, est réduit à ses propres ressources d’humidité. L’erg humide s’allonge dans une vallée venue de loin et on retrouve çà et là des berges de l’oued enfoui sous l’empâtement des dunes.
Les deux grands ergs du Sahara algérien, l’occidental et l’oriental, offrent de grandes ressources en puits et en pâturages. Ils les doivent évidemment aux réseaux enfouis de la Saoura et de l’Igharghar. Le premier en particulier, le mieux connu, est sillonné de longues lignes de verdure, que les indigènes appellent des oueds, et ils ont probablement raison quoique les vallées restent indistinctes sous le vallonnement flou des dunes.
Ainsi le fleuve est bienfaisant longtemps après sa mort par le modelé d’érosion qu’il a gravé sur la face du désert. Mais ce modelé d’érosion fluviale n’est pas éternel ; non seulement un coup d’œil sur la carte permet d’en voir l’effacement et la décomposition, mais l’étude du terrain permet d’en analyser la désagrégation progressive. Le Sahara occidental est un champ clos où les actions éoliennes livrent au modelé fluvial un assaut éternel, dont on mesure les progrès.
Pour en rendre compte, il faut rappeler sommairement comment un fleuve construit sa vallée. Tantôt il la creuse dans de la roche dure. Mais ailleurs au contraire, il colmate les cuvettes, il fait un travail de remblai. La pente uniforme du thalweg est le résultat de ce double processus, inverse, suivant les secteurs, de creusement et de remblai. Après la[108] mort du fleuve, lorsque les actions éoliennes attaquent le modelé qu’il a créé, les parties de la vallée sculptées dans la roche dure offrent une longue résistance ; mais dans les secteurs colmatés, l’amas desséché des terrains meubles devient incomparablement plus vite la proie du vent qui tend à recreuser les cuvettes, et qui arrive à les nettoyer entièrement. Ainsi prend naissance un paysage déconcertant, où l’œil ne retrouve plus les lignes directrices. Les saillies chaotiques du squelette rocheux, décharnées de leur ennoyage d’alluvions, deviennent inintelligibles ; c’est un entrelacement confus de chicots et de falaises discontinues ; les Arabes du Sahara Occidental ont dans leur vocabulaire, pour désigner ce paysage, un mot assez expressif. Ils l’appellent chebka, ce qui signifie filet, lacis.
Imaginez maintenant ces actions prolongées non pas seulement pendant des siècles, mais pendant des âges géologiques. Le colmatage aura disparu grain à grain sur d’immenses étendues, laissant peut-être pour unique résidu un amas confus de cailloux, où la corrasion permet à peine de reconnaître la forme primitivement roulée. Le squelette rocheux lui-même, attaqué par les formes multiples de l’érosion désertique, se sera usé, émoussé, aura pris des formes nouvelles. Faites intervenir les mouvements de l’écorce terrestre, qui ne peuvent pas manquer, dans un si long intervalle de temps, d’avoir gondolé la surface sculpturale, et dont les[109] effets ne sont pas contrebalancés comme ils le sont dans nos climats par le travail régulier de l’érosion fluviale. Vous arrivez à un modelé comme celui du désert lybique égyptien. Partout où le serir ne couvre pas la surface de son cailloutis croulant, on a devant soi un plateau de roc nu et comme balayé, légèrement ondulé de dépressions légères en forme de vagues cuvettes, bossu d’excroissances subites aux pentes abruptes : la pénéplaine désertique typique, intégralement désolée, dépourvue de toute végétation naturelle. En certains points, et, par exemple, au voisinage des oasis, des falaises au dessin capricieux, qui ne semblent s’expliquer de façon tout à fait satisfaisante, ni par l’orogénie, ni par l’érosion fluviale, ni par l’érosion éolienne. Il faudrait peut-être combiner les trois explications dans une proportion actuellement indéterminable. Tout cela est l’aboutissement d’un passé désertique prodigieusement long, pendant lequel l’érosion éolienne a pris nettement le dessus, et a rendu indiscernables à la longue les effets de l’érosion fluviale. Le désert lybique égyptien nous montre l’aboutissement d’un travail, que nous voyons à ses débuts dans le Sahara Occidental, et plus particulièrement dans le Sahara français.
L’analyse des conditions dans le désert sablonneux conduit à des conclusions analogues. Le déblaiement par l’érosion éolienne des cuvettes colmatées éparpille au loin, hors du domaine désertique, les particules ténues, tout ce qui est argile. Le[110] sable déplacé, vanné, transposé en dunes, engorge les chenaux, empâte les accidents du terrain en les moulant grossièrement, et arrive à constituer la masse puissante des ergs. A la première étape du modelé désertique, celle où se trouve le Sahara algérien, l’erg a un lien étroit avec le réseau des oueds et il conserve dans la même mesure que lui une certaine vie.
Pas toujours cependant et pas partout. On a déjà cité l’erg de la soif voisin de l’erg humide. Le grand erg d’Iguidi au Sahara marocain est dans certaines de ses parties très hospitalier, semé de puits et de pâturages. Naturellement l’eau vient d’un oued enfoui, l’oued Tafilalelt peut-être.
Tout autre est le grand erg Ech-Chech. C’est de beaucoup le pire de tous les ergs algériens, et par conséquent, c’est aussi le plus mal connu. Les puits y sont rares, et tel d’entre eux Tni-Haïa est empoisonné de chlore. Il est, et il semble devenir tous les jours davantage un pôle répulsif de la vie. De mémoire d’homme les indigènes ont cessé d’y mener paître, et ils en ont oublié les chemins ; on ne trouve plus de guide pour l’erg Ech-Chech. C’est qu’aussi il recouvre, semble-t-il, le bas réseau de la Saoura, sa zone d’épandage. Dans ce bas réseau à pentes ralenties, où le colmatage quaternaire a pris nécessairement le pas sur l’érosion, il est naturel que la décomposition éolienne soit plus avancée.
Cette décomposition on ne peut qu’imaginer son processus. La masse et l’étendue de l’erg vont éternellement[111] s’accroissant. Un erg déterminé perd beaucoup de sa substance par ablation éolienne ; mais les grains de sable migrateurs vont la plupart du temps enrichir l’erg voisin. Cependant l’érosion éolienne affouille tous les jours de nouvelles couches d’alluvions et les transforme en dunes fraîches. Ainsi s’effacent ou s’engorgent tous les jours davantage les chenaux quaternaires ; le drainage devient de plus en plus difficile. L’épaisseur croissante des sables soustrait d’ailleurs elle aussi de plus en plus la nappe souterraine à l’utilisation par les végétaux et l’homme.
Il serait dangereux de vouloir trop préciser les détails de ce processus. Mais on en voit l’aboutissement au Sahara Oriental. Là se trouve la masse de dunes probablement la plus grandiose de la planète, le grand erg libyque. Il est plus inconnu que le pôle sud, mais on entrevoit ses dimensions générales, quelque chose comme douze cents kilomètres de long sur quatre ou cinq cents de large. Il est inconnu parce qu’il est impénétrable. Non seulement les explorateurs européens n’ont pas pu y entrer, mais c’est un domaine clos aux indigènes eux-mêmes. Avec quelques précautions qu’on doive parler de cet erg libyque, dont nous ne savons rigoureusement rien, il semble bien, par cela même, qu’il n’y ait rien de comparable à lui dans le Sahara Occidental.
Au voisinage du Nil, le désert lybique a un autre erg, très particulier lui aussi : Abou-Mohariq. C’est[112] une traînée de dunes, rectiligne et continue sur cinq degrés de latitude, et qui n’excède nulle part quelques kilomètres d’épaisseur. Les géologues égyptiens n’en ont pas fourni une explication sur laquelle ils soient d’accord. On ne voit pas un lien net, incontestable, avec le modelé ; il semble difficile de se soustraire à une explication purement éolienne : Abou-Mohariq marque-t-il la limite entre deux zones différentes de régime éolien, une sorte de frontière atmosphérique le long de laquelle le sable s’accumule ? C’est un menu détail soulignant l’originalité des deux moitiés du Sahara.
Le trait essentiel de cette originalité est assurément l’extrême aridité du désert libyque, incomparablement plus grande que celle du Sahara Occidental. Existe-t-il donc entre les deux une différence dans le climat proprement dit, la sécheresse de l’atmosphère, la pluviosité ? On n’a jamais rien noté de semblable. En revanche, les différences de modelé sautent aux yeux. La seule conclusion qui semble légitime c’est que le désert libyque est matériellement asséché par l’usure beaucoup plus avancée de son modelé ancien d’érosion fluviale. Il porte témoignage qu’un désert se dessèche progressivement par le simple effet matériel des influences désertiques, sans péjoration de son climat proprement dit.
L’étude du modelé d’érosion fluviale, dans les pays normalement draînés, s’est transformée le jour où on y a introduit la notion des cycles. On a appris à[113] distinguer par leurs formes les vallées jeunes, parvenues à la maturité, sénescentes. Il faudrait peut-être donner une base analogue à l’étude du modelé désertique. Il y a des déserts jeunes, comme le Sahara Occidental, et le désert lybique est un type admirable de désert sénescent.
Et quoiqu’il en soit des théories, le fait est patent. Dans la plus grande partie du Sahara Occidental, la conservation des réseaux quaternaires est encore très remarquable. Au désert libyque, il faut bien que ces réseaux aient existé jadis ; le serir n’est pas seul à l’attester ; les géologues égyptiens viennent de découvrir à l’oued Natroun, à Moghara, des deltas d’énormes rivières, avec de superbes fossiles pliocènes et miocènes. Mais le désert lybique n’a gardé aucune trace de ces vieilles érosions fluviales. Tout a disparu, effacé par le vent. La conséquence est l’extrême rareté ou l’absence totale au désert libyque de puits et de pâturages, d’eau superficielle.
On verra que ce fait est d’une immense portée humaine.
Chudeau (R.). Sahara Soudanais (dans Mission au Sahara. T. II). Paris, 1909.
Articles de Chudeau et de Hubert dans Annales de Géographie, XXI, XXV, XXVII.
Pellegrin (J.). Les vertébrés aquatiques du Sahara. C. R. Ac. Ss., 1911, p. 972 et A. F. A. S. Tunis, 1913, p. 346.
Tilho. Documents scientifiques de la mission. Paris, 1910.
Gautier (E.-F.). Article dans Geographical Review, january 1921. New-York. Id., juin 1926 (tombeau de Tin Hinan).
Lavauden. Sur la présence d’un cyprès dans les montagnes du Tassili. (C. R. Ac. Sc. 22 février 1926.)
OASIS ET TANEZROUFTS
Quand on a essayé d’analyser le rôle des eaux superficielles au Sahara, il reste à parler des nappes profondes. C’est une question différente et très importante.
Les eaux superficielles ont surtout une relation étroite avec les points d’eau et les pâturages, la vie des nomades. Certes, il y a des oasis, c’est-à-dire des cultures de sédentaires, alimentées par des rivières ou des nappes superficielles. L’oasis la plus splendide du Sahara et peut-être du monde est dans ce cas. C’est l’Egypte, qui est un don du Nil. Il semble que ce soit une exception éclatante quoiqu’elle ne soit pas isolée. Une grande partie des oasis sahariennes, la plus grande probablement, doit son origine à des eaux profondes, parfois thermales ; leur résurgence se produit, grâce à des failles ou sur la ligne de contact entre deux terrains géologiques. Les principaux groupes d’oasis sont des individualités distinctes, qu’il faudra examiner séparément. Leur totalité, si on pouvait en préciser[116] en chiffres la superficie, serait un pourcentage prodigieusement insignifiant, par rapport à la superficie du Sahara désertique. Mais enfin l’eau, jaillie inopinément de la profondeur, y ruisselle avec une abondance paradoxale ; elle alimente, sous les palmeraies touffues, des jardins de rêve qui semblent plus merveilleux encore par contraste avec les immensités mortes, à travers lesquelles on y parvient dans de longs jours de cheminement pénible et parfois terrible. La sensibilité humaine met derrière ce mot « oasis » quelque chose de paradisiaque. Il faut donc qu’il y ait dans les profondeurs de ce sol mort des réserves d’eau importantes.
Comment se sont-elles constituées ? Pour l’imaginer il faut essayer de se représenter l’immensité inconcevable des sols morts, comparable peut-être, toutes proportions gardées, aux espaces interplanétaires ou interastraux. Et il faut se rappeler qu’il n’y a pas de désert où il ne pleuve jamais. Ces orages sahariens, si rares qu’ils soient, apportent, chacun pour sa part, d’énormes quantités d’eau. De cette masse le ruissellement superficiel emporte une part, et l’évaporation une autre part ; mais une troisième, qui est sûrement importante, pénètre dans le sol. Sur la face du Sahara, les plateaux gréseux ou calcaires, les champs de lave, les regs et les serirs de terrain meuble, les dunes, couvrent des superficies immenses, la partie de beaucoup la plus grande probablement de la surface totale. Ce sont des terrains[117] perméables à des degrés divers. A travers leur épaisseur une partie des eaux pluviales filtre lentement vers les réserves profondes et en maintient l’existence.
Cette explication n’a pas suffi à Passarge. Il croit que ces réserves profondes datent, comme le réseau des oueds morts, de la dernière période géologique humide. L’eau qui gonfle les dattes des palmeraies serait de l’eau quaternaire, fossile, contemporaine de la vieille faune disparue dite « du Zambèze ». C’est une idée amusante, grandiose ; une hypothèse qui doit jouer le rôle suggestif de toutes les hypothèses dans toutes les sciences. Elle est actuellement incontrôlable, et elle a chance de le demeurer longtemps. Elle a le mérite de souligner l’importance du lien qui unit le passé au présent, et sans lequel il n’y a rien, dans les sciences de la nature, d’explicable et d’intelligible.
Les Tanezroufts. — Points d’eau, pâturages, oasis, sont répartis à la surface du Sahara avec une densité très inégale. D’immenses étendues en sont tout à fait dépourvues, et constituent des déserts dans le désert, des déserts maximum. Ces provinces mortes sont très redoutées des indigènes ; ils ont nettement conscience de leur individualité gênante et dangereuse ; ils ne manquent jamais de donner un nom spécial à chacune d’elles. Pour les désigner il n’existe pas de nom d’ensemble dont on sent[118] pourtant le besoin. Pourquoi ne pas adopter, en le généralisant, le nom de Tanezrouft qui appartient au vocabulaire Touareg, et qui désigne la partie tout à fait morte du Sahara algérien ?
Les Tanezroufts sont de nature très variée. Celui auquel les Touaregs donnent ce nom, et qui s’étend entre les sommets du Hoggar et le Soudan, n’est pas lui-même uniforme. Dans sa partie orientale, qui est la plus élevée, puisque son plan doucement incliné va de 600 à 1.000 mètres, l’aspect de vieille pénéplaine domine. On voit les arêtes usées et émoussées de roches plus ou moins cristallines percer le manteau mince des regs alluvionnaires. A mesure qu’on descend vers l’Ouest jusque vers Taoudéni, sous le méridien de Tombouctou, la pénéplaine disparaît sous le reg ; on ne voit plus que la plaine infinie, semée de gravier, sans une touffe d’herbe, sans une ondulation, sans une trace d’érosion ; un cercle d’horizon aussi régulier que celui de l’océan ; une uniformité implacable. La forme de Tanezrouft la plus oppressante peut-être et la plus redoutable. Elle est très répandue au désert libyque à l’est de l’erg libyque en particulier. C’est le reg, appelé ici le serir, qui s’étend inexorablement sur toute la distance immense entre la Cyrénaïque et l’oasis de Koufra.
Le Tanezrouft des Touaregs se prolonge à l’est vers la Tripolitaine, par son équivalent, le Tiniri qui ne lui ressemble pas. C’est ce que les Arabes appellent une hammada, un plateau de strates rocheuses[119] horizontales. Ici la roche est le grès, ces grès rougeâtres à patine foncée, presque noire, qui tiennent une si grande place au Sahara. Au Tiniri ces grès sont très vieux, dévoniens et siluriens. Dans des régions voisines, au Tassili, au Mouidir, ces mêmes grès sont hospitaliers à l’homme, semés de points d’eau, jalonnés de pâturages. C’est que au Tassili, au Mouidir, ces grès sont bousculés, dénivelés, gravés de longs canyons, crevés de cuvettes. Mais le Tiniri est d’une uniformité, d’une horizontalité implacable, presqu’aussi plat que le reg, aussi dépourvu de vallées que lui.
A l’autre extrémité du Sahara, sur la rive gauche du Haut Nil, le désert libyque sud oriental est une sorte de Tiniri. Ici les grès nubiens sont beaucoup plus jeunes géologiquement ; ils sont crétacés ; mais ils ont à peu près le même facies que les grès siluriens et dévoniens du Tiniri, ils offrent la même uniformité des horizons.
En tirant vers la Méditerranée, le désert libyque devient un plateau calcaire ; sa surface ou plutôt son épiderme se hérisse par place d’un lacis menu et serré d’arêtes coupantes, gravé par la corrasion, sur lequel la marche est un supplice et presque une impossibilité ; c’est une formation analogue à nos lapiez, produite par l’action combinée des pluies, si rares qu’elles soient, et de l’action éolienne. Les Egyptiens l’appellent kharafich, et c’est exactement ce que Sven Hedin décrit dans les déserts d’Asie intérieure sous le nom d’yardang. Mais, à des[120] détails de ce genre près, le plateau libyque, qu’il soit calcaire ou gréseux, conserve ses mêmes horizons et son caractère de Tanezrouft.
En d’autres points, ce sont les grandes régions des dunes qui ont ce caractère, les ergs. C’est surtout le cas de l’immense erg libyque, intégralement inhospitalier. Dans le Sahara Occidental au nord-ouest de Tombouctou, le Djouf est certainement une immense cuvette basse, comme semble l’indiquer son nom, qui signifie « le Ventre ». Si mal connu que soit ce Djouf redouté, on sait du moins que l’erg y tient une grande place.
On a déjà dit que l’erg Ech-Chech dans une région voisine, entre Taoudéni et la Saoura, encore qu’il reste à la rigueur accessible, est très inhospitalier. Ces formes de Tanezrouft, si diverses qu’elles soient, pourraient bien avoir un point commun. Ce sont peut-être de vieux déserts, plus arides que le reste parce qu’ils ont eu plus de temps pour se dessécher ; ils semblent bien avoir pour caractéristique commune un modelé désertique sénescent. Il faut pourtant se méfier de généralisations hâtives et de déductions mathématiques ; et il faut laisser une marge importante à la complexité infinie des phénomènes dans les sciences de la nature.
Quoiqu’il en soit, il faut essayer de rendre sensible à l’imagination les dimensions des Tanezroufts, et la puissance de l’obstacle qu’ils opposent à la vie. A vrai dire, toute vie en est bannie d’une façon absolue, on n’y séjourne pas, on y passe ; ils n’intéressent[121] l’humanité du désert que par les chemins qui les traversent.
Dans le Sahara Occidental, les Tanezroufts sont une gêne plutôt qu’un obstacle. Sur le sentier le plus fréquenté entre l’Algérie et le coude du Niger, le Tanezrouft se franchit entre les puits d’In Ziza et de Timissao. Il y a là 180 kilomètres sans eau et sans pâturages. La distance est à peu près la même entre le même Timissao et Silet, le premier point d’eau à la lisière des montagnes du Hoggar, quand on vient du sud. 180 kilomètres sans eau, c’est assez effrayant dans nos conceptions occidentales, mais ce n’est pas énorme pour des Sahariens entraînés.
Il est vrai que, plus à l’ouest, les communications directes sont presqu’impossibles entre le Bas Touat et Tombouctou. Ici le Tanezrouft s’élargit et acquiert toute sa puissance. Entre le puits d’Ouallen, le dernier du domaine algérien, et celui d’Achourat, le premier du Soudan, il y a 525 kilomètres à vol d’oiseau, tout à fait dépourvus de points d’eau permanents. C’est une route fermée en temps ordinaire. Dans les années pluvieuses pourtant elle devient accessible parce qu’elle est jalonnée de mares temporaires, bien connues et soigneusement repérées.
C’est dans le Sahara Oriental, au désert libyque, que les Tanezroufts sont un obstacle presqu’insurmontable. Il faut lire là-dessus le récit très vivant de Mrs Rosita Forbes qui est allée de Cyrénaïque à l’oasis de Koufra. Sur la route des caravanes, il y a[122] quelque 300 kilomètres entre le puits de Buttafal et les premiers points d’eau de Koufra ; sans un brin d’herbe et sans une goutte d’eau en tout temps. Les caravanes, qui fréquentent régulièrement cette route, mettent généralement sept jours à la parcourir. Elles ne voient partout qu’un reg uniforme sur lequel il faut se diriger aux étoiles, et les oasis aux deux bouts sont de dimensions médiocres ; on peut les manquer et les dépasser sans s’en apercevoir, si on commet une erreur de direction. Il semble bien que ce soit la route la plus redoutée du Sahara, au moins parmi les plus usuelles. Mrs Rosita Forbes en signale par ouï-dire une autre, rarement utilisée dans la même région, entre l’oasis de Koufra et l’oasis égyptienne de Farafra, à travers l’erg libyque. Elle n’a jamais été suivie par un Européen ; d’après les indigènes elle comporte douze jours de marche sans eau à travers des dunes difficiles d’un bout à l’autre.
Dans ces immensités mortes, l’imagination humaine paraît s’être représentée avec prédilection le danger du simoun. On décrit la caravane jetée à terre par l’orage et recouverte, noyée par les vagues mouvantes du sable ; c’est une conception littéraire, un orage de sable si impressionnant et si gênant qu’il soit, n’a jamais tué personne.
Parmi les dangers du désert, il faut faire une petite part à l’empoisonnement, ce qui est inattendu. L’eau des puits est parfois désagréable au goût, voire nauséabonde, elle est souvent purgative ;[123] mais dans des cas heureusement très rares, elle est si chargée de sels nocifs, surtout de chlore, que son ingestion peut entraîner la mort. Telle est l’eau de Tni-Haïa dans l’erg Ech-Chech, d’après Laperrine. Elle brûlait le linge et faisait enfler ceux qui en buvaient. Tous les officiers et soldats du détachement ont eu les mains et les pieds plus ou moins boursouflés ; l’œdème a duré trente jours chez un jeune soldat indigène. Le même Laperrine, dans le même erg Ech-Chech, a rencontré de l’eau tellement salpêtrée que ceux qui en burent eurent des vomissements de sang.
Ce danger-là, il est vrai, n’est à citer que pour mémoire, à titre de curiosité. Le grand danger du désert c’est la mort de soif. Elle n’est pas dans la réalité aussi terrible qu’on l’imaginerait. Chez l’agonisant de soif la conscience paraît disparaître longtemps avant la vie. Quelques méharistes indigènes, dit Laperrine, n’avaient plus d’eau depuis la veille au matin, et par un faux amour-propre de Sahariens, hantés par les légendes de tel ou tel pillard fameux qui restait des deux et trois jours sans boire comme son méhari, ils ne s’étaient pas plaints. Mais l’après-midi, les assoiffés s’évanouirent ; on les ranima en les faisant boire par petites gorgées, et en leur faisant des injections sous-cutanées de caféine. Nous avons là-dessus le témoignage de cet observateur excellent qu’était Barth ; il a été retrouvé agonisant de soif au Sahara tripolitain par ses compagnons qui le ranimèrent. Sa sensation[124] dominante était l’impuissance de bouger, une atonie à demi inconsciente. C’est la forme courante de la mort au Sahara. Ainsi a fini le général Laperrine à la suite d’une panne d’avion. Il n’est pas très rare de trouver au bord de ces sentiers sahariens, si peu passagers, des morts de soif, attendant depuis un mois ou deux l’aumône d’une sépulture, à demi-momifiés par l’air sec du désert. Mrs Rosita Forbes a vu sur la route de Koufra « un groupe de squelettes encore frais, restes évidents d’une caravane morte de soif ». Ceux qui meurent loin des sentiers ne sont jamais retrouvés et sont portés disparus.
Il faut se représenter l’emprise sur l’imagination humaine de ce danger éternellement présent. Songez au départ de la caravane qui s’engage sur une route où elle sait que tant d’autres avant elle ont trouvé la mort et qui s’entend faire des recommandations de ce genre : « Gardez l’étoile polaire bien en face de votre œil droit et marchez tout le jour jusqu’à ce que vous ayez repéré l’étoile du soir » avec ce conseil additionnel : « Surtout ne déviez pas trop à l’ouest, parce que vous iriez au diable. » Représentez-vous le cheminement interminable à travers le reg uniforme, jour après jour, lorsqu’on guette le mirage : parce que le mirage relève l’horizon et permettra peut-être d’apercevoir de plus loin un amer, donnant la direction. Songez à l’impression du voyageur lorsqu’il reste un demi-litre d’eau pour 17 personnes, que le guide a manifestement perdu la piste, et que les membres les moins[125] raisonnables de la caravane regardent ce guide de travers en caressant la crosse de leur fusil.
Les indigènes sahariens, dans ces moments critiques, savent le danger de l’émotion ; et ils le personnifient dans une de leurs légendes. Le désert a ses voix : les écarts brusques de la nuit au jour font parfois éclater avec bruit, ou crisser, les roches désertiques. C’est ainsi que, au dire des anciens, le colosse de Memnon saluait le jour, quand ses premiers rayons le frappaient. La dune aussi parle : certains jours dans certaines dunes, sous l’influence du vent, ou sous la simple pression d’un pas humain, il y a des ébranlements, des frémissements ; les milliards de grains de sable, frottant légèrement l’un contre l’autre font un ronflement étrange assez analogue à un roulement de tambour. Ces bruits mystérieux sont pour les indigènes l’éclat de rire d’un djinn, qu’ils appellent Roul, et qui est l’ange noir des voyageurs égarés. Lorsque le voyageur a perdu la piste, lorsque l’épuisement de la fatigue, l’atonie de la soif et l’angoisse du danger commencent à troubler son œil et à paralyser son cerveau, alors il croit entendre l’éclat de rire de Roul.
Les cartes et les monographies du Geological Survey d’Egypte.
Beadnell. Dakhla oasis. Cairo, 1901.
— Baharia oasis. Cairo, 1903.
— Farafra oasis. Cairo, 1901.
Fourtau. Vertébrés miocènes de l’Egypte. Cairo, 1920.
L’HISTOIRE DU SAHARA
Cliché Gautier
Pl. XIII. — Chameaux exportés d’Algérie en Egypte pendant la guerre.
Le quai est celui de Philippeville.
Cliché Gautier
Pl. XIV. — Colonnade du temple d’Hibis (vue en contrebas). Oasis de Kharga (ou Khargeh).
Kharga n’a pas de monuments plus anciens que le temple d’Hibis, construit par Darius, le conquérant perse. Les Perses, qui étaient des nomades, ont porté à la porte du désert un intérêt que les Pharaons sédentaires n’avaient pas ressenti.
L’INTRODUCTION DU CHAMEAU ET SES CONSÉQUENCES
Le Sahara, au point de vue humain, est l’antithèse des déserts américain du nord et australien, que l’immigration européenne a trouvés vierges. Il a toujours été le domaine de l’homme.
Grâce aux travaux encore partiellement inédits de Reygasse, nous avons désormais la certitude que des hommes quaternaires ont habité le Sahara. Ils y ont laissé des outils et des armes de pierre qui se laissent classer à des nuances près sous les rubriques classiques en Europe, Chelléens, Acheuléens, Moustériens, Solutréens. Il semblerait que les outils les plus archaïques se trouveraient de préférence dans les régions désolées. On rapporte, par exemple, de l’erg Ech-Chech, en grandes quantités, des coups de poing énormes et grossiers, qui rappellent nos formes paléolithiques. Au contraire, les fines pointes et les jolis outils néolithiques parsèment le sol dans des régions qui ont un rapport évident avec la vie actuelle. L’homme semble avoir assisté au long[130] processus de dessèchement qui a conduit du Sahara quaternaire au Sahara moderne.
Mais ceci est de la préhistoire, un peu nébuleuse. Touchant au domaine méditerranéen, mêlé à l’histoire d’Égypte, de Carthage, de l’empire Romain, de l’empire Arabe, le Sahara a lui-même une histoire qu’on entrevoit nettement dans ses grandes lignes.
Le fait capital, qui éclaire toute cette histoire désertique, est l’introduction du chameau, qui fut tardive. Le chameau, ou plus exactement le dromadaire, le chameau à une seule bosse, apparaît aujourd’hui si étroitement associé aux paysages sahariens qu’il en semble inséparable. Il y est pourtant un nouveau venu.
Dans le Sahara antique, celui de Carthage, et même de l’empire Romain, la place du chameau était tenue partiellement, au moins à la lisière nord du désert, par l’éléphant. Cela est paradoxal, mais certain. L’Atlas nourrissait des troupeaux d’éléphants sauvages, qui descendaient en hiver dans les cuvettes sahariennes humides, au pied de la chaîne. Les historiens nous montrent Asdrubal allant capturer des éléphants sauvages, pour recruter l’éléphanterie de Carthage, dans les cuvettes des grands chotts tunisiens et de l’oued Rir, où les palmeraies n’existaient pas encore. L’éléphant sauvage n’a disparu de l’Atlas que sous l’empire Romain, anéanti par les exigences économiques du marché romain qui voulait de l’ivoire, et par la furie de destruction propre à l’Européen de tous les temps.
[131]Ces éléphants étaient de petite taille, ils présentaient les caractères de dégénérescence de la faune résiduelle à laquelle ils appartenaient ; comme aujourd’hui encore le crocodile du Tassili et du Tibesti, les silures et les cobras de l’oued Igharghar. Assurément, ils étaient séparés depuis longtemps de leur patrie originelle, l’Afrique équatoriale ; les pistes du Sahara leur étaient fermées.
Sur ces pistes, dans la mesure où il les suivait, il semble que l’homme de ce temps-là ait utilisé le bœuf porteur ; on retrouve assez fréquemment le bœuf, avec une sorte de bât sur le dos, figuré dans les gravures rupestres. Aujourd’hui encore, le Sahara n’est pas fermé d’une façon absolue au bœuf zébu soudanais. Les Touaregs du Hoggar, qui font une navette éternelle entre leurs montagnes et le Niger, emmènent avec eux dans leurs déplacements quelques zébus. Bien entendu, toutes précautions prises : le zébu portant sur son dos l’eau et le fourrage qui lui sont nécessaires.
Les auteurs anciens nous représentent aussi dans quelques parties du Sahara, au Fezzan, des raids de chars de guerre, traînés par des chevaux, du même modèle apparemment que les chars pharaoniques figurés sur les monuments égyptiens.
Sur ces monuments, dans tous les millénaires de l’Égypte indépendante, le chameau n’apparaît jamais. Les égyptologues nous disent qu’il fut importé pour la première fois par la conquête persane, en 525 avant J.-C. Depuis ce temps-là, le chameau[132] joue un rôle en Égypte, tout particulièrement pour les communications entre le Nil et la mer Rouge. Mais il mit des siècles à pénétrer plus avant dans le Sahara Occidental ; et ce n’est pas surprenant si on considère combien l’Égypte est, au Sahara, un monde à part.
Très certainement, l’Afrique punique et romaine, au temps de Salluste et de Pline l’ancien, n’utilisait pas le chameau. Il apparaît d’abord en Tripolitaine, comme il est naturel, et il s’y trouvait par milliers de têtes au temps d’Ammien Marcellin. Dans l’Afrique byzantine, au temps de Procope et de Corippus, il jouait un rôle considérable, comme bête de somme et compagnon de guerre, exactement comme aujourd’hui. L’évolution est désormais accomplie.
L’introduction du chameau au Sahara Occidental a donc eu lieu pendant l’empire Romain et plus spécialement sur sa fin. Faut-il conclure qu’il y a entre les deux un simple lien chronologique, ou une relation de cause à effet ?
C’est la question du dessèchement progressif qui se pose ici de nouveau. A constater la substitution du chameau à l’éléphant on ne se soustrait pas au soupçon d’un changement dans le climat. Rien ne serait plus naturel. Indépendamment d’une diminution dans la pluviosité générale, il est certain que le désert se dessèche mécaniquement par la simple prolongation des conditions désertiques. Dans un pays comme le Sahara, une péjoration même légère peut entraîner des conséquences importantes, parce[133] qu’on est tout près de la limite au-dessous de laquelle toute vie devient impossible. Il serait absurde d’écarter a priori une hypothèse aussi normale que celle d’un dessèchement.
Ce n’est qu’une hypothèse pourtant, et elle n’est pas indispensable à l’intelligence des phénomènes observés. Les temps modernes où nous vivons ont vu depuis trois ou quatre siècles une immense transformation de la planète. Les nouveaux mondes en Amérique et en Océanie ont été submergés d’un coup sous nos yeux par l’immigration en masse d’une humanité et d’une faune nouvelle. A nous autres témoins du phénomène, il ne vient pas à l’idée de chercher à l’expliquer par une transformation dans le climat ; nous savons qu’il est purement historique. Dans un passé plus lointain, une réalité historique immense comme l’empire Romain est apparemment, à soi tout seul, de taille à expliquer une transformation dans le cheptel nord-africain. Songez à un homme comme Septime Sévère, né à Leptis Magna de Tripolitaine, nourri des traditions d’une race qui a toujours vécu du commerce transsaharien ; et rappelez-vous que cet Africain, ce Saharien, a tenu dans ses mains la direction militaire, politique, économique de l’empire Romain, de tout le monde méditerranéen.
Et quoiqu’il en soit de l’explication, le fait demeure. Le chameau apparaît dans l’ensemble du Sahara vers la fin de l’empire Romain. C’est le principe d’une transformation radicale ; il y a historiquement[134] deux Saharas : celui d’avant et celui d’après le chameau.
Nomades blancs et agriculteurs nègres. — Avant la venue du chameau, la population clairsemée du Sahara était plus ou moins de race noire. L’Égypte doit être mise à part, bien entendu, mais dans tout le Maghreb, Tripolitaine et domaine de l’Atlas, la race blanche berbère semble avoir occupé simplement les côtes. Les auteurs anciens unanimement attribuent le Sahara proprement dit aux « Æthyopiens ».
Le Fezzan, qui n’a pas changé de nom depuis l’antiquité (Phasania des auteurs grecs et latins), était le pays des Garamantes, dont le nom se retrouve dans celui de Djerma, une oasis du Fezzan. Duveyrier s’appuyant sur les anciens, sur les chroniqueurs arabes, et sur les traditions, établit que les Garamantes étaient des négroïdes apparentés aux Bornouans. Le Fezzan est resté un empire Soudanais, du genre de ceux que Barth a trouvés sur les bords du Tchad, jusqu’à une époque tardive, jusqu’à la conquête des Bédouins arabes.
Plus à l’ouest, les auteurs anciens, cités et commentés par Gsell, placent au pied de l’Atlas la frontière entre les Berbères et les Æthyopiens, exactement le long de l’oued Djedi, qui prend sa source vers Laghouat et qui aboutit dans la cuvette des grands chotts au sud immédiat de Biskra. Au témoignage des textes il faut joindre celui des armes et[135] des outils néolithiques, dont l’usage, dans ce coin reculé, s’est conservé certainement jusqu’à l’époque historique, et même à la rigueur n’a pas encore complètement disparu. Dans la cuvette des grands chotts, l’oued Rir, les dunes du Bas Igharghar, on trouve le sol parsemé des plus beaux produits de l’industrie néolithique, en nombre incroyable. Ce qui abonde surtout ce sont les pointes de flèches, d’une finesse et d’un travail admirables. Or les Berbères n’ont jamais utilisé l’arc et les flèches ; leur seule arme de jet a toujours été la sagaie. Là-dessus le témoignage des textes et des monuments anciens est unanime et irréfutable. A Tombouctou et dans la boucle du Niger, les Berbères Touaregs encore aujourd’hui lancent la sagaie au galop de leurs chevaux avec une adresse atavique. Dans l’histoire militaire des sultanats Berbères Maugrebins, quand on voit mentionné un corps d’archers, c’est une troupe de mercenaires asiatiques, et, par exemple, Chorasmiens. Au contraire, l’arc et la flèche sont l’armement national des Nigritiens. Dans l’Aïr, Foureau a eu tout de suite son attention attirée par les flèches Haoussas, une nouveauté pour qui vient du nord.
Au moyen-âge, les grands empires Nigritiens de l’ouest, ceux de Ghana, du Sonroï, du Manding jouent au Sahara un rôle important qui attire sur eux l’attention des chroniqueurs arabes. Pourtant des incidents comme la conquête de Tombouctou en 1591, par une armée Marocaine, soulignent la profondeur de la pénétration Berbère au Sahara.[136] La conquête française a trouvé toute la boucle du Niger entièrement dominée par les Touaregs, au point de vue politique, économique et même ethnique. Les capitales mêmes de deux des plus puissants empires Nigritiens, Ghana et Gao, se retrouvent, en ruines, dans la région de Tombouctou, à la lisière du Soudan et du Sahara. Les Berbères en ont éliminé non seulement l’influence, mais presque jusqu’à la population nigritienne.
Dans le dernier millénaire et demi, depuis les Haoussas qui ont semé leurs pointes de flèches dans la cuvette terminale de l’Igharghar, le sens général de la grande poussée est parfaitement clair. Les races blanches méditerranéennes n’ont pas cessé de refouler les nègres. La poussée a été moins violente et moins efficace dans le Sahara Oriental. Déjà dans l’Aïr, qui est, il est vrai, intermédiaire entre le Soudan et le Sahara, la conquête touarègue voile imparfaitement le fond demeuré Haoussa de la population. Le Tibesti qui se dresse en plein Sahara, un pendant du Hoggar, est tout entier entre les mains des Tibbous, Nigritiens incontestables. Ici, dans un coin plus reculé, dans l’angle mort à l’abri du désert libyque, un morceau de l’ancien Sahara nègre s’est conservé plus ou moins intact.
Certaines étapes de cette conquête progressive se laissent préciser historiquement. Les plus anciennes, et, par conséquent, les plus intéressantes, ont été révélées au Sahara algérien. Les belles oasis de l’oued Rir, si proches de l’Afrique romaine, et si[137] prospères aujourd’hui, n’ont jamais été signalées par les auteurs anciens ; on n’y trouve aucune trace archéologique de Rome. Evidemment elles lui sont postérieures. Les oasis du Gourara, un peu plus éloignées de l’Atlas, mais facilement accessibles, sont dans le même cas. Tout ce groupe des oasis qui constituent l’ossature du Sahara algérien est relativement récent.
Il a été fondé par des Berbères Zénètes, plus ou moins judaïsés, vers la fin de l’empire Romain. Ces Zénètes juifs se sont maintenus au Gourara et dans le Haut Touat jusqu’au XVIe siècle, dans leur capitale Tamentit ; ils y ont laissé des souvenirs encore vivants et des stèles funéraires en caractères hébraïques. On les a rattachés aux célèbres juiveries de Cyrénaïque qui ont donné de la tablature à l’empire Romain. Les traditions indigènes fixées dans les chroniques arabes ont conservé surtout le souvenir d’une grande immigration au VIe siècle, dans une année célèbre de la chronologie immédiatement préislamique, qu’on appelle « année de l’éléphant ». Ainsi en ce qui concerne le Gourara et le Haut Touat, c’est-à-dire la porte d’entrée du Sahara algérien, la date de la fondation des palmeraies est connue avec une certitude et une approximation suffisantes. Cela nous reporte précisément à la fin de l’Afrique romaine et à l’Afrique byzantine, c’est-à-dire au moment même où le chameau apparaît en grands troupeaux, pour la première fois, sur les confins sahariens de l’Afrique mineure ; et il est difficile de ne pas croire qu’il y a[138] un lien entre les deux phénomènes. Ces Zénètes dont le nom et le dialecte (Zenatiya) sont encore aujourd’hui étroitement associés au Gourara, étaient de grands nomades chameliers, qui ont joué depuis le haut moyen-âge un rôle énorme en Afrique mineure. Au rebours de tant d’autres tribus Berbères moins illustres, leur nom ne se retrouve jamais dans les auteurs anciens. Le Zénète apparaît à peu près en même temps que le chameau, probablement l’un portant l’autre.
La poussée venue du nord-est ne s’est propagée que lentement vers l’intérieur du Sahara. Dans le Bas Touat les procédés orientaux d’irrigation (les foggaras), c’est-à-dire les palmeraies telles qu’elles existent, remonteraient au IIIe siècle de l’hégire, à notre Xe siècle après J.-C. Une tribu soudanaise, apparentée au groupe Bambara et plus ou moins métissée de Berbères, a conservé la domination politique du Bas Touat jusque vers le XIVe siècle. La tradition indigène l’affirme, et les villages en ruines que la tradition rattache au nom des anciens maîtres sont encore là. Ils sont très différents des villages actuels, comme architecture et comme disposition ; beaucoup plus indépendants de la palmeraie.
Plus loin encore, vers le sud, au Tidikelt, les palmeraies les plus anciennes ne remontent pas au delà du XIIIe siècle après J.-C. et les plus récentes sont du XVIIIe siècle seulement.
Que la pénétration de la race blanche au Sahara, refoulant les nègres devant elle, ait été lente, progressive,[139] et qu’elle continue pour ainsi dire sous nos yeux, un autre fait intéressant et parfaitement incontestable nous le fait toucher du doigt à l’autre bout du Sahara, au désert libyque.
Le nom de Koufra signifie « la payenne » ; un nom singulier pour une oasis qui est aujourd’hui, dans les profondeurs impénétrables du désert libyque, la capitale du Senoussisme, c’est-à-dire le dernier réduit de l’Islam indépendant. L’origine de cette dénomination est historiquement connue. Elle date d’un siècle et demi, et elle commémore la victoire des musulmans sur les Tibbous, les négroïdes bien connus du Tibesti, dont Koufra était restée, jusqu’à une époque si voisine de nous, une citadelle avancée. Comme d’habitude, dans un pays où la vie n’est pas assez intense pour effacer les traces du passé, les ruines des villages Tibbous sont encore très visibles ; et les derniers aborigènes Tibbous sont encore là, dans une situation humiliée, et en nombre décroissant. Le cas est donc parfaitement net. Koufra est au désert libyque la dernière conquête de la race blanche vers la fin du XVIIIe siècle.
Tout cela se tient bien et c’est en parfait accord avec le témoignage d’instruments en pierre polie qui se rencontrent sur le sol en assez grande abondance au Sahara. Ce sont d’énormes rouleaux et de grands mortiers évasés, d’un type bien connu des archéologues et des préhistoriens, encore en usage au Soudan. Ils ont servi à écraser des grains et à les réduire en farine. Ces instruments se retrouvent[140] souvent loin des lieux aujourd’hui habités ; souvent aussi près des palmeraies, comme par exemple au Tidikelt où ils sont utilisés, à cause de leur forme allongée, comme stèles funéraires (chehed) dans les cimetières musulmans. Leur place dans la vie domestique a été prise par la petite meule tournante méditerranéenne. Et d’ailleurs les céréales n’ont plus qu’un rôle subordonné dans l’alimentation. Les dattes les ont en grande partie éliminées, l’appoint étant fourni chez les nomades par le laitage et la viande. Rouleaux et mortiers se rapportent évidemment à l’époque immédiatement antérieure, au Sahara nègre. Ils nous rendent sensible l’importance et la nature de la transformation accomplie. Ils nous font entrevoir un Sahara où la race blanche, le grand nomadisme chamelier et la palmeraie étroitement associés, n’avaient pas encore fait leur apparition.
Cette transformation immense a été naturellement lente et complexe. Il faut faire très grande la part des Arabes et de l’Islam. Mais tout le mouvement a été certainement déclanché par l’introduction du chameau, ce qui signifie la venue, la création ex nihilo, pour ainsi dire, de tribus nomades à grand rayon, turbulentes, guerrières et pillardes.
L’empire Romain s’est toujours désintéressé du Sahara. Son limes, sa frontière de colonisation est parfaitement connue. Elle laissait tout à fait en dehors non seulement le désert proprement dit, mais même la steppe des hauts plateaux. Et on ne voit pas que l’empire ait eu des difficultés militaires[141] pour protéger cette frontière. Les nègres du Sahara n’étaient pas des voisins redoutables. L’Afrique byzantine, au contraire, n’a pas pu garder le limes ; elle a trouvé au sud une situation entièrement modifiée et un voisinage autrement dangereux. L’introduction du chameau a été le grand bienfait de l’empire Romain dans l’Afrique du Nord, et il semble que ç’ait été en même temps le principe de sa chute. Il y a peut-être là une loi générale. Toute colonisation réussie tend à créer des conditions qui rendent sa continuation superflue et impossible. C’en est le but et en quelque sorte la justification morale.
Gsell (Stephane). Histoire ancienne de l’Afrique du Nord. Paris, Hachette. T. I, 1913 et Tomes suivants.
Gautier (E.-F.). Les siècles obscurs du Maghreb. Payot. 1927.
LES RÉGIONS DU SAHARA
Cliché Désiré
Pl. XV. — Un canyon du Mouydir (gorges de Takoumbaret), dans les grès siluriens (ou peut-être cambriens).
La stratification de cette formation est nettement horizontale.
Cliché de la collection G. B. M. Flamand
Pl. XVI. — Bétyles phéniciens (?) de Tabelbalet (entre R’adamès et In Salah).
Signification précise inconnue.
L’ÉGYPTE
Quand on vient à considérer, dans le détail, les régions diverses du Sahara, on est amené à commencer par l’Egypte. C’est assurément la partie du Sahara la mieux individualisée, un monde à part : et, d’ailleurs, au point de vue humain, ce vieux pays civilisé est le centre dont l’influence a rayonné sur tout le Sahara.
Il ne saurait être question, ici, d’étudier l’Egypte en elle-même. Sans doute, c’est une oasis, essentiellement ; mais, par son immensité, par son importance mondiale, elle est tellement à part dans la catégorie des oasis, qu’elle sort manifestement du cadre, au même titre que le Maghreb, ou le Soudan.
Ce qui nous intéresse, c’est l’extrémité orientale du Sahara, le désert égyptien ; les répercussions réciproques de l’Egypte et du désert, l’une sur l’autre, sont de grande conséquence.
Les côtes. — Le désert égyptien a des côtes très particulières. D’abord, par leur développement : il[146] a une façade maritime sur toute son étendue au nord et à l’est : au nord, sur huit degrés de longitude ; à l’est, sur huit degrés de latitude : le développement total ne doit pas être notablement inférieur à 2.000 kilomètres. Les mers qui baignent le désert égyptien sont la Méditerranée et la mer Rouge, les plus anciennement humaines, et les plus importantes aujourd’hui, et de tout temps, pour le commerce mondial. Ici, la Méditerranée orientale, celle des marines phénicienne et grecque, rejoint par la mer Rouge, les grands océans tropicaux ; une grande voie maritime met en communication les fourmilières humaines de l’Inde et de l’Extrême-Orient et le berceau de notre civilisation. Cette voie maritime, dès une haute antiquité, était sillonnée par un commerce actif. A la pointe sud occidentale de l’Arabie, les courtiers de ce commerce furent les Himyarites, ceux qui ont donné leur nom à la mer Rouge (himyar signifie rouge en arabe) ; c’est le peuple réel dont la reine de Saba, de l’histoire sainte, est le représentant à demi-légendaire ; ce furent les Phéniciens de l’Océan Indien, le pays de Poun (punique) des hiéroglyphes. Ce commerce Himyarite remonte au moins à trois mille ans avant le canal de Suez. Il n’y a peut-être pas, sur tout le globe, un point d’importance comparable dans le commerce planétaire.
Les côtes de la mer Rouge gardent, nettement, dans leur organisation de la vie humaine, des laisses de ce torrent commercial ininterrompu. Il y a là,[147] tout du long, une couche très mince d’humanité, nettement distincte des Bédouins de l’intérieur ; elle est comme un placage sur l’humanité désertique, un peu comme les bancs de coraux sur lesquels elle vit sont un placage sur les vieilles roches de l’intérieur. Les anciens donnaient à ces riverains de la mer Rouge le nom d’ichtyophages : les mangeurs de poissons ; un nom qu’ils ne portent plus, mais qu’ils continuent à mériter. Cela signifie qu’il y a disproportion entre les ressources alimentaires, à peu près nulles, d’un sol désertique, et les besoins d’une population relativement dense, groupée par l’attirance de la navigation et du commerce. Ces gens-là vivent de la mer, à qui ils appartiennent. Sur un sol où les sources d’eau potable sont d’une extrême rareté, cette population, artificiellement massée, a couvert la côte de citernes, dont les dispositions matérielles et l’organisation financière sont un chef-d’œuvre d’ingéniosité atavique. Ces citernes se retrouvent sur la côte méditerranéenne du désert égyptien, en Marmarique, et, par exemple, autour de Matrouh (Parœtonium). Ici, comme là, ces citernes, inconnues dans le reste du Sahara, portent le même témoignage : pour subvenir aux exigences d’une grande voie de navigation commerciale, et grâce aux ressources intellectuelles et pécuniaires qu’elle apporte, il a fallu, et on a pu, faire violence à la nature, créer de la vie au désert. Dans les ports de la mer Rouge, non seulement sur la côte asiatique, où le pèlerinage de la Mecque les a[148] maintenus en pleine prospérité, mais même sur certains points de la côte africaine, à Souakim, par exemple, l’architecture des maisons comporte une prodigalité inouïe de très beaux bois sculptés et ajourés, balcons, vérandas, moucharabiés, qui font un contraste extraordinaire avec la pauvreté végétale du pays ; ces bois sont importés, par mer, de contrées lointaines, et, par exemple, de Java. A eux tous seuls, ils suffiraient à éclairer le problème.
Les côtes égyptiennes de la mer Rouge, celles de la Marmarique, étaient semées dans l’antiquité de ports célèbres, Bérénice, Leucé Comé, Myos Hormos, Parœtonium ; dont les rares ports actuels, Koceir (Leucé Comé) ou Matrouh, sont de pauvres substituts. C’est que les gros tonnages et la vapeur ont tué les escales côtières. Mais ils ont eu pour conséquence l’ouverture du canal de Suez, qui est une ample compensation.
A l’autre extrémité du Sahara, le désert a bien une côte océanique très étendue. Mais cette côte fait face à l’Amérique lointaine, elle n’a jamais eu et elle n’a aucune relation commerciale avec le reste du globe. Au point de vue humain, c’est comme si elle n’existait pas : la grande masse du Sahara vit repliée sur soi-même, comme étrangère à la planète. Le privilège des côtes égyptiennes est unique.
La voie du Nil. — Une autre originalité unique du désert égyptien, c’est naturellement le Nil. Il a créé l’Egypte, non seulement comme facteur fertilisant,[149] mais encore comme grande voie de trafic et de communication à travers tout le désert. La question transsaharienne, si grave partout ailleurs, ne se pose pas ici : elle a été résolue par la nature.
Par cette magnifique voie vivante, la faune aquatique tropicale arrive jusqu’au delta : ici, les hippopotames et les crocodiles seraient encore méditerranéens, si l’homme l’avait permis.
Le long du Nil, l’Egypte a toujours eu ses communications largement ouvertes avec l’Afrique nègre, avec la Nubie, semée jusqu’à Méroë de monuments égyptiens ; et, plus particulièrement, avec l’Abyssinie, le royaume d’Axoum des anciens. Dans leur exposition trop exclusivement occidentale de l’histoire, nos manuels scolaires ne soulignent pas assez ce fait qui a été d’immense portée. L’empire Romain, suivant cette sorte de politique, que nous appelons aujourd’hui politique de protectorat, a converti le royaume d’Axoum au Christianisme ; nous dirions, aujourd’hui, qu’il y a importé la civilisation. Il l’a dirigé, financé, il lui a prêté, dans la mer Rouge, l’appui de sa flotte, et il l’a mis ainsi en état d’anéantir et de conquérir le royaume Himyarite, la pointe sud occidentale de l’Arabie. Du coup, la grande voie maritime de l’Inde et de l’Extrême-Orient s’est trouvée livrée, sans concurrence, aux entreprises commerciales des mercantis grecs de l’Egypte Romaine. Un triomphe d’impérialisme financier qui, à la longue, fut payé bien cher. L’Arabie, coupée de la mer, source antique de sa[150] prospérité, fut amenée de force, par la souffrance économique, à de nouvelles conceptions, et l’explosion de l’Islam se produisit, ébranlant le monde.
Chose curieuse, la vague islamique, en treize siècles, n’a jamais pu recouvrir l’Æthyopie, qui est restée chrétienne : tant le germe semé par l’Egypte romaine avait jeté de profondes racines.
Au XIXe siècle, c’est en remontant le Nil que l’exploration a remporté ses premiers grands succès africains ; parmi les problèmes de l’Afrique Centrale, celui des sources du Nil s’est posé et résolu d’abord.
Aujourd’hui, la vallée saharienne du Nil tout entière est ouverte au tourisme. Des services réguliers de bateaux à vapeur atteignent la seconde cataracte (Ouadi Halfa), avec une interruption à la première (Assouan). Le chemin de fer va jusqu’à Kartoum, au cœur du Soudan, au confluent du Nil Bleu et du Nil Blanc, qu’une autre voie ferrée rattache directement à Souakim sur la mer Rouge. Le problème du chemin de fer transsaharien est donc ici amplement et facilement résolu grâce au Nil. Le rêve d’avenir s’appelle le chemin de fer transcontinental du Cap au Caire.
Organisation du désert Égyptien. — Ces grandes voies de navigation maritime et fluviale, en se combinant, donnent au désert égyptien une organisation humaine, sur laquelle il faut insister. Un coup d’œil sur la carte, au premier abord, donne de la[151] forme générale de ce désert, une idée inexacte. On le voit limité, à l’est, par la mer Rouge, au nord, par la Méditerranée ; mais il faut de la réflexion pour s’apercevoir qu’il n’est pas moins limité, sur la face ouest, par les solitudes du désert et par l’erg libyque. Un erg pareil, le plus monstrueux et le plus inhumain de la planète, est un obstacle et une protection aussi efficaces qu’une mer ; il est plus difficile à passer. Les communications terrestres de l’Egypte avec le monde extérieur ne sont largement ouvertes qu’au sud, du côté de l’Afrique noire, qui n’est pas un voisin dangereux. Du côté de l’Asie redoutable, l’isthme de Suez est le seul chemin. Du côté de l’Afrique Septentrionale, la seule communication avec le monde remuant et guerrier des Berbères est l’étroit passage libre entre l’erg et la Méditerranée, gardé par la fameuse oasis de Jupiter Ammon, aujourd’hui Siouah ; le retentissement du nom dans l’antiquité souligne l’importance de cette porte unique de communication entre deux mondes. On pourrait dire l’isthme de Siouah, comme on dit l’isthme de Suez. Les deux se font pendant ; ils ont rendu difficile, à travers les siècles, non seulement une invasion étrangère, mais aussi, inversement, une expansion impérialiste de l’Egypte : ils l’isolent chez elle. Le désert égyptien est une sorte de péninsule ; il est sous cloche.
Dans ces limites, il faut garder présente à l’esprit la forme allongée de ce désert c’est un couloir, long d’environ 1.400 kilomètres, et dont la largeur[152] moyenne n’excède pas 400. Pour y circuler, l’Egyptien n’a pas seulement son fleuve qui coupe en deux le corridor, dans le sens de la longueur, il a, par surcroît, les deux mers bordières. En fait, il n’y a pas, dans le désert égyptien, de coin si reculé qui soit à plus de 200 kilomètres d’une base maritime ou fluviale. La proximité d’une base maritime, Souakim, permet aujourd’hui à l’Angleterre de maintenir sa domination sur le Soudan égyptien, alors qu’elle y a renoncé, officiellement du moins, sur l’Egypte. Pendant la grande guerre, l’étroitesse du désert égyptien a rendu de grands services à l’armée anglaise. Elle lui a donné, pour ses escadrilles d’automobiles, un champ suffisamment restreint autour des bases d’approvisionnement ; elle a permis à l’infanterie, appuyée sur des bouts de chemin de fer de fortune, d’exercer une action utile. A travers toute la durée de l’Egypte, mutatis mutandis, la charrerie et l’infanterie des Pharaons, la légion romaine, ont eu des facilités analogues. La disposition naturelle du désert égyptien en facilite la surveillance et la domination complète par les maîtres de la vallée. Il est évident qu’elle a un lien avec l’empire égyptien ; sa durée immense ; sa stabilité ; son unité à travers les millénaires ; l’évolution lentement progressive de ses institutions, où invasion ni révolution n’ont mis de coupure radicale.
Insignifiance des nomades. — Cette étroitesse du désert, combinée avec d’autres facteurs, a eu une[153] autre conséquence de grande importance. On a déjà dit le nécessaire sur la dissymétrie curieuse des deux bandes désertiques, séparées par la vallée du Nil. A l’est, le désert arabique est montagneux, gravé d’oueds morts, dont les réseaux fossiles sont encore parfaitement intelligibles. C’est ce que nous avons appelé un modelé désertique tout jeune, le début d’un cycle.
A l’ouest du Nil, le désert libyque, jusqu’aux premières dunes du grand erg, est assez exactement l’inverse. C’est un immense plateau uniforme, d’altitude très médiocre.
Il est impossible d’y retrouver les lignes générales d’un réseau fluvial quelconque. Ceux que les fleuves tertiaires avaient nécessairement gravés sur la face du désert libyque, ont été exposés pendant un temps démesurément long au climat désertique, qui les a brouillés et effacés. Les traces qui, sans doute, en subsistent encore, ne sont plus déchiffrables. Le désert libyque a ce que nous avons appelé un modelé sénescent.
Si on insiste derechef sur ce fait, c’est qu’il a une portée humaine considérable. On a vu que le drainage naturel des réseaux quaternaires intensifie l’effet utile de la circulation superficielle des eaux ; il a un lien étroit avec la distribution des points d’eau et des pâturages. Et, par conséquent, avec la vie des pasteurs nomades. A en juger par l’expérience du Sahara tout entier, et avec les réserves que suggère l’usage d’une formule exclusive pour[154] condenser la complexité des phénomènes naturels, il serait possible de poser cette règle : sans modelé désertique juvénile, c’est-à-dire sans réseau d’oueds fossiles, il n’y a pas de vie nomade. Les grandes tribus nomades ont besoin d’espaces immenses, et l’étroitesse des déserts égyptiens est déjà, pour elles, une condition défavorable. Le modelé sénescent du désert libyque aggrave beaucoup cette condition.
En tout cas, le fait est certain. Le désert égyptien n’a pas de nomades. Ou du moins il n’a pas de grandes tribus nomades, insaisissables, pillardes, puissantes par leurs instincts et leur entraînement guerrier, menace éternelle pour l’ordre public, aussi longtemps qu’on ne se résigne pas à leur en confier la garde. L’Egypte a ses Bédouins. C’est un vieux mot arabe, « Bedaoui », qui a été naturalisé dans toutes les langues européennes, à je ne sais quelle date. L’expédition de Bonaparte en Egypte aurait-elle été l’origine de cette naturalisation ? En tout cas, le sens que nous donnons à ce mot correspond à l’usage égyptien. Le mot Bédouin évoque pour nous l’idée d’une humanité subordonnée, une vermine humaine picaresque, l’armée roulante ; le sens péjoratif est indéniable. Il est curieux que le mot français Bédouin ait pratiquement disparu de l’usage en Algérie. On ne pourrait, sans grossier contre-sens, l’appliquer aux nomades algériens qui sont l’aristocratie indigène, « les fils de grande tente ». Mais en Egypte, notre mot Bédouin, avec sa nuance précise, correspond à la réalité. En Egypte[155] même, les Bédouins ne sont guère autre chose que les humbles âniers qui guident les touristes aux Pyramides. Dans le désert arabique, ce sont les paisibles caravaniers qui circulent entre le Nil et la mer Rouge. En Marmarique, les Bédouins Ouled-Ali relèvent déjà cette profession pacifique de caravaniers en y joignant celle de contrebandiers. C’est qu’ils communiquent librement dans l’ouest avec le Sahara des grands nomades Arabes et Berbères.
L’absence de grands nomades est soulignée dans l’histoire de l’Égypte par l’introduction tardive du chameau. Si près de l’Asie, en relations si faciles avec l’Arabie, patrie du dromadaire, l’Égypte Pharaonique ne le lui a pas emprunté. Pour qu’on le voie apparaître sur les bords du Nil, il a fallu une invasion étrangère, la conquête perse. Et même alors, et jusqu’à nos jours, le chameau ne semble pas avoir été franchement chez lui dans le désert égyptien. Pendant la grande guerre, le corps des méharistes anglais a dû recruter ses animaux dans tous les déserts du globe, depuis Tunis jusqu’à Bombay ; l’Egypte propre offrait pour le recrutement des mehara des ressources tout à fait insuffisantes, ou même à peu près nulles. Le modèle même de la selle a dû être importé du Soudan ; l’Égypte n’a pas, à proprement parler, de selle pour chameau, elle n’a que des bâts ou des succédanés du bât. Tout cela se tient. Il n’y a pas de grands nomades sans un cheptel camelin important, et la réciproque est vraie.
[156]Toute la vie politique et sociale de l’Orient, de l’Asie centrale à l’Atlantique saharien, est basée sur l’équilibre des nomades et des sédentaires, qui sont les deux moitiés de l’humanité. Entre ces deux éléments, si dissemblables de mœurs, et parfois de race, il y a collaboration quotidienne : c’est un ménage dont l’harmonie ne peut être établie que par la subordination de l’un à l’autre. En Egypte, à travers tous les millénaires, les sédentaires ont toujours tenu les nomades à leur merci. Ce n’est pas seulement parce que cette énorme oasis, qu’est l’Égypte, nourrit une masse puissante de sédentaires, groupés et organisés (une quinzaine de millions d’âmes au dernier recensement), c’est aussi parce que le désert égyptien, construit comme il l’est, ne peut pas nourrir de grandes tribus nomades, dont l’énergie eût suppléé à l’insuffisance numérique.
L’autre pôle de la civilisation orientale, la Chaldée, ne le cède pas à l’Égypte en importance de l’oasis, mais elle est entourée de toutes parts de déserts vivants, infectés de nomades, qui font contraste avec les déserts aseptisés, si on peut dire, de l’Égypte. Les montagnes et les hauts plateaux de l’Assyrie, de la Médie, de la Perse, les oueds du désert en Syrie et dans l’Arabie septentrionale, ont toujours été une réserve inépuisable de grandes tribus nomades. Chacune d’elles a dominé à son tour la grande oasis mésopotamienne, qui semble ne s’être jamais appartenue en propre. L’histoire de la Chaldée est aussi coupée, aussi hétérogène que l’histoire de l’Egypte est une.
[157]C’est que le pharaon a toujours été un empereur de sédentaires, et toute l’histoire de l’Égypte en porte l’empreinte. La Chaldée, dominée par les nomades, a une grande histoire militaire. Les armées assyriennes ont été la terreur du monde oriental. C’est la Chaldée seule qui a réalisé l’unité de ce monde oriental en un empire unique ; une première fois sous les Perses ; une seconde fois, et plus complètement encore, sous les Arabes. L’Égypte, dans cette voie, n’a jamais rien réalisé de complet ni de durable, même au temps de Sésostris. Les égyptologues ont retrouvé, et Maspero a joliment traduit ce que nous appellerions aujourd’hui un pamphlet antimilitariste, contemporain des Ramsès, et qui paraît traduire le sentiment profond de l’Égypte à toutes les époques. Aujourd’hui encore, c’est le Turc qui est le sabre de l’Islam, ce n’est certes pas l’Égyptien. En revanche, les historiens orientaux, Ibn Khaldoun, en particulier, ont le sentiment juste que les arts, l’industrie, la pensée, sont en Orient l’apanage des sédentaires. Il semble bien, en effet, que la civilisation ait à la Chaldée bien moins d’obligations qu’à l’Égypte. A mesure que nous connaissons mieux la civilisation égyptienne, nous y retrouvons plus nettement les racines de la nôtre. Le Caire est la métropole intellectuelle de l’Islam. Ce pays d’Égypte, si bien clos, si individualisé, paraît prédestiné à voir éclore en Orient la première ébauche de ce que nous appelons, en Occident, le sentiment national.
[158]Tout cela est un bloc et a un rapport étroit avec la forme et les particularités du désert égyptien.
Les oasis égyptiennes. — Dans le désert libyque égyptien, l’absence de tribus nomades est soulignée par l’existence d’oasis. Ce sont Kharga, Dakhla, Farafra Baharia. Ces oasis sont admirablement connues, à chacune d’elles le Geological Survey d’Égypte a consacré une belle monographie. Ces oasis ont d’ailleurs une très vieille notoriété : c’est à elles qu’Hérodote, grécisant un mot égyptien, a appliqué pour la première fois ce nom d’oasis, qui a fait fortune. Chacune d’elles est, en effet, l’oasis type, la tache de verdure perdue dans l’immensité du désert, comme un atoll dans l’immensité du Pacifique. Aucune ligne de verdure ne les relie, soit entre elles, soit à la vallée du Nil. Elles n’ont aucun rapport avec un oued quelconque, avec la circulation superficielle des eaux de pluie. Elles doivent leur existence à l’émergence locale de nappes aquifères profondes.
Un coup d’œil sur la carte géologique suffit à renseigner sur leur véritable nature. Chaque oasis coïncide avec l’affleurement de couches géologiques plus anciennes et plus profondes, à travers la couverture décapée de couches plus récentes. Kharga et Dakhla jalonnent le contact géologique entre les calcaires crétacés et les grès nubiens. Farafra est au contact des grès et argiles du crétacé supérieur avec les calcaires de l’éocène inférieur. Baharia est une boutonnière anticlinale à travers laquelle le[159] grès nubien sous-jacent crève toute l’épaisseur des couches éocrétacées et éocènes inférieures. Partout, le Geological Survey a constaté des mouvements du sol plus ou moins vifs, des plis, des diaclases, parfois accompagnés de venues éruptives. Les nappes d’eau, enfouies dans les profondeurs, et ainsi ramenées à la surface, y arrivent à l’état thermal : à Kharga et surtout à Dakhla, elles sont franchement chaudes ; à Dakhla elles ont 39° centigrades, et les indigènes, qui ne sont peut-être pas entièrement dignes de foi, gardent le souvenir d’un temps où on pouvait y faire cuire les œufs. A Farafra et Baharia, la température n’est pas aussi élevée ; mais le dégagement de gaz est si important que sa pression dans une bouteille fait sauter le bouchon. L’eau jaillit parfois en sources artésiennes, au sommet d’un petit monticule d’argile à centre cratériforme, qui a déjà frappé Hérodote. Plus souvent, à Dakhla surtout, il a fallu creuser jusqu’à la nappe des puits artésiens dont les sources ont évidemment donné l’idée. A Baharia et déjà même à Farafra, l’eau n’est plus jaillissante, elle coule de sources ordinaires, mais dans ce cas aussi l’homme est intervenu. Il a capté la source au moyen de longs aqueducs souterrains, qui sont exactement ce qu’on appelle des foggaras dans le Sahara algérien. Ces puits artésiens et ces foggaras sont de beaux travaux d’art. Les puits doivent être poussés à plusieurs dizaines de mètres de profondeur ; ils sont solidement boisés en acacia. Cette technique est sûrement très ancienne. Les habitants des oasis[160] étaient déjà des puisatiers célèbres au temps d’Olympiodore (VIe siècle après J.-C.). Il semble pourtant qu’il ne faudrait pas remonter très loin dans le passé. Les indigènes donnent à leurs vieux puits le nom de romains, ce qui, à soi tout seul, ne serait pas une preuve convaincante. Mais les archéologues leur donnent raison. A leur dire, le très beau travail des foggaras de Baharia appartient sûrement à la technique romaine. D’autre part, Farafra aurait été pour les anciens Egyptiens « le pays du bétail » ; ce qu’assurément il a cessé d’être ; pâturage et agriculture intensive, telle qu’elle est pratiquée sous les palmiers, semblent choses incompatibles. Nous saisirions donc ici sur le fait un phénomène très intéressant en concordance parfaite avec des constatations du même ordre au Sahara algérien. Le Sahara doit à l’empire Romain beaucoup plus qu’on ne le pense couramment. C’est lui qui paraît avoir déclanché la propagation à l’ouest du Nil du cheptel camelin et de la culture sous palmeraie, deux choses étroitement associées, parce que les coins perdus du désert ne peuvent être mis en valeur que s’ils sont rendus accessibles. Le problème des communications est inséparable du problème agricole.
Les oasis du désert libyque ont un nombre d’habitants insignifiant : Dakhla en a 17.000 ; Kharga 8.000 ; Baharia 6.000 ; Farafra 632 en tout et pour tout. Mais il ne faudrait pas mesurer leur importance au chiffre de leur population. Dans ce désert libyque, au modelé sénescent, les oasis sont les seuls points[161] d’eau ; ils jalonnent la seule route qui existe hors la vallée du Nil, et très loin d’elle, indépendante. Cette route unique à travers le désert libyque, dans le sens de la longueur, rejoint la vallée du Nil à Abydos, près de Thèbes, au point précis où aboutissent aussi, de l’autre côté, les grandes routes du désert arabique, celle de Koseir, celle de Myos Hormos, et même celle de Bérénice. Cette croisée des chemins désertiques a fait la Haute Egypte si distincte de la Basse. Les environs d’Abydos sont, en Égypte, le pays par excellence de la préhistoire ; c’est là qu’on a trouvé les vieux tombeaux antérieurs à la première dynastie. C’est là que s’est élevé Thèbes aux cent portes, la rivale historique de Memphis. Ammien Marcellin a recueilli une légende d’après laquelle les Carthaginois auraient pris Thèbes. Il faut entendre naturellement que le souvenir de raids berbères, sortant inopinément du désert, se serait défiguré confusément dans cette légende. C’est de Thèbes qu’est partie l’armée de Cambyse, pour tenter vainement la conquête du désert occidental. Le nom de Kharga signifie la porte de sortie. Les Perses, maîtres de l’Égypte, avec leurs instincts ataviques de nomades, se sont intéressés à cette « porte de sortie ». C’est à Kharga que Darius a fait élever le beau « temple d’Hibis ». La route des oasis a retrouvé sa valeur stratégique pendant la grande guerre. C’est elle qu’a empruntée l’attaque Senoussiste contre l’Égypte. Les Senoussistes s’infiltrant par Baharia et Farafra ont tenu Dakhla, et pendant longtemps le front a été[162] entre Dakhla d’une part, et d’autre part, Kharga, où le joli petit chemin de fer luxueux, construit en temps de paix pour les touristes, ravitaillait un détachement de l’armée anglaise. Dans l’Egypte des Pharaons, le dieu particulier de Thèbes était Ammon Rà, le Jupiter Ammon des Romains, le dieu à tête de bélier. De tout le Panthéon égyptien, c’est le seul qui se soit répandu au loin au Sahara, par la route des oasis. A l’autre bout de cette route, à l’orée du désert Maugrebin, se trouve l’oasis de Siouah, célèbre par son temple de Jupiter Ammon, dont elle a porté le nom pendant toute l’antiquité.
L’isthme de Siouah. — Siouah est la fin de l’Égypte et le commencement d’un autre Sahara. Là se trouve l’isthme libre de sable qui met en communication deux compartiments par ailleurs à peu près étanches. Deux routes l’utilisent. La plus fréquentée longe la mer, c’est celle que les géographes arabes ne manquent jamais de décrire ; la route côtière de la Marmarique, celle où les Ouled-Ali mènent une existence précaire de caravaniers et de contrebandiers. Elle est d’ailleurs aussi maritime que terrestre ; les rares points d’eau ont été, à travers les siècles, les aiguades et les abris du cabotage. Ce mince cordon de vie humaine, à la hauteur des dernières vagues, est le lien unique entre le Cherg et le Gharb, l’est et l’ouest, ces deux moitiés du monde musulman, dont tous les chroniqueurs arabes soulignent les différences profondes. Le long de cette voie, à[163] demi maritime, il est difficile de préciser le degré d’assistance mutuelle que se sont prêtée les caravanes et les bateaux. Beaucoup d’armées l’ont suivie depuis l’Islam ; les armées arabes successives allant à la conquête du Maghreb ; les armées Fatimides allant à la conquête de l’Egypte ; il est clair qu’elles ont requis pour leurs approvisionnements l’appui d’une flotte. Le Cherg et le Gharb sont si profondément séparés par le désert libyque, qu’à proprement parler ils communiquent par mer. Aussi bien, la colonisation orientale, par voie de mer, des Phéniciens et des Carthaginois, a précédé la conquête arabe de deux millénaires. Le seul port un peu important de toute cette côte était Parœthonium, aujourd’hui Matrouh, parce que c’est le port le plus rapproché de Siouah. C’est Siouah, l’oasis de Jupiter Ammon, qui est le grand nom, le centre historique. C’est là que les Pharaons à leur avènement venaient se faire diviniser ; et c’est là que, à leur exemple, Alexandre le Grand, leur successeur, a eu pour premier soin de venir se faire oindre fils d’Ammon par le grand prêtre. Il serait légitime de donner à l’isthme le nom de Siouah.
Nous n’avons pas encore sur Siouah de renseignements topographiques et géologiques détaillés. On voit seulement les grandes lignes. L’oasis est à la base du grand escarpement qui limite partout au sud la Marmarique. Cette très longue falaise continue est partout une ligne de contact géologique entre les couches miocènes de la Marmarique et les[164] couches éocènes. Apparemment, les sources sont alimentées par une nappe profonde, comme dans les oasis égyptiennes. La falaise escarpée court de Siouah jusqu’au delta, et son pied est jalonné de rares suintements. Ils n’alimentent aucune oasis, mais ils amènent, en quelques points, la formation de chotts. Le plus célèbre est l’Ouadi Natroun, à l’extrémité orientale, jouxtant le delta, et dont le natron est exploité. Un autre de ces chotts est celui de Moghara, avec un bon point d’eau, à mi-chemin à peu près entre Siouah et le Caire. Il y a là une route désertique difficile à suivre, et par conséquent, à surveiller, qui traverse le désert libyque dans sa largeur, doublant la voie maritime, et aboutissant directement à la capitale de la Basse Egypte. Siouah est bien le nœud de jonction de toutes les routes occidentales, la clef de l’Égypte.
Si mal connus que soient encore les habitants de Siouah, on sait du moins, avec certitude, que déjà ils ne parlent plus ni l’arabe ni le copte. Ils parlent un dialecte berbère : nous sommes là sur le seuil du Gharb, du monde barbaresque.
Outre les publications déjà citées du Geological Survey : Hume (W.-F.). Geology of the Eastern Desert. Cairo, 1907.
Schweinfurth (G.). Aufnahmen in der ostlichen Wuste. Berlin, 1900, 1902.
— Auf unbetretenen Wegen. Hambourg, 1922.
Fourtau (R.). La Marmarique (Bulletin Société khédiviale de géographie. Le Caire, 1907).
Gautier (E.-F.). Articles dans Annales de Géographie, XXVII et Revue de Paris, Ier janvier 1918.
LE SAHARA TIBBOU
La falaise escarpée de Siouah se continue à l’ouest par celle qui termine au sud la Cyrénaïque ; c’est toujours la même limite géologique ; elle est jalonnée d’autres oasis, Jeraboub, capitale du Senoussisme avec Koufra, Aoudjila, dont les palmeraies sont déjà mentionnées longuement par Hérodote. Aoudjila voisine déjà avec la grande Syrte de la côte Tripolitaine ; la grande route désertique d’Égypte au Maghreb passe par là. Mais au sud et au contact immédiat de cette route, s’étend la partie la plus effroyable du désert libyque, les solitudes à travers lesquelles Aoudjila et Djeraboub communiquent si péniblement avec Koufra. C’est toujours la cloison étanche et, à son abri, comme dans l’angle mort, à l’écart de la circulation générale, se trouve le Sahara des Tibbous. Ce sont les seuls Sahariens noirs qui aient conservé, jusqu’à nos jours, une existence nationale indépendante.
Parmi les conséquences de leur isolement, il a fallu compter naturellement les difficultés de l’exploration.[168] Barth et Rohlfs ont vainement essayé de pénétrer dans le Sahara tibbou. Nachtigall est le premier Européen qui y ait réussi ; son livre est resté pendant quarante ans le seul document sur la région ; et même il le reste encore dans une certaine mesure. Les troupes françaises du Soudan ont occupé le pays dans sa totalité ; la mission Tilho l’a étudié longuement ; mais les publications françaises retardées par la guerre sont encore incomplètes et fragmentaires ; naturellement les renseignements qu’elles apportent sont beaucoup plus précis et plus scientifiques ; la carte Tilho, en particulier, nous donne du Sahara tibbou une image tout à fait nette. Mais la description d’ensemble de Nachtigall reste encore indispensable pour l’intelligence du sujet. Les études françaises, d’ailleurs, en ont confirmé l’exactitude.
Le Tibesti. — Les Tibbous ont une citadelle qui était restée inexpugnable à travers les millénaires. C’est le Tibesti, l’un des deux massifs qui dominent tout le Sahara ; l’autre étant le Hoggar. D’après des mensurations qui semblent présenter de hautes garanties d’exactitudes, le Tibesti a le plus haut sommet du Sahara entier, 3.400 mètres. C’est l’Emi Koussi, un superbe volcan, dont Tilho nous a donné une carte détaillée, parfaitement conservé, comparable à l’Etna par ses dimensions et par son dessin général, couronné par une caldeira avec solfatares. Ce volcan récent, presqu’actuel, n’est nullement[170] isolé ; déjà Nachtigall avait vu un cratère, très régulier, au fond tapissé de natron. Tilho a vu et figuré d’autres cônes volcaniques. La « Source tonnante » de Soboro, fameuse parmi les Tibbous, est une source sulfureuse, où l’eau à 70° bouillonne avec explosions. Les roches éruptives se sont fait jour à travers un soubassement de roches cristallines recouvert sur d’énormes épaisseurs d’assises sédimentaires horizontales, où le silurien fossilifère est représenté par des grès. L’ensemble est un massif puissant, dont la forme générale est grossièrement triangulaire, chaque côté du triangle ayant un développement de 4 ou 500 kilomètres à vol d’oiseau ; la saillie est extrêmement brusque au-dessus des dépressions environnantes, dont l’altitude n’excède pas quelques centaines de mètres.
Le Tibesti appartient nettement au domaine saharien. Les plateaux de l’Ennedi (1.200 mètres) qui, après une interruption, prolongent le Tibesti au sud-est, appartiennent déjà à la steppe soudanaise ; mais le Tibesti lui-même est désertique, malgré son altitude ; c’est un monde lunaire de roches nues ; les pluies trop rares qu’il accroche au passage n’arrivent que bien rarement, dans des secteurs favorisés, à alimenter un ruisselet d’eau courante, d’ailleurs chargée de natron. Et pourtant le Tibesti, comme le Hoggar, est le lieu de divergence de grands oueds morts, dont les vallées ont profondément sculpté, en réseau assez serré, toutes les faces du massif. D’ailleurs, les géologues ont retrouvé de[171] la latérite qui n’a pu se former que sous un climat relativement humide, des ossements subfossiles d’éléphants ; la mission Tilho a rapporté du Tibesti un crocodile actuel de faune résiduelle, trouvé dans un trou d’eau, un frère du crocodile touareg. Au Tibesti, comme dans toutes les montagnes du Sahara, on retrouve dans la faune et dans le modelé les mêmes traces d’un climat plus humide, immédiatement antérieur au nôtre, quaternaire.
Dans ce cadre, vivent les Tibbous, en nombre naturellement infime. La mission Tilho l’évalue à une dizaine de mille âmes ; et dans tous les pays du monde, ces évaluations de la première heure, à vue de nez, se sont trouvées toujours supérieures aux résultats ultérieurs fournis par un recensement régulier. Mais les Tibbous sont, eux aussi, une faune résiduelle, et, à ce titre, infiniment intéressante.
Ils appartiennent à l’Afrique Noire, par la couleur de leur peau, par la famille à laquelle se rattache leur langue. Ils rentrent, plus ou moins, dans le groupe des Bornouans, des Kanouri, leurs voisins méridionaux. Parmi leurs armes nationales, ils ont le couteau de jet, qui est central africain.
Pourtant, ce ne sont pas de vrais nègres ; ils n’ont pas le type classique, les cheveux crépus, les lèvres épaisses, le nez épaté. Et, cependant, ils n’ont pas la variété d’une population métisse ; Nachtigall, au contraire, est frappé de leur homogénéité : c’est une race fixée au type net. Les caractères principaux sont une maigreur extrême, la ténuité des muscles,[172] qui n’exclut pas la vigueur, et surtout l’endurance, la sobriété extrême et la faculté de supporter des privations extraordinaires ; par-dessus tout, les Tibbous sont renommés chez tous leurs voisins par une agilité plus ou moins qu’humaine, quasi animale. Nachtigall croit reconnaître les Tibbous dans une tribu æthyopienne antique, voisine du Fezzan, simplement parce qu’Hérodote appelle ces Æthyopiens « les plus agiles des hommes ». L’agilité est le caractère ethnique essentiel des Tibbous. « En 1912, dit le capitaine Ballif, un Tibbou, venu piller en Aïr, reprit après la mort de ses camarades, seul, à pied, la route du Tibesti distant de plus de 1.000 kilomètres. Il n’emportait pour tout moyen de subsistance que la viande crue d’une chèvre qu’il avait tuée et la provision d’eau que put contenir la peau de cette chèvre... Il se portait à merveille malgré les fatigues d’un pareil voyage. » Il se pourrait bien, en effet, qu’un Berbère ou un Arabe fût incapable d’un pareil exploit. Evidemment, ce sont des noirs sahariens, façonnés, modifiés physiquement par le désert. Peut-être même aurait-on le droit de dire par un désert autre que l’actuel, où le chameau n’étant pas encore apparu, le problème des déplacements a pu imposer à l’organisme humain des modifications durables. En tout cas, les Tibbous semblent bien représenter le dernier reste de ce Sahara æthyopien que les auteurs anciens étendent jusqu’au pied de l’Atlas ; et il est légitime de l’imaginer à leur image.
[173]Le Borkou. — Les Tibbous ne sont pas exclusivement les montagnards du Tibesti. Ils habitent aussi le Borkou. C’est l’immense cuvette très basse, qui sépare le Tibesti du Tchad. Les diverses parties en sont, avec le Borkou proprement dit, le Bodelé, l’Egéi, le Bahr-el-Ghazal ; noms qui ont eu un certain retentissement à cause de la controverse soulevée par Nachtigall et qui a été close par Tilho. Les Pays-Bas du Tchad, comme les appelle Tilho, sont à une altitude notablement plus basse que le niveau du lac, à 200 mètres environ au-dessus du niveau de la mer, tandis que le Tchad est à 250. Cette cuvette est la zone commune d’épandage des oueds descendus du Tibesti au nord, et du Chari au sud. Les innombrables arêtes de poisson et les coquilles de mollusques, vues déjà par Nachtigall, ont été étudiées par la mission Tilho. Dans l’immense cuvette, mal et confusément dénivelée, il est parfaitement certain qu’à une époque récente, un grand lac marécageux s’est promené, dont le Tchad est le représentant actuel et le résidu. Il n’y a rien là que de très naturel ; des phénomènes analogues s’observent, comme on l’a dit, dans toutes les cuvettes des bassins fermés désertiques. A travers les terrains meubles, souvent sablonneux, plus ou moins perméables, qui tapissent la cuvette, le Tchad fuit et s’écoule souterrainement. Il est la partie visible, une sorte d’anévrisme, de la grande nappe souterraine, étalée ou ramifiée à travers tous les « Pays-Bas ». A considérer le climat, toute la dépression est désertique,[174] y compris le léger dos de terrain qui borde le Tchad sur sa rive nord et qui s’appelle le Kanem. Mais la nappe souterraine est presque partout présente en profondeur. Elle est aisément accessible dans tous les creux, et elle y alimente des pâturages de chameaux, ou des oasis. Les oasis sont particulièrement développées au Borkou : là se trouve Aïn Galaka, où Nachtigall a séjourné ; Faya, centre de commandement de l’occupation française et base d’opérations pour la mission Tilho. Nachtigall vante les dattes du Borkou.
Toute la cuvette entre le Tibesti et le Tchad est habitée par les Tibbous. Ils n’ont pas tout à fait le même type physique que les montagnards ; ils sont moins nettement individualisés, de race moins pure, plus négroïdes ; mais ce sont bien des Tibbous, et ils en parlent la langue. Naturellement, cette population désertique est très clairsemée. Nachtigall l’évalue à une dizaine de mille âmes et il est probablement au-dessus de la vérité. Depuis une date récente, le commencement du XIXe siècle, un nouvel élément ethnique est apparu au Borkou. Une tribu arabe, venue du nord, l’a envahi et s’y est fixée : ce sont les Ouled Sliman. Ils sont originaires de la grande Syrte, qu’ils ont quittée vers 1820 à la suite de démêlés avec les autorités turques. Il faut suivre, dans Nachtigall l’épopée extraordinaire des Ouled Sliman. Ils étaient en nombre infime, Nachtigall évalue leur force à cinq cents méharistes et cinq cents fantassins. Cette petite troupe a fait des miracles pendant trois quarts[175] de siècle de combats ininterrompus. Ils ont connu des défaites écrasantes, confinant à l’anéantissement ; ils s’en sont relevés avec une vitalité, une énergie indomptable ; ils ont semé autour d’eux la haine impuissante et la terreur, et ils ont gardé la domination. Il est intéressant de pouvoir analyser ainsi, dans un cas concret et contemporain, le rôle du grand nomade blanc, qui a changé depuis quinze cents ans la face du Sahara.
Koufra. — Tandis que le dernier réduit des noirs sahariens est ainsi attaqué au sud, une offensive parallèle se poursuit au nord, par des méthodes différentes. Elle a pour centre l’oasis de Koufra.
Ce groupe d’oasis a offert, à l’exploration européenne, les mêmes difficultés que le Tibesti. Rohlfs est le seul Européen qui l’ait vu dans tout le cours du XIXe siècle. La grande guerre y a mené le maréchal des logis Lapierre, dont la relation si courte qu’elle soit est très suggestive. En 1920-1921, Mrs Rosita Forbes, refaisant avec quelques variantes le voyage de Rohlfs, nous a donné de Koufra une description vivante. Hassanein bey a suivi ses traces et complété ses informations. Et c’est tout, il n’y a jamais eu ni occupation par des troupes européennes ni exploration véritablement scientifique. On voit pourtant les grandes lignes.
Le groupe d’oasis est important ; d’après ses dimensions, il doit être peuplé de quelques milliers d’âmes. L’eau y est abondante et à fleur de sol. Elle[176] s’étale en marais et en petits lacs et elle coule librement sans travaux d’art. Lapierre, qui a séjourné des mois, et qui venait du Sahara algérien, aurait vu les puits artésiens et les foggaras s’il en existait. C’est justement là le mystère : d’où peut bien venir cette eau ?
L’isolement de Koufra est extraordinaire ; c’est une situation qui n’a pas sa pareille dans tout le Sahara. Koufra est à peu près exactement au cœur mathématique du désert libyque. En quelque direction qu’on s’en éloigne, il faut franchir quatre ou cinq cents kilomètres de néant pour arriver à une région habitée. C’est précisément ce qui fait son importance. Koufra est la seule étape de la grande route de caravanes, très dure, mais très fréquentée, qui met en communication la Méditerranée et le Borkou, puis au delà du Borkou, le Ouadaï. Cette auréole de 500 kilomètres autour de Koufra est à peu près vierge d’explorations. C’est de beaucoup le blanc le plus étendu de toute la carte saharienne. Il faut se garder de conclusions prématurées. Pourtant, le voyage de Lapierre entre le Fezzan et Koufra nous révèle entre les deux points l’existence d’une route saharienne beaucoup plus accessible assurément que celle d’Aoudjila. Il y a un certain nombre de points d’eau, dont deux sont très beaux, Ouaou el Kebir et Ouaou en Namous. Les « trois grands lacs » d’Ouaou en Namous en particulier, dans une grande cuvette profonde de 280 mètres, ont vivement frappé Lapierre.
Photo d’aviation
Pl. XVII. — Oasis du Souf (région d’El Oued).
Au premier plan, le village. Plus loin, les palmeraies, groupées dans les entonnoirs de sable.
Cliché Gautier
Pl. XVIII. — Au Reggan (bas Touat). Puits d’aération des foggaras.
Chaque taupinière est l’orifice d’un puits. La ligne des puits jalonnant la foggara souterraine, court droit à la palmeraie, qu’on distingue à l’horizon, à gauche. Le bâtiment carré est le caravansérail des autos.
A gauche du portail la tache blanche quadrangulaire porte, au-dessous d’une flèche, l’inscription : Bourem 1200 kilomètres.
[177]On connaît mal la route entre Koufra et le Borkou, la région au nord du Tibesti est parfaitement inconnue. Il est évident que les vallées du massif doivent s’y prolonger plus ou moins et y alimenter une nappe souterraine. Koufra est dans un paysage de falaises et de garas, découpées par l’érosion dans le grès. Le contraste est vif avec la plaine sans fin du serir d’une monotonie désespérante à travers laquelle on arrive à Koufra par le nord. Lapierre a vu dans le sud immédiat de Koufra, une chaîne de montagnes qui serait, d’après les indigènes, un dernier éperon du Tibesti ?
En tout cas, Koufra est resté domaine Tibbou jusqu’à une époque voisine de nous, on le sait déjà. Non seulement à Koufra, mais aussi à Ouaou-el-Kebir, on voit encore, d’après Lapierre, les ruines de villages tibbous. La conquête arabe des Senoussistes est récente. Cette conquête militaire se poursuit et se prolonge par une pénétration pacifique. Les Arabes de Koufra sont une autre espèce d’hommes que les Ouled-Sliman, commerçants, lettrés, affinés, des intellectuels ; ce qui s’accorde très bien, en Orient, avec un fanatisme religieux exaspéré. Le Tibesti et le Borkou ne sont nullement fermés à leur influence. Ils y font du commerce et ils y ont des mosquées, ils y acquièrent des clients et des prosélytes.
Un autre groupe d’oasis serait aussi du domaine Tibbou. C’est le Kaouar, avec les salines de Bilma. Mais ici, nous sommes dans une région saharienne toute différente, très individualisée, le Fezzan.
Nachtigall. Sahara und Sudan. Berlin, 1879.
Tilho. Société de Géographie. T. XXXVI avec carte.
— C. R. Ac. Sc. Tome 168, p. 984, 1081, 1169 et 1236.
Pellegrin (J.). Poissons des Pays-Bays du Tchad. C. R. A. Sc., 19 janvier 1920.
Garde. Description géologique des régions du Tchad. Paris, 1911.
Rohlfs. Kufra.
Forbes (Mrs Rosita). Article dans Geographical Journal. Londres, LVII, 1921.
Articles divers dans Renseignements coloniaux publiés par le Comité de l’Afrique Française ; 1916, p. 173 ; 1917, p. 193 ; 1920 p. 69 ; 1921, p. 6 et 41, sur l’occupation française au Tibesti et sur Koufra.
Hassanein Bey, Through Kufra to Darfour, G. J . 1924.
LE FEZZAN
Le Tibesti et le Hoggar sont les deux grands massifs montagneux du Sahara ; ils sont de structure analogue, fraternels ; ce sont deux pendants. Mais ils sont séparés par une région profondément déprimée, une coupure large, nette et radicale.
A peu près sous le méridien qui les sépare, la côte méditerranéenne accuse son indentation la plus profonde : le golfe de la grande Syrte, entre Misrata et Ben Ghazi.
Le fond du golfe est de toute la côte le point le plus rapproché de beaucoup du Soudan. Sous ce méridien, la route du Soudan est raccourcie de plusieurs centaines de kilomètres. Un géologue, M. Bernet, qui nous a donné la plus récente étude d’ensemble sur la structure de la Tripolitaine, explique l’indentation de la grande Syrte par l’existence de deux grandes failles grossièrement orientées nord sud, qui l’encadrent de part et d’autre ; la faille de Misrata, si l’on veut, à l’ouest, et la faille de Ben Ghazi à l’est. La faille de l’ouest s’accompagne de[180] venues éruptives au voisinage de Sokna ; elle sectionne l’extrémité orientale du fameux Djebel-es-Soda, la montagne noire, mons Ater des anciens. Bernet estime que ces deux failles, ou ces deux systèmes de failles parallèles, mordent très loin dans l’intérieur du continent ; il a sans doute raison. Le long de ce double système de failles tout le centre du Sahara s’est effondré entre le Hoggar et le Tibesti. Sur le fond de cette dépression on retrouve des accidents d’orientation est-ouest, faisant une grossière croisée à angle droit avec les failles nord-sud. L’Haroudjd el Asouad tend à relier la montagne noire, extrémité du Djebel Tripolitain avec la falaise de Siouah. Plus au sud, des plateaux gréseux portent le nom de Toummo, au point où le sentier des caravanes les traverse. Ces plateaux étroits s’étendent du nord-ouest au sud-est et accusent une sorte de lien entre le Hoggar et le Tibesti. Mais la séparation reste profonde : le Tummo atteint à peine 700 mètres, et de part et d’autre d’immenses cuvettes se creusent, où le niveau oscille autour de 300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Vers ces cuvettes basses les deux énormes massifs qui les flanquent inclinent non seulement leurs pentes topographiques, mais aussi d’une façon très générale les assises puissantes de leur plateaux gréseux ou calcaires. Et, par conséquent, ils acheminent vers ces points bas une portion considérable de leurs réserves en eau : cette eau sourd avec une abondance remarquable pour le désert ; elle alimente des groupes et des chapelets[181] d’oasis. A ce chapelet de cuvettes basses et d’oasis qui coupe transversalement le Sahara tout entier sous le méridien de la grande syrte, on peut donner le nom général de Fezzan, qui appartient plus particulièrement au groupe d’oasis le plus puissant et le plus massé.
Ici donc, non seulement la distance totale entre la Méditerranée et le Soudan est considérablement réduite ; mais les oasis jalonnent aux caravanes une route facile. Le Fezzan est la voie de communication transsaharienne la plus importante historiquement après le Nil. Nous en sommes prévenus tout de suite par la persistance de noms géographiques depuis l’antiquité : mons Ater, Phazania, Djerma qui conserve le nom illustre des Garamantes ; et les événements qui expliquent cette persistance sont en pleine lumière historique. Les Syrtes étaient dans leur quasi totalité domaine carthaginois et il est clair que Carthage ne s’est pas désintéressée du commerce transsaharien ; Hérodote, cinq siècles avant J.-C., connaît la route du Fezzan. L’empire Romain, successeur de Carthage, a plus ou moins dominé la Phazania ; à différentes reprises, il y a envoyé des expéditions militaires ; l’histoire garde le souvenir de deux explorations romaines qui ont poussé par le Fezzan jusqu’aux pays des hippopotames. Rome a laissé quelques monuments archéologiques jusqu’à Garama (aujourd’hui Djerma), ancienne capitale du Fezzan.
Pline nous donne des renseignements détaillés sur[182] les deux routes qui menaient et qui mènent encore de la Tripolitaine au Fezzan. La plus longue et la plus facile, parce que semée de points d’eau, passe par Sokna, et le mons Ater. Les Romains, sous Vespasien, en 70 après J.-C., en découvrirent une autre occidentale, qui raccourcissait la route de dix jours, et qui était beaucoup plus dure. C’est la route de Tripoli à Mourzouk, suivie par Barth, qui traverse les solitudes de la Hammada-el-Homra. Tout cela est parfaitement précis. Ce pays dont la raison d’être depuis deux millénaires est d’être une voie de passage, a naturellement offert à l’exploration européenne ses premières facilités. C’est par le Fezzan que Barth a réussi le premier voyage scientifique transsaharien au Soudan Central. Après lui, Rohlfs, Duveyrier, Nachtigall ont été cordialement accueillis au Fezzan et y ont séjourné. C’est la partie la plus ouverte du Sahara ; le contraste avec le Tibesti ne saurait être plus complet.
Aujourd’hui pourtant le Fezzan reste somme toute assez mal connu. C’est que l’occupation italienne a été très brève, tout de suite interrompue par la guerre. Elle n’a pas eu le temps de conduire à des études précises de topographie et de géologie. Nous n’avons guère autre chose que les témoignages des explorateurs, nécessairement très lacunaires.
Fezzan proprement dit. — On voit assez nettement du moins le Fezzan proprement dit, le groupe très important d’oasis qui a eu pendant toute l’antiquité[183] Garama-Djerma pour capitale, et qui a aujourd’hui Mourzouk. La topographie générale ressort assez bien. Le lien est avec les dernières pentes du massif touareg. Le Fezzan proprement dit est dans les parties basses et au débouché de grandes vallées descendues de l’ouest : ouadi Chiati, Oued-ech-Chergui. Comme il est ordinaire dans les basses vallées quaternaires, les dunes ont pris un énorme développement. C’est l’erg Edeyen, un pendant assez exact des ergs algériens de l’Igharghar et de la Saoura ; c’est un erg humide, humain, habitable. L’eau s’y présente sous forme de lacs, non pas de lacs temporaires, de chotts, mais de lacs d’eau vive, parfois profonde, généralement saumâtre ou salée, mais parfois douce. Ils sont presque toujours entourés de palmiers. Le plus célèbre est le Bahar-ed-Doud, le « lac des vers » ; et son nom a un lien avec sa notoriété. Il nourrit une faune de larves qui éclosent en insectes diptères (Arthemia Oudneii) ; sous leur forme larvaire ils sont une ressource alimentaire pour les indigènes. L’erg de l’Igharghar a un lac de ce genre, cratériforme et profond, qui est évidemment un évent de nappe artésienne. Il est probable que les lacs du Fezzan ont une origine analogue. Duveyrier mentionne au Fezzan quelques puits artésiens et quelques foggaras ; manifestement ce sont des exceptions ; en général l’eau paraît se présenter à fleur de sol ou dans des puisards. Duveyrier figure, au-dessus d’un puisard, un appareil à élever l’eau, qui est assez monumental, qui[184] représente un progrès sérieux sur le chadouf des puits à bascule ordinaires, et qui sent sa vieille civilisation. Il est évident qu’ici, dans ce pays où l’eau sourd et s’étale à fleur de sol, le cultivateur a eu moins besoin de technique compliquée d’irrigation, quoiqu’il en eût à sa disposition.
Ce groupe d’oasis s’étale très largement. Au nord, il se relie presque à la Tripolitaine par Sokna ; au sud, il s’étend loin dans la direction de Toummo. Barth et après lui Duveyrier et Nachtigall en évaluent la population à 50.000 âmes, chiffre très approximatif. Nachtigall en vante l’excellence des dattes. Le capitaine italien Petragani, prisonnier au Fezzan pendant la grande guerre, a été frappé de sa décadence et de sa misère, dues à son état politique exclusivement : la population en serait tombée au chiffre approximatif de 12.000. Par l’abondance de l’eau à fleur de sol et le nombre des palmiers, le Fezzan a peut-être des rivaux sur la périphérie du Sahara, mais non pas dans la situation où il se trouve, au cœur du désert. C’est un cas unique.
Aussi paraît-il toujours avoir été réuni en un centre politique distinct, une sorte de petit empire. En mettant bout à bout les témoignages des auteurs anciens, ceux des chroniqueurs arabes, les traditions indigènes, Nachtigall arrive à reconstituer une histoire du Fezzan qui est satisfaisante dans l’ensemble. Les avatars de cette histoire accusent les influences successives du nord et du sud ; le Fezzan a changé de capitale suivant que ses maîtres avaient[185] leur lien d’origine avec la Méditerranée ou le Soudan. Mourzouk, la capitale actuelle, est d’hier, elle est turque. La Phazania des Garamantes, au temps de l’influence romaine, a eu pour capitale Djerma-Garama. Les dynasties d’origine berbère ou arabe ont eu pour centre Zouila. Une dynastie soudanaise, Bornouane, a laissé des traces profondes à Traghen, où les noms de lieux et de rues portent encore des noms empruntés à la langue Kanouri. Le mélange des sangs s’accuse dans le type ethnique, qui est extrêmement confus. On retrouve des Arabes, des Berbères, des Haoussas, des Tibbous, et toutes les nuances intermédiaires. La prédominance des peaux noires avait frappé Duveyrier, qui a échafaudé toute une théorie sur les Garamantes, qui, suivant lui, étaient incontestablement des noirs purs, propagateurs au Sahara d’une civilisation purement nigritienne. Cette théorie n’est pas absurde, si on n’en pousse pas trop loin les conséquences dans le détail. Nachtigall, en somme, semble s’y rallier avec prudence, puisqu’il reconnaît au type humain actuel, en moyenne, et dans la mesure où on peut le dégager, une certaine parenté avec le type tibbou. Cependant un pays situé comme le Fezzan n’a jamais pu, sans doute, même au temps lointain des Garamantes, se dégager des influences septentrionales. D’autre part, c’est essentiellement une région d’oasis : à l’ombre des palmiers, où la malaria sévit, la race blanche n’arrive pas à éliminer la noire.
[186]Le Kaouar et Bilma. — Au sud des monts Toummo, les oasis qui mettent le Fezzan en communication facile avec le Tchad ont une importance beaucoup plus humble que le Fezzan proprement dit. Les plus notoires sont celle du Kaouar, à cause de leurs salines qui portent le nom de Bilma. Le sel y est très pur, d’une fabrication traditionnelle très soignée, livré au commerce en pains compacts de transport facile. Ces salines situées sur la plus belle route caravanière du Sahara contribuent à son animation ; et la réciproque est vraie ; elles seraient moins prospères apparemment si elles se trouvaient ailleurs.
Le Kaouar est nettement Tibbou, comme d’ailleurs un certain nombre d’oasis du Fezzan méridional, Qatron par exemple.
Outre Nachtigall, déjà cité :
Barth (H.). Travels and discoveries in north and central Africa. London, 1852-1853.
Rohlfs. Quer durch Afrika.
Duveyrier. Exploration du Sahara. Paris, 1864.
Bernet (E.). Contribution à l’étude géologique de la Tripolitaine. Bull. Soc. Géol. Fr. 1912, p. 385.
Petragani. Quatre ans de captivité au Fezzan. (Renseignements coloniaux du Comité de l’Afrique Française, avril 1922.)
LE SAHARA TOUAREG
Tout le reste du Sahara, toute la partie occidentale au delà du Fezzan est un monde à part qui a de grands traits généraux communs. Il est tout entier dominé au nord par la chaîne de l’Atlas, à la vie de laquelle il est plus ou moins associé. Les grandes tribus nomades, Arabes et Berbères, qui habitent l’Atlas d’une part et le Sahara de l’autre, se sont prêté à travers l’histoire un appui mutuel. Ici le désert est en communication largement ouverte avec des steppes étendues, réservoir de races nomades méditerranéennes. D’autre part la structure même du Sahara Occidental, le grand développement des vallées quaternaires et, par conséquent, des pâturages, offre à la vie nomade des facilités d’expansion. Sur toute son étendue, jusqu’aux lisières du Soudan et même au-delà, le nomade domine sans difficulté le sédentaire et le tient étroitement assujetti. C’est une situation exactement inverse de celle qu’on a vue au Sahara égyptien. Parmi ces nomades, les Arabes jouent un rôle[188] important, mais limité à la périphérie : on les trouve au pied de l’Atlas saharien et en Maurétanie. Mais le cœur du Sahara Occidental appartient aux Berbères et particulièrement à la curieuse tribu des Touaregs. Pour la commodité de l’exposition et pour souligner un phénomène remarquable de géographie humaine on peut convenir de donner au Sahara Occidental le nom de Sahara touareg.
Son originalité tient à son altitude massive. Il est vrai que le sommet le plus élevé du Sahara est l’Emi Koussi du Tibesti, dans le Sahara Oriental. C’est que l’Emi Koussi est un volcan tout frais, intact. Les volcans du Sahara Occidental sont plus vieux, dégradés et usés. Mais le Tibesti par sa masse n’est pas comparable au puissant massif Touareg. Il se dresse isolément et brusquement au milieu de dépressions immenses, le Fezzan, le Borkou, le désert libyque. Ce sont les dépressions qui tiennent dans tout le Sahara Oriental de beaucoup la plus grande place. Dans le Sahara Occidental, ce sont au contraire les massifs en saillie.
Le nom de Hoggar (ou Ahaggar) s’applique au sommet du massif. Il y a là une sorte de plateforme érodée où les champs de laves tiennent une grande place, qui a 250 kilomètres de grand diamètre, où l’altitude se maintient partout supérieure à 2.000 mètres, et sur laquelle les volcans démantelés font saillie jusqu’au voisinage de 3.000 mètres. Cette plateforme s’appelle l’Atakor du Hoggar ; autour d’elle, l’altitude reste élevée, elle diminue[190] progressivement par des pentes insensibles à l’œil. Le Hoggar se prolonge au nord par d’autres massifs touaregs très étendus, où l’altitude se maintient largement au-dessus de 1.000 mètres : le Tassili, le Mouidir, l’Ahnet. Plus au nord encore, le Tinr’ert, les Matmatas, le Tadmaït, la chaîne d’Ougarta, en saillie accusée jusqu’à 700 mètres, vont rejoindre l’Atlas. Au sud du Hoggar, les massifs de l’Aïr (jusqu’à 1.700 mètres) et de l’Adrar des Iforas (un millier de mètres) établissent la liaison avec le Soudan. Du côté de l’Océan, la côte est dominée à distance par d’autres massifs, les Eglabs (700 mètres), l’Adrar de Mauritanie (500 mètres). Tout le Sahara Occidental est parsemé d’un hérissement de massifs puissants qui se continuent ou se touchent. S’il était possible de calculer en chiffres son altitude moyenne, elle s’avèrerait certainement bien supérieure à l’altitude moyenne du Sahara Oriental.
Ici comme là, la composition géologique est la même dans les grandes lignes, pénéplaines de vieilles roches, souvent recouvertes de plateaux gréseux ou calcaires. Mais ici tout cet ensemble a été soulevé, dénivelé, basculé, et des conditions nouvelles sont nées. C’est la partie du Sahara où les réseaux d’oueds quaternaires, encore reconnaissables et presque cohérents, couvrent de beaucoup les plus grands espaces. Le Sahara Occidental a conservé bien plus que l’autre un modelé désertique jeune ; nous avons dit que c’était une condition favorable à la diffusion des pâturages et par conséquent de la vie nomade.
[191]Le Sahara algérien. — Il faut mettre à part la partie du Sahara qui s’étend entre l’Algérie-Tunisie et le coude du Niger. Elle est de beaucoup la mieux connue, parce que, dans le dernier quart du siècle, elle a été militairement occupée ; et elle a d’ailleurs son originalité propre. Ici comme ailleurs, le nomade ne peut pas vivre sans l’appui que lui fournit l’oasis, et nous avons ici les oasis les mieux étudiées et les plus intéressantes de tout le Sahara peut-être, les oasis égyptiennes mises à part.
R’adamès et R’at. — Un petit groupe oriental d’oasis est d’affinités indécises : ce sont R’adamès et R’at. A considérer le réseau des oueds fossiles, elles appartiennent toutes les deux au bassin de l’Igharghar, et leurs liens avec le Sahara algérien ne sont pas niables. Mais, d’autre part, leurs liens avec le Sahara tripolitain ne le sont pas davantage. R’adamès et R’at jalonnent exactement la frontière politique, du côté tripolitain.
R’adamès est à la lisière orientale du grand erg de l’Igharghar ; dans le lit d’un oued qui descend du djebel Nefoussa, et qui, avant l’enfouissement sous les dunes, allait certainement rejoindre le Bas Igharghar. Les conditions géologiques ont été étudiées par Pervinquières. Nous savons par lui que l’eau de R’adamès est artésienne comme celle du Djerid et de l’oued R’ir, sur l’autre lisière tunisienne et algérienne du grand erg. Mais ce n’est pas de l’eau de puits, c’est une belle source naturelle à la disposition[192] de l’homme depuis toujours, sans recherche et sans effort.
Il y a là probablement une relation avec l’antiquité historique de R’adamès. Elle a été plus ou moins Carthaginoise et Romaine, sous son nom de Cydamus, aisément reconnaissable. On y a trouvé une inscription en caractères grecs et en langue inconnue ; une inscription latine qui mentionne la garnison romaine, un détachement de la IIIe légion Augusta. On y a trouvé aussi des ruines d’un caractère indécis, mais que Duveyrier rapproche d’autres ruines analogues à Garama-Djerma dans le Fezzan. Le même Duveyrier a été frappé de trouver en usage chez les R’adamésiens non seulement leur dialecte berbère propre et l’arabe, mais aussi le haoussa. Il a admiré leur esprit d’entreprise et leur organisation commerciale, attestant des relations régulières avec le Tchad et le Niger. Evidemment il y a là un legs du passé. En un lieu dit Tabelbalet, sur la lisière de l’erg, très loin dans le désert, presqu’à mi-chemin entre R’adamès et In Salah, on a trouvé un lot de pierres taillées en forme de pain de sucre, avec figuration grossière d’une face humaine, évoquant l’idée de bétyles phéniciens ; apparemment une trace de rayonnement carthaginois, avec R’adamès pour base. Il y a eu là évidemment un poste avancé du commerce méditerranéen à travers le Sahara.
R’at est très loin dans l’intérieur, sous le parallèle et non loin du Fezzan. Elle ne semble pas avoir de passé ; elle aurait gardé le souvenir de sa fondation[193] il y a quatre ou cinq siècles. Elle a des sources dont le caractère artésien est attesté par le voisinage de puits. R’at est d’ailleurs dans une vallée encaissée dans les plateaux gréseux touaregs, réservoir naturel de nappes aquifères ; au bas de leurs pentes, à 700 mètres d’altitude seulement. L’orientation de la vallée et celle des crêtes qui la longent sont nettement nord-sud. Le prolongement d’une ligne R’at-R’adamès passe exactement par la côte de la Tunisie sur la petite Syrte, c’est-à-dire par l’extrémité orientale de l’Atlas. Y a-t-il là un grand accident sub-méridien, une des failles le long desquelles le massif touareg s’effondre vers le Fezzan ? Et cet accident a-t-il un rapport avec l’émergence de nappes artésiennes dans les deux oasis ?
Cliché du service photographique du Gouvernement Général
Pl. XIX. — Oasis de Tolga, près Biskra ; un puits artésien.
Cliché Gautier
Pl. XX. — Une khottara (chadouf égyptien) dans l’oasis de Timmoudi, bas de l’oued Saoura.
R’at a ses relations naturelles avec le Fezzan dont elle est une sorte d’avancée. Pourtant elle est sous la domination des Touaregs Azgueurs du Tassili. Une route suivie par Barth la relie avec l’Aïr, c’est-à-dire avec le Niger, en utilisant les puits de l’oued Tafassasset. C’est la route directe de R’adamès au Niger.
Nous retrouvons ici la situation ambiguë des deux oasis sur la frontière de deux provinces.
Oasis algériennes. — Les oasis propres du Sahara algérien sont un autre monde ; elles ont des caractères communs. C’est d’abord d’avoir été beaucoup étudiées et d’être bien connues. Mais il y en a un autre : la rareté des sources, de l’eau aisément accessible.[194] Dans le domaine de la Saoura, non loin de l’Atlas, il y a quelques oasis alimentées par de belles sources d’eau courante, Tar’it, par exemple, et Beni-Abbès. A l’autre extrémité du Sahara algérien, près la frontière tunisienne, sur le bord septentrional du grand erg, les oasis du Souf sont une curiosité. On les désigne aussi sous le nom d’El Oued qui est le mot arabe. L’eau s’y trouve en nappe étendue à fleur de sol sous le sable. Chaque jardin est un entonnoir creusé dans le sable jusqu’à la nappe ; le travail du jardinier n’est pas d’irriguer ses cultures, qui ont de l’eau en abondance, mais de rejeter le sable qui les envahit par l’éboulement des parois.
Ce sont là des cas exceptionnels ; dans la grande majorité des oasis sud-algériennes, il a fallu de grands travaux, puits artésiens ou foggaras, pour aller chercher la nappe d’eau dans les profondeurs du sol. Les oasis sahariennes d’une façon générale semblent se diviser en deux catégories. Dans des provinces étendues, le Fezzan, le Borkou, voire même à Koufra, et naturellement dans la vallée du Nil, l’eau est à fleur de sol, à la disposition de l’homme. Les oasis égyptiennes du désert libyque, d’une part, et les oasis algériennes de l’autre, semblent être les seules provinces où un travail souterrain considérable a été nécessaire. Et malgré l’éloignement, le lien entre les deux n’est pas attesté seulement par la similitude des techniques, il l’est aussi historiquement. Duveyrier a dessiné à R’adamès un bas-relief dont l’inspiration égyptienne est évidente. Les indigènes[195] de l’oued R’ir attribuent l’origine de leurs puits artésiens à Doul Qorneïn, ce qui signifie le Bi-Cornu ; c’est le nom que le Coran donne à Alexandre le Grand, mais bien entendu à Alexandre considéré comme l’incarnation d’Ammon, le dieu à tête de bélier. Les auteurs anciens, Corippus, par exemple, signalent l’importance du culte du bélier chez les tribus sahariennes. A Tamentit (Touat) on a trouvé une idole de pierre à tête de bélier, qui a été publiée par Martin. En différents points de l’Atlas saharien (Figuig entre autres) des gravures rupestres représentent un bélier à tête surmontée du disque solaire flanqué d’urœus, qui est évidemment Ammon. Tout cela confirme ce que nous savons par ailleurs de Siouah, l’oasis de Jupiter Ammon, porte d’entrée au Sahara des influences égyptiennes.
Les oasis du Sahara algérien se divisent en deux groupes très nets : l’oriental qui est le domaine des puits artésiens ; l’occidental qui irrigue avec des foggaras.
A l’est, la vallée du Bas Igharghar est un immense synclinal très régulier, où toutes les couches ont une allure en fond de bateau, en cuiller, depuis le crétacé qui est à la base, jusqu’aux atterrissements épais qui le recouvrent. Les sources ne font pas complètement défaut : les indigènes leur donnent le nom de bahar, qui signifie littéralement la mer, mais qui s’applique couramment à toute eau vive et profonde. Les bahars sont de petits lacs souvent cratériformes et dont la profondeur peut être extraordinairement[196] grande pour leur superficie minuscule ; elle atteint trois ou quatre dizaines de mètres : ce sont des évents plus ou moins obstrués de la nappe profonde. Ils servent de refuge à une faune résiduelle tropicale de poissons dont le cat-fish est le représentant le plus volumineux. Les bahars, très rares et saumâtres, ne présentent pas aujourd’hui d’intérêt pratique. A l’origine, ils ont pu donner l’idée des puits artésiens, à eau jaillissante, qui alimentent en totalité les très belles oasis : celles du Djerid et du Nefzaoua en Tunisie, celles de l’oued R’ir et d’Ouargla en Algérie. L’occupation française est déjà ancienne ; ces oasis — éparpillées au pied de l’Atlas sont d’accès facile, le chemin de fer a été poussé jusqu’à Touggourt, capitale de l’oued R’ir et il ira bientôt jusqu’à Ouargla. Il va sans dire que les puits artésiens sont forés aujourd’hui par nos procédés européens. Mais les méthodes indigènes n’ont pas encore tout à fait disparu ; en tout cas elles sont bien connues. La comparaison avec l’Égypte est intéressante. Dans les oasis égyptiennes, d’après les descriptions du Geological Survey, les Européens ont trouvé entre les mains des puisatiers indigènes un outillage déjà évolué, et, par exemple, une longue tige métallique pour le forage de la dernière couche dure ; c’est que l’Égypte est le centre le plus intelligent et le plus civilisé de l’Orient. Dans les oasis algériennes, le puisatier, en dehors d’une pioche et d’un couffin, n’avait que ses mains nues, et il suppléait à la pauvreté de son outillage par des procédés à lui. Les[197] puisatiers étaient mieux qu’une corporation, une tribu, où on se transmettait de père en fils non seulement des traditions, mais un entraînement atavique, une adaptation de l’organisme. Ils pouvaient séjourner sous l’eau un nombre étonnant de minutes et supporter au fond du puits la pression d’une colonne d’eau extraordinairement épaisse ; ils acceptaient d’ailleurs avec l’héroïsme tranquille de l’accoutumance les aléas d’un métier redoutable. C’étaient eux, évidemment, et non pas leurs collègues évolués du désert libyque, qui avaient gardé intactes les traditions des vieux puisatiers égyptiens, admirés par Olympiodore.
Sous les palmiers irrigués par ces puits artésiens, et après un demi-siècle d’organisation française, vit une population officiellement recensée de 200.000 âmes environ. Ils cueillent et ils exportent au loin la meilleure datte peut-être de la planète, la fameuse « deglat nour », un fruit de luxe, dont la seule existence suppose une longue sélection, des traditions antiques de jardinage, une vieille civilisation.
Les oasis orientales sont plus ou moins groupées au fond de la cuvette, au pied de l’Atlas ; l’oasis la plus méridionale qui est Ouargla n’en est pas éloignée de plus de 300 kilomètres. Tout autre est la distribution des oasis occidentales. Au lieu d’être groupées, elles sont alignées à la queue leu-leu en ruban immense, entre l’Atlas saharien de Figuig sur la frontière marocaine d’une part, et l’oasis d’In[198] Salah d’autre part. Ce ruban de verdure, extrêmement simple et mince, a 1.200 kilomètres de long : c’est une « rue de palmiers », comme disent les auteurs arabes ; elle est si longue, disent ces mêmes auteurs avec quelque exagération orientale, qu’une chamelle de caravane saillie à un bout aurait le temps de mettre bas avant d’arriver à l’autre ; elle conduit sans interruption de l’Atlas au cœur du Sahara, au pied du Hoggar. La « rue de palmiers » se divise en secteurs, dont voici la succession du nord au sud : oasis de la Saoura, Gourara, Haut et Bas Touat, Tidikelt. Mais toutes ces oasis sans exception ont un caractère commun : elles jalonnent régulièrement une limite géologique entre la pénéplaine de vieilles roches d’une part, et d’autre part les plateaux crétacés et tertiaires. La ligne des oasis suit la limite géologique dans ses moindres inflexions : le rapport est évident. Les grands plateaux crétacés et tertiaires aux assises doucement et régulièrement inclinées vers les oasis, absorbent pour une bonne part les pluies qui tombent, et dont l’extrême rareté en un point déterminé est compensée par l’immensité des bassins récepteurs ; ils restituent cette eau en suintements sur leur périphérie. Ces suintements pourtant ne suffisent à l’irrigation qu’à la condition de les aider, de les dégorger. Il a fallu que l’homme intervienne en captant les sources. Il l’a fait au moyen de foggaras. Ces galeries souterraines de captage sont pour le pays un travail aussi prodigieux en leur genre que les puits artésiens.[199] Elles sont assez spacieuses pour qu’un petit homme à la rigueur puisse y circuler d’un bout à l’autre ; leurs têtes atteignent en certains points une profondeur de 60 à 70 mètres au-dessous de la surface ; sur toute leur longueur, de distance en distance, elles sont jalonnées de puits d’aération, dont les orifices avec leur bourrelet de terres rejetées font un paysage de taupinières ; le développement total de ces galeries est incalculable ; pour une seule oasis déterminée, celle de Tamentit, par exemple, il peut atteindre une quarantaine de kilomètres. Autour d’une oasis quelconque, dans un rayon de plusieurs kilomètres, tout le sol est miné ; on y circule avec précaution. C’est un travail comparable par son importance à celui d’un métropolitain de grande ville.
D’après les descriptions du Geological Survey, les foggaras du désert libyque, de conception identique, ont été construites par les Romains en pierres de bel appareil, en murs réguliers ; elles sentent l’administration civilisée. Au Touat, rien de pareil : l’ouvrier n’a guère que son corps et ses mains nues ; il supplée à l’indigence de l’outillage par une ingéniosité instinctive et un acharnement animal ; c’est une taupe humaine. Spectacle admirable.
Ainsi, du groupe oriental au groupe occidental, ce n’est pas l’animal humain qui change ; ce sont les conditions géologiques ; la taupe a su s’y adapter. Non pas sans tâtonnement, cependant. Dans quelques oasis sur la frontière du Touat et du Gourara, il y a des puits artésiens indigènes qui donneraient[200] de l’eau en abondance, mais non pas jaillissante, puisque évidemment, par la structure du sous-sol, la pression fait défaut. Ces puits sont isolés et inutilisés parce qu’ils sont inutilisables.
C’est qu’en effet pour irriguer une oasis sérieuse, il ne faut pas seulement de l’eau, il la faut dans certaines conditions de rendement et d’exploitation financière. Le puits ne suffit pas, fût-il inépuisable.
Dans le groupe occidental des oasis, il y a en certains points des puisards ; surtout dans le lit de la Saoura, où la régularité des crues entretient des nappes superficielles. Ce sont des puits à bascule, on les appelle ici Khottara, mais c’est exactement le Chadouf égyptien qui a été si souvent décrit et figuré. C’est un système ingénieux, qui sent lui aussi sa vieille civilisation ; notre poulie est remplacée par une longue perche alourdie à un bout par une grosse pierre qui sert de balancier ; un gros seau en cuir à longue manche qu’on appelle « dellou » est parfaitement adapté. Avec ce système, il est aisé de tirer un seau d’eau. Mais pour irriguer un jardin il faut une terrible quantité de dellous. On irrigue la nuit pour diminuer l’évaporation. Qu’on se représente la vie d’un homme qui, du crépuscule à l’aurore, 365 nuits par an, refait sans discontinuer le geste de tirer un dellou.
Il y a pourtant au Sahara algérien un groupe important d’oasis qui paraît au premier abord vivre exclusivement de ses puits. C’est le M’zab(43.000 hts). Il n’appartient proprement ni au groupe oriental,[201] ni au groupe occidental. Il est à mi-chemin entre les deux, au milieu des effroyables solitudes du plateau crétacé. Les palmeraies du M’zab sont au plus creux de lits d’oueds quaternaires, pour se rapprocher de la nappe souterraine. Les puits creusés dans le calcaire le plus dur ont pourtant une soixantaine de mètres. La profondeur rend la Khottara inutilisable. Ce sont des bêtes, ânes ou chameaux, qui tirent les dellous : mais l’entretien de ces animaux est coûteux. Le M’zab subsiste parce que les M’zabites sont un peuple à part. Toute la partie mâle et adulte de la population vit au loin dans les grandes villes d’Algérie ; ils y sont commerçants, usuriers, banquiers, accumulant de grosses fortunes. Comme les Juifs, les Arméniens, dont ils sont un équivalent, ils ont entre eux un lien religieux ancien ; ils sont une secte musulmane très fermée, très jalouse de sa foi et de son autonomie. Le M’zab est pour eux un jardin de plaisance et une citadelle ; une fantaisie ou une nécessité coûteuse, mais non pas certes un placement. Il retournerait au néant si la prospérité financière de la tribu venait à s’écrouler.
Pour qu’une oasis subsiste par elle-même, il lui faut de l’eau qui sourde à un niveau supérieur à celui du jardin et qui vienne toute seule, en suivant la pente, sans effort humain, irriguer le pied de chaque palmier. Seuls les puits artésiens et les foggaras remplissent cette condition : c’est en somme une énorme immobilisation de capital pour réduire au minimum la main-d’œuvre, un chef-d’œuvre[202] délicat d’aménagement économique et financier pour mettre en équilibre le prix de revient et le rendement.
Il faut montrer le calcul minutieux des facteurs économiques dans de menus détails. Et, par exemple, le chien est inconnu aux oasis, non qu’il ne puisse y vivre ; il y a vécu. Dans les oasis du sud tunisien, d’après Pline et el Bekri, on mangeait le chien, qui, pour le musulman, est un animal impur. Il a disparu évidemment le jour où la diffusion de l’Islam l’a rendu inutilisable comme animal de boucherie ; il a été éliminé comme bouche inutile. Dans toutes les oasis on admire le grand nombre des latrines très bien tenues. C’est que l’engrais est trop précieux pour le laisser perdre.
Il faut mentionner l’existence d’instruments ingénieux qui servent à mesurer l’eau goutte à goutte et minute par minute pour le partage entre les usagers. L’un qui est du type de la clepsydre mesure le temps ; un autre, qui a la forme d’un peigne fixé à la patte d’oie des petits canaux d’irrigation, partage entre ses dents le volume total de l’eau d’après une jauge calculée au prorata des droits. La propriété et l’usage de l’eau sont déterminés par toute une législation minutieuse et ingénieuse de coutumes, qui supposent une longue élaboration à travers les siècles ou les millénaires. Il y aurait là toute une étude qui a été esquissée par Brunhes. Tout cela, bien entendu, outillage et coutumes, a son origine dans les vieilles civilisations orientales.
[203]Notez encore l’aspect architectural des bourgades sous les palmeraies. Ce sont des « ksars », c’est-à-dire des bourgs fortifiés ; le Sahara n’est pas un lieu où on puisse dormir portes ouvertes. A de très rares exceptions près, murailles et maisons sont construites en pisé, en briques crues de boue durcie. La pauvreté des matériaux fait ressortir la complexité des constructions ; les maisons ont plusieurs étages, des cages d’escalier ; les rues ont des passages couverts, l’aspect est urbain ; et la vie sociale est urbaine elle aussi : il y a des marchés, des boutiques, des lieux de promenade, des cafés, des lieux de plaisir. Tout cela est indispensable au nomade qui demande à l’oasis ce que le matelot demande au port de relâche ; le réapprovisionnement facile et la revanche grossière des longues abstinences. Un ksar, si minuscule qu’il soit, n’est jamais un village, c’est une ville en boue durcie. La Babylone d’Hérodote était sur ce modèle.
De quelque côté qu’on se tourne ici on retrouve toujours la vieille civilisation orientale millénaire. Et elle frappe davantage parce qu’elle n’a plus aujourd’hui pour gardiens que de pauvres sauvages négroïdes. Les indigènes des oasis sont en grande majorité des « haratin ». Le mot semble signifier étymologiquement cultivateurs, paysans. Mais, dans l’usage du langage, il s’applique exclusivement aux cultivateurs nègres. Cette association d’idées est toute naturelle : à l’ombre des palmiers la malaria interdit à la race blanche l’effort physique et même[204] la durée. Dans le métissage le sang blanc tend à être éliminé. Les « Ksouriens », c’est-à-dire les habitants des ksars, sont en bloc des négroïdes.
Ce n’est pourtant pas le lieu de trop se souvenir que le Sahara fut jadis nègre dans sa totalité. Les Ksouriens sont l’inverse des Tibbous ; ils n’ont pas l’air autochtones. Non seulement ils n’ont en bloc aucune tradition commune et ancienne, mais encore individuellement chacun d’eux garde généralement le souvenir d’un grand-père ou d’un aïeul venu comme esclave d’un point quelconque du Soudan. La seule langue des Ksouriens en dehors de l’arabe est le berbère ; dans certains coins il y a pourtant un sabir soudanais ; mais c’est nettement un sabir, un pot-pourri de vingt langues nègres différentes. Tout se passe comme si les haratin des oasis occidentales (une cinquantaine de mille âmes) étaient le résidu laissé par des siècles d’importation ininterrompue d’esclaves noirs. S’il y a un substratum plus ancien on ne le discerne plus.
Ce n’est pas très étonnant. Nous sommes ici dans la partie du Sahara où la race blanche, appuyée sur les Maugrebins de l’Atlas, a tout balayé devant soi. On a déjà dit que les oasis du Sahara algérien sont toutes de fondation authentiquement récente, à peu près datée historiquement du VIe siècle après J.-C. pour le Gourara, au XVIIIe pour certaines oasis du Tidikelt. Dans cette région où la palmeraie dans la majorité des cas est étroitement associée à l’irrigation savante d’origine orientale, il est d’autant plus[205] naturel d’admettre que cette irrigation savante a été importée par la grande invasion des nomades pâtres de chameaux.
Les nomades. — Ces nomades, qui ont été probablement les créateurs des oasis, en sont en tout cas les maîtres. Ils sont généralement, à titre individuel, propriétaires des palmiers ; ils apparaissent au moment de la maturité des dattes pour faire ou contrôler la cueillette. Les haratin ne sont que métayers à un faible pourcentage de la récolte ; des « khammès » comme on dit en arabe, d’un mot qui signifie cinq, parce qu’ils ont droit à un cinquième de ce qu’ils font pousser. Par surcroît, chaque groupe d’oasis appartient politiquement à une tribu nomade suzeraine. Les fortifications des ksars n’ont de sens que vis-à-vis des ksars voisins ; ils n’indiquent aucune pensée de résistance à la tribu suzeraine, dont on escompte la protection militaire contre d’autres tribus nomades, un peu comme les serfs de notre moyen-âge escomptaient la protection de leurs barons. Les nomades sont la seule force armée, la guerre est leur métier, leur gagne-pain.
Cette servilité des Ksouriens apparaît toute naturelle si on considère ce que sont les nomades. Et d’abord ils sont d’une autre race, ils sont tous des blancs incontestables. Hors de l’oasis, dans les grands espaces désertiques, sous un climat sec à contrastes violents, une acclimatation de la race négroïde n’est pas impossible. Le cas des Tibbous[206] le montre. Mais le blanc méditerranéen est chez lui, son organisme est tout accommodé.
D’ailleurs les nomades sahariens sont des blancs sélectionnés par leur genre de vie. Le Sahara Occidental tel que nous l’avons décrit est sillonné de routes très dures, mais à la rigueur praticables. Ces routes ont fait le nomade. On s’en douterait rien qu’à comparer la selle du méhari en usage dans le Sahara Occidental avec la selle soudanaise des Egyptiens. Celle-ci est très grande, elle encastre la bosse du chameau et elle en recouvre tout le dos ; elle est confortable, on peut presque s’y coucher : mais elle est très lourde. Au Sahara Occidental, la « rahla », littéralement la voyageuse, est un petit assemblage de quatre planches, qui se place en avant de la bosse, et sur laquelle on ne peut être assis qu’en posant les pieds nus sur le cou du chameau, en guise d’étriers. C’est un miracle de légèreté ; elle convient à des gens qui demandent couramment à leurs bêtes des randonnées formidables, et pour qui quelques kilos de plus ou de moins sont d’importance immense. Ces randonnées éternelles au désert, qui imposent à l’organisme un extrême effort physique, uni à une extrême sobriété, entraînent des corps magnifiques, minces et musclés. Un bon type de nomade saharien est le Massinissa des auteurs latins qui, à 80 ans, conduisait une charge de cavalerie et avait un enfant.
Le moral est à l’avenant. Il faut se représenter ces routes du Sahara, où un instant d’inattention,[207] une faiblesse momentanée, un manque de sang-froid entraîne la mort par la soif. Et la soif n’est pas le seul danger ; il y a l’homme. Une trace inconnue qui croise le sentier annonce peut-être une embuscade. On ne s’attarde pas aux points d’eau trop repérés ; on remplit rapidement l’outre, et on va s’arrêter plus loin, généralement après un crochet calculé pour dérouter la poursuite éventuelle, toujours possible. On est dans « bled-el-khouf », le pays de la peur, ou « bled-es-sif », le pays du sabre. Cette vie donne à l’œil et à certains côtés de l’intelligence une acuité qui fait l’admiration des Européens. Un nomade parfaitement inculte, interrogé par un explorateur, dessinera du doigt sur le sable une carte intelligible. Il a le sens topographique, puisque la direction est pour lui une question de vie ou de mort. Il reconnaîtra un tel, de telle tribu, à l’empreinte laissée par un pied nu ; aussi sûrement qu’un policier d’Europe identifie un malfaiteur à l’empreinte de son pouce. Pas n’est besoin de dire à quel point l’ombre toujours présente de la mort violente trempe le caractère.
Tel est l’individu, et il faut considérer les liens qui l’unissent aux autres membres de sa tribu. C’est un équivalent exact de ceux que la discipline militaire met entre nos soldats. Une tribu nomade est un régiment né.
Contre ces gens-là, il est tout naturel que les négroïdes des oasis ne conçoivent même pas l’idée de la résistance.
[208]Chaamba et Touaregs. — Les nomades du Sahara algérien se divisent en deux groupes, qui ont en commun la même adaptation à la même vie, mais qu’à part cela tout sépare : la langue, le costume, l’armement, les coutumes, un degré différent de foi musulmane, et par conséquent des haines inexpiables.
Chacun des deux groupes vit à part de l’autre dans une région différente du Sahara. Les Arabes sont au nord, au pied de l’Atlas, en communication étroite avec le Maghreb arabisé. La tribu de beaucoup dominante est celle des Chaambas, qui domine les oasis du groupe oriental, plus particulièrement Ouargla. Leurs pâturages sont dans les oueds du Tadmaït, mais ils sont plus particulièrement chez eux dans les pâturages de l’erg. Leurs chameaux sont si entraînés au sable qu’ils passent pour se blesser les pieds plus facilement que d’autres dans le désert de pierres. En contact ancien déjà, par leur habitat, avec la domination française, les Chaambas ont fourni, pour une grande part, le personnel soldat des méharistes français ; et mieux que le personnel : les méthodes et l’esprit saharien ; des compagnies françaises de méharistes on peut presque dire qu’elles sont la tribu Chaamba enrégimentée. Ces compagnies dans les vingt dernières années ont pacifié tout le Sahara algérien. Mais les Chaambas livrés à eux-mêmes, avant les cadres et l’organisation française, n’avaient jamais pu le faire. Ils étaient restés cantonnés depuis des siècles au pied[209] de l’Atlas, abandonnant le cœur du désert à leurs ennemis séculaires, les Berbères Touaregs.
Cliché de la Collection de G. B. M. Flamand
Pl. XXI. — Oasis d’In-Salah.
Dispositif assurant la distribution
de l’eau entre les usagers. On l’appelle en français un peigne. La distribution se fait entre les dents du peigne. Les haies de palmes arrêtent la progression des sables.Cliché de l’aviation
Pl. XXII. — Temacin dans l’oued R’ir. Type de Ksar Saharien.
La rue est aux hommes. Le plan supérieur des terrasses communiquantes est réservé à la vie féminine. L’architecture est savante, urbaine. Mais tout est en boue durcie.
Les Chaambas, à leur entraînement saharien près, ne sont pas distincts des autres musulmans de langue arabe. Mais les Touaregs ont une individualité très accusée. Ils ont des traits communs avec les Tibbous. Comme eux, ils sont vêtus de cotonnades soudanaises noires ou bleues foncées. Comme eux ils portent le « litham », le fameux voile saharien, dont on ne se sépare jamais, et qui masque toute la figure, sauf les yeux. Rien ne ressemble plus à une silhouette de Touareg que les gravures représentant des Tibbous dans le livre de Nachtigall. C’est le lieu de rappeler que les ancêtres des Touaregs ont conquis le pays qu’ils occupent sur des négroïdes, cousins probables des Tibbous. Isolés depuis des siècles dans un coin perdu du monde, les Touaregs ont conservé avec l’humanité primitive des liens étonnamment étroits. Ils savent encore polir la pierre pour en faire des anneaux de bras et l’emmanchure de leur hache est néolithique. Le litham n’a rien à voir avec l’hygiène, c’est une survivance de l’animisme : le voile ne protège pas les voies respiratoires contre le vent du désert ; il protège contre les mauvais esprits les narines et la bouche, portes du souffle, c’est-à-dire de l’âme. Les Touaregs ont des tabous qui sentent le totémisme ; ils ne mangent pas l’« ourane », le grand lézard très apprécié en Algérie, parce que « c’est notre oncle maternel ». Ils gardent des traces évidentes[210] du matriarcat ; le seul chef mâle de la famille est l’oncle maternel et non pas le père ; il n’y a de succession qu’en ligne maternelle. Par une contradiction apparente, ces primitifs sont bien plus près de nous que les Arabes. Ils sont d’esprit bien plus ouvert, bien plus curieux, de relations bien plus faciles. C’est qu’ils sont moins musulmans. Ils ne savent pas un mot d’arabe, langue sacrée du Coran ; ils ne font pas le Ramadan ; leurs femmes ont une indépendance beaucoup plus près de notre féminisme que des coutumes musulmanes. Bien entendu ils parlent berbère, mais par surcroît ils sont seuls dans le monde à l’écrire ; chez eux, et nulle part ailleurs, s’est conservé l’usage de l’alphabet libyque sous le nom de tifinar. Ils portent encore couramment le poignard de bras, tel que Corippus le décrit. Ils sont le dernier spécimen, comme conservé sous cloche, du Libyen. Dans l’héritage des anciens berbères, ce que les Touaregs ont conservé peut-être le plus fidèlement c’est la haine de l’envahisseur arabe. La guerre n’a jamais cessé.
Elle est pourtant inégale cette guerre. L’Arabe voisin de la Méditerranée a toujours pu suivre plus ou moins les progrès de l’armement. Au début du XXe siècle, les troupes françaises ont trouvé les Touaregs armés du grand bouclier en peau d’antilope, de la lance, et d’un grand sabre droit sans pointe, pour frapper exclusivement de taille, qui rappelle les descriptions du glaive gaulois dans Tite-Live. Admirable matière de panoplie. Avec ces[211] armes-là, les Touaregs ont arrêté depuis des siècles l’invasion arabe et dominé exclusivement les routes du désert. Ils les domineraient encore si l’Europe n’était pas intervenue. Il faut lire dans Nachtigall le récit de la bataille dans laquelle les Touaregs ont anéanti presque jusqu’au dernier la redoutable tribu arabe des Ouled Sliman ; dans une attaque à leur manière, juste avant le lever du soleil, un corps à corps imprévisible, immédiat, avec un mordant incroyable. Exactement ainsi fut anéantie, près de Tombouctou, la colonne française du colonel Bonnier. C’est d’autant plus remarquable que le nombre des Touaregs est infime. On ne peut pas indiquer leur nombre total, mais La tribu des Hoggar, la plus redoutée, ce qui ne signifie pas, il est vrai, la plus nombreuse, ne peut pas réunir plus de trois ou quatre cents méharistes. Encore faut-il ajouter que les tribus touaregs, comme d’habitude chez les nomades, sont désunies, séparées par des vendettas éternelles. Les Hoggars, qui paissent leurs chameaux dans l’Atakor, le Mouidir, l’Ahnet, et qui tenaient sous leur domination les oasis du Tidikelt, ne s’entendent jamais avec les Azgueurs qui paissent dans le Tassili et qui sont les maîtres dans l’oasis de R’at. Il est curieux que les Touaregs, une aussi petite fraction de l’humanité, portent un nom d’une notoriété mondiale. Le hasard peut y avoir sa part, et le prestige mystérieux du cadre saharien, mais certainement aussi l’extrême énergie et l’originalité profonde du type humain.
[212]La lisière soudanaise. — Il faut suivre les Touaregs jusqu’au Soudan pour mesurer l’énergie de la poussée exercée par les nomades blancs à travers le Sahara. Dans ce secteur, les avancées du Soudan vers le nord sont l’Aïr, l’Adrar des Iforass et le coude du Niger.
L’Adrar des Iforass est le plus saharien des trois, non pas par son climat et sa végétation qui sentent déjà la steppe soudanaise, mais par sa population qui est exclusivement touarègue. Les Iforass sont de vieux Berbères, puisque leur nom est dans Corippus, et sous une forme très reconnaissable « Iforaces » ; ils conservent encore dans leurs traditions le souvenir un peu estompé de Kocéilah, le vieux héros Aurasien qui a tué Sidi Oqba, le premier conquérant arabe en 683 après J.-C. Les Iforass parlent un dialecte touareg et reconnaissent la suprématie des Hoggars avec lesquels ils partagent leurs pâturages dans les mauvaises années. Leur Adrar est un simple prolongement du Hoggar, au point de vue humain ; c’est la grande porte de communication des Touaregs avec le Niger, car plus à l’ouest le Tanezrouft dans sa partie large rend les communications très précaires. C’est essentiellement un pâturage de nomades ; quelques palmeraies insignifiantes ne sont pas des oasis sérieuses. Et d’ailleurs, sur tout ce liseré soudanais, on ne retrouve plus l’oasis du nord, la grande oasis d’irrigation savante et de culture intensive. Cette oasis-là n’est pas nègre.
[213]L’Aïr est autrement important que l’Adrar. Le nombre d’habitants doit atteindre une vingtaine de mille. Il y a un certain nombre de bourgades, depuis Iferouane, la plus septentrionale, jusqu’à Agadir, la plus méridionale. Ce sont essentiellement des centres commerciaux. L’Aïr est une croisée très importante de routes transsahariennes ; celle du Fezzan par R’at, celle de R’adamès, celle du Hoggar. Barth et Foureau ont longtemps séjourné dans l’Aïr. La population est très mêlée, mais le fond est manifestement Haoussa : la langue haoussa est comprise de tout le monde. Des Touaregs noirs, qui sont une proportion importante de la population, sont des métis de Haoussas et de Touaregs, qui revendiquent naturellement l’ascendance berbère, plus honorable. Il y a aussi des Touaregs blancs qui, par leur énergie et leur prestige, sont les vrais maîtres, malgré la présence d’un sultan à Agadès. Ils l’ont été du moins jusqu’à l’occupation française.
Le coude du Niger est tout autre chose ; il a le plus bel avenir de tout le Sahara, hors de proportion avec son présent misérable. Et pourtant Tombouctou a bien été en effet le nom le plus retentissant de tout le désert, aussi longtemps que la bourgade qui le porte a été connue seulement par ouï-dire. On sait aujourd’hui qu’elle avait 12.000 habitants environ au temps de sa prospérité (aujourd’hui 4.000) ; et qu’elle n’est rien par elle-même. La base de sa prospérité a été l’exploitation des salines de Taoudéni, à 600 kilomètres au nord, en plein Sahara. C’est une[214] exploitation industrielle entièrement artificielle. Taoudéni est inhabitable ; son eau saumâtre tue en quelques années les ouvriers nègres qu’on y importe et qu’on y maintient de force. Il ne doit pas y avoir à la surface de la planète, même dans nos dures civilisations, d’enfer industriel comparable à celui-là. Le grand événement périodique à Tombouctou est l’Azalaï, la grande caravane de Taoudéni. Il n’y a pas là, pour l’avenir, une base sérieuse de développement ni même de durée. Il est vrai que Tombouctou est en même temps et essentiellement la succursale de Djenné, la grande métropole commerciale du Niger, beaucoup plus en amont sur le fleuve, en plein Soudan.
Tout l’avenir de cette région est naturellement dans le fleuve lui-même, un très grand fleuve coulant en plein désert, auquel il apporte régulièrement une énorme crue annuelle, débordant au loin. C’est un Nil auquel il ne manque que l’aménagement pour fertiliser une Égypte. Nulle part ailleurs, dans tout le Sahara, on ne pourrait indiquer un point qui ait de pareilles possibilités financières. En ce sens Tombouctou semble destiné à devenir dans la réalité ce qu’il a été dans le mirage de l’éloignement : la grande métropole saharienne.
Le Niger a été au moyen-âge le siège de grands empires nègres. L’un d’eux, celui de Gao, avait son centre précisément au coude du fleuve. Les ruines de Gao sont à l’extrémité orientale du coude, au confluent avec la grande vallée presque sèche du[215] Tilemsi, qui mène droit à l’Adrar des Iforass. C’était l’empire des Sonraï et ils sont toujours là, peuplant très maigrement le fleuve jusqu’à Tombouctou, mais combien déchus. Les maîtres actuels du coude sont les Touaregs, ils le sont restés du moins jusqu’à l’occupation française. Ce ne sont plus les Hoggars, ce sont d’autres tribus, les Aoulimmiden, les Kel-Geress, etc... Ils sont plus nombreux que les Touaregs proprement sahariens, parce qu’ils ont la vie plus facile ; et ils sont assez différents d’eux. Au bord du fleuve pullule une partie de l’année la mouche tsétsé, hôte de microbes, qui déterminent dans le cheptel camelin des épizooties terribles. Ici les Touaregs ont dû renoncer à l’usage, au moins exclusif, du chameau ; ils ont des chevaux. Mais ce sont bien des Touaregs ; ils en ont le costume traditionnel, la langue et le sentiment national. Ils sont en contact proche avec l’ennemi héréditaire, les Arabes de Maurétanie, dont une tribu, plus maraboutique, il est vrai, que militaire, les Kountas, pousse au nord du Niger jusqu’aux premières pentes de l’Adrar des Iforass. Mais ce sont bien les Touaregs seuls qui tiennent le Niger, sur ses deux rives, et qui d’ailleurs, en vrai nomades, le maintiennent en friche. Sur ces laisses du Niger, où des millions d’hommes pourraient vivre, on voit quelques troupeaux de bœufs, sous la garde de bergers Sonraï qui vivent dans une terreur comique et abjecte de leurs maîtres. A l’administration française, qui voulait leur distribuer des fusils, les nègres Sonraï répondaient, en[216] montrant leurs jambes agiles : « Voilà nos fusils en cas de danger ».
La Maurétanie. — L’extrême Sahara Occidental à l’ouest du Niger et de la Saoura est un immense pays, sur lequel il y a peu à dire. Une partie considérable de la côte est domaine espagnol, encore inexploré. L’intérieur est domaine marocain, et non plus algérien, et l’occupation française au Maroc n’a pas encore franchi l’Atlas. Dans le sud, les Méharistes de l’Afrique Occidentale française, sur une étendue assez limitée, ont fourni un gros effort, mais dont les résultats encore lacunaires n’ont pas été exposés systématiquement. A l’ouest de la Saoura, les Méharistes de la Saoura voient leur action entravée par une circonstance particulière. Avant l’occupation française, des nomades berabers du Tafilalelt étaient les maîtres des palmeraies ; ils ne les ont abandonnées qu’après des combats acharnés, et ils continuent à faire peser sur toutes les routes à l’ouest de la Saoura une menace gênante. Grâce aux explorations déjà anciennes de Lenz et de Foucault, grâce aux randonnées des méharistes, on distingue un peu l’armature générale : le massif des Eglab, bombement accentué de la pénéplaine, avec sa ceinture de grands ergs allongés. Dans le sud, sur les confins soudanais, on a des renseignements sur l’Adrar maurétanien, un plateau de grès rouge, dévonien ou silurien, comparable aux plateaux touaregs du Tassili, du Mouidir ou de l’Ahnet. Mais la partie la plus[217] intéressante au point de vue humain est justement la plus inconnue.
A la lisière sud du grand Atlas marocain, nous entrevoyons à peine les grandes oasis. Celle du Tafilalelt est certainement un petit monde ; sa capitale ancienne, Sidgilmessa, a joué un grand rôle dans le moyen-âge berbère ; mais nous n’avons guère sur le Tafilalelt que des renseignements d’explorateurs qui ont passé rapidement, souvent en se cachant (Rohlfs, de Foucauld, Harris). Pour de Foucauld, sans qui la plus grande partie du Sahara au pied de l’Atlas marocain serait encore en blanc sur les cartes, les oasis du Draa sont les plus belles de tout le Sahara algérien. Mais nous n’en savons pas beaucoup plus. Nous savons pourtant que dans ces oasis de l’Atlas marocain, au Draa en particulier, les haratin tiennent une grande place. Ce sont des négroïdes, à ce qu’il semble de dialecte berbère, mais qui semblent anciennement enracinés. Y a-t-il là comme au Tibesti une population autochtone, dernier reste du Sahara nègre, les Mélano-Gétules de l’antiquité ? Une question ouverte.
C’est surtout la côte Atlantique où des problèmes importants attendent leur solution. Il en est un de géographie physique et d’importance planétaire, la question de l’Atlantide. Le texte de Platon est bien vague ; mais les géologues et les zoologistes admettent qu’il y a eu effondrement récent du continent au fond de l’océan. Là-dessus l’étude détaillée de la côte apportera peut-être des précisions intéressantes.
[218]D’autres questions en suspens ont un intérêt humain. Le long de la côte saharienne sur l’Atlantique, il semble que l’invasion berbère ait atteint le Soudan plus vite qu’ailleurs. Ptolémée y signale déjà, au moins dans le nord, les Sanhadjas ou Zenagas, la grande tribu bien connue qui a certainement donné son nom au Sénégal. Ces Sanhadjas ne sont rien d’autre que les Almoravides, qui ont fondé un grand empire, conquis le Maroc et l’Espagne. Il n’y a pas d’exemple, semble-t-il, d’une autre tribu exclusivement saharienne, qui tienne une pareille place dans l’histoire du Maghreb. Et on ne voit pas bien les conditions géographiques qui ont rendu possible un pareil résultat. Un peu plus tard, vers le XVe siècle, on ne sait pas davantage ce qu’étaient ces marabouts de la Séguiet-el-Hamra (Rio de Oro) qui, après l’effondrement de la puissance musulmane en Espagne, ont joué un si grand rôle dans tout le Maghreb, comme missionnaires de la foi musulmane et propagateurs de la langue arabe. Il est certain que les Sanhadjas étaient des nomades porteurs du voile, proches parents des Touaregs actuels. Il est certain aussi qu’ils ont disparu presque complètement, eux et leur langue, de la région qui fut leur pays d’origine. Ce fait, du moins, n’est pas pour nous surprendre ; il est général dans tout le Maghreb, une tribu berbère qui fonde un empire meurt régulièrement de son triomphe ; elle disparaît et s’arabise. Ainsi ont fait en Algérie les Ketamas, fondateurs de l’empire Fatimide. Au pays d’origine des[219] Almoravides, nous trouvons aujourd’hui les Maures et nous lui donnons le nom de Maurétanie. Les tribus maures ne sont pas seulement arabes de langue, elles sont littérairement beaucoup plus cultivées que les autres tribus arabes, et leur piété musulmane est beaucoup plus stricte ; ces deux phénomènes étant d’ailleurs dans l’Islam étroitement liés. Cela n’empêche pas, d’ailleurs, que des tribus arabes de la côte atlantique, les Oulad Delim, par exemple, ou les Reguibat, sont au nombre des pillards les plus redoutés. On n’en sait guère plus long sur leur compte. Il n’y a pas dans tout le Sahara, même au désert libyque, de coin plus inconnu que le Rio de Oro.
Outre quelques ouvrages déjà cités :
Gautier (E.-F.). La conquête du Sahara. Paris, Colin, 1919.
Rolland (G.). Rapport géologique dans : Documents de la mission. Choisy, 1890.
Pervinquières (L.). Ghadamès. Paris, 1912.
Brunhes. L’irrigation (Thèse de doctorat).
Martin (A.-G.-P.). Les oasis sahariennes. Challamel, 1908.
Cortier (M.). D’une rive à l’autre du Sahara. Paris, 1908.
— Mission Cortier. Paris, 1914 (sur l’Adrar des Iforass).
Les Territoires du Sud de l’Algérie (Publication officielle). Alger, 1922.
De Foucauld. Reconnaissance au Maroc. Paris, 1884.
Rohlfs (G.). Mein erster Aufenthalt in Marocco. Bremen, 1871.
Lenz (O.). De Tombouctou au Maroc. Paris, 1884.
[220]Gruvel (A.) et Chudeau (R.). A travers la Maurétanie occidentale. Paris, 1909.
Articles sur la Maurétanie dans : Renseignements coloniaux, publiés par le Comité de l’Afrique Française 1912, p. 20 ; 1915, pp. 73, 118 et 136.
Croquis de l’Afrique du Nord, à 1:5.000.000 ; Service géographique de l’armée, 1922.
Meunier. Carte du Sahara Central, publiée par le Service géographique du ministère des colonies, 1917.
Cartes de la mission du Transafricain, en cours de publication par les soins de la Société de Géographie de Paris.
Capitaine Ressot. Considérations sur la structure du Sahara (la Géographie, 1926. T. I, p. 26).
Rennel Rodd : The people of the Veil.
Malgré les lacunes, l’ensemble du Sahara apparaît nettement ; le tableau qu’on peut en tracer est cohérent. Ce résultat est dû au fait que l’Afrique du Nord est devenue domaine européen depuis un demi-siècle. Ce fait énorme aura des conséquences lointaines.
Il en a déjà de très sensibles au point de vue économique. Le sel du Sahara, celui de Taoudéni par exemple, n’a plus au Soudan qu’un marché restreint. Il est concurrencé par le sel européen, importé par mer. Les étoffes européennes font disparaître un à un les métiers indigènes. Depuis qu’on élève l’autruche en Afrique australe, le commerce par caravanes des plumes soudanaises a perdu toute importance. Mais surtout la disparition de l’esclavage et la suppression de la traite ont porté un coup mortel au commerce transsaharien : l’esclave noir à destination du Maghreb et de l’Égypte a été pendant des millénaires la base essentielle de ce commerce. Celles des oasis sahariennes qui étaient surtout des centres commerciaux, dans l’Aïr par exemple, ou au Fezzan, sont en pleine décadence. Les nomades sont atteints[222] par répercussion : seigneurs suzerains des grandes routes, ils prélevaient des péages réguliers, qui se trouvent extrêmement réduits ; leur tendance naturelle à piller s’en accroît ; l’indigence et l’insécurité, comme d’habitude, se multiplient l’une l’autre, et font un cercle vicieux.
L’occupation militaire européenne, lorsqu’elle se produit, apporte une compensation ; la garnison touche une solde et serait fort embarrassée pour la dépenser ailleurs que sur place. Les oasis du Sahara français vivent de leur garnison, et ce petit fait d’ordre économique contribue puissamment à la tranquillité politique du pays. D’autre part, l’industrie européenne commence à intervenir sur certains points et sème des germes nouveaux de prospérité. Depuis que les Français ont percé le canal de Suez, et que les Anglais ont organisé la culture du coton dans la vallée du Nil, l’Égypte regorge d’or. Dans les oasis français du Bas-Igharghar, le machinisme a multiplié les puits artésiens, et donné à la culture de la datte un élan nouveau, encore accru par la hausse générale des produits alimentaires depuis la guerre. A Kenatsa, sur la frontière du Maroc et de l’Algérie, à la lisière du Sahara, un minuscule gisement de houille est en exploitation depuis quelques années. Dans un pays où la population est si clairsemée, et si près de l’indigence, il ne faut pas un grand effort financier pour rétablir l’équilibre entre la production et la consommation.
Le mouvement commencé continuera. Il est[223] remarquable qu’aucune région artésienne nouvelle n’ait encore été découverte. Sous ces immenses plateaux ondulés de roche dure, calcaire ou grès, les conditions des champs artésiens semblent réalisées théoriquement en bien des points, qu’une étude scientifique décèlerait avec précision. Et la dureté des roches, qui a arrêté la pioche indigène, ne serait pas un obstacle pour nos machines. Dans un vieux pays comme le Sahara, les conditions de la vie minière ne sont plus les mêmes assurément que dans les nouveaux mondes de l’Australie, de la Californie, de l’Alaska. Et, par exemple, l’or qui pouvait exister en surface a été depuis longtemps recueilli, gratté, drainé au profit des vieilles civilisations méditerranéennes. Pourtant sur ces étendues immenses, une moitié de continent, on a peine à croire qu’il ne reste aucune perspective de développement minier intéressant. Sur les confins du Soudan, en particulier dans la boucle du Niger, il suffira manifestement de le vouloir pour transformer de grandes étendues vides en provinces agricoles florissantes.
Il faut naturellement se garder de toute exagération. Le plus beau désert de la planète ne se prêtera pas dans son ensemble à une mise en valeur sérieuse, aussi longtemps que l’homme n’aura pas trouvé le secret de la pluie. Il est vrai qu’on peut attendre de la science des miracles moins invraisemblables. On en viendra sans doute à tirer quelque chose de l’énergie solaire, de la violence du[224] vent, ces grandes forces sahariennes actuellement inutilisées. Malgré tout, le Sahara restera le Sahara.
Tel qu’il est, il a toujours été pourtant, à travers les fissures de la cloison étanche, le lieu de passage d’un transit intéressant. Et sur cet article, d’ores et déjà, nous disposons de moyens autrement puissants que la caravane et le chameau. La guerre mondiale, qui a comporté au Sahara un épisode Senoussiste, y a déclanché des expériences intéressantes, dont certains résultats restent acquis. Le plus sérieux concerne le transit télégraphique. Le problème a été résolu définitivement par la télégraphie sans fil. Des postes ont été installés dans tout le Sahara français, et ils ont rendu immédiatement des services tels qu’ils sont devenus d’un coup des rouages essentiels de l’armature. Ce point acquis est de grande conséquence : il faut songer que, pour la première fois, le besoin se fait sentir impérieusement au Sahara d’avoir sous la main une source d’énergie industrielle. Cela peut avoir des répercussions sur l’utilisation du vent désertique par exemple.
Les avions et les automobiles ont été mis à l’essai au Sahara avec cette prodigalité financière qui a caractérisé la guerre mondiale. En ce qui concerne les automobiles, à tout le moins, les résultats obtenus ne sont pas négligeables. On a constaté pratiquement qu’ils n’étaient pas liés à la route et qu’ils passaient partout. Les sols désertiques offrent au roulage des facilités étonnantes, la hammada, par[225] exemple, et le reg. Les chars de guerre des Pharaons en avaient déjà fait l’expérience, comme d’ailleurs de nos jours au Kalahari les grands chars des Boers traînés par des bœufs. Il reste pourtant une difficulté à surmonter. Quand il s’agit de franchir des milliers de kilomètres, les autos du type existant n’arrivaient pas à constituer elles-mêmes leur approvisionnement d’essence. Cette tâche incombait aux caravanes de chameaux, pour qui elle était écrasante. Le problème étant évidemment de substituer les autos aux chameaux, ce problème se trouvait déplacé, mais non pas résolu. On n’oserait pas affirmer qu’il le soit tout à fait. Pourtant d’énormes progrès ont été faits. Aux raids sensationnels succède déjà l’organisation de services réguliers.
Cliché Désiré
Pl. XXIII. — Touaregs, homme et femme.
La femme tient un instrument de musique, l’amzad.
Cliché du service photographique du Gouvernement Général
Pl. XXIV. — Méharistes des compagnies sahariennes en uniforme.
Ce sont des Chaambas (tribu arabe).
Grâce aux automobiles et aux avions pourra-t-on se passer de chemins de fer ? Nos habitudes d’esprit nous entraînent à concevoir le chemin de fer comme la base de tout trafic. Sauf en Égypte, les chemins de fer transsahariens sont restés à l’état de projets ; mais ces projets ont pullulé ; l’idée se précise et prend corps ; surtout dans le Sahara français. En Algérie, les départements de Constantine et d’Oran se disputent la tête de ligne. Le chemin de fer passera-t-il par le groupe oriental des oasis, l’Oued R’ir et Ouargla ; ou par le groupe occidental, suivant la « rue de palmiers » ? Dans les deux cas, un terminus inévitable est la boucle du Niger. Mais le Tchad ne peut pas rester éternellement isolé au cœur mathématique du continent. Un projet de chemin de fer[226] transafricain par le Hoggar et le Tchad allait rejoindre le futur chemin de fer anglais du Cap au Caire. Ce projet est même le seul qui ait reçu un commencement très modeste d’exécution ; une mission d’études a été envoyée, qui a fait faire à la cartographie du Sahara des progrès intéressants. Les Soudanais, avec le colonel Tilho, projettent un chemin de fer qui desservirait le Soudan sur toute la longueur, et sur lequel des transsahariens viendraient se brancher. Car il y aura plusieurs transsahariens : le plus court et le plus aisé à imaginer serait le chemin de fer italien, qui unirait le golfe des Syrtes au lac Tchad, en utilisant la plus vieille voie commerciale du Sahara, celle du Fezzan.
Ces projets ne sont pas des rêves. Des forces puissantes semblent devoir entraîner le Sahara dans des voies nouvelles. Le chiffre total de la population saharienne ne peut pas être fixé ; mais à coup sûr il est insignifiant ; cette moitié du continent est pratiquement vide. C’est une difficulté, mais c’est aussi un gros avantage. L’Europe ne trouve pas ici de population indigène dense et enracinée avec qui il soit nécessaire de compter. Et, par contre, l’Européen trouve un climat, dont il est établi pratiquement que la race blanche méditerranéenne s’accommode parfaitement.
En ce qui concerne la partie occidentale, les succès de la politique et de la colonisation française au Maghreb semblent l’entraîner inévitablement au Sahara. Pour établir un lien à la fois sentimental et[227] d’affaires entre les colons et les indigènes il faudra faire quelque chose, associer les deux éléments dans une grande tâche commune ; elle s’offre au Sahara et nulle part ailleurs.
Les meilleures chances d’avenir du Sahara sont dans sa situation planétaire. Il s’interpose entre deux grandes régions violemment contrastées qui ont besoin l’une de l’autre et qui s’attirent violemment. D’une part, les agglomérations humaines civilisées de l’Europe occidentale, et, d’autre part, les tropiques africains aux richesses agricoles inexploitées. L’Europe d’après guerre sent plus vivement le besoin d’échanger ses produits manufacturés contre des produits alimentaires. Certainement aussi il faut faire la part des besoins imaginatifs de paysages nouveaux à notre époque de grand tourisme. L’Europe, si on peut dire, a faim de ses tropiques. Elle en a été séparée depuis toujours par l’obstacle du Sahara, dont le rétrécissement de la planète à notre époque souligne l’absurdité. Cet obstacle devra sauter ; il y a là une nécessité profonde. On sent déjà que le branle est donné. Le Sahara commence un nouveau chapitre de son histoire.
1. — | Schéma du Sahara occidental | 24 |
2. — | Schéma du Sahara oriental | 25 |
3. — | Clarias Lazera (Cat fish) | 63 |
4. — | Capture du Logone par le bassin du Niger | 77 |
5. — | L’oued Saoura et son erg | 85 |
6. — | Cours terminal de la Saoura | 89 |
7. — | Capture par ensablement de l’oued Zousfana par l’oued Guir | 93 |
8. — | L’oued Igharghar et son erg | 99 |
9. — | Esquisse du cratère de l’Emi-Koussi | 169 |
10. — | Le Hoggar | 189 |
PL. I. — L’antilope Adax du Sahara algérien | 16 |
PL. II. — Le « Reg », en un point du reg immense entre Ouallen et Tessalit | 17 |
PL. III. — Le pic Ilaman, sommet du Hoggar | 32 |
PL. IV. — Le trident de la Koudia (Hoggar) | 33 |
PL. V. — Au Désert libyque ; région de Kharga (ou Khargeh) | 48 |
PL. VI. — Les premiers chicots de l’Adrar des Ifor’ass surgissant brusquement du reg, quand on vient du nord | 49 |
PL. VII. — Autour de la Gara Krima (sud d’Ouargla). Les vagues des petites dunes | 64 |
PL. VIII. — Dunes survolées, région d’El Oued | 65 |
PL. IX. — Le Niger aux hautes eaux. Région de Tombouctou | 80 |
PL. X. — L’oued Saoura a Kerzaz, entre le grand erg et les rochers nus de la chaîne d’Ougarta | 81 |
[230]PL. XI. — Le plateau des Dayas, au sud de Laghouat | 96 |
PL. XII. — Les bois ajourés des Villes saintes (Djedda, Yambo) | 97 |
PL. XIII. — Chameaux exportés d’Algérie en Égypte pendant la guerre | 128 |
PL. XIV. — Colonnade du temple d’Hibis (vue en contrebas). Oasis de Kharga (ou Khargeh) | 129 |
PL. XV. — Un canyon du Mouydir (gorges de Takoumbaret) dans les grés siluriens (ou peut-être cambriens) | 144 |
PL. XVI. — Betyles phéniciens (?) de Tabelbalet (entre R’Adamès et In Salah) | 145 |
PL. XVII. — Oasis du Souf (région d’El Oued) | 176 |
PL. XVIII. — Au Reggan (bas Touat). Puits d’aération des Foggaras | 177 |
PL. XIX. — Oasis de Tolga, près Biskra ; un puits artésien | 192 |
PL. XX. — Une khottara (chadouf égyptien) dans l’oasis de Timmoudi, bas de l’oued Saoura | 193 |
PL. XXI. — Oasis d’In-Salah | 208 |
PL. XXII. — Temacin dans l’oued R’Ir. Type de Ksar saharien | 209 |
PL. XXIII. — Touaregs, homme et femme | 224 |
PL. XXIV. — Méharistes des compagnies sahariennes en uniforme | 225 |
LIVRE PREMIER | |
CHAPITRE UNIQUE. — GÉNÉRALITÉS SUR LE SAHARA, SA STRUCTURE, SON CLIMAT, SES LIMITES | 9 |
Causes générales, p. 11. — Géologie, p. 14. — Orographie, p. 16. — Le climat, p. 18. — La vie des plantes et des animaux, p. 28. | |
LIVRE II | |
LA VIE PHYSIQUE ACTUELLE ET PASSÉE AU SAHARA | |
CHAPITRE PREMIER. — LOIS FONDAMENTALES DU MODELE DÉSERTIQUE | |
Les bassins fermés, p. 39. — Les lois de l’érosion fluviale au désert, p. 42. — Érosion éolienne, p. 46. | |
CHAPITRE II. — LE PASSÉ | 59 |
Ancienneté du Sahara, p. 59. — Les oueds fossiles du Sahara, p. 61. — Le désert libyque, p. 67. | |
CHAPITRE III. — LES RIVIÈRES. LA CIRCULATION SUPERFICIELLE DES EAUX | 71 |
Le Niger, p. 72. — Le Chari et le Tchad, p. 74. — Le Nil, p. 78. — L’oued Saoura, p. 83. — L’oued Igharghar, p. 94. — Le dessèchement du Sahara, p. 100. — Cycles d’érosion désertique, p. 103. | |
CHAPITRE IV. — OASIS ET TANEZROUFTS | 115 |
Les Tanezroufts, p. 117. | |
[232]LIVRE III | |
L’HISTOIRE DU SAHARA. | |
CHAPITRE UNIQUE. — L’INTRODUCTION DU CHAMEAU ET SES CONSÉQUENCES | 129 |
Nomades blancs et agriculteurs nègres, p. 134. | |
LIVRE IV | |
LES RÉGIONS DU SAHARA | |
CHAPITRE PREMIER. — L’ÉGYPTE | 145 |
Les côtes, p. 145. — La voie du Nil, p. 148. — Organisation du désert égyptien, p. 150. — Insignifiance des nomades, p. 152. — Les oasis égyptiennes, p. 158. — L’isthme de Siouah, p. 162. | |
CHAPITRE II. — LE SAHARA TIBBOU | 167 |
Le Tibesti, p. 168. — Le Borkou, p. 173. — Koufra, p. 175. | |
CHAPITRE III. — LE FEZZAN | 179 |
Fezzan, proprement dit, p. 182. — Le Kaouar et Bilma, p. 186. | |
CHAPITRE IV. — LE SAHARA TOUAREG | 187 |
Le Sahara algérien, p. 191. — R’adamès et R’at, p. 191. — Oasis algériennes, p. 193. — Les nomades, p. 205. — Chaamba et Touaregs, p. 208. — La lisière soudanaise, p. 212. — La Maurétanie, p. 216. | |
CONCLUSION | 221 |
Abbeville. — Imprimerie F. Paillart.